1924

Source : — BIBLIOTHEQUE COMMUNISTE ; G. ZINOVIEV ; Histoire du Parti Communiste Russe ; 1926 LIBRAIRIE DE L’HUMANITE 120 RUE LAFAYETTE PARIS

zinoviev

Grigori Zinoviev

Histoire du Parti Bolchevik

31 mars 1924

 

CINQUIÈME CONFÉRENCE

L’expérience de la révolution de 1905

La révolution de 1905 fut en quelque sorte la répétition générale de celle de 1917. Sans 1905, une victoire relativement aussi facile que celle de 1917 eût été impossible. En 1905, l’idée des soviets passa comme un météore. Néanmoins, elle laissa une trace profonde dans l’esprit de la classe ouvrière. Aussi, en 1917, dès les premiers grondements de la révolution de Février, chaque ouvrier trouva tout naturel que le pays se couvrit d’un réseau de soviets. Je le répète, bien des événements de 1917 auraient tourné autrement sans la grande expérience de la révolution de 1905. Mais, prise à part, cette révolution fut un échec. Pourquoi ? Quelles furent les causes de son insuccès ?

 Les menchéviks ont répondu à cette question dans un ouvrage en cinq tomes, écrit sous la rédaction de Martov, Potressov et Dan, en 1909 et 1910.

 La révolution de 1905, disent-ils, a échoué, parce que la classe ouvrière est allée trop loin dans ses revendications purement prolétariennes. Ainsi, elle proclama et commença même à appliquer, sans autorisation, la journée de huit heures. Pour les historiens menchévistes, c’est là le premier crime de la classe ouvrière dans la révolution de 1905. Par ses revendications exagérées, le prolétariat, soi-disant, s’aliéna alors une partie importante de la bourgeoisie et l’amena à s’allier avec les pomiestchiks, c’est-à-dire avec le tsarisme. En outre, pour les historiens menchévistes, presque toute l’activité du premier soviet des députés ouvriers de Pétersbourg était erronée et même démagogique, car le soviet suivait irrésistiblement le chemin du bolchévisme.

 Cette dernière affirmation est vraie jusqu’à un certain point. Le premier soviet des députés ouvriers de Pétersbourg, bien que composé en majorité de menchéviks au début, marchait en effet dans la voie du bolchévisme, car il y était poussé par les circonstances. Bien mieux, l’histoire joua aux menchéviks un fort mauvais tour. Le quotidien Natchalo, qui commença à paraître vers la fin de 1905, dévia fortement, lui aussi, vers le bolchévisme, à tel point que, dans la suite, tout l’état-major menchéviste dut désavouer son propre journal. Quelques mots à ce propos sur le Natchalo et la Novaïa Jizn.

La « Novaïa Jizn » et le « Natchalo »

A la fin de 1905, parurent les premiers journaux légaux des bolchéviks et des menchéviks. Les premiers publièrent la Novaïa Jizn (la Vie Nouvelle) et les seconds le Natchalo (le Commencement).

 Jusqu’au retour de Lénine et de quelques autres de nos chefs fixés à l’étranger, la Novaïa Jizn eut une direction plus ou moins composite. Son rédacteur en chef était Roumiantsev, qui, par la suite, se détacha de la révolution. Elle comptait parmi ses collaborateurs réguliers non seulement Gorki, mais aussi des intellectuels petits-bourgeois comme Monski, Teffi et autres, qui sont depuis longtemps passés de l’autre côté de la barricade. Maintenant, on a même peine à croire que ces gens aient pu être, un certain temps, dans le camp bolchéviste. La situation ne changea qu’avec le retour en Russie du groupe dirigeant des bolchéviks. La Novaïa Jizn devint alors un journal nettement bolchéviste.

 Les choses se passèrent un peu différemment en ce qui concerne le Natchalo. Parvus et Trotsky qui, vers le milieu de 1905, avaient commencé à se séparer des menchéviks dans la question à l’égard de la bourgeoisie, obtinrent, à la suite d’un concours de circonstances, la direction du Natchalo, qu’ils firent dévier considérablement du menchévisme. Leur tendance, qui s’exprimait par la théorie de la « révolution permanente », mérite une étude spéciale.

La « révolution permanente »

Le Natchalo affirmait que la révolution de 1905 avait ouvert une période révolutionnaire qui ne se terminerait que par la victoire complète du prolétariat mondial. La révolution russe, partie de la révolution internationale, ne triompherait complètement que si la révolution était victorieuse dans les autres pays.

 Cette tendance, on le voit, contenait une part de vérité. Mais la théorie de la « révolution permanente » théorie qui exprimait les vues personnelles de Parvus et de Trotsky, était entièrement fausse et complètement détachée de la réalité. Aussi n’a-t-elle guère laissé de trace dans le mouvement de masse du prolétariat.

 La principale erreur de ses auteurs était de négliger entièrement, ou, tout au moins, de sous-estimer considérablement le rôle de la paysannerie, d’oublier que la révolution russe ne pouvait triompher que si la classe ouvrière se tenait en union étroite avec la paysannerie. En d’autres termes, Parvus et Trotsky ne comprenaient pas la justesse du mot d’ordre bolchéviste, formulé par Lénine dès le milieu de 1905 : dictature du prolétariat et de la paysannerie révolutionnaire.

 La discussion portait principalement sur le caractère de la révolution russe, qui, les libéraux le reconnaissaient eux-mêmes, était inévitable. Toute la discussion était de savoir quelle serait l’envergure de cette révolution, où elle s’arrêterait et quelle classe y jouait le rôle principal.

 La bourgeoisie libérale voulait que la révolution se bornât à l’instauration d’une monarchie constitutionnelle, que la puissance économique restât entièrement aux classes possédantes et que la bourgeoisie eût la principale part du pouvoir politique.

 Tout le camp des petits-bourgeois (troudoviks, socialistes-populaires, menchéviks, s.r.) rêvait de la création d’une république bourgeoise, quoique son aile droite se fût contentée à la rigueur d’une monarchie constitutionnelle. En ce qui concerne plus particulièrement les menchéviks, leur philosophie était très simple : comme la révolution devait être bourgeoise, le prolétariat n’avait pas à prendre le pouvoir, il devait jouer le rôle d’opposition dans le camp de la démocratie et pousser progressivement la bourgeoisie vers la gauche.

 Les bolchéviks proclamaient la dictature du prolétariat et de la paysannerie. Convaincus que la révolution aurait un caractère bourgeois, ils pressentaient et prévoyaient qu’elle ne serait pas néanmoins purement bourgeoise, qu’elle constituerait une étape entre la révolution bourgeoise démocratique et la révolution socialiste. Par dictature du prolétariat et de la paysannerie, ils entendaient la révolution bourgeoise démocratique menée jusqu’à sa fin logique, c’est-à-dire la révolution plébéienne, populaire. Si, disaient-ils, la révolution parvenait à détruire toutes les survivances du féodalisme à la campagne et à soulever non seulement des millions d’ouvriers, mais des dizaines de millions de paysans, si les ouvriers et les paysans, réalisant leur dictature, mataient les pomiestchiks et la grande bourgeoisie et qu’à ce moment un mouvement révolutionnaire sérieux surgit en occident, la révolution russe pourrait devenir le prélude direct de la révolution socialiste européenne.

 Entre les bolchéviks et les menchéviks se trouvaient les partisans de la « révolution permanente » qui, quoique très radicaux en paroles, étaient souvent dans le sillage des menchéviks. En tout cas, il est certain qu’ils ne comprenaient pas ce qu’était le début de la révolution socialiste dans un pays comme la Russie, où la paysannerie formait l’immense majorité de la population. Le mot d’ordre : « A bas le tsar ! Gouvernement ouvrier ! » semblait très radical ; en réalité, il ne pouvait que rester lettre morte, car la paysannerie était et est un facteur extrêmement important, dont il est impossible de ne pas tenir compte. Si la révolution de 1905 fut écrasée, c’est avant tout parce que les paysans retardaient trop sur les ouvriers et que ces derniers étaient trop faiblement liés à la masse rurale pour pouvoir l’entraîner à leur suite. Le mot d’ordre : « A bas le tsar ! Gouvernement ouvrier ! » ne contribuait en rien à l’amélioration de la liaison entre paysans et ouvriers.

 En 1917, après quatre années d’une guerre formidable, qui rapprocha toute l’Europe de la révolution prolétarienne, le mot d’ordre de la dictature du prolétariat vint à son heure. Mais la dictature du prolétariat n’aurait jamais pu triompher en Russie en 1917, si le bolchévisme avait commis, dans son attitude à l’égard de la paysannerie, les erreurs grossières qui étaient le propre des partisans de la révolution permanente en 1905.

