1940

Compte rendu sténographique (T 4294 & 4295), traduit de l'anglais, avec la permission de la Houghton Library. Ce texte a été publié dans divers bulletins sous le titre “ Discussions avec Lund ” et des extraits en ont paru aux éditions du Seuil dans le livre souvent cité  "Sur la Deuxième Guerre mondiale" - textes de Léon Trotsky réunis et présentés par Daniel Guérin (Éditions du Seuil, Paris, 1974)  : nous avons mis entre [ ] les passages que cette dernière a cru pouvoir supprimer. Ce compte rendu n'a visiblement pas été vérifié et ce n'est pas seulement la traduction qui manque de clarté. Les interlocuteurs de Lund‑Trotsky étaient ses visiteurs, Cannon, Dobbs, Konikow, et ses collaborateurs, Cornell, Hansen, Robins.


Œuvres - Juin 1940

Léon Trotsky

Discussion avec les visiteurs américains du S.W.P.

15 juin 1940


Hansen. - Hier le camarade Trotsky a fait plusieurs remarques sur notre adaptation à ceux qu'on appelle les « progressistes » dans les syndicats et a mentionné la ligne du Northwest Organizer et aussi notre attitude par rapport aux  élections et aux staliniens. Je voudrais souligner que ce n'est pas entièrement nouveau de la part du camarade Trotsky. Il y a plus de deux ans, pendant les discussions sur le programme de transition, il a abordé exactement les mêmes points et pris la position, compte tenu de la différence de l'époque et du fait que ce n'étaient pas alors les élections, mais le Farmer Labor Party qui étaient au premier plan.

Le camarade Trotsky a aussi écrit quelques lettres concernant les staliniens et la nécessité d'une ligne plus positive à leur égard. Au cours de la dernière lutte fractionnelle également, le camarade Trotsky, dans son texte polémique « D'une Egratignure au Danger de Gangrène » a cité le point suivant, qu'il a souligné : « Le parti devra plus d'une fois rappeler à ses propres syndicalistes qu'il ne faut pas que l'adaptation pédagogique aux couches les plus arriérées du prolétariat se transforme en une adaptation politique à la bureaucratie conservatrice des syndicats. » Je me demande si le camarade Trotsky considère que notre parti manifeste une tendance conservatrice en ce sens que nous nous adaptons politiquement à la bureaucratie syndicale.

Trotsky. - Dans une certaine mesure, je crois qu'il en est ainsi. Je ne peux observer d'assez près pour être tout à fait certain. Cette phase ne se reflète pas assez dans le Socialist Appeal. Il n'existe pas de bulletin intérieur pour les syndicalistes. Ce serait bien d'en avoir un et de publier des articles de discussion sur notre travail syndical. En observant le Northwest Organizer, je n'ai pas relevé le moindre changement pendant toute une période. Il est resté apolitique. C'est un symptôme dangereux. La négligence complète du travail en relation avec le parti stalinien est un autre symptôme dangereux.

Se tourner vers les staliniens ne signifie pas que nous devions nous détourner des progressistes. Cela veut seulement dire qu'il faut dire la vérité aux staliniens, qu'il faut les attraper d'avance à leur prochain tournant.

Il me semble qu'on peut admettre une sorte d'adaptation passive à notre travail syndical. Il n'y a pas danger immédiat, mais un avertissement sérieux qui indique la nécessité d'un changement d'orientation. Nombre de camarades sont plus intéressés par le travail syndical que par celui du parti. Il faut plus de cohésion dans le parti, plus de manœuvres aiguës, une formation théorique systématique plus sérieuse : autrement les syndicats peuvent absorber nos camarades.

C'est une loi historique que les responsables syndicaux forment la droite du parti. Elle ne connaît aucune exception C'était vrai dans la social-démocratie, vrai aussi chez les bolcheviks. Tomsky était à droite, vous savez. C'est tout à fait naturel. Ils ont affaire avec la classe, les éléments arriérés : ils sont l'avant-garde du parti dans la classe ouvrière. Le domaine nécessaire d'adaptation est dans les syndicats. Les gens dont elle est le travail sont ceux qui sont dans les syndicats. C'est pourquoi la pression des éléments arriérés se reflète à travers les camarades des syndicats. C'est une pression saine, mais elle peut aussi les faire rompre avec les intérêts historiques de classe : ils peuvent devenir opportunistes.

