1938

Article pour le bulletin intérieur (T4371), traduit du russe, avec la permission de la Houghton Library.


Œuvres - juillet 1938

Léon Trotsky

Il faut chasser des soviets la bureaucratie et la nouvelle aristocratie

3 juillet 1938


J'ai reçu, au sujet du mot d'ordre qui apparaît en tête de cet article, quelques remarques critiques qui sont d'un intérêt général et méritent donc qu'il y soit répondu non dans une lettre personnelle, mais dans un article [1].

Citons d'abord ces critiques.

L'exigence de « chasser des soviets la bureaucratie et la nouvelle aristocratie », ne tient pas compte, selon mon correspondant, des graves conflits sociaux qui existent à l'intérieur de la bureaucratie et de l'aristocratie, dont des fractions passeront dans le camp du prolétariat, comme il est dit dans un autre passage de la même thèse (le projet de programme).

Cette exigence (« chasser... la bureaucratie... ») établit une base fausse (« mal définie ») pour le fait que des dizaines de millions de personnes (y compris les ouvriers qualifiés) soit privés du droit de vote.

Cette exigence est en contradiction avec la partie du programme qui affirme que « la démocratisation des soviets est impossible sans la légalisation des partis soviétiques. Les ouvriers et les paysans eux-mêmes indiqueront librement par leur vote quels partis ils reconnaissent comme des partis soviétiques ».

« En tout cas », poursuit l'auteur de la lettre, « Il ne semble pas y avoir de raison politique valable pour décider a priori de priver du droit de vote des groupes sociaux entiers de la société russe d'aujourd'hui. La privation du droit de vote devrait reposer sur des actes politiques de violence commis par des groupes ou des individus contre le nouveau pouvoir soviétique ».

Finalement, l'auteur de cette lettre souligne également que c'est la première fois que le mot d'ordre de « privation du droit de vote » est mis en avant, qu'il n'y a pas eu de discussion à ce sujet, et qu'il serait préférable de renvoyer cette question à un examen approfondi après la conférence internationale.

Telles sont les raisons et les arguments de mon correspondant. Malheureusement je ne peux en aucune façon les accepter. Ils expriment une attitude formelle, juridique, purement constitutionnelle, sur une question qu'il faut précisément aborder d'un point de vue politique­ révolutionnaire. La question n'est pas de savoir qui les nouveaux soviets priveront du pouvoir quand ils auront été définitivement établis : on peut laisser tranquillement à l'avenir le soin d'élaborer la nouvelle constitution soviétique. La question, c'est comment se débarrasser de la bureaucratie soviétique, qui opprime et vole les ouvriers et les paysans, qui mène à leur ruine les conquêtes d'Octobre, et qui constitue l'obstacle principal sur la voie de la révolution internationale. Nous sommes depuis longtemps arrivés à la conclusion que cela ne peut être réalisé que par le renversement violent de la bureaucratie, c'est à dire par une nouvelle révolution politique.

Bien entendu, il y a dans les rangs de la bureaucratie des éléments révolutionnaires sincères du type de Reiss. Mais ils ne sont pas nombreux et, en tout cas, ils ne déterminent pas la physionomie politique de la bureaucratie, laquelle est une caste thermidorienne centralisée, couronnée par la clique bonapartiste de Staline. On peut être sûr que, plus déterminé sera le mécontentement des travailleurs et plus s'accentuera la différenciation à l'intérieur de la bureaucratie. Mais, pour atteindre cet objectif, il nous faut d'une part comprendre théoriquement, mobiliser politiquement et organiser la haine des masses contre la bureaucratie en tant que caste dirigeante. De véritables soviets d’ouvriers et de paysans ne peuvent surgir que dans le cours du soulèvement contre la bureaucratie. De tels soviets s'opposeront à l'appareil militaro-­policier de la bureaucratie. Comment pourrions nous donc admettre dans les soviets les représentants du camp contre lequel se produit le soulèvement ?