Quoi qu’il en fût, le Natchalo suivait une voie qui n’était rien que menchéviste. Et les menchéviks, faisant le bilan de la révolution de 1905, eurent à déplorer, non seulement la tactique des bolchéviks et la conduite du soviet de Saint-Pétersbourg, mais encore l’orientation de leur propre journal, le Natchalo, qui naturellement, avait à cette époque une forte influence sur le mouvement. De là leur explication de l’insuccès de 1905. La classe ouvrière avait donné dans le maximalisme, elle s’était laissé entraîner par des revendications irréalisables, elle avait suivi la route bolchéviste et s’était cassé le coup. Sa faute capitale avait été de ne pas restreindre son programme, de ne pas adapter sa tactique aux revendications de la « société » bourgeoise, d’être allée trop loin, d’avoir réclamé la journée de huit heures et posé nombre de revendications purement prolétariennes.

Causes de l’insuccès du mouvement de 1905

Les bolchéviks étaient d’un tout autre avis. Même si l’on admet, disaient-ils, que revendiquer la journée de huit heures fut alors une faute, il n’en reste pas moins que cette revendication était inévitable. Seuls, des fonctionnaires formalistes peuvent se représenter une révolution où des millions d’opprimés s’éveillant à la vie politique renonceront à leurs revendications et ne réclameront pas ce qui leur tient à cœur. Si à Saint-Pétersbourg et dans le monde entier il n’y avait pas eu alors un seul bolchévik, les masses ouvrières n’en auraient pas moins réclamé les huit heures et ne se seraient pas bornées à soutenir les « constitutionnalistes » bourgeois. D’ailleurs, en fait, cette revendication n’était pas une faute : elle devait être formulée. La classe ouvrière russe comptait alors une huitaine de millions d’hommes. Elle s’était levée, elle ne pouvait évidemment pas ne pas mettre à l’ordre du jour ses revendications fondamentales de classe. Elle a été vaincue, mais un temps viendra où les revendications de 1905 triompheront. Telle était notre réponse aux menchéviks.

 A quoi le bolchévisme attribuait-il donc la défaite de la révolution de 1905 ? Il soutenait et soutient encore que l’insuccès de 1905 eut trois causes fondamentales.

 La première et la plus importante réside dans la conjoncture internationale. En fait, la révolution russe était et devait être un épisode de la lutte internationale. Chacun voit clairement aujourd’hui que notre révolution des années 1917-1920 est liée étroitement aux événements internationaux. Il n’en allait pas autrement pour celle de 1905. L’emprunt que Witte et Kokovtsev réussirent à obtenir des banquiers étrangers joua sans doute un rôle décisif. En outre, la bourgeoisie internationale, qui avait aidé le tsarisme de son argent, lui prêta également un appui moral et politique considérable. En ce temps-là, la bourgeoisie d’Europe Occidentale n’était pas aussi divisée que de nos jours ; elle constituait un tout beaucoup plus solide. La Russie tsariste entretenait les relations les plus amicales avec la France bourgeoise, et la fameuse alliance franco-russe était en réalité l’alliance des millions de baïonnettes du tsar avec les milliards de francs français. Et cette alliance, il faut le reconnaître, fut un moment extrêmement puissante. Mais la France ne fut pas la seule à fournir au tsarisme une aide considérable : presque tous les grands Etats occidentaux suivirent plus ou moins son exemple. Et quoique la défaite de la Russie tsariste dans la guerre russo-japonaise fût favorable à quelques groupes capitalistes isolés, l’ensemble du monde bourgeois d’Europe occidentale soutint le tsarisme sans réserve. En outre, certains politiciens bourgeois d’Occident aidèrent considérablement le tsarisme en intervenant dans la lutte qui se déroulait alors entre la monarchie et la bourgeoisie libérale et en s’efforçant de réconcilier le tsarisme avec les cadets, dont les chefs étaient partisans de l’union avec le capital européen. Il est aujourd’hui hors de doute que la bourgeoisie française et d’autres bourgeoisies étrangères jouèrent le rôle de courtiers et d’intermédiaires entre une partie de l’opposition russe et le tsarisme. Celui-ci sentait derrière lui la bourgeoisie des puissances les plus civilisées d’Europe. Telle fut la première cause de la défaite de la révolution de 1905.

 La deuxième fut l’inconscience de la paysannerie. Plékhanov avait dit en 1889 que la révolution ne pourrait vaincre que comme révolution ouvrière. Cette formule était juste en ce sens que la classe ouvrière doit avoir l’hégémonie, être la force fondamentale dans la révolution. Mais elle était incomplète. Il aurait fallu dire : la révolution russe doit vaincre comme révolution ouvrière, mais pour cela il est indispensable que la classe ouvrière arrive à entraîner la paysannerie à sa suite. Or, en 1905, elle ne le pouvait pas. Le soviet de Saint-Pétersbourg était composé uniquement de députés ouvriers. La paysannerie manifestait si peu d’activité politique qu’on ne pouvait songer à la faire largement participer au soviet. Si l’on se rappelle que, le 9 janvier 1905, les ouvriers de l’usine Poutilov croyaient encore au tsar et allaient à lui avec des icones, on comprendra l’état d’esprit qui devait régner dans la masse paysanne, dont l’expérience politique était encore moindre. C’est pourquoi l’armée, composée en majeure partie de paysans, aida en fin de compte le tsarisme à écraser les ouvriers insurgés. En une dizaine de mois (du 9 janvier au 17 octobre 1905), la classe ouvrière de Saint-Pétersbourg et des autres grandes villes de Russie acquit une expérience politique considérable et comprit ce qu’était la monarchie. Pour arriver au même résultat, il aurait fallu à la paysannerie et à l’armée paysanne un temps beaucoup plus long. Les mutineries de troupes, fréquentes de puis 1902, gardaient un caractère local et s’effectuaient sans programme révolutionnaire précis. Les premières manifestations du mouvement dans l’armée furent évidemment très significatives ; le soulèvement qui eut lieu dans la flotte de la mer Noire fut en particulier des plus symptomatiques. Pourtant, en 1905, le tsarisme avait encore bien en main l’armée et la paysannerie. Celle-ci, dans la révolution de 1905, n’était pas encore prête à devenir l’alliée fidèle du prolétariat : elle restait plus ou moins neutre, mais l’armée, composée presque entièrement de paysans, était plus disposée à se laisser entraîner par le tsarisme que par la révolution.

 Enfin, la troisième cause d’insuccès fut la trahison de la bourgeoisie. Les menchéviks étaient profondément dans l’erreur en prétendant que l’échec de la révolution incombait entièrement à la classe ouvrière, coupable, selon eux, d’avoir formulé des revendications excessives. En réalité, comme le soulignait les bolchéviks, la bourgeoisie, au moment décisif, abandonna la lutte pour conclure un arrangement avec le tsarisme. Elle accueillit avec joie la misérable concession qui lui fut accordée le 17 octobre. Dès ce moment, tout le camp libéral bourgeois fit volte-face contre le prolétariat. Strouvé, qui avait la spécialité des formules lapidaires, mit alors en circulation l’expression de « folie déchaînée » pour désigner le mouvement gréviste qui se déroulait sous des mots d’ordre prolétariens. La bourgeoisie libérale disait qu’un vent de folie soufflait sur le pays et qu’il fallait à tout prix apaiser l’orage, sans quoi la Russie disparaîtrait dans un effroyable cataclysme.

 En fait, elle avait un instinct de classe très sûr et calculait à merveille. Quand elle vit le tsarisme ébranlé venir à sa rencontre pour lui offrir un accord, elle tourna court vers la droite, trahit le mouvement libérateur et devint en fait l’alliée du tsar. Au début, elle avait cru que la classe ouvrière se sacrifierait uniquement pour assurer le triomphe d’une révolution bourgeoise ; mais, après octobre 1905, elle se convainquit de son erreur. Avec terreur elle s’aperçut alors que le prolétariat russe se préparait à jouer un rôle indépendant dans la révolution et s'apprêtait à lui porter un coup en même temps qu’au tsarisme. Epouvantée par le spectre de la révolution sociale qui se dressait devant elle, elle comprit que ses intérêts de classe exigeaient qu’elle s’alliât au tsarisme contre le prolétariat.

 Telles sont les causes fondamentales de la défaite de la révolution de 1905.