Le parti a fait des progrès sérieux. Ces progrès n'ont été possibles que par une certaine mesure d'adaptation; mais par ailleurs nous devons prendre des mesures pour faire face à des dangers inévitables. Je n'ai noté que quelques symptômes sérieux qui indiquent le besoin d'une plus grande cohésion, un accent plus fort sur le parti. Nos camarades doivent être en premier lieu des membres du parti et seulement en second lieu des syndicalistes. C'est surtout vrai pour les responsables et journalistes des syndicats.

Avant de continuer... je viens juste de recevoir le numéro de Labor Action [1]. Shachtman lance un nouveau mot d'ordre : « Ayons un programme pour la Paix, pas pour la Guerre ! » Mais c'est la guerre, pas la paix. C'est une tendance pacifiste. Ce n'est pas un programme pour la guerre qui est inévitable.

Cannon. - Peut-on considérer que les staliniens sont différents de façon essentielle de tout autre groupement ou parti ouvrier ? Les tactiques applicables aux socialistes, etc. le sont-elles à eux ? Il y a une forte tendance à considérer les staliniens comme différents : pas comme une tendance ouvrière. L'expression la plus grossière de cette tendance se manifeste dans l’American Labor Party de New York. Ils considèrent les staliniens non pas comme un parti de la classe ouvrière mais comme une agence d'une puissance étrangère. C'est la position de Lovestone et Hook [2] sur l'affaire du passeport de Browder. C’était la position de Burnham au comité central.

Nous étions pour une défense critique. Si par exemple Oneal [3] était arrêté, nous le défendrions pareillement. Il n'existe pas de différence fondamentale entre Oneal et la II° Internationale et Browder comme représentant de la bureaucratie stalinienne. L'un et l’autre sont traîtres au mouvement ouvrier. Burnham soutenait que les staliniens n'étaient pas du tout un mouvement ouvrier. Ils étaient selon lui comme les nazis allemands. Nous ne devions pas les défendre. C'est important pour l'élaboration de notre tactique politique générale. Tant que les social-démocrates représentent une force, ils nous faut non seulement avoir une politique d’opposition directe, mais aussi une politique de manœuvre. Peut-on opérer une distinction fondamentale entre eux et Lewis, Green [4], etc. ? A mon avis, au moins subjectivement, nous avons fait cette distinction. Nous n'avons pas eu une politique de manœuvre depuis 1934, ni nationalement, ni internationalement. En général, ne faut-il pas reconsidérer cela ? Votre proposition l’exige impérativement.

Trotsky. - Bien sûr, les staliniens sont légitimement une partie du mouvement ouvrier. Oue cette partie soit abusée par ses dirigeants pour les objectifs spécifiques du G.P.U. est une chose et pour ceux du Kremlin une autre. Ils ne sont pas du tout différents des autres bureaucraties ouvrières d'opposition. Les puissants intérêts de Moscou influencent la III° Internationale, mais ce n’est pas différent en principe. Bien entendu nous considérons différemment la terreur du contrôle du G.P.U. : nous combattrons par tous les moyens, même la police bourgeoise. Mais le courant politique du stalinisme est un courant dans le mouvement ouvrier. S'il y a des différences, elles sont à son avantage.

En France, les staliniens manifestent du courage contre le gouvernement. C'est Octobre qui les inspire encore. C'est une sélection d'éléments révolutionnaires abusés par Moscou, mais honnêtes. Si on les persécute aux États-Unis et s'ils restent antipatriotes parce que Moscou reporte son nouveau tournant cela leur vaudra une autorité politique considérable. La répugnance que nous inspire le Kremlin ne détruira pas son autorité politique. Nous devons les considérer objectivement. Nous devons les considérer d'un point de vue marxiste objectif. C'est un phénomène tout à fait contradictoire. Ils sont partis de la base d'Octobre, ils ont été déformés, mais ils ont un grand courage.

Nous ne pouvons pas nous laisser emporter par nos sentiments moraux. Même les assaillants de la maison de Trotsky avaient un grand courage. Je pense que l'on peut espérer gagner ces ouvriers qui ont commencé en tant que cristallisation d'Octobre. Nous les voyons de façon négative : comment briser cet obstacle ? Il faut prendre les deux bouts. Le gang de Moscou, nous les tenons pour des gangsters, mais ceux de la base ne se sentent pas gangsters, mais révolutionnaires. Ils ont été terriblement empoisonnés. Si nous montrons que comprenons, que nous avons un langage commun, nous pouvons les tourner contre leurs dirigeants. Si nous gagnons 5% d'entre eux, le parti sera perdu. Il ne pourra alors plus mener qu’une existence végétative.

