1891

L'une des premières études marxistes sur la question, par le "pape" de la social-démocratie allemande.


La femme et le socialisme

August Bebel

Avant-propos par P. Lafargue


Le parti socialiste allemand, qui forme l'avant-garde du parti socialiste inter­national, a en pour théoriciens deux hommes de génie, Marx et Engels, et pour organisateurs trois agitateurs incomparables, Lassalle, Liebknecht et Bebel.

Après la défaite de l'insurrection des provinces rhénanes de mai 1849, Marx et Engels et leurs amis qui avaient pris part au mouvement insurrectionnel étaient les uns morts, les autres en prison ou en exil. Lassalle, qui avait puisé ses idées socialistes dans les écrits de Marx et d'Engels et qui, en 1849, alors tout jeune homme (il n'avait que 24 ans), avait fourni une ou deux chroniques dans la « Nouvelle Gazette Rhénane », - l'organe du parti communiste révolutionnaire que dirigeait Marx, recommença l'agitation dès que la situation politique le permit, et fonda l'Asso­ciation générale des ouvriers allemands : c'est dans ses rangs que Bebel fit ses débuts de démocrate socialiste.

Ferdinand Auguste Bebel est né le 22 février 1840 à Cologne, dans une famille de très modeste aisance  son père était alors sous-officier ; il reçut l'éducation sommaire des enfants du peuple, à l'école communale de Brauweiler, petit village des environs de Cologne ; il obtint une bourse pour continuer ses études à l'école supérieure de Wetzlar, qu'il dut quitter pour entrer chez un maître tourneur, où il servit pendant quatre ans, en qualité d'apprenti. À 18 ans, ayant reçu son titre de compagnon, il commença son tour du pays, ainsi que le veut l'antique coutume du compagnonnage  ; pendant deux ans, de 1858 à 1860, il parcourut l'Allemagne du Sud et l'Autriche, exerçant de ville en ville son métier de tourneur. Rappelé par le service militaire, il revint en 1860 à Leipzig, où il s'établit à son tour comme maître-tourneur ; plus tard il devait s'associer avec un ami, et aller ouvrir un atelier de tourneur à Plauen, près de Dresde, sous la raison sociale Isleib et Bebel. Il avait passé par les phases transformatrices de l'artisan du Moyen âge  ; d'apprenti il était devenu compagnon, puis maître, et après avoir servi chez les autres, il avait à son tour ouvert un petit atelier où il travaillait à son compte ; Bebel aurait vécu tranquillement et modeste­ment, comme les artisans du temps passé, sans les événements qui le jetèrent dans un des plus grands mouvements qu'aura enregistré l'histoire humaine.

À peine établi, dès 1861, Bebel commence à prendre part au mouvement général, comme membre de la Fédération des sociétés ouvrières allemandes ; plus tard, en 1867, jusqu'en 1869, comme président de sa « délégation permanente » ; et ce leader du socialisme international débute par être un ardent adversaire du socialisme. L'artisan le dominait intellectuellement, comme il domina Proudhon toute sa vie. Ceci mérite quelques mots d'explication.

La classe des artisans, avant l'introduction de l'industrie mécanique et la création de son peuple de servants de machines, remplissait toutes les fonctions de la production sociale. Mais la petite industrie manuelle est condamnée à disparaître devant la grande industrie mécanique ; et l'artisan exproprié de son atelier et de son habileté technique, disant adieu à sa chère liberté et à ses sentiments de petit propriétaire, doit entrer dans l'atelier capitaliste, comme prolétaire, n ayant plus pour toute propriété que sa force-travail. L'artisan, justement effrayé du misérable sort qui le menace, est un réactionnaire ; il a pendant des siècles résisté à l'introduction de l'industrie mécanique, il s'est révolté contre les capitalistes, il a brisé les machines et incendié les fabriques ; dans notre siècle, il a perdu la fougue virile qui le poussait aux voies de fait ; mais il est resté toujours réactionnaire, il voudrait maintenir au statu quo les conditions qui permettent l'existence de son industrie, et il a toujours la tendance à retourner en arrière et à réintroduire les entraves protectrices des corporations. Il a peur de tomber dans le prolétariat et il a horreur, non-seulement des misères du prolétaire, mais encore de tous les mouvements économiques et politiques qu'il entreprend pour s'en affranchir, et du socialisme qui formule les réformes nécessaires à cet affranchissement, lesquelles réformes sont à l'antipode de celles réclamées par l'artisan. Ainsi, tandis que le prolétaire ne comprend la possibilité de son émancipation que par la socialisation des moyens de production, l'artisan ne rêve que de crédits gratuits pour s'établir individuellement et se procurer un fonds de roulement, et de bazars où il vendrait directement son produit au consommateur. Proudhon fut un des meilleurs représentants de la classe artisane qui s'éteint ; il était réactionnaire jusqu'aux moelles, en dépit de sa phraséologie révolutionnaire qui ne faisait peur qu'à lui ; il se prononça contre tous les mouvements prolétariens, contre les grèves, aussi bien que contre l'insurrection de juin, et il combattit avec une étroitesse d'esprit spécifique et une fureur épileptique les théories communistes qu'il était incapable de comprendre.

