1963

Sous peine de nier l'intervention dans l'histoire de la volonté consciente sous la forme élémentaire, et même artisanale, de l'organisation, sous peine de prêcher la renonciation, la résignation, la soumission, de condamner le principe même de la lutte en rejetant les victoires qui ne sont que partielles, les autres ne peuvent que reprendre à leur compte la conclusion de Rosa Luxembourg à sa sévère critique du bolchevisme : "Le problème le plus important du socialisme est précisément la question brûlante du moment : [...] la capacité d'action du prolétariat, la combativité des masses, la volonté de réaliser le socialisme. Sous ce rapport, Lénine et Trotsky et leurs amis ont été les premiers à montrer l'exemple au prolétariat mondial ; ils sont jusqu'ici les seuls qui puissent s'écrier "J'ai osé !". C'est là ce qui est essentiel, ce qui est durable dans la politique des bolcheviks.

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Le parti bolchévique

P. Broué

VIII: La crise de 1923 : débat sur le cours nouveau

Lénine mort

Lénine sur son lit de mort

Le 26 mai 1922, Lénine est frappé d'une attaque. Convalescent pendant l'été, il ne reprend qu'au mois d'octobre une activité normale. Il est donc difficile de faire la part de ce qu'il a accepté et couvert pendant sa période de demi-retraite. En revanche, la toute dernière période de sa vie politique, à la fin de 1922 et dans les deux premiers mois de 1923, est marquée par sa rupture personnelle avec Staline et l'amorce d'une lutte contre l'appareil qu'interrompra la rechute finale. Longtemps, les seuls éléments d'information dont l'historien ait disposé ont été ceux qu'apportait le témoignage de Trotsky, confirmé, sur tel ou tel point de détail, par une allusion en congrès ou une déposition. L'historiographie stalinienne niait farouchement, bien entendu, cette version que les « révélations  » contenues dans le rapport Khrouchtchev ont définitivement validée, du moins dans ses grandes lignes.

Lénine et la bureaucratie.

Il eût été étonnant qu'un homme de l'envergure intellectuelle de Lénine n'ait pu saisir les risques de dégénérescence que comportaient pour le régime des soviets et le parti la victoire de la révolution et son isolement dans un pays arriéré. En mars-avril 1918, il avait écrit : « L'élément de désorganisation petite-bourgeoise (qui se manifestera plus ou moins, dans toute révolution prolétarienne, et qui, dans notre révolution à nous, se manifestera avec une extrême vigueur en raison du caractère petit-bourgeois du pays, de son état arriéré, et des conséquences de la guerre réactionnaire) doit forcément marquer les soviets, eux aussi, de son empreinte. [...] Il existe une tendance petite-bourgeoise qui vise à transformer les membres des soviets en «  parlementaires », ou, d'autre part, en bureaucrates. Il faut combattre cette tendance en faisant participer tous les membres des soviets à la direction des affaires » [1]. C'est parce qu'il avait conscience que l'obstacle principal à l'application de ce remède résidait dans l'inculture des masses qu'il avait, dès le lendemain de la prise du pouvoir, rédigé le décret de réorganisation des bibliothèques publiques prévoyant les échanges de livres, leur circulation gratuite, l'ouverture des salles de lecture tous les jours, dimanche et fêtes compris, jusqu'à 11 heures du soir. Mais les effets de telles mesures ne pouvaient être immédiats. En 1919, devant le VIII° Congrès, il affirmait : « Nous savons parfaitement ce que signifie l'inculture de la Russie, ce qu'elle fait du pouvoir soviétique qui a créé en principe une démocratie prolétarienne infiniment supérieure aux démocraties jusque-là connues [...], nous savons que cette inculture avilit le pouvoir des soviets et recrée la bureaucratie. En paroles, l'Etat soviétique est à la portée de tous les travailleurs; en réalité, aucun de nous ne l'ignore, il n'est pas à la portée d'eux tous, loin de là  » [2].

Ses discours de 1920, 1921, 1922 fourmillent de références à la bureaucratie de l'appareil d'Etat, à l'héritage du tsarisme. Mais le reflux des masses, l'assoupissement ou l'étouffement des soviets ne permettent pas d'utiliser les remèdes d'abord envisagés. Lénine semble bien avoir approfondi le problème et compris que la confusion croissante entre parti et Etat était la source de bien des maux. Il le déclare sans ambages au XI° Congrès : « Il s'est établi des rapports erronés entre le parti et les administrations soviétiques : nous sommes tous d'accord là-dessus. […] Formellement, il est très difficile d'y remédier, car un parti gouvernemental unique dirige chez nous. [...] La faute en a été à moi aussi, à bien des égards » [3].