Dobbs. - Je discutais la question des minorités raciales aux États-Unis et surtout la question nègre avec Dunne. Le problème est de trouver une base adéquate pour l'aborder. Dunne suggérait qu'une colonne de l'Appeal intitulée « Question nègre » met dans la tête des personnes de couleur que nous les considérons comme un problème spécial. Nous avons d'autres minorités raciales, Mexicains, Philippins, Chinois, Japonais. Il suggérait que nous changions le nom en Département des minorités raciales et de même la colonne de l'Appeal. Que nous fassions un effort plus conscient pour impliquer l'ouvrier de couleur aux problèmes généraux en tant qu'ouvrier - avec des problèmes particuliers, c'est vrai; que nous conseillions à la Fourth International d'entreprendre une série d'articles sur les divers problèmes de minorités raciales sur une base plus large, en insistant particulièrement sur le problème nègre à cause de sa dimension.

Trotsky. - Avons-nous eu quelque succès avec les Nègres ?

Dobbs. - Quelque succès, surtout depuis que Birchman [5] s’en occupe. Nous avons essayé d'associer le Département des Nègres avec le Département syndical. Sans le syndicat des Musiciens, nous avons eu un rapport incontestable selon lequel il y avait des « locals » séparés, continuant une discrimination contre les Nègres. De tels faits nous donnent aussi des liens tangibles pour continuer. Nous avons eu une importante réaction de la part des Nègres disant que nous agissions par philanthropie et non par solidarité de classe. Nous avons créé un comité avec un membre du comité politique et deux Nègres.

Konikow. - A Boston, nous avons essayé d'atteindre les nègres en les aidant dans leur agitation sur la loi du lynch [6]. Les staliniens ont exigé que notre camarade soit jeté dehors, mais l’organisation a refusé.

Gordon. - Ce n'est pas possible de classer les Nègres dans une catégorie comme problème spécial. Ils sont uniques. Ils ont leurs propres problèmes, beaucoup plus importants que les problèmes généraux des minorités raciales. Nous avons voulu faire la percée, mais pas encore commencé à gratter la surface. Dans tout Harlem, nous n'avons pas un seul camarade. Mais pour faire ce travail, nous avons besoin de nègres. Il me semble qu’il nous faudra prendre des mesures énergiques pour commencer ce travail. Harlem est le plus grand centre prolétarien de New York.

Nous avons aussi un problème avec la minorité juive. Nous avons essayé autrefois de sortir un organe en yiddisch mais avons dû l’abandonner. En tant que parti, nous ne faisons rien là-dessus. Le mouvement juif se développe sur un rythme fiévreux. Il est maintenant social-patriote par extrême désespoir. Ce serait une bonne chose à mettre à notre ordre du jour pour en discuter longuement et définir, déterminer une perspective, un programme d’activité concernant les Juifs et les Nègres.

Konikow, - Il faudrait changer le nom de la colonne. « Nègres » n'est pas très attirant. Peut-être faudrait-il mettre « Ouvriers nègres ».

Trotsky. - Comment la question des minorités raciales est-elle résolue par les divers syndicats ? N'y a-t-il pas des syndicats internationaux ?

Cannon. - Ils existent au Canada. C'est ce qui les rend internationaux.

Trotsky. - Certains ont-ils des groupes particuliers d'éducation ?

Dobbs. - Dans certains syndicats, il y a moins de discrimination. Mais il n'y a pas de véritable progrès.

Trotsky. - Ont-ils des publications en langues différentes ?

Dobbs. - Dans la couture, oui, et ils ont des « Locals » organisés sur la base de la langue.

Trotsky. – Lesquels ?

Dobbs. - Italiens, Grecs, Juifs. Mais là-dessus ils sont bien différents des autres syndicats.

Trotsky. - Est-ce que les camionneurs ont de l'influence dans d'autres nationalités ?

