1924

Source : — BIBLIOTHEQUE COMMUNISTE ; G. ZINOVIEV ; Histoire du Parti Communiste Russe ; 1926 LIBRAIRIE DE L’HUMANITE 120 RUE LAFAYETTE PARIS

zinoviev

Grigori Zinoviev

Histoire du Parti Bolchevik

31 mars 1924

 

SIXIÈME CONFÉRENCE

 Les années de la réaction stolypinienne furent extrêmement dangereuses, critiques même pour l’existence du parti. On peut hardiment affirmer qu’en cette période pénible, le parti, en tant qu’organisation panrusse, n’existait pas. Il s’était fragmenté en petits groupes isolés, où régnait l’abattement, conséquence de l’écrasement de la révolution. Dans une telle situation, la vie en commun dans le parti avec les menchéviks était grosse de dangers. Les liquidateurs soulignaient avec malveillance que le parti, comme tout, comme organisation d’ensemble, n’existait plus. Et tandis que chaque révolutionnaire dévoué au parti en concluait à la nécessité de travailler de toutes ses forces à le reconstruire, les menchéviks, au contraire, se réjouissaient de l’émiettement du parti et cherchaient à constituer une nouvelle organisation sans liaison idéologique avec l’ancienne. Pendant quelques années, une lutte sourde se poursuivit entre les bolchéviks et les liquidateurs. Comme nous l’avons dit, il ne manqua pas de groupes conciliateurs, qui s’efforçaient de trouver une ligne intermédiaire, de concilier les deux parties.

La conférence de Paris (1908)

La première tentative de conciliation eut lieu en décembre 1908, à la conférence panrusse du parti, réunie à Paris. Y assistaient tous les représentants du parti à l’étranger et une série de délégués des comités travaillant en Russie. Le groupe de Martov, qui tenait le milieu entre les menchéviks-partiitsi et les liquidateurs, était venu également à la conférence, pour y continuer de saper et de désagréger le parti. La fraction parlementaire avait été aussi invitée en la personne de Tchéïdzé. Mais celui-ci ne vint pas. Son abstention, volontaire, réfléchie, avait une sérieuse signification politique. Bien qu’entourée d’excuses diplomatiques, elle signifiait que la fraction de la Douma, dont Tchéïdzé était le chef, ne voulait pas reconnaître le parti et se considérait comme au dessus de lui. En d’autres termes, la fraction parlementaire montra une fois de plus, par cette attitude, ses sympathies pour les liquidateurs.

 La conférence de Paris adopta des résolutions, politiquement plus ou moins justes, mais condamnant, sous une forme très modérée, le liquidationnisme. La conférence et le Comité central d’alors (élu au congrès de Londres) désiraient rester en bons termes avec le groupe de Martov. Aussi ne pouvaient-ils déclarer franchement la guerre au liquidationnisme et se bornèrent-ils à lui opposer des formules théoriques. Ainsi, manquant de netteté, la conférence de Paris ne fut pas très utile au parti, d’autant plus que c’était le moment où la contre-révolution fleurissait, où Stolypine était à l’apogée de sa puissance et où, seule, une croisade contre le « parti ouvrier stolypinien » pouvait donner des résultats pratiques.

Dernière assemblée plénière du C.C.

Un autre essai de conservation de l’unité avec les menchéviks eut lieu au début de 1910 à l’assemblée du C.C. du parti à Paris. Ce fut la dernière assemblée plénière à laquelle participèrent bolchéviks et menchéviks, car les événements ultérieurs mirent fin à leur collaboration.

 Deux groupes de bolchéviks entrèrent alors en scène : les bolchéviks-conciliateurs, ou bolchéviks-partiitsi, et les bolchéviks intransigeants, qui s’intitulaient bolchéviks orthodoxes. Le premier groupe comprenait plusieurs camarades qui occupent aujourd’hui des postes importants dans le parti (Rykov, Sokolnikov, Vladimirov, Lozovsky, etc.). Son leader était Doubrovinsky [1], un des militants les plus dévoués et les plus remarquables, tant par son prestige personnel que par les immenses services qu’il rendit à l’organisation. En 1909-1910, alors que la nécessité de la rupture avec les menchéviks était déjà claire, Doubrovinsky commit la faute politique de s’accrocher à l’idée d’unité, persistant à affirmer qu’il fallait malgré tout collaborer avec les menchéviks. Son groupe fit bloc avec des éléments – les menchéviks-partiitsi – qui exploitaient l’idée de l’unité dans leurs buts personnels. Parmi ces derniers il faut ranger une partie des bundistes, Trotsky qui éditait alors à Vienne un journal ouvrier populaire, la Pravda, soutenant les liquidateurs, ainsi qu’une partie des social-démocrates polonais. Les menchéviks-golossistes [2], virtuoses de l’intrigue politique, se rendirent immédiatement compte de l’erreur des bolchéviks-conciliateurs et en profitèrent.

Doubrovinsky et ses partisans firent adopter une résolution affirmant la nécessité du travail en commun avec les menchéviks. Mais en même temps, on vota une résolution contre le liquidationnisme et l’otzovisme. Cette incohérence s’explique par le fait qu’on considérait alors les menchéviks-conciliateurs comme des frères qui se trompaient et qui, pour la plupart, se feraient désormais un devoir de conformer leur action aux décisions de l’assemblée plénière.

En somme, à cette assemblée, les léniniens obtinrent satisfaction sur toutes les questions de principe, mais toutes les décisions d’organisation furent en faveur des conciliateurs. Lénine et ses adeptes se rendaient parfaitement compte que c’était là une situation intolérable, mais ils étaient en minorité à l’assemblée et il ne leur restait qu’à se soumettre.

 Telle fut la dernière tentative de conserver l’ancienne unité avec les menchéviks. Mais cette tentative, qui avait trouvé son expression dans les résolutions doubles de l’assemblée plénière, échoua pour plusieurs raisons. Tout d’abord, un groupe de liquidateurs avérés travaillant en Russie (Romane, Mikhaïl, Youri), refusa, sous une forme provocante, de se soumettre à la décision de l’assemblée plénière ; en second lieu, Trotsky, malgré les décisions prises, se mit à soutenir encore plus ouvertement les liquidateurs, de sorte que les bolchéviks-conciliateurs se détournèrent de lui et que Kaménev quitta la rédaction du journal de Trotsky, où il avait été délégué par le C.C. ; en troisième lieu, Plékhanov engagea une lutte violente contre les résolutions « inconsistantes » de l’ « assemblée de conciliation » et, par là, renforça la position des bolchéviks léniniens. En même temps, le mouvement ouvrier en Russie commençait à se ranimer, ce qui aggrava encore les dissensions entre bolchéviks et menchéviks. Toute conciliation était désormais impossible. La tendance léninienne reprit de nouveau le dessus dans la fraction bolchéviste et, dès-lors, nous pûmes donner à notre travail toute son extension.