Les résultats de 1905

Quelles furent les conséquences de la révolution de 1905 ? Tout d’abord, un regroupement des forces de classe. La bourgeoisie devint définitivement contre-révolutionnaire. En France, en 1789, la bourgeoisie, dans sa lutte contre la féodalité et la monarchie, fut une classe révolutionnaire. En Russie, en 1905, elle joua un rôle d’opposition plus ou moins marqué. Il fut un temps où, en partie tout au moins, elle recherchait l’alliance de la classe ouvrière. On connait les tentatives de Strouvé, Tougane-Baranovsky et autres pour arriver à un accord avec notre parti. Milioukov vint à Londres trouver Lénine, pour lu rendre hommage comme au chef des ouvriers et lui proposer une collaboration sur des bases déterminées. Il fut un temps où toute l’opposition bourgeoise, par haine du tsarisme, inclinait vers la coopération avec la classe ouvrière, espérant en secret que celle-ci deviendrait son instrument docile et tirerait pour elle les marrons du feu, comme ç’avait été le cas en 1848 en Allemagne et ailleurs. Mais plus le mouvement ouvrier manifestait son caractère de classe, plus la bourgeoisie se détournait du prolétariat, comprenait bien que, si mauvais que fût le tsar, il valait toujours mieux pour elle que la victoire de la classe ouvrière. Quand elle fut obligée de constater que la classe ouvrière avait acquis une expérience politique suffisante, qu’elle ne suivait plus les Gapone, mais son parti, qu’elle avait son programme, qu’elle revendiquait les huit heures et instituait son soviet, elle commença à faire machine en arrière et devint très vite une classe nettement contre-révolutionnaire. L’apparition du soviet des députés ouvriers de Saint-Pétersbourg joua un rôle décisif dans son évolution. Elle comprit qu’elle avait dans cette assemblée un ennemi extrêmement dangereux. Elle sentit que le soviet était le futur gouvernement ouvrier, c’est-à-dire un organe de classe du prolétariat dont elle ne pourrait jamais se rendre maître. Et elle commença alors à évoluer rapidement vers la réaction. Kautsky, qui, à cette époque, était encore marxiste, comprit parfaitement que la bourgeoisie russe était devenue une classe contre-révolutionnaire. Aussi, de 1906 à 1908, s’éleva-t-il vigoureusement contre les menchéviks russes, qui continuaient de fonder leur tactique sur l’alliance avec la bourgeoisie.

 Ainsi, le premier résultat de la révolution de 1905 fut le passage de la bourgeoisie russe au camp de la contre-révolution. La seconde conséquence fut le réveil indéniable de la paysannerie, arrachée à son sommeil séculaire. Si le mouvement de 1905 ne triompha pas il posa en tout cas la question agraire dans toute son acuité, comme le montra l'apparition des premiers comités agraires. A la première et à la deuxième Douma, les représentants des paysans, qu’ils appartinssent au parti des Troudoviks (travaillistes) ou à la droite, prononcèrent des discours révolutionnaires enflammés. Chaque fois qu’ils avaient à parler de la terre, c’est-à-dire du sujet qui leur tenait au cœur, les députés paysans devenaient éloquents, et, consciemment ou non, s’exprimaient dans une langue nettement révolutionnaire.

 Ainsi, le deuxième résultat de la révolution de 1905 fut de développer considérablement la con,science des masses rurales. Alors que la bourgeoisie se tournait vers la réaction, la paysannerie, elle, commença à évoluer vers la gauche.

La formule « 1847 ou 1849 ? »

Maintenant, que va-t-il advenir ? La révolution est-elle terminée ? Telles furent les questions qui, en 1906, se posèrent devant le parti. Des discussions s’engagèrent. Traversons-nous, disait-on, une année 1847 ou bien une année 1849 ? En d’autres termes, sommes-nous à la veille d’une révolution de 1848 ou bien au lendemain d’une révolution plus ou moins manquée comme celle de 1848 ? Comme on le sait, la révolution de 1848 se termina dans une série de pays par un avortement, un compromis, qui donna à la bourgeoisie les fruits de la victoire des masses révolutionnaires. Dans les milieux du parti on se demandait si l’année 1906 était pour la Russie l’équivalent de ce qu’avait été 1847 pour l’Allemagne et une grande partie de l’Europe, ou si, au contraire, elle correspondait à l’année 1849. Autrement dit, 1906 était-il le prélude d’une nouvelle période de batailles, ou bien marquait-il, comme 1949, l’achèvement des combats les plus importants et le commencement du déclin révolutionnaire ? Sur ce terrain et autour de cette formule : « 1847 ou 1849 ? » une discussion très âpre s’engagea entre bolchéviks et menchéviks.

 Les bolchéviks soutenaient que 1906 équivalait à 1847, que

La révolution n’était pas terminée, que les problèmes objectifs qu’elle avait posés n’avaient pas encore reçu de solution décisive et que, tôt ou tard, la vague révolutionnaire enflerait à nouveau. La paysannerie, disions-nous, n’a pas obtenu la terre. Les revendications des ouvriers n’ont pas été satisfaites. Ouvriers et paysans forment l’immense majorité du pays. Ainsi les problèmes posés par la révolution ne sont pas encore résolus. Peut-être le tsar et Stolypine étoufferont-ils la révolution pour un temps, mais de nouveaux combats sont inévitables. Ce qui s’est passé en 1905 n’est que combats d’avant-postes ; les grandes batailles sont encore à venir.

 Les menchéviks avaient, évidemment, un autre point de vue. Nous suivons maintenant, disaient-ils, la route suivie par la Prusse après son insuccès partiel de 1848 ; le tsar demeure, nous aurons une monarchie constitutionnelle, il faut nous adapter à cette réalité. De là découlait leur mot d’ordre : rendre à tout prix le parti légal, ou, comme nous disions ironiquement, ramper dans la légalité.

 Ce point de vue des menchéviks était compréhensible. Ils avaient une bonne fois estimé que la révolution était terminée, qu’il n’y aurait plus de luttes, que la Russie entrait dans une période de calme et qu’elle se développerait à la manière prussienne. Par suite, il était clair que le parti devait renoncer à l’action clandestine, devenir légal, même en rognant sur son programme, s’adapter aux nouvelles conditions de vie et instaurer des rapports normaux avec la monarchie et les partis bourgeois.

Bolchéviks et menchéviks s’unissent

Telles étaient les deux plates-formes, celles des bolchéviks et celle des menchéviks, vers le printemps de 1906. A cette époque, sous la pression des masses, les états-majors bolchéviste et menchéviste furent obliger de s’unir. C’est là, dans l’histoire de notre parti, un épisode intéressant au plus haut point.

 En somme, les masses obligèrent deux ou trois fois bolchéviks et menchéviks à se réconcilier. Il n’y a là rien d’étonnant. En 1917 encore, on pouvait entendre ces paroles : « Pourquoi faire la scission ? Plus nous saurons, mieux cela vaudra. Et si l’on ajoute au bolchévik le menchévik et le socialiste-révolutionnaire, la victoire sur la bourgeoisie et le tsarisme est assurée. » Ainsi raisonnaient beaucoup d’ouvriers, et même des membres du parti, qui n’avaient pas l’expérience de la lutte politique.

 Quoi qu’il en soit, un fort mouvement en faveur de l’unification commença en 1905. Dans beaucoup de localités il se forma des comités fédératifs de bolchéviks et de menchéviks, qui fondèrent des organisations communes et dirigèrent ensemble la lutte. En fin de compte, le Comité Central bolchéviste fut amené à s’unir au Comité d’Organisation menchéviste. C’est également sous la pression des masses que fut convoqué le congrès d’unification du parti, qui eut lieu à Stockholm en 1906. A ce congrès, la principale divergence qui séparait bolchéviks et menchéviks consistait dans l’appréciation de la situation d’alors. Les bolchéviks affirmaient : Nous avons été battus dans la première mêlée révolutionnaire, mais une autre révolution vient qui tranchera les problèmes posés et non résolus par 1905. Les menchéviks, au contraire, déclaraient : Vous êtes des utopistes, des songes-creux. Vous ne voulez pas reconnaître que nous sommes en 1849 et non en 1847. Nous sommes battus à plate couture et la révolution russe est morte. La Russie entre dans la voie de la monarchie constitutionnelle et le parti doit suivre maintenant le chemin frayé par la social-démocratie européenne.

Victoire de la tendance menchéviste

Au congrès de Stockholm, la victoire resta aux menchéviks. Dans tout le pays, la défaite de 1905 avait suscité une dépression sensible parmi les ouvriers, et aussi parmi les membres du parti, dépression inévitable après l’insuccès du soulèvement de décembre et l’arrestation des membres du soviet de Saint-Pétersbourg. C’est là la raison pour laquelle les menchéviks réussirent à obtenir au congrès de Stockholm une majorité (d’ailleurs insignifiante) et dicter au parti leur tactique. Lorsque la question de l’insurrection armée fut posée, ils présentèrent, sous une forme diplomatique, une résolution qui l’écartait. Puis ils firent adopter le programme agraire Maslov-Plékhanov, qui était également dirigé contre la révolution et dont la réalisation aurait abouti à faire passer, au moyen des organes municipaux (zemstvos), la terre aux paysans les plus aisés. Enfin, les menchéviks décidèrent de participer aux élections à la première Douma d’Empire et d’avoir une fraction social-démocrate.

