1920

Texte paru dans le Bulletin Communiste
Extrait du discours prononcé par Zinoviev au Congrès de Halle (14 octobre 1920)

zinoviev

G. Zinoviev

Le Mouvement Révolutionnaire en Orient

14 octobre 1920

 

Nous donnons ci-dessous quelques extraits du magistral discours prononcé par Zinoviev au Congrès de Halle, où la majorité du Parti social-démocrate indépendant vota l'adhésion à l'Internationale Communiste.

Dédaignant les vaines questions personnelles, le Président de l'Internationale éleva le débat au-dessus des mesquines querelles soulevées par les " menchevistes " allemands, réfuta les sophismes des adversaires de la Révolution et traça une large et admirable fresque du mouvement prolétarien mondial.


 

La vérité sur Enver-Pacha

Camarades,

Il me faut envisager maintenant le problème de la question nationale. Il me faut vous dire qu'avec l`histoire d'Enver-Pacha, le camarade Crispien s'est laissé prendre on ne peut mieux. C'est ce que vous allez voir tout à l'heure. De façon générale, des choses si fantastiques ont été dites à propos de la question nationale, que l'imagination s'y perd. Il n'y a d'ailleurs pas qu'en Allemagne que l'on a agité dans les réunions publiques l'épouvantail d'Enver-Pacha. On le fait aussi en Suisse. Je viens de recevoir une lettre d'une camarade suisse, Rosa Bloch, qui m'écrit : " Est-il possible, camarade, qu'Enver-Pacha soit votre allié ? J'ai peine à y croire. " Il m'est en outre tombé entre les mains un tract publié à Francfort, qui porte les signatures de Hutler et de Koll, en tête duquel il est écrit en grosses lettres : " Enver-Pacha a pu être accepté en qualité de membre actif de la 3e Internationale, alors que le vaillant Ledebour n'a pas été jugé digne d'y entrer. " Permettez-moi, à mon tour, de vous dire la vérité sur cette histoire. (Cris. Bruits.)

Enver-Pacha a bien assisté au Congrès de Bakou. Mais il n'était pas délégué. Il nous a demandé la parole pour faire une déclaration. Nous la lui avons refusée. (Ecoutez ! Ecoutez !) Voyant cela, il nous a priés de bien vouloir recevoir une déclaration écrite. J'ai apporté en Allemagne les procès-verbaux du Congrès ; ils seront bientôt publiés, et vous pourrez en prendre connaissance. Or, comme je disais, nous lui avons refusé la parole, et j'ajoute que c'est sur mon initiative en qualité de président du Congrès, que cette décision fut prise. C'est alors qu'il nous a demandé d'avoir l'obligeance de lire sa déclaration. Nous avons accédé à sa demande. Cette déclaration, la voici : […]

Telle a été la déclaration d'Enver-Pacha. (Cris) Que lui avons-nous répondu ? Vous pensez peut-être que nous l'avons accueilli à bras ouverts, en " pauvre pécheur repenti " ? Rien de semblable ! Nous avons voté un ordre du jour spécial contre Enver-Pacha.

Crispien. – Votre gouvernement, ou votre Parti seul ?

Zinoviev. – Cet ordre du jour fut proposé par le camarade Bela-Kun et moi, et adopté par le Congrès à une écrasante majorité, on peut dire presque à l'unanimité. Cet ordre du jour est ainsi conçu : [...]

Telle est l'histoire de l'intervention d'Enver-Pacha à Bakou. (Bruit.) Il n'était pas délégué, et un ordre du jour de blâme fut voté à son égard. Enver-Pacha, il est vrai, a bien été l'instigateur des massacres d'Arméniens. Mais je vous prie de ne pas oublier que la bourgeoisie arménienne fut, elle aussi, l'alliée de Wrangel. Je vous rappelle également qu'aujourd'hui encore, nous pouvons nous attendre, à tout moment, à une agression des " démocrates " arméniens, à ce que la prétendue Arménie autonome, vassale du capitalisme anglais, nous déclare la guerre. Avec la Géorgie, que visitent à l'heure actuelle quelques membres du Parti Social-Démocrate Indépendant (j'entends dire que Kautsky s'est rendu là-bas), les choses en sont au même point qu'avec l'Arménie : en la Géorgie, les ouvriers russes voient un ennemi de plus. (C'est vrai !) La Géorgie assure le transit du matériel de guerre destiné à Wrangel ; ne venez pas nous parler de la démocratie arménienne ou géorgienne ; ce sont des armes de l'Entente contre la Révolution prolétarienne de Russie ; et si vous voulez soutenir que, par son "alliance" avec Enver-Pacha, la Révolution russe s'est disqualifiée, laissez-moi vous le dire : en grandissant ce spectre, vous ne réussirez qu'à effrayer des enfants ; mais si vous croyez que des hommes se laisseront prendre à ces sottes manoeuvres, vous vous trompez profondément. Et vous vous trompez précisément parce que vous posez, une fois de plus, les questions nationales du point de vue réformiste. C'est ce que je vais vous démontrer, à l'instant.