Est-il allé plus loin dans l'analyse et a-t-il envisagé la fin du système du parti unique ? Cela aussi semble probable puisqu'une note manuscrite en vue d'un article rédigé au moment du congrès mentionne à plusieurs reprises la « légalisation » des mencheviks. Il reste cependant convaincu de la nécessité d'agir avec prudence pour ne pas compromettre des résultats encore fragiles, conscient qu'il est aussi de l'immensité des difficultés. Dans un rapport au comité central, après avoir souligné la mauvaise qualité de l'appareil d'Etat, il poursuit : « La première machine à vapeur était inutilisable. Qu'importe ! [...] Nous avons maintenant la locomotive. Notre appareil d'Etat est franchement mauvais. Qu'importe ! Il a été créé, c'est une immense invention historique, un Etat de type prolétarien a été créé ». Sa conclusion reflète la conscience qu'il a des limites de ce qu'il est possible de faire pour améliorer la situation. « Tout le nÅ“ud de la question consiste à séparer fermement nettement et sainement ce qui constitue un mérite historique mondial de la révolution russe d'avec ce que nous accomplissons aussi mal que possible, ce qui n'a pas encore été créé et ce qui, maintes fois, devra être refait  » [4]. Le caractère pragmatique de sa pensée sur ces problèmes fondamentaux apparaît peut-être plus encore dans ces lignes consacrées aux grèves, au début de 1922 : « Dans un Etat prolétarien de type transitoire comme le nôtre, le but final de toute action de la classe ouvrière ne peut être que le renforcement de l'Etat prolétarien exercé par la classe du prolétariat au moyen de la lutte contre les déformations bureaucratiques de cet Etat ». Parti, soviets et syndicats ne doivent donc pas dissimuler que «  le recours à la lutte gréviste, dans un Etat ou le pouvoir politique appartient au prolétariat, peut être expliqué et justifié uniquement par des déformations bureaucratiques de l'Etat prolétarien, et par toutes sortes de survivances du passif capitaliste dans ses institutions, d'une part, ainsi que par le manque de développement politique et le retard culturel des masses laborieuses, de l'autre » [5].

En fait, avant toute autre mesure, c'est à la préservation et à l'amélioration de l'outil, essentiel à ses yeux, le parti, que Lénine entend consacrer ses efforts. Même un historien aussi hostile à Lénine que Schapiro admet qu'« il semble que Lénine ait gardé sa croyance qu'on pouvait élever le niveau de ses membres, mettre un frein à l'expansion de l'arrivisme et de la bureaucratie, et développer les aptitudes du prolétariat et sa confiance en lui-même  » [6].

A cet égard, les mesures de 1922 fixant la durée du stage pour l'admission au parti à six mois pour les ouvriers et les soldats de l'armée rouge d'origine ouvrière et paysanne, douze mois pour les paysans et deux ans pour les autres catégories sociales semblent avoir été, à ses yeux, très insuffisantes, puisqu'il proposait six mois pour les seuls ouvriers ayant travaillé dix mois au moins dans l'industrie lourde, dix-huit mois pour les autres ouvriers, deux ans pour les anciens soldats et trois ans pour toutes les autres catégories sociales. Son grand souci de préserver le capital de la vieille garde bolchevique permet de supposer que les conditions de stage exigées pour l'exercice de responsabilités dans le parti - un an pour être secrétaire de cellule, trois ans pour un secrétaire de district, l'appartenance au parti avant octobre pour un secrétaire régional - ont eu, au minimum, son approbation pleine et entière. Ses derniers écrits montrent en tout cas qu'il était resté fidèle en 1923 aux principes qui avaient été les siens dans la construction du parti par le développement de la conscience ouvrière : il conseille d'écarter des tâches de direction « les ouvriers ayant déjà rempli depuis longtemps des emplois soviétiques », parce qu'« ils ont une certaine tradition et une certaine mentalité contre lesquelles il serait bon de lutter  », et recommande de s'appuyer sur « les meilleurs éléments de notre régime social, à savoir les ouvriers avancés, d'abord et en second lieu, les éléments vraiment instruits pour lesquels on peut se porter garant qu'ils ne croiront rien sur parole et qu'ils ne diront pas un mot qui soit contraire à leur conscience  » [7].