La tactique des bolchéviks

Il ne restait plus aux bolchéviks qu’à soumettre, puisqu’ils étaient en minorité et que les ouvriers demandaient l’unité. En réalité, le congrès d’unification ne réalisa aucunement l’union des bolchéviks et des menchéviks. Au Comité central, on prit – comme nous disions alors – quelques uns de nos camarades comme otages. Mais en même temps, au congrès même, les bolchéviks formèrent un Comité central spécial, qui était en somme un organe irrégulier au sein du parti. Cette période, où nous étions en minorité au C.C. et au Comité de Saint-Pétersbourg et où nous devions dissimuler notre travail révolutionnaire fractionnel, fut pour nous très pénible. Souvent deux secrétaires, l’un bolchévik, l’autre menchévik, se méfiant l’un de l’autre, passaient leur temps à se surveiller mutuellement. En somme, on avait deux partis en un seul.

 Parmi les documents de ce temps qui reflètent le mieux la lutte des bolchéviks et des menchéviks, on peut citer la brochure : Compte-rendu du congrès de Stockholm aux ouvriers de Saint-Pétersbourg, écrite par Lénine, qui avait été à Stockholm le délégué des ouvriers petersbourgeois, ainsi que la brochure : La victoire des cadets et les tâches du parti ouvrier.

Continuation de la polémique « 1847 ou 1849 ? »

Après le congrès de Stockholm, suivi d’une période de domination menchéviste et de décroissance de la révolution, la polémique sur la question « 1848 ou 1849 ? » reprit de plus belle. Vous voyez à quel point vous vous êtes trompés, nous disaient les menchéviks triomphants ; vous pensiez que la révolution n’était pas terminée et que de nouvelles batailles étaient imminentes. Pourtant il s’est déjà écoulé pas mal de temps depuis décembre 1905. (Maintenant également, les menchéviks se réjouissent en voyant que la révolution mondiale « prédite » par les bolchéviks traîne en longueur et, comptant les mois et les années, ne cessent de nous demander où est notre révolution socialiste universelle).

 La révolution suivante, il est vrai, n’eut lieu qu’au bout de onze ans, en 1917. Mais s’ensuit-il que les bolchéviks eussent tort ? Non. Ils s’étaient trompés dans les dates. Lénine s’était trompé en prédisant un nouveau soulèvement paysan pour la fin de l’été 1906. A vrai dire, nous supposions que les événements iraient beaucoup plus vite et nous ne pensions pas qu’une dizaine d’années avant la victoire de la classe ouvrière. Mais tout le monde s’est trompé sur les dates, même K. Marx, qui a pronostiqué à maintes reprises la proximité de la révolution mondiale. Tout révolutionnaire sincère, on le comprend, a tendance à voir la réalisation de ses vœux dans un avenir prochain. En tout cas, notre jugement d’ensemble était juste : la révolution n’était pas achevée, ses tâches objectives n’étaient pas accomplies, le prolétariat et la paysannerie n’avaient pas été satisfaits, de nouvelles luttes étaient inévitables, on ne suivrait pas la voie de la Prusse, mais la voie russe, on s’acheminait vers de grands bouleversements sociaux. Or, ces prédictions-là devaient se réaliser, ce dont on ne tarda pas à se rendre compte.

 Le congrès de Stockholm coïncida avec le succès étourdissant des cadets aux élections de la première Douma d’Empire. La bourgeoisie libérale obtint un grand nombre de sièges au Parlement, où elle eut la prépondérance. Elle fit élire à la présidence de la Douma le fameux Mouromtsev. Le parti cadet était le premier à la Douma et ses chefs, Nabokov et autres, y étaient les orateurs les plus écoutés. En sommes, les élections furent une grande victoire pour le parti libéral, qui s’intitulait alors « constitutionnel-démocrates » ou, par abréviation, cadet [1]. Cette victoire était un événement politique important et il s’agissait de savoir comment notre parti allait réagir en l’occurrence.

« Ministère responsable » (cadet)

Le C.C. menchéviste, qui dirigeait alors le parti ouvrier, fut enthousiasmé de la victoire des cadets. Il considérait qu’une ère nouvelle commençait en Russie et que le triomphe du parti constitutionnel-démocrate, confirmant ses vues, aiderait le pays à résoudre dans le calme la question agraire et quelques questions fondamentales. Partant de là, les menchéviks lancèrent le mot d’ordre : « Ministère cadet » ou, comme on disait alors : « Ministère responsable », c’est-à-dire ayant à répondre de ses actes non devant le tsar, mais devant la Douma. C’est en somme la formule classique de tous les parlements bourgeois.. Le ministère, en principe, est responsable devant le Parlement, et, en fait, devant une poignée de banquiers. Les menchéviks, qui depuis longtemps rêvaient du parlementarisme « européen », considéraient le mot d’ordre : « Ministère responsable » comme l’expression achevée de la stratégie marxiste.

 Aussitôt qu’ils eurent lancé ce mot d'ordre, ils entreprirent une agitation effrénée dans les quartiers ouvriers en faveur de l’idée d’un ministère responsable. Comme on le voit, ils étaient logiques, conséquents avec eux-mêmes : alors déjà, ils cherchaient une formule pour le soutien de la bourgeoisie. Mais l’affaire tourna très mal pour eux : ce mot d'ode perdit les menchéviks et nous permit de conquérir la majorité à Saint-Pétersbourg. Je me souviens que le quartier usinier de Viborgskaïa Storona était alors entièrement menchéviste. Nous, bolchéviks, nous parvenions à peine à nous faire écouter des ouvriers. Mais dès qu’il fut question d’un ministère cadet responsable et qu’il devint clair comme le jour que la tactique menchéviste conduisait au soutien du ministère bourgeois, le tableau changea. A partir de ce moment, les menchéviks commencèrent à perdre usine par usine le quartier Viborgskaïa Storona. En outre, la conférence social-démocrate de la ville de Saint-Pétersbourg se prononça contre le mot d’ordre menchéviste. Cette conférence se tint en Finlande, où l’on était alors relativement libre. Je me rappelle qu’un samedi, sous les regards soupçonneux d’une nuée d’espions, nous prîmes à la gare de Finlande le train pour Térioki. La conférence y eut lieu pendant la journée du dimanche, et peu s’en fallut qu’il ne se produisit des rixes entre bolchéviks et menchéviks. En fin de compte, malgré la pression du C.C. menchéviste, nous réussîmes pour la première fois à conquérir la majorité à Saint-Pétersbourg. C’était là une victoire considérable, car Saint-Pétersbourg était alors le centre politique du pays. Le C.C. menchéviste ne put rien contre notre Comité de Pétersbourg, et les journaux ne se firent pas faute de plaisanter, disant que le petit P.C. bolchéviste (comité pétersbourgeois) avait battu le grand C.C. menchéviste.

Dissolution de la 1ère Douma

Bien que dominée par les cadets, la première Douma d’Empire dut donner un gage au mouvement révolutionnaire, et surtout au mouvement paysan encore très fort. Elle posa, assez mollement d’ailleurs, la question agraire, ce qui l’amena en conflit avec le tsar. La première Douma fut dissoute. Furieux, le parti cadet alla aussi en Finlande tenir sa conférence illégale. De là, il lança le célèbre appel de Viborg, dans lequel il invitait la population à ne pas payer les impôts. Ce geste n’était en fait que la répétition de celui des libéraux modérés de 1848, qui frondaient la monarchie, mais ne se décidaient pas à soutenir sérieusement le mouvement révolutionnaire et savaient d’avance que nul n’écouterait leur invitation à refuser l’impôt. La monarchie tsariste, évidemment, ne prit pas au sérieux l’appel des cadets, dont elle se borna à condamner les auteurs à une peine insignifiante : trois mois de prison.

 La dissolution de la Douma d’Empire ne fut qu’une petite brouille entre le tsar et la bourgeoisie libérale. Elle fut vite oubliée et, dans la deuxième Douma, des relations d’assez bon voisinage s’établirent entre les deux parties. Une fraction de la bourgeoisie libérale se mit à célébrer Stolypine.