Des critères erronés

Mon correspondant, je l'ai déjà indiqué, considère que les critères pour désigner la bureaucratie et l'aristocratie sont erronés (« mal définis ») puisqu'ils conduisent au rejet a priori de dizaines de millions de personnes. C'est précisément en cela que réside l'erreur centrale de l'auteur de cette lettre. Il ne s'agit pas d'une détermination « constitutionnelle », appliquée sur la base de critères juridiques déterminés, mais de la véritable autodétermination des camps en lutte. Les soviets ne peuvent apparaître qu'au cours de la lutte décisive. Ils seront créés par ces couches de travailleurs qui se seront mises en mouvement. La signification des soviets réside précisément dans le fait que leur composition. n'est pas déterminée par des critères formels, mais par la dynamique de la lutte des classes. Certaines des couches de « l'aristocratie » soviétique oscilleront entre le camp des ouvriers révolutionnaires et le camp de la bureaucratie. Leur entrée dans les soviets et sa date dépendront du développement général de la lutte et de l'attitude qu'adopteront à son égard les différents groupes de l'aristocratie soviétique. Ceux des éléments de la bureaucratie et de l'aristocratie qui passeront du côté des rebelles au cours de la révolution trouveront certainement place dans les soviets. Mais cette fois, pas en qualité de bureaucrates et d' « aristocrates », mais en qualité de participants à la rébellion contre la bureaucratie.

L'exigence de « chasser des soviets » la bureaucratie ne peut en aucun cas être opposée à celle de la légalisation des partis soviétiques. En réalité, ces mots d'ordre se complètent l'un l'autre. Actuellement les soviets ne sont qu'un appendice décoratif de la bureaucratie. C'est seulement en chassant la bureaucratie   ce qui est impensable en dehors d'un soulèvement révolutionnaire   qu'on pourra régénérer la lutte entre différentes tendances et différents partis à l'intérieur des soviets. « Les ouvriers et les paysans eux-mêmes indiqueront librement par leur vote quels partis sont soviétiques », dit la thèse. Mais c'est précisément pour cela qu'il faut avant tout bannir des soviets la bureaucratie.

Il est en outre faux de dire que ce mot d'ordre représente quelque chose de nouveau dans les rangs de la IV° Internationale. Il est possible que sa formulation soit nouvelle, mais pas son contenu. Pendant longtemps, nous avons été sur la position de la réforme du régime soviétique. Nous espérions qu'en organisant la pression des éléments de l'avant garde, l'Opposition de gauche serait capable, avec l'aide des éléments progressistes de la bureaucratie elle-même, de réformer le système soviétique. Nous ne pouvions éviter cette étape. Mais le cours ultérieur des événements a au moins réfuté la perspective d'une transformation pacifique du parti et des soviets. D'une position en faveur de la réforme, nous sommes passés à la position de la révolution, c'est à dire du renversement de la bureaucratie par la violence. Mais comment peut on simultanément renverser la bureaucratie par la violence et lui accorder une place légale dans les organes de l'insurrection ? Si l'on envisage jusqu'au bout les tâches révolutionnaires auxquelles sont confrontés l'ouvrier et le paysan soviétique, il nous faut admettre que le mot d'ordre qui sert de titre à cet article est juste, évident et urgent. C'est pourquoi, selon moi, la conférence internationale devrait le ratifier [2].


Notes

[1] La phrase qui figure comme titre de l'article de Trotsky est extraite du Programme de Transition dans lequel il avait défini les grands traits de la « révolution politique ». Trotsky avait reçu une lettre d'un dirigeant américain qui la critiquait. Ce dirigeant, Joseph Friedman, dit Joe Carter (1910 195?) avait été, tout jeune, un dirigeant des jeunesses socialistes (Y.P.S.L.) à New York. Il était passé aux J.C. (Y.W.L.) en 1928 et presque aussitôt, à 18 ans, à l'Opposition de gauche et avait été exclu au mois de décembre du P.C. américain. Il avait ensuite dirigé la Youth Spartacus League et était membre du comité national du S.W.P. Il était un adversaire permanent de Cannon. ­Trotsky voulait que la discussion qu’il soulevait soit portée devant tous les militants.

[2] Trotsky écrivit ensuite à Carter : « Cher Camarade Carter, Du fait du caractère général de votre lettre, j'ai préféré, dans l'intérêt de l'affaire, y répondre dans un article que j'inclus pour le comité national. Vous pouvez la publier dans le Bulletin intérieur ou autrement, si vous le jugez nécessaire » (Lettre à Carter, 4 juillet 1938, 7574, avec la permission de la Houghton Library, traduite de l'anglais).


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