Les événements de la Léna. Renaissance du mouvement ouvrier

Peu de temps après l’assemblée plénière de Paris, le mouvement gréviste, timide au début, recommença en Russie. Les bolchéviks purent publier un peu de littérature légale, où, malgré les poursuites du gouvernement, ils opposaient les points de vue marxistes à ceux des liquidateurs. La grève de la Léna et les événements qui la suivirent inaugurèrent une période nouvelle pour le mouvement révolutionnaire russe. La réaction du 3 juin commença à décliner. Les pendaisons et les massacres de révolutionnaires avaient pour un temps étouffé le mouvement, mais, après les journées de la Léna, il devint clair que la classe ouvrière, plus forte que jamais, se levait de nouveau pour la lutte.

Le journal « Zviezda »

Nous réussîmes à créer notre premier journal légal après la défaite de la révolution : ce fut la Zviezda. Au début, c’était l’organe des bolchéviks et des menchéviks plékhanoviens. La direction effective était à l’étranger, d’où Lénine, Plékhanov et d’autres envoyaient des articles orientant l’activité du parti. A Saint-Pétersbourg se trouvait une rédaction officielle, formée de Polétaïev, ouvrier bolchéviste, membre de la Douma d’Empire, et du député Potrovsky, menchévik plékhanovien. La Zviezda fut d’abord très circonspecte et, comme elle était l’organe de coalition des bolchéviks et des plékhanoviens, sa ligne politique manquait forcément de netteté. Mais, très rapidement, elle se transforma en organe de combat du mouvement ouvrier renaissant. Elle se lia de plus en plus étroitement à ce mouvement et perdit progressivement son caractère coalitionniste. A la fin Plékhanov passa presque complètement à l’arrière-plan et la Zviezda devint définitivement notre organe de combat bolchéviste. Elle parut deux fois, puis trois fois par semaine.

Rôle et importance de la « Zviezda »

La Zviezda joua pour la génération d’ouvriers qui s’était assimilé l’expérience de 1905 le même rôle que celui qu’avait joué l’iskra pour la génération des travailleurs conscients dans les premières années du vingtième siècle. Elle rassembla sous son drapeau l’élite des ouvriers de Saint-Pétersbourg et de toute la Russie. Timidement d’abord, puis avec une hardiesse et une netteté grandissantes, elle mena une lutte impitoyable contre les liquidateurs, comme en son temps l’iskra contre les « économistes ». On n’y parlait plus le langage plus ou moins diplomatique de la fin de 1908 ou de l’assemblée plénière de 1910. La Zviezda était l’organe d’un groupe militant qui frappait à droite et à gauche, défendait vigoureusement sa ligne et poursuivait énergiquement son chemin malgré ses innombrables ennemis. Elle prépara l’apparition de la Pravda, qui surgit après la conférence de Prague.

La conférence bolchéviste de Prague

C’est à l’époque où la Zveezda devint l’organe de combat des bolchéviks-léninistes que se consomma la scission entre ces derniers et les menchéviks. Depuis la conférence de 1908, et surtout depuis l’assemblée plénière de 1910, nous étions résolus à ne plus collaborer avec les menchéviks-liquidateurs. Nous attendions le moment favorable pour rompre définitivement et créer notre organisation autonome sur la base du mouvement ouvrier en recrudescence.

 Au début de 1912, notre groupe jugea ce moment arrivé et convoqua à Prague une conférence, qui reconstitua notre parti, détruit après 1905. Cette conférence a un grand intérêt historique. Entre autres, y assistaient deux ou trois délégués partisans de Plékhanov, venus tout droit de Russie. Plékhanov lui-même n’avait pas voulu participer à la conférence, supposant « avec raison » qu’elle avait pour but la scission avec les menchéviks-liquidateurs, scission que, malgré tout, il aurait voulu éviter.

Composition et résultats de la conférence de Prague

A Prague, les bolchéviks étaient en écrasante majorité. A la conférence était représentée la nouvelle couche d’ouvriers bolchéviks qui s’étaient groupés et avaient mûri politiquement durant la période de contre-révolution de 1907 à 1911. On y vit, pour la première fois, Zaloutsky, Sérébriakov (qui travaille aujourd’hui au commissariat des Voies et Communications) ; Voronsky (rédacteur à la Kranaïa Nov) ; Ordjonikidzé (qui milite maintenant au Caucase) et une série d’autres camarades qui n’avaient pas participé à la révolution de 1905, ou qui alors étaient encore inconnus. Tous ces hommes représentaient une nouvelle génération de bolchéviks, grandie sous la contre-révolution, et il nous était très important de nous mettre en liaison organique avec eux, afin d’utiliser l’expérience qu’ils avaient acquise.

 La conférence de Prague, composée d’une vingtaine de délégués seulement et dirigée par Lénine, eut la hardiesse de proclamer que, seule, elle représentait le parti et de rompre une fois pour toutes avec tous les autres groupes et sous-groupes. Elle renversa le vieux Comité central et déclara : Le parti, c’est nous ; nous relevons l’étendard du parti bolchévik ; qui n’est pas avec nous est contre nous et nous combattrons avec acharnement tous ceux qui se refuseront à lutter contre les liquidateurs.

 La conférence de Prague élut un nouveau Comité central, qui eut comme président Lénine et, comme membres, feu Spandariane, Ordjonikidzé, Stassova, Staline, Zinoviev et Malinovsky (qui fut reconnu plus tard comme un agent provocateur).

 A l’étranger, parmi les émigrés, dont les neuf dixièmes étaient alors pour les menchéviks, la conférence de Prague fut accueillie avec des grincements de dents. Les menchéviks nous couvrirent d’injures, affirmant que nous étions des usurpateurs, que tous les bolchéviks auraient pu tenir sur le même canapé, que notre conférence n’avait qu’une importance passagère, attendu que personne ne la considérerait comme valable, et qu’elle n’aurait aucune influence sur le parti.

 Mais il n’en fut pas ainsi. Si toute l’émigration menchéviste était contre nous, nous avions avec nous la nouvelle génération des ouvriers révolutionnaires en Russie. Et la conférence nous permit de jeter un pont entre nous et les groupes ouvriers bolchévistes naissants et de fonder le parti sur de nouveaux principes.

Fondation de la « Pravda » de St-Pétersbourg

C’est à la conférence de Prague que fut émise l’idée de la création du quotidien la Pravda. L’un des plus ardents défenseurs de cette idée fut Voronsky. Son projet nous laissa d’abord sceptiques, car nous avions du mal à nous représenter que la parution d’un quotidien bolchéviste fût devenue chose possible en Russie tsariste. Néanmoins, on décida de faire une tentative et de mener une agitation en ce sens.

 Naturellement, la Pravda ne se fonda pas comme les autres journaux : elle vit le jour grâce aux gros sous des ouvriers et des ouvrières. L’afflux croissant des ressources financières nous servit de baromètre pour juger de la sympathie des ouvriers à notre égard. Nous fîmes une liste détaillée des groupes ouvriers qui souscrivaient à la Pravda et, aussitôt qu’un groupe avait versé, ne fût-ce que vingt kopeck, nous l’inscrivions sur notre liste. Lénine s’intéressait particulièrement à cette statistique.

 Au début, la Pravda fut aussi un organe de coalition, car elle avait comme collaborateurs des bolchéviks et des menchéviks-plékhanoviens. Mais bientôt les plékhanoviens, qui cherchaient à ménager la chèvre et le chou, furent, par la force des choses, éliminés de la Pravda, qui devint l’organe exclusif des bolchéviks léniniens.