Mais Bebel était d'un esprit trop vigoureux et trop scientifique pour rester longtemps sous le charme de l'industrie artisane ; en 1866 on le trouve enrôlé dans les sections de l'Internationale, que Liebknecht, rentré de l'exil, avait réussi a fonder en Allemagne ; et en 1868, au Congrès de Nuremberg, c'est sur la proposition de Bebel que l'on vota l'adoption des statuts de l'Internationale et celle du « Manifeste communiste » de Marx et d'Engels, comme base théorique du parti. Le Communisme avait conquis un de ses plus vaillants et plus intelligents champions. Il fallut peu de temps à Bebel pour prendre la tête du mouvement : en 1867 il était choisi pour représenter le parti dans le parlement de l'Allemagne du Nord, et en 1869 il recevait sa consécration gouvernementale d'apôtre du socialisme, sous la forme et l'espèce de trois semaines de prison pour propagande de doctrines dangereuses au maintien de l’État. C'est sa première condamnation, mais non la dernière : à partir de ce moment, les expulsions, les persécutions et les condamnations à des mois et à des années de prison pleuvent dru sur la tête indomptable du socialiste révolutionnaire.

Bismarck avait coqueté avec les ouvriers ; à l'imitation de Napoléon III, qu'il plagiait, il voulait intimider et contenir la bourgeoisie en la menaçant avec les ouvriers : il avait en partie gagné à son jeu Lassalle, en lui promettant le suffrage universel et des subventions pour fonder des sociétés coopératives de production. Lassalle est mort à temps pour sa gloire ; engagé de la sorte dans la politique nationale et aristocratique de Bismarck, on ne sait où les compromissions l'auraient entraîné ; Bebel et Liebknecht devaient couper court à ces intrigues malsaines ; ils ouvrirent le feu contre la politique intérieure et extérieure du chancelier de fer devant qui tout pliait en Allemagne. Étonné de ne pas trouver les socialistes souples sous sa main, Bismarck se retourna furieux contre ceux qui osaient lui résister et entraver sa politique de feu et de sang. Mais il ne réussit pas à intimider le parti socialiste qui, pendant plus de 20 ans, lui tînt tête, déjouant les manœuvres policières, supportant bravement les persécutions, les expulsions et la prison, et attaquant continuellement l'homme politique qui pendant un moment fut l'arbitre de l'Europe et l'idole de la Bourgeoisie.

Bebel et Liebknecht, sans jamais se lasser ni se laisser abattre, menèrent cette campagne contre Bismarck. La guerre franco-prussienne donna à leur opposition un caractère qui intéresse spécialement les Français. Bebel et Liebknecht refusèrent de voter les crédits que Bismarck demandait au Reichstag pour commencer les hostilités. Quand, Napoléon noyé dans la boue de Sedan, la République fut proclamée, ils pro­testèrent contre la continuation de la guerre, entreprise contre le gouvernement impérial et non contre le nouveau gouvernement républicain. Les chefs du parti socia­liste furent arrêtés et emprisonnés préventivement pendant des mois, sous l'inculpa­tion de crime de haute trahison. Sortis de prison, ils protestèrent contre l'annexion de l'Alsace-Lorraine, que Marx dénonçait comme un crime et une faute politique, qui serait une cause de discorde entre la France et l'Allemagne, les deux nations qui devaient rester unies pour la paix de l'Europe et l'émancipation du Prolétariat. Pendant que la bourgeoisie allemande, ivre de la victoire et dés cinq milliards, se mettait à plat ventre devant Bismarck, et que la bourgeoisie européenne, courtisane éhontée du succès, le proclamait le plus grand politique du siècle, Bebel et Liebknecht souffle­taient toute cette gloire et tous ces triomphes : « Nous aussi, s'écriait Liebknecht en plein parlement, nous renverserons nos colonnes Vendôme », quand on apprit à Berlin que la Commune avait jeté à bas ce monument de la barbarie militaire et patriotique. Alors que la bourgeoisie allemande unissait sa peur et ses insultes à celles de la bourgeoisie française pour calomnier la Commune que M. Thiers n'avait pu vaincre que grâce au concours de Bismarck, qu'il avait humblement mendié, les socialistes allemands prenaient la défense des vaincus de Paris. « La Commune, disait Bebel au Reichstag, n'est qu'un petit combat d'avant poste, comparée à l'explosion révolutionnaire qui embrasera l'Europe et qui délivrera l'humanité de l'oppression capitaliste ».