Dobbs. - Seulement les Anglais. Dans les dernières années, il y a eu un tournant assez aigu vers les Nègres. Avant, ils subissaient une discrimination. Maintenant, dans beaucoup de syndicats, ils peuvent adhérer dans le Sud. A Dallas, 60 blancs et 20 nègres ont fait grève. Les nègres étaient toujours assis à part. Ils n'ont jamais parlé tant qu'il y avait des Blancs et si on s'adressait à eux seulement. C'était au début. Sur la ligne de piquets ils ont montré un grand courage, plus même que les blancs. Ils vivaient dans des maisons de la compagnie. Elle a exigé le paiement sous peine d'expulsion. Ils ont été expulsés de deux maisons. Le lendemain elles étaient réduites en cendres. A fin de la grève, les nègres sentaient plus qu'ils avaient droit à la parole.

Trotsky. - Pourquoi ne l'a-t-on pas raconté dans l'Appeal ? C'est très important. Cela ferait la meilleure des colonnes pour les Nègres.

La question des minorités raciales n'est pas équitable. Le moyen le plus important et le plus commun est une publication dans la langue de la minorité en question. L'éducation des ouvriers est entravée par ces différences de langues. Même le parti le plus centralisé doit trouver le moyen de communiquer avec les différentes nationalités. Le parti n'est jamais un total d'organisation de nations. Il n'est pas une fédération de groupes nationaux et chaque ouvrier est membre d'une organisation commune. Il faut créer des canaux pour l'expression de ces ouvriers. C'est vrai des ouvriers mexicains, chinois, juifs, polonais, etc., mais les nègres n'ont rien à voir avec la langue. C'est une question sociale déterminée par leur peau. Mais il n’est pas nécessaire de fonder un nouveau journal, c'est pourquoi il ne faut pas de moyens différents.

Dobbs. - Mais les Chinois souffrent des mêmes discriminations sociales...

Trotsky. - Et ils ont ça en commun, mais il n'est pas nécessaire de créer des journaux spéciaux pour eux. Je crois qu’il faudrait expliquer dans des articles comment nous abordons ces minorités. Et d'avoir des façons particulières d'aborder les mexicains, etc., mais les plus importants de tous, ce sont les nègres. Devons-nous changer de nom pour un autre plus général ? Je ne suis pas prêt à répondre. Est-ce le contenu qui est philanthropique ? Nous devrions exagérer en faveur des Nègres. Les esclavagistes blancs habituent les nègres à ne pas parler les premiers. Mais sur la ligne des piquets, ils montrent plus de courage. C'est vrai de toutes les nationalités opprimées. Nous devons les aborder partout en disant que pour chaque lynché chez eux, il faudrait lyncher dix ou vingt lyncheurs.

Il faut accorder plus d'attention aux ouvriers latino-américains, en rapport avec l'impérialisme américain. Il faut nous tourner en direction de l'Amérique latine. L'impérialisme américain est déjà en train de se tourner dans cette direction.

[…] [7]

Cannon. - La question fondamentale de l'organisation du parti a été traitée dans la lutte fractionnelle. La discussion a posé la question : la nature de notre époque est militaire; l'unique parti sérieux est celui qui vise le pouvoir. Nous avons eu dans notre parti deux reliquats du passé. Un, les socialistes n'ont jamais rêvé de changer la société. Ils voulaient organiser des protestations, mais réellement, un parti pour changer la société, cela n'a jamais été dans leurs os. Leur conception était approximative, un socialisme chrétien. Ces conceptions, c'étaient celles des gens de la social-démocratie qui sont venus à notre parti. Deux, notre parti, dans le monde entier, a souffert du désir de trop corriger le bureaucratisme stalinien, d'autant plus du fait des petits-bourgeois. Ils ont peur plus que tout de la discipline. C'était la tendance de Burnham et Shachtman. Pendant onze ans, il y a eu un va-et-vient, la moitié du temps pour les conceptions de Lénine et le reste du temps pour l'extrême opposé. Quand c'est devenu sérieux, tout ce que nous avons eu, c'est un compromis à 40-50 %. Dans ce combat il y avait une forte poussée de la base pour plus de discipline, un parti plus sérieux. Il nous faut consacrer plus de temps au concept de parti qui découle de l'âge militaire. Un parti chèvre-chou n'est bon à rien. Il faut s'assimiler cette idée, dans la moelle même des os des militants.

Je pense que les militants dirigeants devraient considérer le parti comme une organisation militaire. Il faudrait formamiser beaucoup plus considérablement les formes du parti sous la forme délibérée d'une organisation hiérarchique. Un strict tableau des grades d'autorité dans le parti [8]. Il faut délibérément inculquer toutes ces choses pour construire un parti capable de lutter pour le pouvoir à notre époque. Si c'est vrai, nous avons maintenant une occasion de le bâtir maintenant. Un, parce qu'il y a pour cela une réelle pression de la base. Elle pense qu'il n'y a pas assez de discipline, pas assez de fermeté.