La 4ème Douma

Sur ces entrefaites, arrivèrent les élections à la quatrième Douma d’Empire. Cette fois encore, une discussion s’éleva parmi les bolchéviks sur la question de la participation à la campagne électorale. Mais la polémique fut moins violente qu’au temps du premier choc avec les partisans du boycottage. La majeur partie des bolchéviks, sachant que nous devions utiliser les possibilités légales, reconnut qu’il fallait participer à la Douma.

 La loi électorale donnait aux ouvriers des dix plus grands gouvernements industriels un représentant par gouvernement. La procédure électorale était la suivante : les ouvriers devaient choisir des délégués munis de pleins pouvoirs ; ceux-ci, à leur tour, élisaient des représentants et, à l’assemblée du gouvernement, où ils disposaient d’une énorme majorité, les pomiestchiks et la bourgeoisie choisissaient un de ces représentants pour en faire un député. Ainsi, pour porter un bolchévik à la députation, il fallait arriver à ce que tous les représentants sans exception fussent bolchéviks, afin que les pomiestchiks fussent contraints de prendre un bolchévik.

 Ce fut là la tâche que les bolchéviks s’assignèrent et dont ils s’acquittèrent brillamment. Bien que les menchéviks eussent beaucoup plus de facilités légales, les bolchéviks conquirent la curie ouvrière dans les six gouvernements susmentionnés. Bon gré mal gré, les pomiestchiks et les capitalistes étaient obligés de choisir un bolchévik. Ils tentaient bien, il est vrai, d’écarter le représentant désigné par nous, mais alors tous les bolchéviks démissionnaient et, en fin de compte, celui que l’organisation voulait envoyer à la Douma finissait par passer. C’est ce qui arriva pour Badaïev, qui avait été élu par l’usine Alexandrevo, où il travaillait comme serrurier. Il passa à la Douma, bien qu’à l’assemblée générale les octobristes et les cadets eussent la majorité. C’est ainsi également que furent élus à la Douma : Pétrovsky (gouvernement d’Iekatérinoslav), Mouranov (gouvernement de Kharkov), Samoïlov (gouvernement d’Ivanovo-Voznessensk), Chagov (gouvernement de Kostroma) et Malinovsky (gouvernement de Moscou).

Le provocateur Malinovsky

Malinovsky était un vieux militant ouvrier, président de l’Union des métallurgistes. Depuis de longues années, il jouissait spécialement parmi les ouvriers de Saint-Pétersbourg, d’une très grande popularité. Aussi, quand il arriva à Prague comme délégué du groupe des militants syndicaux, nous l’accueillîmes à bras ouverts. Nous lui procurâmes une place dans une usine de la banlieue de Moscou et nous lui donnâmes l’ordre, de la part du Comité central élu à Prague, de se tenir tranquille toute une année, jusqu’aux élections, afin de ne pas se faire arrêter et de pouvoir entrer à la Douma d’Empire. C’est ce qui eut lieu.

 Dans la suite, on le sait, Malinovsky fut reconnu comme un agent provocateur. Il réussit à pénétrer dans la fraction de la Douma, au C.C. du parti, à la rédaction de la Pravda et à celle de Rabotchi Pout de Moscou, à la fondation duquel il prit la plus grande part. Néanmoins, en raison de la situation d’alors, la police tsariste ne retira pas de sa manœuvre tous les résultats qu’elle en attendait. Certes, Malinovsky nous fit assez de mal, car, grâce à ses indications, la Sûreté arrêta plus de cent de nos meilleurs militants. Mais à tout prendre, les calculs de l’Okhrana (Sûreté) furent déjoués, car Malinovsky, prisonnier des circonstances, dut faire à la Douma des interventions révolutionnaires. Comme les autres députés, il lisait souvent à la tribune des discours écrits à l’étranger par Lénine ou moi. Président du groupe des six bolchéviks de la Douma, il fut obligé, pour ne pas perdre son crédit, de nous aider dans notre travail.

 Mal équilibré, mais plein de talent, Malinovsky était une nature assez étrange. Descendant de nobles polonais, il avait commis dans sa jeunesse un délit de droit commun, ce qui le détermina à s’engager dans l’action illégale, où bientôt il se trouva pris dans les filets de l’Okhrana. Après avoir résigné son mandat de député, il se rendit à l’étranger et vint se présenter à nous. Le C.C. nomma une commission composée de Lénine, Zinoviev et Ganetsky pour faire la lumière sur les accusations portées contre lui. Cette commission reconnut à l’unanimité que rien ne permettait de soupçonner la loyauté politique de Malinovsky. Comme on le vit plus tard, la commission s’était trompée. Sentant qu’il n’allait pas tarder à être démasqué, Malinovsky, en 1914, s’engagea et fut envoyé sur le front. Il fut fait prisonnier et, comme le prouvent des nombreuses lettres envoyées par des prisonniers, il se livra parmi ces derniers à une propagande bolchéviste. Il est peu probable que, dans sa situation, il eût alors des raisons de continuer à jouer un double rôle. Après Octobre, il revint de lui-même en Russie, se remit entre nos mains, fut arrêté, transféré à Moscou, où il fuit condamné à mort et exécuté. Le fait que Malinovsky vint se livrer lui-même aux mains de la justice, alors qu’il était à peu près sûr d’être fusillé, semble montrer qu’il y avait en cet homme deux natures : celle du révolutionnaire et celle de l’agent provocateur, qui tour à tour prenaient en lui le dessus.

Scission de la fraction parlementaire

En même temps que nos six députés, il y avait à la Douma un groupe de sept menchéviks, élus surtout par la petite bourgeoisie du Caucase et dirigé par le fameux Tchéïdzé. Celui-ci, qui avait déjà été membre de la troisième Douma, avait acquis une certaine popularité et, au début de la révolution de mars 1917, il joua un rôle assez important. Lorsque, avec l’aide de la Pravda, nous provoquâmes la scission dans la fraction parlementaire, les menchéviks menèrent, parmi les ouvriers de Saint-Pétersbourg et de toute la Russie, une agitation effrénée sous le mot d’ordre de l’unité. Une fois de plus, ils exploitèrent ce mot d’ordre contre nous, spéculant sur l’attraction qu’exerce l’unité sur les ouvriers, qui parfois résonnent très simplement et se disent que plus on est, mieux cela vaut. La masse ouvrière a besoin de dures épreuves pour comprendre que, dans certaines situations, la scission devient un devoir sacré pour le révolutionnaire et qu’il est nécessaire de briser une vieille organisation devenue contre-révolutionnaire qui entrave la marche de la classe ouvrière. C’était le cas de l’organisation du parti dans les années 1908, 1909 et 1910. A Prague, en 1912, la scission avec les liquidateurs s’imposait et fut effectuée. Puis, en 1912 et au début de 1913, ce fut la scission entre la Pravda et le Loutch (le Rayon), entre les six bolchéviks de la Douma et les sept menchéviks dirigés par Tchéïdzé.