Il fallait à tout prix bâillonner les socialistes : on intenta contre eux un grand procès de haute trahison ; au mois de niai 1872, Hepner, Liebknecht et Bebel étaient condamnés par la cour d'assises de Leipzig à deux ans de forteresse, que Bebel accomplit à Hubertusburg. Cette condamnation ne paraissant pas suffisante, Bismarck le fit recondamner en juillet 1872, pour crime de lèse-majesté, à neuf mois de prison qu'il fit à la maison d'arrêt de Zwickau : il avait cherché par cette condamnation à le priver de son mandat de député, que les juges s'empressèrent d'annuler sur l'ordre du chancelier. La servilité des juges n'eut pour tout résultat que de faire souffleter Bismarck par les électeurs  : ils cassèrent l'arrêt des tribunaux et réélurent Bebel avec une plus imposante majorité. Ne pouvant recommencer à le poursuivre pour crime de haute-trahison et de lèse-majesté, on changea de sujet et on le traîna devant les tribunaux pour crime de société secrète et de complots contre la sûreté de l’État, mais on fut moins heureux, on ne put obtenir des condamnations, même des tribunaux de l'Empire ; ces procès tournèrent au contraire à la confusion du gouvernement. Les socialistes, qui avaient organisé une contre-police, dévoilèrent les agents provocateurs et les intrigues policières de Bismarck. Pour se consoler de ne pas avoir pu les faire fourrer en prison, il se mit à tracasser les socialistes, il les fit expulser de ville en ville ; beaucoup durent s'expatrier pour fuir le petit état de siège dont Bismarck avait doté une partie de l'Allemagne. Bebel fut expulsé de Leipzig et de Berlin où cependant Bismarck était obligé de tolérer sa présence pendant les sessions du Reichstag, afin qu'il pût remplir son mandat de député. Mais le chancelier eut une dernière consolation, en 1886, lors du procès des socialistes de Freiberg : il put trouver des juges pour accorder 9 mois de prison à Bebel.

Ces années de prison, qui ont ébranlé la santé délicate de Bebel, l'ont armé pour la lutte. La prison lui a donné des loisirs, qu'il a mis à profit pour étudier les langues étrangères, compléter son éducation et meubler son cerveau des connaissances qu'il n'avait pu acquérir à l'école primaire de son village et pendant son court séjour à l'école supérieure de Wetzlar. À sa sortie de prison, il était plus riche en notions diverses qu'à son entrée. Jamais il n'aurait trouvé ni le temps, ni le repos nécessaires pour composer les ouvrages qu'il a écrits et qui ont si fort contribué au développement du socialisme, si Bismarck ne l'avait fait mettre en prison.

Bebel a publié : Notre but ; La guerre des paysans en Allemagne, suivie de consi­dérations sur les principaux mouvements sociaux du Moyen âge ; L'action parlemen­taire du Reichstag allemand et des Chambres des États  ; Christianisme et Socialisme  ; La Femme dans le passé, le présent et l'avenir  ; La civilisation musulmano-arabe en Orient et en Espagne. Tous ses écrits ont eu un grand succès  : la dixième édition de la Femme vient d'être publiée cette année ; chacune des éditions allemandes est tirée à trois mille exemplaires.

Bebel est un homme de taille moyenne et élégante ; sa figure, aux traits fins et aux yeux clairs et vifs, est douce et méditative ; sa barbe, qu'il porte entière, et son abon­dante chevelure, sont d'un brun tirant sur le châtain ; sa voix, harmonieuse et expres­sive, domine les assemblées les plus tumultueuses. Ses adversaires sont eux-mêmes obligés de reconnaître qu'il est un des plus brillants et des plus solides orateurs de l'Allemagne ; ses discours au Reichstag sont des événements parlementaires. Les attaques qu'il dirigea en 1884 contre la politique militaire de l'Empire eurent retentis­sement considérable dans tout le pays ; elles préparèrent le peuple allemand à accepter comme une délivrance la chute de Bismarck, qui surprit toute l'Europe.

Dans l'intimité, Bebel est un agréable et spirituel causeur, un aimable compagnon et un père d'une tendresse infinie. Ses amis sont nombreux en Allemagne et dans les autres pays d'Europe et d'Amérique ; les socialistes allemands ont pour Bebel une affection spéciale, ils ne le désignent entre eux que par son petit nom.

Le maître-tourneur de Leipzig aura une grande place dans l'histoire du XIXe siècle.


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