Ces discours et articles consacrés au thème de la bureaucratie et de l'appareil sont approuvés par tous, bureaucrates compris. Dans la Pravda du 3 janvier 1923, Sosnovski décrit pourtant comment ceux-là mêmes qui les applaudissent ne changent pas pour autant leur pratique : « Lénine a souvent souligné que l'appareil des fonctionnaires des bureaux se rend souvent maître de nous, alors que c'est nous qui devrions en être les maîtres. Et tous d'applaudir Lénine, et aussi les commissaires, les chefs, les responsables. […] Ils applaudissent de bon cÅ“ur, car ils sont tout a fait d'accord avec Lénine. Mais prenez-en un par un des boutons de son veston et demandez-lui : « Alors, l'appareil de ton bureau, lui aussi, il s'est rendu maître de son chef ? » Il va prendre un air outragé : « Ce n'est pas pareil. C'est tout à fait exact, mais seulement pour l'autre, pour le voisin. Moi, j'ai mon appareil bien en mains ».

Lénine et la montée de l'appareil.

Dès son retour à l'activité politique, après sa première attaque, Lénine concentre son attention sur le problème de la bureaucratie montante, qui l'a frappé pendant sa progressive reprise de contact. Se plaignant des « mensonges et des vantardises communistes » qui lui font « atrocement mal au cÅ“ur » il cherche parmi ses compagnons de lutte l'allié et le confident dont il a besoin avant toute offensive. Selon Trotsky, c'est à lui qu'il propose en novembre, « un bloc contre la bureaucratie en général et contre le bureau d'Organisation en particulier. » [8] : Le 14 décembre : il a une deuxième attaque qui le laisse à moitié paralysé. Le 15, il dicte la note qui sera comme son « testament » : le texte, publié en 1925 par les soins de Max Eastman, sera longtemps dénoncé comme un faux par les dirigeants russes avant d'être confirmé en 1956 par Khrouchtchev avec l'éclat que l'on sait. Il y commente qualités et défauts des principaux dirigeants bolcheviques, prévoit la possibilité d'un conflit entre Staline et Trotsky, conseille de l'éviter, sans suggérer pourtant de solution.

Dans les jours qui suivent, il va subir un véritable choc : la révélation des événements qui se sont déroulés en Géorgie. C'est en 1921 que l'armée rouge est entrée en Géorgie pour y soutenir une «  insurrection  » bolchevique. La résistance à la domination russe y est vive et se traduit par un sentiment national très vif chez les communistes géorgiens. A l'été 1922, ils se dressent contre le projet du commissaire aux nationalités, Staline, qui prévoit la formation d'une République fédérée comprenant la Géorgie, l'Arménie, et l'Azerbaïdjan, et destinée à adhérer à l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques au même titre que la R.S.F.S.R., la Biélorussie et l'Ukraine. Le 15 septembre, le comité central du parti communiste géorgien prend position contre le projet, que soutient Ordjonikidzé, secrétaire du bureau régional de Transcaucasie. La protestation de Boudou Mdivani, dirigeant du parti communiste géorgien, auprès de Lénine provoque un premier heurt entre Staline et Lénine, qui l'accuse de s'être montré « trop pressé ».

Mais à la mi-octobre, quand le comité central du parti russe approuve le plan de Staline, les communistes géorgiens, malgré l'appel de Lénine à la discipline, refusent de s'incliner. Ordjonikidzé, installé à Tiflis, entreprend alors de briser leur résistance par les méthodes de l'appareil et contraint le comité central géorgien à démissionner. L'opération, probablement inspirée par Staline, dont Ordjonikidzé n'est que l'exécutant, est menée rondement, avec recours à la répression policière et à la violence. Les appels des communistes géorgiens provoquent la constitution d'une commission d'enquête présidée par Dzerjinski : elle donnera son blanc-seing à l'action menée par Ordjonikidzé. Déplacés par le bureau d'organisation, séparés de leur organisation, les dirigeants géorgiens réussissent pourtant à atteindre Lénine et à lui présenter un dossier accablant pour l'activité déployée contre eux en Géorgie par Staline et Ordjonikidzé.

Lénine découvre alors brusquement l'étendue des dégâts et se le reproche, en termes inhabituels chez lui : « Je suis, je crois, terriblement coupable, à l'égard des travailleurs de Russie, pour n'être pas intervenu assez vigoureusement et assez radicalement sur cette question ». Les « forces puissantes qui détournent l'Etat soviétique de sa route doivent être désignées : elles émanent d'un appareil qui nous est foncièrement étranger et représente un salmigondis de survivances bourgeoises et tsaristes », « seulement couvert d'un vernis soviétique » et qui enfonce de nouveau le pays dans un « bourbier d'oppression ». Contre Staline qu'il désigne de façon transparente dans la discussion de l'affaire géorgienne, il a des mots très durs : « Le Géorgien qui considère avec dédain ce côté de l'affaire, qui lance dédaigneusement des accusations de « social-nationalisme » (alors qu'il est lui-même non seulement un vrai, un authentique « social-national », mais encore un brutal argousin grand-russe), ce Géorgien-là porte atteinte en réalité à la solidarité prolétarienne de classe » [9].