Dans la direction, il n'y a maintenant pas de conflit sérieux sur cette conception, un progrès bien plus sérieux pour le travail en commun. Aucune possibilité pour les éléments faibles et vacillants de capitaliser sur les divergences. Avant, c'était très mauvais, surtout à New York. C’était le rôle funeste d'Abern et de Shachtman que d'apaiser les faiblards. Il n'y a plus de possibilité de telles choses, pas dans la prochaine période.

Dans ma polémique contre Burnham, j'ai développé l’idée d’une direction professionnelle - pas de dilettantisme à temps partiel ou de tentative de jouer avec le parti. Je crois bien sûr que, dans cette question des permanents du parti, tout dépend des fonds. Mais l'idée qu'un militant du parti devrait être prêt à travailler pour le parti, cette idée devrait être universelle. Il faut en finir avec la tolérance pour les directions amateurs.

Trotsky. - Avant d'oublier - le parti devrait élaborer une sorte de plate-forme pour la question juive, un bilan de toute l’expérience du sionisme, avec la simple conclusion que le peuple juif ne peut se sauver que par la révolution socialiste. Je crois que nous pouvons avoir une importante influence à New York parmi les ouvriers de la confection.

Gordon. - Qu'est-ce que vous proposeriez comme approche tactique ?

Trotsky. - C'est autre chose. Je n'ai pas assez d'informations sur cette étape. D'abord il faut leur donner une perspective, critiquer tout leur passé, la tendance démocratique, etc. Établir pour eux que la révolution socialiste est l'unique solution le de la question juive. Si les ouvriers et paysans juifs revendiquaient un État indépendant, bien, mais ils ne l'ont pas obtenu sous la Grande-Bretagne. Mais, s'ils le veulent, le prolétariat peut le leur donner. Nous ne sommes pas pour, mais seule la classe ouvrière victorieuse peut le leur donner.

Je crois que c'est d'une immense importance ce que Cannon a écrit un jour, de créer un patriotisme de parti : si des révolutionnaires mûrs ne sont pas d'accord, mais comprennent aussi la valeur historique du parti, ils peuvent avoir une discussion très âpre mais être certains que c'est sur une base commune et que la minorité se soumettra à la majorité. Ce sentiment, on ne peut pas le produire artificiellement, mais bien entendu, une propagande exprimant l'importance du parti à notre époque peut rendre les militants fiers d'y appartenir. Ce qui est misérable chez les petits-bourgeois, c'est la légèreté de leur attitude à l'égard du parti. Ils ne comprennent pas ce que c’est qu’un parti.

En même temps, il faut créer un rapport souple entre démocratie et centralisme [9]. Nous avons suffisamment de centaines de membres qui ont traversé assez d'expériences et qui veulent maintenant une organisation centralisée. Ces gens dans dix ans seront la vieille garde. Ces cadres, dans une nouvelle phase, peuvent donner la possibilité de quelques centaines ou quelques milliers de membres d'origines diverses. Ceux-là peuvent introduire de nouvelles tendances critiques. On ne peut pas les assimiler par le centralisme. Il faut élargir la démocratie, leur laisser découvrir que la vieille garde est plus expérimentée. Aussi, après une période d'existence très centralisée, on peut avoir une période nouvelle de large discussion puis une période centralisée plus normalisée.

Notre croissance sera convulsive. Elle peut introduire dans nos rangs des matériaux humains semi-bruts. C'est un avantage énorme d'avoir le soutien des cadres. Ils expliqueront aux nouveaux camarades. En même temps, il est dangereux d'imposer trop tôt le centralisme aux nouveaux membres qui n'ont pas la tradition d'estime pour la direction qui repose en grande mesure sur les expériences du passé. Cela maintient aussi l'équilibre du passé.