Le congrès de Londres de 1907

C’est dans ces circonstances que se tint à Londres le cinquième congrès de notre parti. On discuta longuement sur le nom qu’on lui donnerait. Nous, bolchéviks, comptant le congrès spécial que nous avions tenu à Londres en 1905, nous considérions celui de Stockholm comme le quatrième et celui de Londres 1907 comme le cinquième. Mais les menchéviks ne reconnaissaient pas notre troisième congrès et ne voulaient pas considérer celui qui se tenait comme le cinquième ; ils proposaient de l’appeler simplement « congrès de Londres ».

 A ce congrès étaient présentées trois nouvelles organisations : la social-démocratie polonaise, la social-démocratie lettone et le Bund qui, on s’en souvient, était sorti en 1903 de notre parti. Dans les questions de tactique, ces trois organisations étaient en majorité avec les bolchéviks. Et ainsi, grâce à l’arrivée de ces trois détachements, et bien que la révolution fût en décroissance, nous eûmes à Londres la majorité. Majorité faible sans doute, tenant parfois à deux voix, mais majorité tout de même. Les menchéviks s’accrochaient désespérément à la direction et il nous fallu mener une lutte acharnée pour leur enlever et libérer le parti de leur emprise.

 C’est au congrès de Londres que fut posée pour la première fois dans notre parti la question du parlementarisme révolutionnaire. La discussion se déroula principalement entre Tséretelli, menchévik membre de la deuxième Douma, et Alexinsky, alors bolchévik et député des ouvriers de Saint-Pétersbourg au Parlement. (Monarchiste rallié aux « wrangeliens », Alexinsky, maintenant encore, signe : « Député à la Douma d’Empire des ouvriers de Saint-Pétersbourg ».)

 Puis une vive discussion s’engagea sur l’attitude de la bourgeoisie libérale dans la révolution et sur le caractère de la révolution en général. Cette discussion, qui prit des proportions considérables, fut menée par les meilleurs théoriciens et les orateurs les plus talentueux des deux fractions. Les menchéviks furent représentés surtout par Plékhanov, et les bolchéviks, par Lénine et Rosa Luxembourg qui, dans notre parti, représentait les ouvriers polonais et avait en outre un mandat spécial du C.C. de la social-démocratie allemande pour le congrès de Londres. Les discours de Lénine et de Rosa Luxembourg nous apparaissent encore aujourd’hui comme des modèles d’analyse politique. A cet égard, la discussion qui eut lieu à Londres n’a pas vieilli le moins du monde, car elle portait sur la question fondamentale du rôle de la classe ouvrière russe dans la révolution. Le prolétariat devait-il se borner à servir d’auxiliaire à la bourgeoisie ou jouer un rôle indépendant dans la révolution ? Telle était la question que devait résoudre le congrès.

 Sur les questions essentielles (caractère contre-révolutionnaire de la bourgeoisie russe, nécessité du rôle dirigeant du prolétariat dans la révolution) ainsi que sur celle du congrès ouvrier (les menchéviks avaient proposé de réunir un congrès ouvrier sans-parti, voulant par là affaiblir le rôle de l’avant-garde du parti), les bolchéviks au congrès de Londres obtinrent une majorité considérable. Mais à l’élection du C.C., ils réunirent à grand-peine une très faible majorité.

Le C.C. élu au congrès de Londres

Le C.C. élu par le congrès de Londres ne nous donnait qu’une majorité des plus instables. Les menchéviks y avaient comme représentants : Martinov (aujourd’hui rallié au P.C.R.), N. Jordania (ex-président de la république menchéviste de Géorgie, maintenant dans l’émigration blanche à Paris), Goldman-Gorev (qui a abandonné actuellement les menchéviks) et Noé Ramichvili (membre du gouvernement menchéviste géorgien, se signala par sa férocité envers les ouvriers ; maintenant à Paris). Les représentants des Polonais étaient Tyszko (fusillé dans sa prison peu après le meurtre de K. Liebknecht et de Rosa Luxembourg) et Varski (aujourd’hui membre du P.C.R.) ; ceux du Bund, Abramovitch et Lieber (actuellement réactionnaires avérés) ; ceux des bolchéviks, Lénine, Zinoviev (c’était alors la première fois que j’étais élu au C.C.), I. Goldenberg (qui, défensiste pendant la guerre, revint ensuite au bolchévisme), Rojkov (littérateur bolchéviste) et enfin feu Doubrovinsky et A. Téodorovitch (maintenant au commissariat de l’Agriculture). Les Lettons étaient représentés par Rozine (bolchévik) et Hermann qui, partisan de la conciliation, votait tour à tour pour les menchéviks et pour les bolchéviks.

 On se représente quelle politique stable pouvait résulter d’une telle cohabitation des menchéviks et des bolchéviks dans le C.C. Les bolchéviks s’en rendaient compte et ils s’efforcèrent au congrès de Londres même d’élire leur « Centre » occulte. Nous collaborerons au C.C. ; disions-nous,, et nous supporterons par devoir une situation pénible ; mais le véritable travail sera fait par notre Centre bolchéviste. Il était clair, en effet, que notre mariage forcé avec les menchéviks ne serait pas de longue durée.

 Ainsi le congrès de Londres donna la victoire théorique aux bolchéviks et enleva aux menchéviks le pouvoir dans le parti. Mais le C.C. ne nous appartenait pas entièrement, la situation restait des plus instables et nous dûmes créer une organisation spéciale pour notre fraction.

 A peine étions-nous revenus du congrès de Londres que la deuxième Douma fut dissoute. La fraction parlementaire social-démocrate fut arrêtée sous l’inculpation de complot, et l’on monta contre elle un procès qui se termina par le bagne pour plusieurs députés. Nous entrâmes dans une période d’illégalité. Nos journaux furent interdits. La bourgeoisie libérale, tout en protestant contre la dissolution de la Douma, ne songeait déjà plus à courir à Viborg pour y lancer des appels. Elle restait tranquillement à Saint-Pétersbourg et se contentait de prononcer de temps à autre, par acquit de conscience, des discours d’opposition ou de faire de l’esprit à propos des « cravates » de Stolypine, c’est-à-dire des cordes de potence. Au fond, elle était en grande majorité pour la constitution Stolypine.

La 3ème Douma

La deuxième Douma dissoute, la monarchie se préoccupa d’en convoquer une troisième, après avoir toutefois « légèrement » modifié la loi électorale. La nouvelle loi restreignait considérablement le droit de suffrage des paysans. Quant aux ouvriers, il était impossible de rien leur enlever, car leurs droits électoraux étaient à peu près inexistants. Ces mesures étaient compréhensibles. Jusqu’à la deuxième Douma, l’autocratie avait mis son espoir dans le moujik. Pobiédonostsev lui-même, le plus rotors des monarchistes, comptait sur le « bon sens » du paysan qui, se disait-il, croyait au tsar et ne marcherait jamais contre le « petit père ». Mais la deuxième Douma montra que les paysans, eux aussi, commençaient à s’émanciper. C’est pourquoi la nouvelle loi électorale, sous une forme habile il est vrai, les privait en somme du droit de vote. Aux élections du premier degré chaque paysan continuait à avoir le droit de vote. Mais ce droit était purement fictif. Les élus paysans devaient passer par le crible des pomiestchiks, qui avaient la majorité et élisaient le moujik qui leur plaisait. Ainsi, entre la deuxième et la troisième Douma, la monarchie perdit toute confiance en la paysannerie, en même temps que cette dernière perdait sa foi au tsar.

 Fallait-il participer à la Douma d’Empire, qui visiblement allait être sous la coupe des pires réactionnaires ? Telle était la question qui se posait au parti. Des désaccords sérieux s’élevèrent à ce sujet parmi les bolchéviks. La majorité des dirigeants se prononçait pour le boycottage de la Douma, espérant provoquer un mouvement analogue à celui de la Douma de Bouliguine. Une lutte acharnée se déroula dans le groupe bolchéviste. Lénine, avec quelques adeptes, défendit la participation, mais la masse des bolchéviks était contre lui. On lui reprocha d’évoluer vers la droite en conseillant aux ouvriers d’entrer dans l’assemblée archi-réactionnaire que serait la troisième Douma. Lénine répondait que la troisième Douma serait une « écurie », mais que l’intérêt de la classe ouvrière exigeait néanmoins que nous y siégions. En 1905, on pouvait compter que la révolution allait éclater d’un jour à l’autre et nous permettre de balayer le tsarisme et la Douma Boulyguine. En 1907, la corrélation des forces n’était plus la même et il était clair que la monarchie durerait encore quelques années. Notre boycottage n’empêcherait pas la troisième Douma de se réunir. Nous devions nous préparer à une période de réaction renforcée. La Douma serait une écurie, mais nous pourrions y être de quelque utilité à la classe ouvrière en utilisant la tribune parlementaire pour faire parvenir notre voix au pays. Finalement, le point de vue de Lénine triompha dans le parti, qui décida de participer aux élections à la Douma.