Ces lignes sont dictées le 30 décembre. Le 4 janvier, il ajoute à son testament le post-scriptum sur Staline, dont il dénonce la brutalité et qu'il recommande d'écarter du secrétariat. Puis il porte l'attaque en public en traitant dans un article paru dans la Pravda du 23 janvier des «  insuffisances de l'inspection ouvrière et paysanne », le département de Staline, à qui il avait déjà reproché dans une lettre écrite en septembre 1921, de chercher à «  prendre » ou à « démasquer » les gens plutôt qu'à « les améliorer ». Le 6 février paraîtra un nouvel article sur la question - le dernier article de Lénine - intitulé : « Mieux vaut moins, mais mieux ». Il accable Staline, toujours sans le nommer : « Les choses sont répugnantes, avec l'appareil d'Etat », « il n'y a pas de pire institution que l'Inspection ». Il faut détruire « la bureaucratie, non seulement dans les institutions soviétiques, mais dans les institutions du parti ». Pour tous les lecteurs avertis de la Pravda, c'est une bombe : Lénine dénonce publiquement Staline. Trotsky est le seul à avoir donné un récit des hésitations, bien vraisemblables, du bureau politique, à publier cet article. Kouibychev aurait même proposé de ne l'imprimer que dans un exemplaire unique destiné à abuser le malade [10]. Mais la complicité de son entourage n'est pas acquise : l'article est publié. Lénine, d'ailleurs, continue ses attaques : le rapport Khrouchtchev a définitivement confirmé, en même temps que précisé, le récit fait deux années plus tard par Kamenev à Trotsky de l'incident survenu entre Staline et Kroupskaïa qui amène Lénine à envoyer, dans la nuit du 5 au 6 mars, une lettre de rupture à Staline. Le 9, il subit une troisième attaque, qui le prive définitivement de l'usage de la parole. Le parti bolchevique est privé de sa tête au moment où plus que jamais il en aurait besoin : le pays est secoué par une grave crise économique, l'Allemagne est sur le point de voir éclater la révolution si longtemps attendue. Lénine agonise.

La crise économique : les ciseaux.

Les premiers résultats de la Nep ont été positifs. L'organisme économique s'est remis en marche. L'agriculture, libérée du carcan des réquisitions, se développe. Si le paysan pauvre vit mal, le koulak dispose de surplus importants et la récolte de blé de 1922 atteint les trois quarts de celle d'avant-guerre. Les villes renaissent. Pétrograd, tombée à 740 000 habitants en 1920, atteint 860 000 habitants en 1923 et bientôt le million. L'industrie reprend aussi : les usines désertées, aux vitres brisées, aux machines volées pièce à pièce, aux cheminées éteintes, reviennent à la vie. En 1922, la production n'est encore que le quart de ce qu'elle était avant-guerre, mais elle est en augmentation de 46 % par rapport à l'année précédente. Cette renaissance est un profond encouragement, une preuve de la vitalité et du dynamisme du régime aux yeux de bien des Russes : venant après les noires années, elle parait à beaucoup une précieuse conquête, l'aube d'une époque nouvelle.

Il y a pourtant des ombres au tableau. Les progrès de l'industrie d'Etat sont beaucoup moins sensibles que ceux du petit artisanat et de l'industrie privée. Les progrès de l'industrie lourde sont lents en comparaison de ceux de l'industrie légère. La hausse des prix de cette dernière semble dérober au consommateur paysan une part importante de son bénéfice. Surtout, cette croissance a d'importantes conséquences sociales. D'abord la Nep entraîne un nouvel affaissement relatif du prolétariat industriel qui en a initialement bénéficié en tant que consommateur. D'autre part, les cadres de l'industrie renaissante, administrateurs et ingénieurs, recrutés parmi les techniciens d'origine bourgeoise, soucieux de rendement et de productivité, prennent une importance dont les syndicats s'inquiètent. A partir de l'automne 1922, la hausse des prix industriels entraîne l'extension du chômage : de 500 000 chômeurs à cette date, on passe à 1 250 000 à l'été de 1923. La liberté économique provoque une différenciation croissante des salaires, qui sont plus élevés dans l'industrie des produits de consommation que dans l'industrie lourde, dans l'industrie privée que dans l'industrie d'Etat. Les « industriels rouges  » subissent la pression du parti en vue de la réduction de leurs frais généraux et de l'augmentation de la productivité, dont les premiers effets concrets sont précisément l'extension du chômage et la stagnation des salaires.