Les peuples opprimés de l'Orient viennent au Communisme

A la Conférence du Parti Socialiste Indépendant, le camarade Hilferding a parlé en termes méprisants des mullahs de Khiva " Jusqu'aux mullahs de Khiva qui se sont faits communistes. " Dans son esprit, c'était ridicule. Il va de soi que les mullahs de Khiva ne sont pas communistes. Mais la 3e Internationale est devant la nécessité de parler avec les travailleurs du monde entier, et ce, non pas du seul point de vue européen. Nous devons apporter la lumière aux mullahs de Khiva, dans un esprit qui convienne à leur pays. Nous voulons les entraîner avec nous, vous voulons les dresser contre leurs oppresseurs. Et nous ne pouvons atteindre ce but qu'en agissant comme nous l'avons fait. Nous leur avons expliqué le point de vue de la 3e Internationale. La 2e Internationale ne reconnaissait que les hommes de race blanche. L'Internationale Communiste ne divise pas les hommes selon la couleur de la peau. Si vous aspirez à la révolution mondiale, si vous voulez libérer le prolétariat des chaînes du capitalisme, vous ne devez pas penser à l'Europe seule, vous devez tourner aussi vos regards vers l'Asie. Hilferding parle avec dédain de ces Asiatiques, de ces Tartares, de ces Chinois, etc. Camarades, il nous sera impossible de faire la révolution mondiale si nous ne mettons pas l'Asie sur pied. L'Asie est quatre fois plus peuplée que l'Europe ; ses peuples, comme nous, sont exploités, opprimés, ravalés par le capitalisme. Devons-nous, oui ou non, les rapprocher du socialisme ? (Vifs applaudissements.)

Si Marx put dire autrefois que la révolution européenne, faite sans l'Angleterre, ressemblerait à une tempête dans un verre d'eau, à notre tour, camarades allemands, nous pouvons dire que la révolution prolétarienne, sans la participation de l'Asie, ne sera pas mondiale. C'est là une chose d'une importance capitale et que vous ne devez pas perdre de vue... J'ai aussi l'honneur d'être un Européen. Mais je n'oublie pas que l'Europe n'est qu'une petite partie du globe. Au Congrès de Moscou, nous avons compris ce qui avait fait défaut jusqu'ici au mouvement prolétarien. Nous avons compris qu'il est nécessaire, peur que la révolution mondiale devienne une réalité, de réveiller les masses opprimées de l'Asie. Dittman va peut-être se moquer de moi, mais je dois avouer que, lorsque j'ai vu à Bakou des milliers de Persans et de Turcs chanter avec nous l'Internationale, des larmes me sont venues aux yeux, et d'est alors que j'ai senti passer le souffle de la Révolution mondiale. Je le souligne bien : non seulement de la révolution européenne, mais aussi de la révolution mondiale, soulèvement de tous les peuples opprimés de la terre contre le capitalisme. Crispien se trompait étrangement, quand il disait : " Ce sont de jeunes Etats capitalistes en lutte contre les vieux Etats capitalistes. "

Crispien. – En partie !

Zinoviev. – Non, c'est absolument faux. C'est une de ces questions, desquelles on ne peut pas dire ce qu'a dit autrefois Ledebour à propos de la politique coloniale, à savoir qu'il " viendra bien un jour " où nos idées remueront le monde ; à ces idées, nous voulons dès aujourd'hui donner corps dans la vie, en conduisant tous les peuples opprimés contre la bourgeoisie internationale. Il est fort possible que ce ne soit pas, là encore, l'assaut général du capital. Mais le torrent que nous déchaînons contre lui se fera de plus en plus impétueux jusqu'au jour où il affranchira le monde entier. Et comme je vous l'ai déjà dit, camarades, sans l'appui des peuples des colonies, vous ne pourrez pas faire la révolution mondiale.

Dans le discours qu'il a prononcé à Petrograd, lors de l'ouverture du Congrès, le camarade Lénine a dit : " Par quoi se traduisent les résultats de la guerre capitaliste ? Par le fait que 250 millions d'Européens oppriment un milliard et demi d'habitants de la planète. "

Il s'agit uniquement des classes bourgeoises de tous les pays capitalistes. Il importe que les prolétaires du monde entier adhèrent à ce mouvement. On a ri, dans cette salle d'entendre dire qu'à Bakou j'aurais " prêché la guerre sainte ". J'y ai prononcé ces paroles : " Peuples de l'Orient, on vous a beaucoup parlé de la guerre sainte, de même qu'on en a beaucoup parlé aux travailleurs européens, en 1914, au moment de la guerre capitaliste ! Peuples de l'Orient, c'était alors une guerre maudite ! Mais aujourd'hui, nous vous engageons à commencer une guerre vraiment sainte contre la bourgeoisie et contre les oppresseurs de l'humanité toute entière " (Vifs applaudissements.)