Discussion sur l’utilisation des possibilités légales

Une discussion s’éleva sur l’utilisation des possibilités légales. Le parti était presque complètement illégal. Ses députés à la deuxième Douma était au bagne et il ne lui restait que de rares foyers légaux : quelques syndicats et clubs ouvriers, ainsi que la troisième Douma, où les ouvriers pourraient faire entrer quelques hommes pour crier la vérité au peuple par-dessus la tête des Cent-Noirs. La discussion sur l’utilisation des possibilités légales mit les bolchéviks dans une situation assez critique. Si à ce moment la tendance antiléniniste avait remporté une victoire durable, notre parti se serait transformé en secte. Notre travail dans les syndicats ne donnait pas des résultats suffisants, car nous avions laissé passer le moment favorable. Pendant un temps la tendance antisyndicale eut le dessus dans la fraction bolchéviste. « Pourquoi aller dans les syndicats ? disait-on. Notre affaire, c’est le parti. Nous resterons dans l’illégalité, nous y travaillerons. Pour ce qui est des organisations professionnelles, que les menchéviks y siègent ! » C’était là une grosse faute et qui nous coûta cher. Jusqu’en novembre 1917, les menchéviks eurent la majorité dans les syndicats et ce n’est qu’après la révolution que nous réussîmes à la leur enlever. La pensée fondamentale de Lénine était qu’il nous fallait rester liés aux masses ouvrières, ne pas nous borner à l’action clandestine, ne pas nous transformer en un cercle étroit. Si les ouvriers étaient dans les syndicats, nous aussi devions y être. Si nous pouvions envoyer à la Douma tsariste ne fût-ce qu’un homme, il fallait le faire : il dirait la vérité aux ouvriers et nous répandrions son discours par des tracts. Si l’on pouvait être utile aux ouvriers dans un club ouvrier, il fallait y entrer. Nous devions utiliser toutes les possibilités légales pour ne pas nous détacher des masses ouvrières, pour vivre leur vie et ne pas devenir de simples propagandistes se bornant à débiter des lieux communs sur la révolution. Les ouvriers, disait Lénine, ne goûte guère les péroreurs. Ils veulent que le parti se fonde en quelque sorte avec eux, qu’il soit à leurs côtés aux moments difficiles, qu’il s’occupe des questions de leur vie courante, qu’il reste dans les syndicats, les coopératives, les clubs, partout où il y a des ouvriers organisés.

 C’est grâce à l’immense autorité dont jouissait Lénine, bien qu’il fut en minorité, que la fraction des bolchéviks se décida à participer à la troisième Douma d’Empire. Nous réussîmes à avoir quelques députés entre autre Polétaïev, qui plus tard joua un rôle considérable dans l’organisation de la Zviesda et de la Pravda.

 Cette discussion dans la fraction bolchéviste est importante ; nous aurons à y revenir dans notre étude de l’otzovisme.

Le liquidationnisme

En même temps que les bolchéviks se divisaient en partisans et adversaires de l’utilisation des possibilités légales, un courant qui reçut le nom de « liquidationnisme » prenait naissance chez les menchéviks.

 Plusieurs chefs menchévistes estimaient qu’il était nécessaire, comme ils disaient, de liquider l’action clandestine, c’est-à-dire d’abandonner l’organisation illégale, de s’adapter au régime du 3 juin [2], d’édulcorer le programme du parti, afin de le rendre acceptable pour la monarchie tsariste, de reconnaître une fois pour toute que la révolution était finie et de devenir un parti social-démocrate au sens « européen » du terme.

 Le représentant le plus brillant de cette tendance n’était autre que notre actuel compagnon d’armes, notre cher camarade Larine. Il était alors menchévik-liquidateur forcené, ce qui ne l’empêche pas maintenant de se poser de temps à autre en représentant de la « gauche » du bolchévisme. Il fonda à Saint-Pétersbourg une petite revue légale, la Régénération, que Stolypine tolérait intentionnellement. Son groupe de menchéviks-liquidateurs, qui comprenait entre autres Iéjov, Potressov et Lévitsky, fut surnommé par Lénine « parti ouvrier stolypinien ». Les liquidateurs fondèrent ensuite une seconde revue scientifique, la Nacha Zaria, à laquelle collaborèrent Martov, Dan, Potressov et, pendant un certain temps, Trotsky. Ils se moquaient de notre organisation illégale.

Dans n’importe quelle ville, écrivait Larine, il n’est pas difficile de grouper quelques cercles de morveux, mais les gens intelligents ne se confineront pas dans l’action clandestine.

 Les liquidateurs boycottèrent notre comité central. Leurs leaders Mikhaïl, Romane, Youri, tous trois membres du C.C., déclarèrent qu’ils ne se sentaient aucun goût pour nos enfantillages, qu’ils n’assisteraient pas aux réunions de notre Comité central, qu’il fallait dissoudre toutes les organisations illégales, qui avaient fait leur temps, et constituer un parti social-démocrate analogue à ceux qui existaient en Europe. Martov et Dan, qui se trouvaient à l’étranger, gardaient une attitude modérée, afin de ne pas perdre la position qu’ils occupaient dans notre parti. Et c’est ainsi qu’ils établirent, comme disait Lénine, une certaine « division du travail » : Potressov, Iejoj, Lévitsky, Larine et leurs compagnons s’installèrent à Saint-Pétersbourg, d’où ils bombardèrent ouvertement le parti illégal ; quant à Martov et Dan, ils restèrent dans l’appareil illégal du parti à l’étranger pour le saboter du dedans.

Les « liquidateurs » et la bourgeoisie. Le mouvement liquidateur fut vigoureusement soutenu dans toute la Russie par la bourgeoisie libérale. Alors que nos militants légaux étaient poursuivis et arrêtés, les menchéviks avec leurs syndicats avaient l’appui de la Riétch [3] et de la bourgeoisie libérale, ils travaillaient légalement dans les clubs et s’installaient dans les journaux professionnels. Les libéraux et les monarchistes étaient ouvertement favorable aux liquidateurs, espérant qu’ils décomposeraient notre parti commun et démoraliseraient l’avant-garde de la classe ouvrière.

 A partir de 1908, le mouvement revêt des contours très nets, et le terme de « liquidationnisme » acquiert droit de cité. Beaucoup de vieux ouvriers menchévistes passent alors au groupe de la Nacha Zaria, dirigée par Potressov, et deviennent liquidateurs. A chaque pas, le reniement impudent s’étale. On traîne dans la boue le passé du parti, on qualifie l’action illégale de sottise et d’inconscience et l’on commence à prêcher l’adaptation au régime stolypinien. Ainsi, à côté du parti libéral, on a le « parti ouvrier stolypinien ».

 Les liquidateurs avaient pris comme principal mot d’ordre la liberté de coalition et cherchaient à faire accroire que les bolchéviks en étaient adversaires. Les bolchéviks, évidemment, étaient pour la liberté de coalition, mais ils disaient que la classe ouvrière n’obtiendrait pas cette liberté de la monarchie tsariste. Les menchéviks-liquidateurs étaient revenus à la théorie des droits partiels en vogue au temps des économistes. De même que les économistes, vers 1898, déclaraient qu’il fallait, au début, se borner à présenter des revendications partielles à l’autocratie et ne pas lancer le mot d’ordre du renversement du tsarisme, de même les liquidateurs remplaçaient la lutte révolutionnaire contre la monarchie tsariste par des revendications partielles (liberté de presse, etc.) dans le cadre de l’autocratie.

 Finalement la scission entre les bolchéviks et menchéviks devint complète, les premiers continuant de mettre en tête de leur programme la révolution, les seconds proposant des réformes dans le cadre de l’Etat monarchique. Les menchéviks dégénérèrent en réformistes avérés, les bolchéviks restèrent des révolutionnaires. Qui veut la liberté de coalition, disions-nous aux ouvriers, doit renverser le tsar, qui ne l’accordera jamais. Qui veut la liberté de coalition, répondaient les menchéviks, doit renverser le parti illégal, s’adapter au régime actuel et devenir un social-démocrate.