Au printemps et à l'été 1923, la crise ne fait que s'aggraver. Trotsky, dans un diagramme présenté au XII° Congrès, la qualifiera de «  crise des ciseaux » : les courbes des prix industriels et agricoles, après s'être recoupées à l'automne 1922, ne cessent de s'écarter. A la fin de l'été 1923 les prix industriels atteignent 180 à 190 % du niveaux d'avant-guerre, tandis que les prix agricoles stagnent aux environs de 50 %. L'augmentation de la productivité, seul moyen envisagé pour faire baisser les prix industriels, passe par la concentration des entreprises et le chômage : dans le cadre de la Nep, les intérêts à long terme de l'économie infligent aux ouvriers de nouvelles souffrances. Le problème se pose de savoir si elle doit être intégralement maintenue - ce qui signifie le renvoi à plus tard de la reprise de l'industrie lourde, la baisse autoritaire des prix industriels et la poursuite de la conciliation avec les paysans par le développement de l'exportation et des allègements fiscaux - ou si elle doit être corrigée par une aide à l'industrie. Au bureau politique, la majorité choisit la première solution, le statu quo, tandis que Trotsky se prononce pour le début de la planification destinée avant tout à permettre le développement de l'industrie lourde. Ce désaccord, latent en mars au XII° Congrès, ne sera rendu public qu'à l'automne 1923.

L'échec de la révolution allemande.

Or, l'année 1923 voit se créer en Allemagne une situation révolutionnaire sans précédent dans un pays avancé. La crise des « réparations » dues par l'Allemagne aux Alliés, l'occupation de la Ruhr par les troupes françaises, la politique des milieux dirigeants du capitalisme allemand, provoquent une inflation catastrophique. Le mark s'effondre; la livre sterling est cotée 50 000 marks en janvier, 250 000 en février, 500 000 en juin, 1 500 000 en juillet, plus de 5 millions en août. Tout l'édifice social est ébranlé jusqu'à ses fondements : les possesseurs de revenus fixes sont irrémédiablement ruinés, la petite bourgeoisie est acculée à la misère, les ouvriers qui peuvent pourtant mieux se défendre, voient leur niveau de vie s'effondrer.

Cette catastrophe économique entraîne un bouleversement politique. La puissance financière du parti social-démocrate et des syndicats est anéantie par l'inflation. Leur influence, basée sur l'«  aristocratie » des ouvriers les mieux payés, se volatilise. L'Etat s'écroule : Il n'a plus de quoi payer ses fonctionnaires ni même ses forces de répression. Pendant ce temps, les détenteurs de capitaux placés en machines ou en devises étrangères font des bénéfices fabuleux. Les paysans stockent leurs produits : les villes ont faim. Emeutes, bagarres, manifestations de rue se multiplient, exprimant la double haine des impérialistes étrangers et des capitalistes qui profitent de la crise. La haute finance et l'armée subventionnent des groupements d'extrême droite, anticapitalistes d'idéologie et de programme, comme le parti nazi d'Adolf Hitler. La révolution menace, plus sérieuse encore qu'en 1918-19.

C'est que la situation a profondément changé. Les petits groupes d'opposition de 1918-19, divisés et éparpillés, ont fait place à un parti communiste puissant qui compte plus de 200 000 membres, au début de l'année, dans les bastions ouvriers, et une influence qui se traduit par des chiffres de voix vingt fois plus élevés que ceux de ses militants. Il a un appareil solide, jouit du soutien financier et technique de l'Internationale. Depuis la crise de 1921, il a été réorienté vers la « conquête des masses ». A partir du début de la crise, ses progrès sont foudroyants : au syndicat des métaux de Berlin, les candidats communistes auront deux fois plus de voix que les candidats social-démocrates, contre un dixième l'année précédente. Cependant la direction, profondément divisée, hésite.

Au printemps, la majorité du parti s'oriente vers une ligne de prudence dont l'inspirateur est Radek, soucieux surtout de rompre l'isolement diplomatique de l'U.R.S.S. et peu confiant dans une victoire révolutionnaire : les communistes tendent la main aux nazis pour un front anti-impérialiste. La gauche du parti, puissante dans la Ruhr pousse à l'action révolutionnaire tandis que la direction temporise.