Le bloc d’août

Pour faire pièce à la conférence de Prague, les menchéviks, réunis à Vienne en août 1912 en conférence panrusse, y formèrent, ce qu’on a appelé le « Bloc d’août ». A cette conférence participaient les liquidateurs avérés, les menchéviks partisans de Martov et le groupe de Trotsky. Celui-ci collabora activement à la création du bloc. Il menait alors une campagne énergique contre notre Pravda bolchéviste, contre la scission à la Douma, et considérait qu’il fallait conserver à tout prix l’unité avec la fraction de Tchéïdzé. Le bloc d’août, qui réunit plusieurs groupes, se prononça nettement contre nous. Il déclara que la conférence de Prague s’était arrogé ses pouvoirs, condamna la scission commencée dans la fraction parlementaire et adopta une plate-forme liquidationniste.

Discussion sur les revendications partielles

L’année 1912 fut marquée également par un violent conflit sur les revendications partielles. Les bolchéviks, à leur conférence de Prague, dans la Zviezda et la Pravda, et par leur fraction parlementaire, défendirent alors les trois revendications fondamentales : république démocratique, journée de huit heures, confiscation des terres des pomiestchiks. A leur tour, les menchéviks et le Bloc d’août formulèrent leur programme, qui se distinguait radicalement du nôtre. A la base de leur agitation ils mettaient la revendication de la liberté de parole, de grève, de réunion et de coalition. Autrement dit, à la place du programme révolutionnaire bolchéviste, ils proposaient un programme de réformes ; à la place des revendications fondamentales, des revendications partielles. Les bolchéviks déclaraient n’avoir rien à objecter aux revendications partielles et être prêts à lutter pour tout ce qui pouvait améliorer tant soit peu le sort de l’ouvrier. Mais ils estimaient que toute agitation pour les revendications partielles devait être accompagnée d’une agitation pour les trois revendications fondamentales. Brièvement parlant, notre revendication principale était le renversement de l’autocratie, tandis que les menchéviks acceptaient la monarchie constitutionnelle et voulaient adapter le parti au régime Stolypine. Ainsi se trouvèrent en présence deux plateformes, fort différentes : celle de Prague et celle du Bloc d’août.

La question de la république démocratique

A maintes reprises, les bolchéviks ont réclamé la république démocratique. Mais il faut reconnaître que, dans cette question, il y a eu chez nous, de 1915 à 1917, un peu d’équivoque, un certain manque de netteté. Depuis 1905, nous considérions que la Russie allait droit à la dictature du prolétariat et de la paysannerie. Par suite, nous estimions que si notre révolution était victorieuse et balayait l’autocratie et qu’en outre elle coïncidât avec le début de la révolution en Occident, elle serait plus qu’une révolution démocratique, elle serait le début d’une révolution socialiste. Dans les thèses de Lénine, parue dans le Social-Démocrate en 1916, nous parlions toujours de révolution démocratique, tandis que la vague révolutionnaire commençait à monter. Plus tard seulement, voyant les profonds changements causés par la guerre impérialiste en Russie et dans le monde entier, ainsi que le développement formidable du mouvement ouvrier provoqué par la révolution de mars 1917, les bolchéviks formulèrent définitivement leur plate-forme : révolution prolétarienne socialiste, et parlèrent d’un nouveau type d’Etat, l’Etat soviétique. Il y eut un temps où bolchéviks et menchéviks posaient également la revendication de la république démocratique. Mais ce que voulaient les menchéviks, c’était la république bourgeoise ordinaire, tandis que les bolchéviks donnaient à cette revendication de la république démocratique un sens beaucoup révolutionnaire.

Evolution du bolchévisme

Cette évolution des conceptions bolchévistes, de 1905 à 1917, est indéniable. Elle n’alla pas sans des frictions, et même, à la veille d’Octobre, sans des désaccords dangereux. Trop longtemps plusieurs d’entre nous crurent que, dans notre pays rural par excellence, on ne réussirait pas à sauter d’un seul coup à la révolution socialiste. En 1917 encore, ces bolchéviks se bornaient à espérer que, si notre révolution coïncidait avec le début d’une révolution prolétarienne internationale, elle pourrait être le prélude d’une révolution prolétarienne. Ils ne comprenaient pas que la guerre de 1914 avait considérablement avancé l’heure du triomphe du socialisme. Cette guerre, il est vrai, faisait d’innombrables victimes, mais elle sapait les bases du capitalisme, détruisait son équilibre, rapprochait la révolution mondiale et permettait à notre parti de poser en Russie de façon concrète la question de la révolution prolétarienne. Cette marche des événements rendait inévitable l’évolution du bolchévisme dans le sens que j’ai indiqué.

 C’est en partie sur ces problèmes que portèrent les divergences de vue qui s’élevèrent dans notre C.C. immédiatement avant la révolution d’Octobre et aussitôt après. Une partie des bolchéviks (et j’étais du nombre) commit la faute énorme de continuer à considérer les menchéviks et, en partie, les s.-r. comme une fraction du mouvement socialiste, et non comme des ennemis de classe. Nous jugions les menchéviks et les s.-r. moins contre-révolutionnaires qu’ils ne l’étaient en réalité et, de cette appréciait on, nous tirions des conclusions profondément erronées, que Lénine combattit vigoureusement et avec raison. Au bout de quelques semaines nous reconnûmes notre erreur et le parti se retrouva plus uni que jamais.

Bolchéviks et liquidateurs

à la veille de la guerre de 1914. Qu’est-ce qui nous séparait du Bloc d’août ? Tout simplement le fait que nous étions pour un programme révolutionnaire, alors que nos adversaires préconisaient un programme de réformes, un compromis avec la monarchie constitutionnelle, car ils ne croyaient pas à la possibilité de la révolution. Ce qui nous séparait d’eux, ce n’était pas des divergences de vues sur le caractère de la révolution future, c’était le fait qu’ils ne désiraient pas la révolution, qu’ils ne la voulaient pas et qu’ils s’adaptaient à la monarchie constitutionnelle d’alors.

 Observant avec attention la route suivie par le prolétariat durant la guerre impérialiste, nous nous écartions peu à peu de la formule « Dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie » pour nous rapprocher de celle-ci : « Dictature du prolétariat ». Nous passions de la formule « Révolution démocratique intégrale » à la formule « Pouvoir des soviets et révolution prolétarienne », de la formule « Assemblée constituante » que nous défendions encore pendant l’été de 1917, à la formule « Pouvoir soviétiste ».

 Ainsi, vers la fin de 1912, après le Bloc d’août et les dures années de réaction, deux forces se dressaient l’une contre l’autre : d’une part, les bolchéviks, qui s’étaient remis de leurs pertes et avaient fondé un nouveau parti ; de l’autre, les menchéviks-liquidateurs, les conciliateurs et les partisans de l’unité à tout prix, qui, rassemblés sous le drapeau des revendications partielles, s'efforçaient de créer un parti légal adapté à la monarchie constitutionnelle.

 Que faisait pendant ce temps la classe ouvrière ? L’effervescence y était de plus en plus grande. Au début, le mouvement se manifestait par des grèves. En 1912 et 1913, Saint-Pétersbourg, Moscou et les autres centres ouvriers étaient le théâtre de grèves ininterrompues. On sentait que les ouvriers reprenaient conscience de leur force et tendaient leurs muscles. Ils saisissaient toutes les occasions de transformer une grève économique en grève politique.