C'était là aussi l'une des principales qualités de la direction de Lénine : de la discipline de fer à la complète liberté apparente dans les rangs. Dans la réalité il n'a jamais perdu le contrôle, mais le membre moyen se sentait parfaitement libre. De cette façon, il posait la base d'un nouveau centralisme. Cela lui donna le moyen de traverser une guerre sévère. Pendant cette guerre sévère, les rapports de parti indiquèrent une organisation sévère et militaire. En dépit de tout, l'équilibre du parti fut préservé. Même au front, nous avions des réunions de parti fermées, où tous les membres discutaient avec une liberté complète, critiquaient les ordres, etc. Mais quand nous quittions la pièce, les ordres devenaient une discipline stricte, pour infraction à laquelle un commandant pouvait fusiller. Nous étions capables de réaliser des manœuvres très compliquées. Au début, quand l'armée n'était presque composée que de communistes de l'époque prérévolutionnaire, ayant des relations antérieures, déjà stabilisées, tout était facile. Mais quand il y eut plus de cinq millions d'hommes, la majorité étaient des éléments nouveaux, sans tradition et, dans l'armée, ils apprenaient la discipline sous sa forme la plus sévère. Il y eut des protestations de mécontentement qui furent utilisées alors par Staline contre Trotsky. Il fallait pour un certain temps laisser la bride sur le cou à ces éléments et, par la conviction, créer avec eux une nouvelle base pour un régime militaire plus sévère. Tsaritsyne joua un rôle en cela, avec Staline, Vorochilov, Timochenko. Ils se basaient sur ces éléments. C'étaient des guérilleros comme Schachtman en politique. Dans la guerre finnoise, ce fut la preuve de la vieille école de Tsaritsyne que Staline n'apparaisse pas au front : absolument incompréhensible. Bien sûr, il avait le G.P.U. pour prendre soin du Kremlin. Vorochilov est renvoyé, le dernier de l'opposition de Tsaritsyne.

Dobbs. - Nous avons construit quelque chose de ce genre à Minneapolis, dans la ligne de piquets. Pleine discussion, puis travail dans la plus sévère discipline.

Trotsky. - Oui, c'est psychologique de consacrer assez de temps à les convaincre que les têtes font ces choses dans l'intérêt du parti, pas leur intérêt personnel. C'est alors que le parti a son capital moral le plus important.

Konikow. - Est-ce qu'un bulletin intérieur ne serait pas utile ?

Cannon. - Oui, oui.

Gordon. - Comment concevez-vous la vie du parti dans la période qui vient ? Pourrons-nous nous permettre des congrès, des plénums, etc. ?

Trotsky. - Cela dépend des conditions objectives de la guerre. Il est possible qu'on commence à vous persécuter dans la prochaine période. Alors, centralisme absolu. Le comité central doit avoir le droit de coopter de nouveaux membres sans congrès. En cas d'arrestations par la police. Pour soutenir par ces moyens la cohésion du parti. La confiance n'est possible que par une bonne politique et du courage. Ce serait une épreuve importante et une sélection très sérieuse. Le centralisme réel qui formera un précieux capital de la vie profonde du parti. Quand un congrès n'est pas possible, on a la possibilité d’informer les meilleurs cadres, les meilleurs éléments, qui défendent alors la politique dans les organisations locales pour ne pas prendre le parti par surprise. Cela dépend parfois d’un délai de 24 heures pour expliquer. Alors on peut commencer à agir. Autrement il peut y avoir du mécontentement, le parti peut être perturbé en peu de temps].


Notes

[1] Labor Action était l'organe du Workers Party de Shachtman.

[2] Sidney Hook (né en 1902) était professeur de philosophie.

[3] James Oneal (1875-1962), un socialiste « Vieille Garde », éditeur de New leader, membre de la S.D.F., incarnait la « droite socialiste ».

[4] William Green (1873-1952) avait succédé à Gompers à la tête de l’A.F.L.

[5] Robert L. Birchman était l'un des rares Américains noirs membre du S.W.P.

[6] Rappelons que « lynch » ou « lynchage » dérive du nom du juge virginien Lynch qui préférait « exécuter d’abord et juger ensuite ».

[7] Le compte-rendu s'interrompt de nouveau et l'on se retrouve dans la question du régime du parti.

[8] La rigidité des conceptions de Cannon peut expliquer comment la plupart des jeunes avait suivi la minorité lors de la scission.

[9] Bien entendu cette notion n'est compréhensible que pour qui donne son sens primitif à la notion de « centralisme démocratique » et ne l'identifie pas, comme les media aujourd'hui, au centralisme tout court. Mais on peut relever avec quelle souplesse Trotsky va ici contredire point par point les conceptions de Cannon tout en le ménageant dans la forme : le tableau qu’il brosse du parti bolchévique « militarisé » est l’opposé du parti « militaire » que rêve Cannon.


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