Le 10 juillet, la grève des imprimeurs de la Banque nationale provoque une grève générale spontanée, qui balaie le gouvernement Cuno. La bourgeoisie allemande va chercher de l'aide auprès des Alliés. L'Internationale communiste et les dirigeants bolcheviques commencent à s'intéresser à la situation allemande. La direction du parti communiste allemand est convoquée à Moscou. Tout l'été se passe à de fébriles préparatifs de la «  prise du pouvoir » dont le secrétaire du parti communiste allemand, Brandler, a fini par accepter la perspective. Les Allemands réclament la présence de Trotsky pour diriger l'insurrection, mais Zinoviev s'y oppose. Piatakov et Radek partiront entourés de techniciens. Des gardes rouges, les « centuries prolétariennes  », sont organisées : on stocke des armes. Les responsables comptent sur les comités d'usine et les comités d'action de chômeurs et de femmes pour jouer le rôle de soviets. En Saxe et en Thuringe, les communistes entrent dans des gouvernements que dirigent des social-démocrates de gauche, pour transformer ces lænder en bastions de la révolution : ainsi Brandler devient ministre du gouvernement saxon du Dr Zeigner. En attendant, et par crainte d'actions prématurées, les militants freinent l'impatience des masses allemandes, suspendent toute action autre que la conspiration. Ce plan minutieux échoue : faute d'avoir pu convaincre à Chemnitz la conférence des comités d'usines, le 21 octobre, la direction renonce à l'insurrection. Le moment favorable est passé. Ainsi que l'écrira Trotsky, « les espoirs des masses se changent en désillusion comme résultat de la passivité du parti, quand l'ennemi se ressaisit de sa panique et prend avantage de cette désillusion » [11].

La Reichswehr rétablit l'ordre en Saxe, écrase l'insurrection de Hambourg. Avec l'aide américaine, l'Allemagne capitaliste va se relever : toute chance de succès révolutionnaire proche s'évanouit. La direction russe, Zinoviev surtout, porte une écrasante responsabilité dans cette défaite, car Brandler n'a rien fait sans la consulter. Elle lui en fait pourtant supporter le poids, le dénonçant et appuyant son éviction de la direction du parti communiste allemand. Ni Staline, qui conseillait de « freiner les Allemands  » au lieu de les « pousser) [12]. Ni Zinoviev, président de l'Internationale, ne veulent endosser la responsabilité de leurs erreurs.

Les conséquences ne sont pas moins dramatiques pour l'évolution politique en Russie : pendant l'été 1923, une ferveur internationaliste et révolutionnaire secoue le parti. Meetings, banderoles, affiches, articles célèbrent l'approche de la victoire de l'Octobre allemand. La Jeune génération goûte à l'enthousiasme révolutionnaire et se passionne [13]. Le parti semble revivre sous l'impulsion des forces Jeunes ainsi mobilisées, et la secousse éprouvée se traduira dans l'ardeur des discussions de l'hiver. En revanche, la défaite sans combat des communistes allemands condamne, cette fois pour longtemps, la révolution russe au ghetto. La désillusion qu'elle provoque, alors que les dirigeants russes avaient présenté comme certaine et proche la victoire de la révolution, pèsera lourdement sur le moral, la, confiance, l'activité des militants. Elle sera un facteur déterminant dans le conflit dont l'explosion au grand jour avait été retardée par l'attente anxieuse des événements.

La maturation de la crise.

La mise hors de combat de Lénine a repoussé un combat qui semblait, en avril, inévitable entre lui et Staline, incarnation de l'appareil. Trotsky, à qui la secrétaire de Lénine, Fotieva a remis le 6 mars la lettre de Lénine sur la question nationale, dictée les 30 et 31 décembre 1922, n'a pas mené la lutte qu'il avait projeté de déclencher avec Lénine. Il dit à Kamenev en mars qu'il est hostile à tout combat au congrès pour des changements en matière d'organisation. Il est pour le maintien du statu quo, contre le remplacement de Staline, contre l'exclusion d'Ordjokinidzé, contre des sanctions en général. Il attend de Staline des excuses un changement d'attitude, une manifestation de sa bonne volonté, l'abandon de ses intrigues et une « honnête coopération) [14] ..

On peut épiloguer indéfiniment sur cette attitude surprenante, ce recul, cet abandon du bloc conclu avec Lénine. Crainte de se poser ainsi ouvertement en dauphin ? Désir de mettre toutes chances de son côté dans l'espoir d'une guérison proche de Lénine ? Souci de ne pas envenimer des rapports déjà peu cordiaux, depuis fort longtemps, avec certains vieux-bolcheviks qui le considèrent comme un intrus et un rallié de la onzième heure, jalousent sa popularité et son prestige, redoutent autant sa puissance de chef de l'armée rouge que les sarcasmes de son esprit mordant ? Complexe d'infériorité, hésitation caractérielle ? La réponse sans doute ne sera jamais donnée, et les explications de son autobiographie ne sont pas convaincantes. Un seul fait est certain : la reculade ne le servira pas : il semble en, effet avoir sous-estimé son adversaire.