Les menchéviks-partiitsi

Outre ces deux groupes fondamentaux du menchévisme, dont l’un, dirigé par Martov, restait dans le parti pour le désagréger, et dont l’autre, ayant à sa tête Potressov, s’intitulait ouvertement liquidateur, il y en eut un troisième dirigé par Plékhanov. Revenant à ses premières amours, Plékhanov se rangea du côté du parti révolutionnaire illégal et constitua un groupe distinct, celui des menchéviks-partitsi. Il collabora à l’organe central illégal du parti, le Social-Démocrate, dont les rédacteurs étaient Lénine et moi pour les bolchéviks, Varski pour la sociale-démocratie polonaise, Martov et Dan pour les menchéviks. En qualité de menchévik-partiitsi, il écrivit une série d’articles étincelants pour défendre le parti illégal. Les menchéviks se mirent à le plaisanter et à dire qu’il avait attendu la vieillesse pour se faire le « barde de l’action clandestine ». Mais Plékhanov ne s’en émut pas, car, à la différence de beaucoup de menchéviks, il s’était, dans sa vie, presque toujours comporté en révolutionnaire.

 Qu’on me permette de rapporter à ce propos un trait que j’ai recueilli dans l’Histoire de la social-démocratie russe de Martov et qui contribuera à mettre en lumière la physionomie de Plékhanov. Au début de 1905, quand la lutte contre le tsarisme était particulièrement violente, Plékhanov se prononça nettement pour la terreur.

 Il fut un moment, écrit Martov, où Plékhanov lui-même qui pourtant avait toujours été adversaire des méthodes terroristes, posa au Conseil du parti la question d’un accord avec les socialistes-révolutionnaires au sujet d’actes terroristes, qu’il considérait comme rationnels dans la situation d’alors. L’accord ne fut repoussé que grâce à un ultimatum de Martov et d’Axelrod, qui menacèrent de quitter le Conseil et d’en appeler au parti. Les éléments bolchévistes du parti, eux aussi, inclinaient de plus en plus vers la terreur, mais, dans l’ensemble, le parti y resta opposé.

 Cet épisode montre que Plékhanov, en tout cas, n’était pas un doctrinaire figé. Il combattait la terreur, lorsqu’il voyait qu’elle désagrégeait le parti et nuisait à la lutte de masse ; mais quand il vit approcher le moment décisif, il jugea nécessaire de la mettre à l'ordre du jour.

Plékhanov « barde de l’action clandestine »

Au cours des pénibles années 1909, 1910 et 1911, Plékhanov rendit des services inappréciables au parti en se faisant le « barde de l’action clandestine ». Il nous soutint dans notre organe littéraire illégal, puis dans notre organe légal, stimulant la partie bolchéviste de la fraction parlementaire et nous aidant énergiquement dans la lutte contre ceux qui enterraient le parti illégal. Son appui était d’une extrême importance étant donné l’état d’esprit qui régnait alors, et qu’on a peine à se représenter aujourd’hui. Après l’écrasement de la révolution, alors qu’un grand nombre de nos militants avaient dû passer la frontière et que la démoralisation se faisait partout sentir, il n’était pas d’organisation locale où il n’y eût un provocateur ; on se surveillait, on se craignait les uns aux autres, personne n’avait confiance en son voisin. La pornographie fleurissait dans la littérature, la mentalité de Sanine [4] pénétrait dans les milieux intellectuels révolutionnaires. La Douma d’Empire était devenue le rempart de la pire réaction. Le parti s’effritait en petits groupes voués à l’impuissance, en même temps que les liquidateurs chantaient le De profundis du parti illégal. Et c’est alors que Plékhanov, qui faisait autorité parmi les menchéviks, se mit à combattre vigoureusement les liquidateurs. Son appui fut des plus précieux parmi les bolchéviks, qui soutenaient l’idée d’un parti illégal.

 C’est dans l’adversité que se reconnaissent les chefs véritables. Et c’est à cette époque, pénible entre toutes, que Lénine se révéla vraiment comme un chef supérieur. En ces jours de dépression, d’apostasie et d’effondrement où personne ne croyait à la révolution et au parti, il dut seul – ou presque – défendre l’idée du parti par la parole, par la plume et par l’action.

 Ainsi, à cette époque, les menchéviks étaient divisés en deux camps principaux : les liquidateurs avec Potressov et Larine et les partiitsi avec Plékhanov. Il existait en outre un troisième courant intermédiaire, qui, dirigé par Martov et Dan, se rapprochait beaucoup de celui des liquidateurs. Parmi les bolchéviks, les deux tendances qui avaient surgi à propos du boycottage de la troisième Douma étaient devenues plus accentuées et plus générales : deux camps s’étaient constitués : les partisans et les adversaires de l’utilisation des possibilités légales.

 Vers 1909, la lutte revêtit chez les bolchéviks un caractère assez aigu. Au début de la troisième Douma, nous avions discuté pour savoir s’il fallait y participer. Maintenant, la tendance du boycottage s’était cristallisée en une fraction et avait un nom spécial : l’otzovisme. Le groupe bolchéviste s’était divisé sur trois questions : otzovisme, ultimatisme, déisme, dont il est nécessaire de donner une explication détaillée. Commençons par l’otzovisme.

L’ « otzovisme »

Une partie des bolchéviks et des organisations locales, et même pendant un certain temps le Comité régional de la Russie Centrale, se prononcèrent pour le rappel [5] des députés social-démocrates de la troisième Douma. Selon eux, un révolutionnaire véritable n’avait rien à faire dans la Douma tsariste, qui était une institution archi-réactionnaire. Ceux qui y étaient entrés étaient devenus des liquidateurs et avaient renié la révolution. L’utilisation des possibilités légales était irréalisable dans la situation d’alors et un bolchévik digne de ce nom n’avait rien à faire dans un syndicat ou dans un club ouvrier fonctionnant sous la surveillance de la police. Considérant comme erronée et opportuniste l’utilisation des possibilités légales préconisée par Lénine, les otzovistes accusaient ce dernier et ses adeptes d’évoluer vers la droite, de ne plus croire à la révolution.

 C’était là une tendance extrêmement dangereuse et qui servait les liquidateurs. Les otzovistes étaient dirigés par Stanislas Volsky (intellectuel moscovite ; devint menchévik pendant la révolution d’octobre, puis garde blanc avéré) et Alexinsky. Ils étaient plus ou moins soutenus par A. Bogdanov (philosophe et économiste ; publia après la révolution de février une brochure défensiste ; a quitté maintenant le parti) et Lounatcharsky. Le malheur était que, par haine de la Douma tsariste et des liquidateurs, un certain nombre d’excellents ouvriers révolutionnaires soutenaient l’otzovisme.

Dans le journal de la fraction bolchéviste, le Prolétaire, rédigé par Lénine, Kaménev et moi, nous appelions les otzovistes des « liquidateurs de gauche », montrant que leur idée, extérieurement révolutionnaire, ne tendait rien moins qu’à nous détacher des masses ouvrières et de leur lutte quotidienne. Les menchéviks désiraient précisément que nous quittions les syndicats et la Douma d’Empire et que nous nous écartions des milieux ouvriers. Ils auraient été heureux de nous voir nous renfermer dans de petits cercles étroits et nous écarter complètement de la vie politique. Je le répète, l’otzovisme était très dangereux, et si nous ne l’avions pas combattu énergiquement, le parti ne serait pas devenu un parti de masse.

 La force du bolchévisme est d’avoir su, à toutes les étapes de son dur chemin, se lier à la masse et répondre non seulement aux questions fondamentales de la révolution, mais à toutes les questions quotidiennes de la vie ouvrière. Manquant trop souvent de cette souplesse, les jeunes partis communistes qui se constitue actuellement dans les autres pays ont tendance à se transformer en sectes ; ils se replient sur eux-mêmes et délaissent les masses, comme ça été un moment le cas pour le parti italien. Sous ce rapport, ils répètent les erreurs de l’otzovisme, erreurs qui, sous leur forme actuelle, ont été supérieurement analysées et vigoureusement combattues par Lénine dans La Maladie infantile du communisme.

L’ « ultimatisme »

Le mot « ultimatisme » vient de ultimatum. Reprochant à Lénine de donner dans l’opportunisme, un certain nombre de bolchéviks, très influents alors constituèrent une fraction distincte : celles des ultimatistes. Cette fraction était dirigée par A. Bogdanov [6], auteur d’une Economie politique, A. Lounatcharsky , Pokrovsky, et quelques autres camarades en vue. Elle était également soutenue par Gorki, qui était alors tout à fait « à gauche ».

 A vrai dire, la différence entre l’otzovisme et l’ultimatisme était très légère. Au lieu du rappel immédiat et sans condition des députés social-démocrates de la Douma, les ultimatistes voulait qu’on commençât par exiger de ces derniers un changement radical de leur tactique ; ceux qui ne se soumettraient pas à l’ultimatum devraient quitter le parti. C’était l’otzovisme sous une forme quelque peu atténuée. Ne comprenant pas que la parole révolutionnaire lancée de la tribune d’un parlement archi-réactionnaire aurait un grand retentissement dans toute la Russie, les ultimatistes voulaient, au moyen de leur ultimatum, obliger nos députés à se retirer de la Douma. Ils jouissaient d’une grande influence dans la fraction bolchéviste ainsi qu’à notre Comité central. Pratiquement, ils faisaient toujours front unique avec les otzovistes.