 Les menchéviks prirent immédiatement position contre ce mouvement de grève, dont ils sentaient le danger. Leur journal, le Loutch, leur Bloc et la fraction Tchéïdzé s’élevèrent contre les ouvriers de Saint-Pétersbourg qui, disaient-ils, étaient en proie à la « passion de la grève ». Mais leurs articles ne portèrent pas les fruits qu’ils en espéraient : en les lisant, les ouvriers comprenaient où étaient leurs amis et leurs ennemis.

Victoire de la « Pravda »

La Pravda enlevait progressivement aux menchéviks les usines où ils avaient la majorité. Les ouvriers envoyaient à notre journal – sorte d’état-major et centre d’organisation – des dizaines et des centaines de lettres. Les assemblées syndicales et, en particulier, les élections au syndicat des Métaux et à la direction des Caisses d’assurances se déroulaient sous l’égide de la Pravda, qui présentait ses listes de pravdistes ou de « marxistes conséquents » défendant la « démocratie ouvrière » et les revendications « intégrales ». Dans leur journal, les menchéviks attribuaient leurs défaites continuelles à une vogue passagère de la Pravda dans la classe ouvrière de Saint-Pétersbourg et des principales villes de Russie. Ils ne comprenaient rien au nouveau mouvement révolutionnaire, ils l’attribuaient au hasard et se bouchaient les oreilles pour ne pas entendre le grondement qui montait des quartiers ouvriers.

 La Pravda fut l’objet de violentes répressions. On la suspendait, on lui infligeait des amendes pour chaque article, on arrêtait ses rédacteurs, ses collaborateurs et employés, à tel point que, pendant un certain temps, il lui fut même impossible de trouver un correcteur. Mais les héroïques travailleurs de Saint-Pétersbourg soutenaient la Pravda qui, en dépit des poursuites, se renforçait de jour en jour. Plus on la frappait, plus elle devenait chère aux masses ouvrières, qui, littéralement, réunissaient sou à sou l’argent nécessaire à son existence et au paiement des amendes, et infatigablement lui fournissaient de nouveaux rédacteurs voués à la prison. Toutes les ruses de la police (qui parfois montait la garde auprès de la typographie pour confisquer les premiers numéros) étaient déjouées, grâce à la vigilance et à l’énergie des ouvriers de Saint-Pétersbourg, qui avaient organisé supérieurement la distribution du journal. L’encre n’était pas encore séchée que déjà des centaines d’ouvriers, d’ouvrières et leurs enfants distribuaient sous le manteau la Pravda dans les fabriques et les usines. La Pravda était lue et commentée dans chaque famille ouvrière et une place d’honneur lui revient indubitablement dans l’histoire de notre révolution et du bolchévisme.

La guerre et la révolution

En 1913, et surtout au début de 1914, le mouvement ouvrier entra dans une phase nouvelle, passant des grèves aux manifestations et aux combats de rues. Dès le début de 1914, les premières barricades apparurent à Saint-Pétersbourg, et les grèves y prirent une ampleur et une impétuosité irrésistibles. Sans la guerre, nous aurions eu vraisemblablement, en 1915, des événements analogues à ceux de 1905, à cela près pourtant que, cette fois, la paysannerie aurait fait preuve de plus de maturité. Mais la guerre au début freina quelque peu la révolution, elle contribua dans la suite à révolutionner la Russie et nous permit de remplacer la formule « Révolution démocratique » par celle de « Révolution prolétarienne ».

 Au début de 1914, notre parti était le directeur de la classe ouvrière, au sens le plus large du mot. Il était alors illégal. Une fraction importante de notre Comité central se trouvait à l’étranger. Lénine et quelques autres bolchéviks, parmi lesquels Kroupskaïa, Kaménev et Zinoviev, allèrent se fixer à Cracovie, d’où ils dirigèrent la Pravda et la Zviezda et où ils maintinrent une liaison étroite avec la Russie par l’intermédiaire des camarades qui venaient de Saint-Pétersbourg à Cracovie pour conférer sur les questions importantes. En même temps, nous avions à Saint-Pétersbourg et à Moscou nos états-majors, travaillant légalement et illégalement. Il est difficile de dire quel était alors le nombre des membres du parti. La dernière fois que nous avions pu faire un recensement – c’était au congrès de Londres en 1907, alors que le parti était à moitié légal – nous avions trouvé à peu près 150 000 membres (toutes fractions réunies : bolchéviks, menchéviks, fractions nationales). En 1914, nous ne pouvions déterminer exactement nos effectifs, mais nous savions à coup sûr que nous avions pour nous la majorité des travailleurs organisés.

 Comme je l’ai dit, en 1914, les ouvriers commencèrent à passer à l’action directe. Les premières barricades apparurent peu avant la déclaration de guerre. La situation devint si critique que, vraisemblablement, notre fraction à la Douma allait être arrêtée tout entière, car avec Pétrovsky, Mouranov et Badaïev, elle était devenue un véritable foyer révolutionnaire. Badaïev avait déjà été arrêté à l’usine Poutilov et Pétrovsky dans le bassin houiller du Donetz, pour participation à des assemblées illégales. Tout cela montrait clairement que le mouvement révolutionnaire avait fait de grand progrès. Complètement impuissant, le Bloc d’août commença à se désagréger et à s’effriter ; peu à peu ses meilleurs éléments passèrent dans notre camp. Les menchéviks-liquidateurs, bien que disposant des hommes et des orateurs les plus populaires (comme Tchéïdzé à la Douma), n’avaient qu’une minorité infime dans la masse ouvrière.

La guerre et le parti

Telle était la situation au début de la guerre impérialiste. La guerre amena la destruction presque complète du parti. On commença par arrêter nos cinq députés à la Douma. (On ne toucha pas aux menchéviks). On les prit, avec d’autres camarades, à une réunion illégale dans un village des alentours de Pétrograd. On trouva sur eux l’appel de notre Comité central relatif à la guerre impérialiste, écrit par Lénine à l’étranger. Dans cet appel, nous lancions pour la première fois le mot d’ordre de transformation de la guerre impérialiste en guerre civile.

 Aujourd’hui, ce mot d’ordre semble tout naturel. Mais alors, il n’en était pas ainsi et, dans la IIe Internationale, on nous regardait comme des pestiférés. Lorsque nous proclamâmes la nécessité de transformer cette guerre en une guerre civile contre la bourgeoisie, on nous laissa clairement entendre que nous devions avoir « une araignée au plafond ». Nous nous adressâmes à l’homme « le plus gauche de la gauche » de la IIe Internationale, Robert Grimm, pour lui demander de faire imprimer quelques extraits de notre appel, mais il nous répondit avec la pitié que l’on a pour les déments qu’il ne pouvait publier des écrits qui partout seraient regardés comme le fruit du délire.