Camarades ! Y a-t-il dans ces paroles quoi que ce soit de religieux ou de démagogique ? Laissez-moi vous citer encore quelques passages du discours que j'ai prononcé au Congrès de Bakou. J'y ai dit notamment :

" Chaque capitaliste anglais fait travailler non seulement des dizaines et des centaines d'ouvriers anglais, mais des centaines et des milliers de paysans en Perse, en Turquie, dans l'Inde et dans les autres pays soumis au capitalisme britannique. La conclusion s'impose donc que ce milliard et demi de populations opprimés doivent s'unir, et que si ces légions d'asservis s'unissent, il n'y aura pas de force au monde qui puisse les soumettre aux corsaires que l'on appelle "capitalistes anglais". La tâche des ouvriers organisés d'Amérique, qui sont plus avancés et instruits, est donc d'aider les travailleurs arriérés de l'Orient. Il ne faut pas les railler ou les traiter avec orgueil.

I1 ne faut pas souligner à plaisir leur mentalité souvent arriérée ; mais il y a lieu de plaindre sincèrement leur ignorance, de leur tendre une main secourable et de les aider par tous les moyens en notre pouvoir... Le mouvement que dirige Kémal veut libérer la " personne sacrée " du calife des mains de ses ennemis. Est-ce un point de vue communiste ? Non... Les représentants des ouvriers communistes du monde entier vous font appel et vous offrent leur secours fraternel dans cette lutte si pénible, si dure, mais inéluctable. Nous sommes profondément convaincus que vous accepterez cordialement la main que vous tendent les ouvriers d'Europe et d'Amérique !

Et ces hommes, camarades, ne sont pas restés sourds à notre appel. Je leur ai dit : " Marx et Engels ont forgé ces mots : " Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! " Nous sommes des adeptes de Marx et d'Engels, nous vivons à une époque où un grand bonheur nous échoit ; celui de développer cette devise et de crier : " Peuples opprimés du monde entier et prolétaires de tous les pays, unissez-vous contre vos exploiteurs ! ". (Vifs applaudissements à gauche.) Là-dessus, les délégués du Congrès de Bakou ont été d'accord avec moi, et vous ne devez pas en rire, camarades. Vous n'aviez pas le droit de vous moquer de ce Congrès, et pourtant vous l'avez raillé à plaisir. Dans tous vos journaux, j'ai vu de mes propres yeux les mots " communistes de Bakou " placés entre guillemets. (Protestations à droite.) Camarades, vous ne voulez pas admettre que ce Congrès ait été un événement historique. Vous vous l'êtes représenté, ou vous l'avez représenté comme une manoeuvre de notre gouvernement. Ce fut pourtant, camarades, un acte révolutionnaire, un acte d'hostilité contre le capitalisme anglais. Le gouvernement anglais s'en est plaint ; je ne sais pas ce que lui a répondu le camarade Tchitcherine. Si nous sommes obligés, camarades, d'entrer en relations avec les gouvernements bourgeois, ce n'est pas la classe ouvrière russe qui en est fautive, mais plutôt la classe ouvrière de tous les autres pays ; et s'il ne faut pas vous en rejeter la responsabilité, il faut pour le moins constater votre faiblesse. (Signes d'approbation.)

Toutes les décisions qui ont été prises au Congrès de Moscou sur la question nationale ne marquent pas un pas en arrière, mais un pas gigantesque en avant vers la révolution mondiale. (Vifs applaudissements). Et c'est justement à propos de cette question, que Crispien nous reproche d'avoir commis une faute. L'Internationale Communiste, qui représente la fraction révolutionnaire la plus avancée du la classe ouvrière d'Europe et d'Amérique, s'efforce à soulever l'Asie. Il faut maintenant aller de l'avant. Désormais, nous n'aurons plus en vue la seule révolution européenne, mais aussi la révolution mondiale. Un "Comité d'Action" a été organisé, à Bakou. Il se compose de 48 membres représentant 28 peuples et de deux représentants de l'Internationale Communiste. Ce Comité a décidé de conférer le droit de veto à ces deux derniers. On vous dira : " Là aussi, s'exerce la dictature de Moscou " Camarades, il y a là en vérité quelque chose de plus important qu'un comité " démocratique ". Les peuples de l'Orient trouvent tout naturel que la fraction la plus avancée de la classe ouvrière soit leur éducatrice et leur guide. On nous a aussi traités d'illettrés. Camarades ! Je peux dire avec fierté qu'il y a un nombre infime d'illettrés à Petrograd, et que dans trois ans, il n'y en aura, pour ainsi dire, plus. En 1905 et 1917, ces illettrés russes ont d'ailleurs, ne l'oublions pas, accompli les deux plus grandes révolutions que le monde ait jamais vues. (Vifs applaudissements). Et de même qu'elle est venue de Russie, c'est de l'Orient que viendra la lumière pour toute l'humanité !