Staline, sorti d'un mauvais pas par l'abstention de Trotsky au XII° Congrès sur la question géorgienne, rétablira dans les mois suivants une situation compromise, et resserrera sur le parti une étreinte dont il ne dépendait probablement que de Trotsky qu'elle fût desserrée au printemps de 1923. A cette date, en effet, Boukharine semble avoir été sérieusement préoccupé par les risques de dégénérescence interne de la révolution victorieuse. Dans un discours prononcé à Pétrograd sur le thème « Révolution prolétarienne et culture  », il souligne que l'inculture du prolétariat - considérablement inférieur à la bourgeoisie sur ce terrain, alors que la bourgeoisie, au cours de sa révolution, était infiniment supérieure à ce point de vue aux classes féodales qu'elle abattait - rend les « faux frais  » de la révolution prolétarienne inévitables et plus importants que ceux de la révolution bourgeoise dans le passé. Aussi la dégénérescence est-elle à ses yeux un réel danger. Elle peut provenir d'abord de l'emploi, inévitable, d'éléments politiquement hostiles mais techniquement capables à des postes de responsables : ils risquent de « remplir peu à peu les formes soviétiques d'un contenu bourgeois et liquidateur de la révolution  ». La composition prolétarienne de l'appareil ne lui semble pas, en outre, pouvoir constituer une garantie suffisante contre une telle évolution : « Même une origine prolétarienne, les mains les plus calleuses et d'autres qualités aussi remarquables ne sont pas une garantie suffisante contre la transformation des éléments prolétariens privilégiés en une classe nouvelle  » [15]. Pourtant, ce n'est pas une alliance Trotsky-Boukharine qui va sortir de ces réflexions parallèles dès deux dirigeants.

Les oppositions se sont cristallisées au bureau politique sur la politique économique immédiate, dans la discussion sur la crise des ciseaux. Staline, Zinoviev et Kamenev sont pour le statu quo, s'opposent aux projets de planification et d'industrialisation mis en avant par Trotsky. Leur alliance, que l'on surnommera bientôt la troïka, va se sceller autour de la défense de l'appareil, vivement attaqué au congrès par plusieurs délégués, et dans une commune hostilité à Trotsky qui ne les désarmera pas par son refus de mettre en question une situation que nombre de ses amis jugent pourtant intolérable.

Préobrajenski dénonce la non-application des principales résolutions du X° Congrès, y compris celle concernant la démocratie interne, l'aggravation du régime autoritaire, la substitution, à tous les échelons du système de la recommandation à celui de l'élection, Vladimir Kossior attaque la « clique  » du secrétaire général, la ,persécution systématique, par le biais des changements d'affectation des militants qui osent exprimer des critiques, la préférence systématique pour, la docilité au lieu des capacités comme critère du choix des responsables. Loutovinov ironise sur l'infaillibilité pontificale dont la direction se targue, affichant la « prétention de sauver le parti sans ses militants ». Boudou Mdivani et Makharadzé, écrasés au congrès géorgien de mars, dénoncent le chauvinisme grand-russe de l'appareil manipulé par Staline et Ordjonikidzé. Boukharine qualifie de chauvine la politique de Staline en matière de nationalités, souligne la prévention que manifestent à l'égard des Géorgiens accusés de déviationnisme la majorité des délégués qui n'ont été informés que par l'appareil. Au nom de la délégation ukrainienne, Racovski parle d'une politique de « russification  » des minorités, dit que Staline reprend sur ce terrain la tradition tsariste. C'est lui qui invoque l'autorité de Lénine et sa lettre - toujours pas publIée. - sur la question nationale pour condamner la conception centralisatrice que Staline a fait prévaloir dans la Constitution de l'U.R.S.S.

Trotsky, lui, quitte la salle pendant la discussion de l'affaire géorgienne, se tait pendant les dénonciations de l'appareil, apporte son soutien à la troïka en affirmant la solidarité inébranlable du bureau politique et du comité central, en répondant indirectement aux critiques par un appel à la discipline et à la vigilance, presque semblable à celui de Zinoviev. Une sorte de conception particulière de « solidarité ministérielle » du bureau politique lui fait endosser publiquement, une politique qu'il a combattue, accepter d'être en retrait par rapport aux positions mêmes de Lénine, puisqu'il ne s'oppose ni à la réélection de Staline au secrétariat général, ni à l'élection de Kouibychev à la tête de la commission de contrôle. Renonçant à utiliser les armes dont il dispose au service d'une politique qu'il estime juste, il désarme volontairement ceux qui pourraient le soutenir et se transforme en otage entre les mains de ses adversaires : Boukharine, qui au Congrès s'est dressé contre la troïka quand Trotsky s'est abstenu, deviendra, l'un, des plus efficaces soutiens de celle-ci dans les mois qui suivent.