 Et quand nous eûmes l’audace de proclamer que la IIe Internationale avait fait faillite, qu’elle était morte, on se mit à nous montrer du doigt. L’Internationale jouissait alors d’une immense autorité, elle comptait, disait-on, 25 millions de travailleurs organisés. Certes, elle n’a pas réussi à empêcher la conflagration européenne, disaient alors les Kautsky, mais qu’y faire ! Elle est un instrument du temps de paix et non du temps de guerre, et, pendant la guerre, la lutte de classe doit être suspendue.

 Tous les socialistes s’entendaient alors pour s’accorder en quelques sorte une amnistie réciproque. La social-démocratie allemande n’avait qu’à soutenir son gouvernement, les socialistes anglais et français, le leur, et, quand la guerre sera finie, tous les socialistes du monde se rassembleraient, s’absoudraient réciproquement de leurs péchés et, après avoir versé une larme sur les millions de travailleurs exterminés, promettraient que cela ne se reproduirait plus. Et quand nous, bolchéviks, représentants du seul parti illégal de la IIe Internationale, nous déclarâmes que les leaders socialistes étaient des traîtres, que la IIe Internationale avait ignominieusement fait banqueroute, qu’elle avait trompé la classe ouvrière, on nous boycotta moralement et l’on fit contre nous la conspiration du silence.

 Si étrange que cela puisse paraître, ce furent des politiciens bourgeois qui accordèrent les premiers une attention sérieuse à nos interventions. Un professeur allemand publia à propos du manifeste précité et de la brochure Le socialisme et la guerre, une « savante » étude sur les bolchéviks. Il y déclarait qu’on ne pouvait pas, malgré tout, ne pas tenir compte de ce « phénomène », qu’il était facile de traiter ces gens-là de fous, mais qu’en réalité un courant nouveau était né dans le socialisme, dans le mouvement ouvrier international et que la bourgeoisie devait veiller au grain. Quoi qu’il en soit, la IIe Internationale appliqua contre nous la mesure de l’ostracisme ; elle fit le silence complet sur nos interventions et nos personnes, nous considérant comme des illuminés à la recherche d’un idéal chimérique.

Arrestation et procès des membres du C.C. à Pétrograd

Tant étaient fortes l’emprise de la social-démocratie et la pression de l’opinion publique que même des hommes comme Liebknecht, qui dès le début s’était prononcé contre la guerre, ne se décidaient cependant pas à voter contre les crédits militaires. On devine quel accueil, dans ces conditions, pouvait recevoir l’appel de notre Comité central. Deux de ses membres seulement, Lénine et Zinoviev, étaient à l’étranger. Les autres étaient emprisonnés ou déportés ; un certain nombre, comme je l’ai dit, av aient été arrêtés près de Saint-Pétersbourg et déférés aux tribunaux. Au cours du procès, certains de nos camarades manquèrent quelque peu de fermeté, mais la plupart de nos ouvriers, surtout Mouranov, Pétrovsky et Badaïev, eurent une attitude des plus courageuse. On lut au jury le journal de Pétrovsky, qui était tombé aux mains des gendarmes et qui constituait une preuve matérielle de la culpabilité de son auteur. Mais à quelque chose malheur est bon. Le journal de Pétrovsky montra aux ouvriers de tous les pays, qui s’intéressaient vivement à cette affaire, comment devait travailler au Parlement un député ouvrier. On y voyait comment Pétrovsky, au lieu de se livrer à des exercices oratoires à la Douma, concentrait presque toute son activité sur le travail illégal, sur l’organisation de réunions, d’assemblées et de conférences clandestines. Ainsi, sans négliger l’action légale, Pétrovsky donnait une grande part à l’action illégale. Le procès de la fraction parlementaire eut une grande portée et montra comment devait œuvrer un véritable bolchévik.

 A quelques exceptions près, tous les bolchéviks adoptèrent une position nettement internationaliste et antichauvine. Au contraire les menchéviks, sauf quelques-uns, étaient pour la guerre. Les s.-r. partageaient leur point de vue.

 La guerre, il va de soi, fut l’épreuve la plus sérieuse pour tous les partis, le nôtre y compris. Les bolchéviks sortirent avec honneur de cette épreuve et, jusqu’au bout, tinrent ferme le drapeau de l’internationalisme, montrant par là leur dévouement à la classe ouvrière. L’attitude des menchéviks et des s.-r. devant la guerre n’était pas fortuite : elle découlait de leur évolution antérieure. De la droite du marxisme légal, les menchéviks, par l’économisme et le liquidationnisme, étaient arrivés logiquement au défensisme et au social-chauvinisme. Les bolchéviks, eux, passèrent de l’iskra au bolchévisme, à l'anti-liquidationnisme, à l’internationalisme et au communisme.

Le front unique bourgeois-menchéviste

Il est intéressant de noter la rapidité avec laquelle se constitua le front unique de la bourgeoisie et des menchéviks. Voici par exemple ce qu’écrit à ce sujet Izgoïev, membre du Comité central du parti, cadet, ex-marxiste, « spécialiste » des questions ouvrières.

 Les forces historiques véritables se sont exercées et il est apparu qu’il n’y a pas de social-démocratie internationale opposé au monde bourgeois. Il n’y a que des partis ouvriers nationaux, dont les chefs s’intitulent social-démocrates.

 Ainsi, un des leaders les plus en vue du parti cadet déclare solennellement qu’il n’y a pas de social-démocratie internationale, mais seulement des partis ouvriers nationaux, dont chacun emboite le pas à la bourgeoisie de son pays.

 Piotr Ryss, leader non moins éminent des cadets, s’exprimait encore plus franchement. A cette époque, Rosa Luxembourg et K. Liebknecht, en internationalistes véritables, menaient campagne en Allemagne contre la guerre. La bourgeoisie russe, qui combattait alors la bourgeoisie allemande, aurait dû, semble-t-il, approuver jusqu’à un certain point cette campagne qui affaiblissait le kaiser. Mais elle comprenait que, à côté de ses intérêts passagers, il y avait ses intérêts fondamentaux de classe. Et quoiqu’elle eût avantage à ce moment à voir le kaiser affaibli par Luxembourg et Liebknecht, elle comprenait parfaitement que l’apparition du bolchévisme en Allemagne était pour elle une menace indirecte. Aussi Ryss écrivait-il :

 « Rosa Luxembourg et ses quelques partisans sont des gens qui n’ont pas le sentiment du devoir envers la patrie. Et si l’on veut regarder la vérité en face, ne point la voiler de phrases hypocrites, il faut dire que la conduite de la social-démocratie allemande est légitime et raisonnable, comme celle des socialistes de France, de Belgique, de Grande-Bretagne. Au contraire, Rosa Luxembourg et K. Liebknecht, objectivement, commettent une faute énorme et montrent qu’ils ne se rendent pas compte des conditions de temps et de lieu. »

 Ces paroles sont à retenir. La bourgeoisie russe, lorsqu’elle était en guerre avec la bourgeoisie allemande, déclarait que Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht étaient de tristes personnages, car ils manquaient à leur devoir envers la patrie. La bourgeoisie de Russie haïssait celle d’Allemagne et ne pouvait souffrir Guillaume. Mais elle n’oubliait pas que Luxembourg et Liebknecht, tout en affaiblissant ses adversaires, ouvraient la voie à l’internationalisme et, par là, étaient ses ennemis. Ainsi, immédiatement, elle se mit à soutenir la social-démocratie, c’est-à-dire les menchéviks.