Je demande à tout prolétaire pénétré de la conscience de classe : " Y a-t-il quelque chose d'indigne ou d'inadmissible pour la classe ouvrière européenne dans le fait que nous avons rassemblé les peuples de l'Orient et qu'ils ont consenti à se placer volontairement sans la conduite de la classe ouvrière d'Europe et d'Amérique ? " Nous devons savoir gagner leur confiance, et ce sera chose impossible tant que des camarades avancés – comme Hilferding – se permettront de tourner en dérision les " mullahs de Khiva ". (Vifs applaudissements.) On les a trompés, pillés, avilis si souvent que ces malheureux peuples opprimés n'ont plus que défiance à l'égard de tout Européen. Mais en l'Internationale Communiste – et nous en sommes fiers – tous ces peuples meurtris ont une confiance illimitée. Nous voyons avec joie que les couches profondes des peuples asiatiques viennent à nous, et non à la vieille social-démocratie.

Et maintenant, quelle est notre faute ? Camarades ! Je prétends qu'il y a faute grave, mais non chez nous, – chez vous ! L'étroitesse d'esprit, le béotisme, les vieux préjugés bourgeois, qui vous ont pénétrés dès la naissance, vous empêchent d'appeler ces peuples et d'accomplir avec eux la révolution prolétarienne. Il faut bien dire aussi que vous n'avez pas de sentiment révolutionnaire. Oui, le sentiment révolutionnaire vous fait totalement défaut ! (Bruyantes protestations à droite). S'il n'en était pas ainsi, il faudrait considérer comme pur effet de hasard les railleries de Hilferding à l'égard des " mullahs de Khiva ". Souvorof, fameux général russe, l'a dit : " Le hasard ne l'emporte pas toujours nécessairement ! L'esprit doit aussi dire son mot. " Eh bien ! je ne vois pas un pur effet de hasard dans vos railleries. Dans ces questions d'une actualité brûlante, nous ne devons jamais nous moquer des peuples de l'Orient, mais, au contraire, les soulever, les appeler, les aider, car sans leur appui, camarades, nous ne secouerons pas le joug de la bourgeoisie. (Vifs applaudissements à gauche).

A Bakou, l'influence d'Enver-Pacha sur une partie de la population musulmane était si grande, que dans les rues on lui baisait les pieds et les mains. C'est évidemment un fait profondément regrettable. Je ne le dissimule pas. Mais il faut considérer la population musulmane autrement que la nôtre. Il faut se faire une idée des difficultés auxquelles se heurte le mouvement ouvrier d'Orient, afin d'apprendre à les écarter. Tenir compte des préjugés de cette population, est indispensable. N'agissons-nous pas de la sorte quand nous faisons, en Europe, certaines concessions aux préjugés religieux ?

Voix à droite. – Non, nous n'en faisons pas, nous !

Zinoviev – Camarades, il ne vous est pas venu à l'idée que les femmes de l'Orient comprendraient un beau jour le communisme ? Vous dénierez peut-être l'importance d'un fait que je vais vous relater, à titre d'exemple : à Bakou, au cours d'une manifestation, les musulmanes ont jeté leur voile. Sur ce, tout savantissime socialiste va hocher la tête " Ah ! les femmes et les mullahs de Khiva !" Et pourtant, ce petit fait constitue, à mon avis, un événement historique. Nous ne ferons pas la révolution mondiale, si les femmes de l'Orient ne comprennent pas qu'elles sont opprimées et asservies et qu'elles ont les pieds et les poings liés par des préjugés. Camarades ! Je considère que c'est un honneur pour nous et pour l'humanité entière d'accomplir l'immense travail d'éducation qui nous incombe en Orient. Les travailleurs allemands trouveront-ils quelque chose à y objecter. (Vifs applaudissements à gauche). Je prétends, camarades, que c'est là le devoir de la classe ouvrière internationale et que ce devoir, elle continuera de l'accomplir sous la conduite de l'Internationale Communiste (Vifs applaudissements.)

G. ZINOVIEV.

 

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