Le déisme

Enfin, il existait parmi les bolchéviks une troisième tendance, appelée « déisme », et représentée principalement par Lounatcharsky et M. Gorki. Elle trouva son expression dans un certain nombre d'articles de Lounatcharsky et dans les Confessions de Gorki.

 Tout en se défendant de croire au Dieu banal, usuel, les déistes se fabriquaient une divinité spéciale, presque marxiste, et, par là, payaient tribut aux tendances religieuses de l’époque. En ce temps-là, la décomposition qui suit inévitablement les lourdes défaites se faisait sentir dans tous les domaines de la science et de la littérature. L’épanouissement de la pornographie allait de pair avec celui du mysticisme et de la religiosité. Cette atmosphère spéciale ne fut pas sans influer sur quelques uns des esprits les plus raffinés de notre parti et, entre autres, sur Gorki et Lounatcharsky. Ces derniers tentèrent, quelque étrange que cela puisse paraître, de marier leur déisme avec l’otzovisme. Ayant rassemblé dans les organisations une vingtaine d’ouvriers des plus doués, ils les emmenèrent dans l’île de Capri pour leur enseigner soi-disant le marxisme. Pratiquement, ils leur enseignèrent beaucoup moins le marxisme que le déisme et l’otzovisme. Leurs élèves étaient pour la plupart de très braves gens, dont beaucoup occupent aujourd’hui des postes importants dans notre République. Ils écoutèrent volontiers les leçons de marxisme et d’histoire littéraires de Gorki, mais ils ne mordirent guère à l’otzovisme. Et quand il fut question de déisme, l’instinct prolétarien se réveilla en eux et ils déclarèrent : « Non, pas de ça ! » Finalement la moitié d’entre eux, sous la direction de l’ouvrier Vilonov, s’enfuirent une belle nuit de l’île de Capri et allèrent rejoindre Lénine et les autres bolchéviks qui éditaient alors à Paris le Prolétaire. Après avoir passé un certain temps par notre école, ils retournèrent en Russie comme représentants de notre tendance.

 L’école de notre parti à l’étranger joua un grand rôle. A cette époque où le parti était réduit à rien, ce groupe de vingt ouvriers dirigeants fut une force, presque le Comité central de notre parti. Bogdanov et consorts essayèrent, sous le couvert d’une école du parti, de dresser leur fraction otzoviste-ultimatiste contre Lénine, mais leur tentative n’eut que très peu de succès. Notre groupe riposta en fondant une école ouvrière bolchéviste à Longjumeau, près de Paris. Cette école, dont les principaux organisateurs furent Ordjonikidzé et Schwartz, joua un rôle important dans la préparation de la conférence panrusse du parti à Prague et dans la restauration du parti bolchévik illégal.

Lutte contre l’otzovisme et les autres tendances anti-bolchévistes

Il nous fallut soutenir contre l’otzovisme, l’ultimatisme et le déisme une lutte acharnée, qui se termina par une scission dans la fraction bolchéviste. Nous fîmes venir une série de délégués de Saint-Pétersbourg, de Moscou et d’autres villes et nous convoquâmes à Paris une conférence bolchéviste, où nous exclûmes de notre fraction les déistes, ainsi que les Bogdanov et consorts. Ce moment de l’histoire du bolchévisme est des plus importants. (Pour plus de détails, voir la collection du journal le Prolétaire, où Lénine publia à ce propos une série d’articles étincelants, que l’on peut trouver maintenant dans ses Œuvres complètes.) La lutte fut extrêmement pénible, car nos adversaires comptaient parmi eux, des hommes jouissant d’une grande autorité dans le parti. Le bolchévisme ne fut définitivement constitué qu’après cette lutte contre la « gauche ». Nos adversaires nous reprochaient notre alliance avec Plékhanov. Mais elle était entièrement justifiée, et maintenant encore nous faisons front unique avec les plékhanoviens pour la défense du matérialisme. Lounatcharsky et Bogdanov, eux, étaient en philosophie les adversaires de Marx, et Bogdanov était et est encore un partisan d’Ernst Mach, dont la philosophie n’a rien de commun avec celle de Marx (ce que Lénine a démontré dans son ouvrage sur l’empiro-criticisme). Si nous fîmes alliance avec Plékhanov, ce fut, je le répète, pour défendre le matérialisme historique. Et le bolchévisme ne se constitua définitivement qu’après avoir combattu non seulement le « liquidationnisme » et le menchévisme, mais aussi les liquidateurs « de gauche » et les otzovistes. Ces derniers reprirent le titre de notre journal Vpériod ! (En avant !), qui paraissait en 1905, et éditèrent sous ce titre une revue. Les vpérédovtsi se proclamaient les seuls vrais bolchéviks et rangeaient les léniniens dans la droite.

 L’histoire de la lutte contre toutes les tendances est particulièrement précieuse pour ceux qui veulent se familiariser avec la base théorique du bolchévisme. Les bolchéviks n’ont jamais prétendu être plus « gauche » que n’importe qui au sens vulgaire du terme. Nous avons toujours repoussé et combattu résolument le « gauchisme » qui va jusqu’au déisme, jusqu’au futurisme. Et, dans cette lutte, les bolchéviks orthodoxes se sont trempés contre le réformisme dissolvant, aussi bien que contre l’idéalisme vague et l’otzovisme, qui n’était au fond que l’esprit d’aventure appliqué à la politique.

 La lutte pour la régénération idéologique du parti dura toute l’année 1909. La situation, je le répète, était extrêmement pénible. L’esprit révolutionnaire faiblissait chez un grand nombre de camarades. Notre parti s’émiettait en groupes, sous-groupes et fractions. Un petit groupe de conciliateurs, qui s’intitulaient bolchéviks-partiitsi, se détacha également des léniniens. Par ses hésitations, il fit beaucoup de tort au parti et servit considérablement les liquidateurs. Plusieurs de ses membres, comme M. Loubimov, se rallièrent dans la suite aux menchéviks défensistes ; les autres, comme Rykov et Sokolnikov, comprirent leur erreur et rejoignirent les bolchéviks léniniens. En ces temps, notre tâche fut de rassembler pierre à pierre les matériaux du parti, de préparer sa régénération et surtout de défendre les bases mêmes du marxisme contre tous ceux qui le dénaturaient.

 Cette période de l’histoire du bolchévisme est rude, mais glorieuse. Si le bolchévisme avait fait alors des concessions théoriques ou politiques à ses adversaires, il n’aurait pu jouer son rôle historique. Voilà pourquoi cette page de notre histoire mérite une étude attentive de la part de notre jeunesse, surtout à l’heure actuelle où surgissent, de-ci de-là, des théories qui rappellent sur bien des points celles de l’époque que je viens de décrire.

 La multiplicité des groupes, sous-groupes, fractions et tendances dans notre parti suscitait alors de nombreuses récriminations parmi les ouvriers, et souvent aussi les railleries de nos adversaires. A l’un des congrès de la social-démocratie allemande, le président actuel de la République allemande, Ebert, se moqua publiquement de nos « sempiternelles » divisions. Il fallut toute la clairvoyance et l’énergie de Lénine pour maintenir strictement la ligne du bolchévisme orthodoxe au cours de notre lutte contre ces innombrables groupes et fractions. Maintenant encore, il surgit de temps à autre, à l’intérieur et autour du parti, des groupes, des tendances, qui ne sont pour la plupart que des déviations petites-bourgeoises du léninisme et que nos jeunes camarades doivent savoir analyser, démasquer et combattre.

Notes

[1] Le mot russe qui signifie « constitutionnel » commence par un K (N. du Tr.)

[2] Le 3 juin 1907 avait été promulguée la nouvelle loi fixant le système des élections à la Douma d’Empire

[3] Organe des cadets (N. du Tr.)

[4] Nom du principal héros du célèbre roman d’Artsibaschev intitulé Sanine (N. du Tr.)

[5] Le mot « otzovisme » vient du mot russe « otziv », qui veut dire « rappel » (N. du Tr.)

[6] A. Bogdanov, qui, comme je l’ai dit, a maintenant quitté le parti, soutint les vues contre-révolutionnaires du groupe de la Rabotchaïa Pravda (Pravda ouvrière) et, pendant un an, essaya de faire triompher ses théories dans les « Centres de culture prolétarienne » (Préletkults) et les Facultés ouvrières. Vers 1908, il était l’un des dirigeants les plus influents du bolchévisme

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