 Les narodniki, dès le début, déclarèrent, eux aussi, par le truchement de Kérensky, qu’ils étaient pour la guerre. Kérensky prononça à la Douma un discours où il disait : « Nous sommes fermement convaincus que la grande bourgeoisie russe, unie à toutes les autres forces du pays, opposera une résistance acharnée à l’ennemi qui nous a attaqués. » Cette déclaration est extrêmement importante. Kérensky, à ce moment, posa en quelque sorte sa candidature au poste de ministre de la bourgeoisie.

Les comités industriels de guerre

Les menchéviks entraînèrent les ouvriers de Pétrograd dans les comités industriels de guerre. Organisés sous les auspices de Goutchkov, un des représentants les plus en vue de la bourgeoisie octobriste, ces comités avaient pour but de relever la production dans les usines et d’accroître ainsi les chances de victoire. Parmi les ouvriers de Pétrograd, une ardente discussion s’engagea. Fallait-il collaborer à cette entreprise bourgeoise ? En internationalistes conséquents, les ouvriers bolchévistes refusèrent de participer à ces comités, qui étaient des organes du gouvernement tsariste et devaient l’aider à faire la guerre. Les menchéviks, avec Gvozdiev, qui fut après la révolution de mars 1917 un des ministres du gouvernement de coalition, entrèrent dans les comités industriels de guerre. Chez les s.-r., à part quelques personnalités isolées comme Natanson, qui combattait les conceptions de Kérensky, personne ne s’opposa ouvertement au chauvinisme.

 Plékhanov fut le principal promoteur du social-chauvinisme russe, ce qui fut particulièrement pénible pour nous, car il jouissait d’une grande autorité dans la IIe Internationale et, malgré toutes ses fluctuations, d’une influence non moindre dans notre parti. Germanophobe et social-chauvin, il en vint même à déclarer que la Russie menait une guerre juste. Je suis un vieux révolutionnaire, disait-il ; vous savez que, depuis vingt-cinq ans, je lutte contre le tsarisme, qui n’a cessé de me persécuter. Eh bien ! je dis que la guerre que fait la Russie est juste et que, tant qu’elle durera, nous devons cesser la lutte contre le gouvernement russe.

 Le chauvinisme des menchéviks devint tel que Iordansky (alors chauvin enragé, aujourd’hui rallié au communisme) inséra dans le Sovrémiopnni Mir, qu’il dirigeait à cette époque, un article enthousiaste de Kleinbort, qui écrivait :

 « ;Comme par enchantement, l’incendie s’est éteint à Pétrograd et les grèves ont cessé à Moscou et à Bakou. Comprenant que l’heure était grave, les ouvriers ont voulu souligner que ce n’était pas le moment de se livrer aux luttes intestines. »

 Ces paroles constituent une véritable trahison à l’égard de la classe ouvrière, car elles l’invitent à suspendre toute lutte, même économique, contre les capitalistes.

 A la veille de la guerre, à Bruxelles, le Bureau de la IIe Internationale, sur l’initiative de son président, Vandervelde, avait tenu une conférence dont le but était de réconcilier dans le parti russe les tendances alors au nombre de sept. A cette conférence, la majorité avait voté une résolution condamnant les dissensions et en rejetant toute la faute sur les bolchéviks. En ce temps-là, nous n’étions pas encore sortis officiellement de la IIe Internationale et nous devions compter jusqu’à un certain point avec ses décisions. Mais nous ne nous soumettions qu’extérieurement ; en réalité, nous continuions à suivre notre ligne. Lorsqu’éclata la guerre, les sept tendances, sauf la tendance bolchéviste, furent pour le social-chauvinisme. Seuls, les bolchéviks défendirent le drapeau du parti et eurent à supporter tous les coups du tsarisme, qui punissait du bagne la plus légère manifestation d’internationalisme. Les dernières organisations légales du bolchévisme furent supprimées.

La conférence de Zimmerwald

Les premiers mois, il sembla que nous étions condamnés pour longtemps à la solitude. Ceux des membres du Comité central qui étaient restés à l'étranger commencèrent à travailler à l’union des internationalistes des différents pays.

 A la conférence de dont il fut un des initiateurs, Lénine représentait avec Zinoviev le Comité central de notre parti ; Martov et Axelrold représentaient le Comité d’organisation des menchéviks, et Trotsky son propre groupe. Les représentants du C.C., qui n’étaient qu’une faible minorité, organisèrent la gauche zimmerwaldienne, embryon de la future IIIe Internationale. Quelques camarades allemands, suédois et lettons se joignirent à nous. Tous les autres membres de la conférence furent contre nous.

 La majorité de la conférence se prononça contre la guerre impérialiste, mais aussi contre la guerre civile. Elle était formée de pacifistes, de social-démocrates bien intentionnés, qui ne voulaient pas trahir ouvertement la classe ouvrière, mais qui ne croyaient ni à la révolution prolétarienne, ni à la guerre civile et n’allaient pas plus loin que le vote contre les crédits de guerre et autres mesures analogues. Dirigée par Ledebour, cette majorité eut avec Lénine une violente discussion. Lénine, qui est émigré, a beau jeu à prêcher la guerre civile, disait Ledebour ; mais qu’il aille donc en Russie et qu’il nous montre ceux qui sont avec lui.

 Dans la IIe Internationale, on nous tenait pour des originaux ne représentant personne en Russie, et, sur la foi de Gvozdiev, Tchéïdzé et Kérensky, on croyait fermement que tous les ouvriers russes étaient pour la guerre. Peut-être les bolchéviks ont-ils raison, se disait-on ; mais ils sont isolés, ils n’ont pas les masses derrière eux, nul ne les suivra.

Lénine en Suisse

A Zimmerwald, nous fûmes en minorité. Et c’est avec une somme infime, ramassée sou à sou parmi les ouvriers allemands et polonais et nos groupes russes à l’étranger, que nous fondâmes la première cellule de la gauche zimmerwaldienne, qui édita en allemand la revue Vorbote (le Précurseur), où parurent d’excellents articles de Lénine, Roland-Holst et autres. Il avait d’abord été convenu que la rédaction du Vorbote serait composée de représentants des deux groupes : Roland Holst, Pannekoek et Radek pour le groupe hollando-polonais ; Lénine et Zinoviev pour le C.C. russe. Mais Radek, qui alors était encore assez loin d’être bolchévik, fit si bien qu’il nous élimina, Lénine et moi, de la rédaction du Vorbote. Après avoir réfléchi, nous consentîmes à rester simples collaborateurs du Vorbote et, au moyen de cette revue, nous commençâmes à grouper les révolutionnaires des différents pays.

 Il nous fallut alors travailler en Suisse, où la guerre ne sévissait pas. Ce petit pays, où la classe ouvrière était peu nombreuse, ne pouvait avoir d’influence notable sur la révolution prolétarienne mondiale. Le parti social-démocrate suisse était surtout petit-bourgeois. Vivant en Suisse, Lénine et moi nous y adhérâmes. Mais quand Lénine se mit à rassembler, pour les dresser contre la guerre, des groupes de la jeunesse ouvrière de Zurich, on demanda son exclusion du parti pour « propagande criminelle » contre la guerre parmi les jeunes. Durant les années 1915 et 1916, nous fûmes qu’une minorité insignifiante, qui s’efforçait de renouer les liens internationaux et de rester en contact avec le mouvement russe.

 A partir du second trimestre de 1916, nos relations avec la Russie devinrent plus suivies. Nous commençâmes à recevoir des lettres d’ouvriers et, peu à peu, nous nous rendîmes compte que la classe ouvrière était nettement contre la guerre. Malgré tous les obstacles, le Social-Démocrate, que nous éditions alors, et dont les articles ont été réunis dans Contre le Courant, pénétrait, à un petit nombre d’exemplaires il est vrai, en Russie, où il était lu à tel point qu’on le recopiait à la main. Ce journal joua un très grand rôle à cette époque.

Les voies du bolchévisme et du menchévisme

Le bolchévisme, qui posa pendant la guerre impérialiste les bases de notre tactique internationale, prouva qu’il n’avait pas travaillé en vain pendant vingt-cinq ans dans la classe ouvrière et que, depuis la période du marxisme légal jusqu’à la fin de la guerre, il était resté fidèle à son idée. Evidemment, il lui arriva de faire des faux pas, mais sa ligne fut toujours celle de la tactique révolutionnaire communiste.

 Les menchéviks également ont eu leur ligne, mais elle va du marxisme légal à l’économisme, puis au liquidationnisme et au social-chauvinisme. Il y a là aussi une continuité, mais c’est la continuité du réformisme petit-bourgeois. La guerre impérialiste, qui fut une crise menaçante pour toute l’humanité, et pour le mouvement ouvrier en particulier, eut pour effet de fixer définitivement les tendances politiques. Dans le socialisme international, trois tendances se formèrent : le social-chauvinisme, l’internationalisme communiste et la tendance Kautsky, la « tendance du centre », à laquelle appartint un certain temps Martov et qui se subdivisa elle-même en deux fractions : le centre droit et le centre gauche, auquel Trotsky appartint un moment.

La tendance centriste

Nous considérons comme très dangereuse cette tendance centriste et nous la combattîmes de toutes nos forces. Les chauvins sincères, comme Plékhanov, qui déclarait que le tsar menait une guerre « juste », agissaient ouvertement. Leur tactique n’était pas très dangereuse, car il était certain que les ouvriers la perceraient à jour et s’en éloigneraient d’eux-mêmes. La tendance centriste, qui avait pour elle presque tous les représentants influents de la IIe Internationale, adversaires acharnés de la scission avec les social-chauvins avérés, était bien plus dangereuse. C’est pourquoi, quand la social-démocratie allemande se scinda, notre Comité central considéra cet événement comme très important, car il comprenait que l’idée d’unité, pesant sur la classe ouvrière allemande, enlevait toute force à ceux de ces groupes qui voulaient se soulever contre la guerre.

 Ainsi, depuis l’assemblée plénière de 1910, nous avions une organisation distincte de celle des menchéviks. Durant toute la guerre, de 1914 à 1917, nous agîmes séparément. Dans l’ensemble, les menchéviks soutenaient le carnage mondial, approuvaient l’activité des comités industriels de guerre et faisaient bloc avec la bourgeoisie cadette. Quant aux bolchéviks, ceux d’entre eux qui avaient été jetés hors de Russie rassemblaient en un petit noyau les représentants de la gauche zimmerwaldienne, les futurs représentants de l'Internationale communiste. Ceux qui étaient restés en Russie luttaient contre les comités industriels de guerre et le social-chauvinisme et s’efforçaient de réunir et d’organiser les ouvriers pour la révolution prolétarienne.

L’emprise du social-chauvinisme

Le chauvinisme n’épargna pas les ouvriers russes. Un seul fait suffirait à le montrer : pendant les premiers mois qui suivirent la révolution de mars 1917, l’immense majorité des ouvriers de Pétrograd même était du côté des s.-r. et des menchéviks. La guerre fut un puissant instrument aux mains de nos adversaires. Proclamant « la patrie en danger », la bourgeoisie arriva, par l’intermédiaire de la IIe Internationale, à infecter de chauvinisme la jeune classe ouvrière russe, pourtant animée de l’esprit révolutionnaire. Les ouvriers de Pétrograd, qui en 1914, une semaine avant la guerre, construisaient des barricades contre le tsarisme, furent, pendant plusieurs mois après la révolution de mars 1917, pour les s.-r. et les menchéviks, c’est-à-dire pour les social-chauvins. Voilà pourquoi le parti bolchévik qui, bien qu’en minorité pendant la guerre, a marché résolument contre le courant et mené les ouvriers à la victoire d’Octobre, a rendu un immense service au prolétariat.

 La révolution de mars 1917 et surtout la révolution d’Octobre et le rôle qu’y a joué le parti demanderait une dizaine de conférences. Je ne puis les faire. Je conduis mon exposé – d’ailleurs très schématique et incomplet – jusqu’à la révolution de mars 1917. Je n’ai presque rien dit de la vie économique de la Russie pendant l’époque que je vous ai retracée. C’est évidemment une grande lacune. Je me suis borné à l’histoire de notre parti au sens étroit du mot ; je n’ai même pas donné l’histoire détaillée de la révolution. Ma tâche était seulement de vous aider à aborder l’étude de l’histoire de notre parti. Le reste, à vous de le faire.

 Au moment de la révolution de mars 1917, les membres de notre Comité central étaient soit à l’étranger, soit en prison ou dans la déportation. Le parti était dispersé et écrasé. Néanmoins, le travail qu’il avait accompli pendant vingt-cinq ans porta ses fruits. Notre parti fut toujours un parti vraiment révolutionnaire, et c’est pourquoi il travaillait non seulement quand il existait sous forme d’organisation hiérarchique fortement soudée, mais aussi quand, réduit à l’action clandestine, il semblait avoir disparu comme tout unique organisé. Combien de fois, sous le tsarisme, il semblait détruit, réduit à quelques membres ! Mais grâce aux efforts héroïques de l’élite du prolétariat, il répandait parmi les masses ouvrières les idées fondamentales nécessaires à la création d’un grand parti panrusse de la classe ouvrière. Et, au bout de quelques temps, tel le Phénix, il renaissait de ses cendres.

 Notre parti ne joua pas un rôle décisif dans la révolution de mars 1917, et il ne pouvait le faire, car la classe ouvrière était alors pour la défense nationale. En revanche, au cours des quelques mois qui suivirent, il réalisa le « capital » placé par lui dans le mouvement ouvrier pendant un quart de siècle et, guidé par l’idée de l’hégémonie du prolétariat, il libéra la classe ouvrière russe de l’emprise des menchéviks et des S.-R. et la conduisit à la victoire totale sur la bourgeoisie.

Notes

[1] Déporté par le tsarisme, mourut en Sibérie

[2] Du mot russe « Goloss », nom de l’organe édité à l’étranger par Martov, Dan et consorts

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