Sans doute Trotsky n'eut-il pas à attendre longtemps avant de comprendre la vanité de son sacrifice. Réinstallé dans ses fonctions, Staline resserre son emprise sur l'appareil des secrétaires, affirme son autorité sur un comité centrale porté à quarante membres, et dont l'écrasante majorité se range derrière la troïka. Il fait arrêter, sous prétexte de conspiration, le leader communiste tatar Sultan Galiev, coupable d'avoir projeté une fédération soviétique des populations musulmanes et qui sera accusé de « saper la confiance des nationalités anciennement opprimées dans le prolétariat révolutionnaire  ». Au cours de l'été, la situation économique s'aggrave : les salariés ne sont plus payés, des grèves sauvages éclatent, un petit groupe d'opposants qui s'intitule le Groupe ouvrier essaie d'intervenir dans le mouvement pour en prendre la tête, mais il est immédiatement frappé par la Guépéou : Miasnikov est arrête en juin, Kouznetzov et vingt-huit autres communistes en septembre, accusés d'avoir prépare une manifestation de rues. La Guépéou frappe de la même manière le groupe « Vérité ouvrière  » du vieux Bogdanov. Tous ces militants sont exclus du parti. La gravité de la situation est telle que Dzerjinski, devant une sous-commission du comite central, en septembre, déclarera : « Le dépérissement de notre parti, l'extinction de notre vie intérieure, la substitution de la nomination à l'élection sont en train de devenir un danger politique  » [16].

C'est pourtant le même homme, chargé de la répression contre les groupes ouvriers de l'opposition qui provoquera la rupture ouverte et l'entrée de Trotsky dans la lutte en demandant au bureau politique que chaque membre du parti soit tenu de dénoncer à la Guépéou toute activité d'opposition. Cette initiative semble avoir convaincu Trotsky de la gravité de la situation. Au même moment, il réussit par une menace de démission à empêcher l'entrée de Staline au comité révolutionnaire de la guerre, mais doit accepter la mise à l'écart de son fidèle adjoint de la guerre civile Sklianski le « Carnot de la révolution russe » et son remplacement par deux hommes de la troïka, Vorochilov et Lachévitch. C'est ainsi, parce qu'il est devenu l'objet des attaques de la troïka, qu'il se résout à mener le combat qu'il a, jusque-là, conduit seulement, et comme a contre-cœur, en coulisse.

Conflit au comité central.

Le 8 octobre, Trotsky adresse au comité central une lettre qui va faire de lui le chef de l'opposition. Analysant la proposition de Dzerjinski, il constate qu'elle révèle « une extraordinaire détérioration de la situation à l'intérieur du parti depuis le XII° Congrès ». Tout en admettant que les arguments développés à cette époque en faveur de la démocratie ouvrière lui ont paru quelque peu entachés d'exagération et même de démagogie « du fait de l'incompatibilité entre une totale démocratie ouvrière et le régime de la dictature » il affirme que, depuis le congrès, « la bureaucratisation de l'appareil du parti s'est développée dans des proportions inouïes par l'emploi de la méthode de sélection par le secrétariat. Il s'est créé une large couche de militants entrant dans l'appareil gouvernemental du parti qui renoncent complètement à leurs propres opinions de parti ou au moins à leur expression ouverte, comme si la hiérarchie bureaucratique était l'appareil qui crée l'opinion du parti et ses décisions ». L'une des caractéristiques de cet autoritarisme, «  dix fois supérieur à celui des pires jours de la guerre civile », est le rôle qu'y joue « la psychologie du secrétaire, dont le principal trait est que le secrétaire est capable de décider de tout ». Le mécontentement des militants frustrés de leurs droits risque de provoquer « une crise d'une extraordinaire sévérité, dans la mesure où ils risquent d'identifier les « vieux-bolcheviks » au secrétariat ». Trotsky conclut en menaçant d'en appeler au parti tout entier si le comité central se refusait à essayer de redresser la situation [17].

Le 15 octobre, quarante-six militants - dont quelques-uns au moins étaient au courant de l'initiative de Trotsky, sans qu'on puisse lui attribuer la leur - adressent au comité central une déclaration. Parmi eux se trouvent quelques-uns des bolcheviks les plus éminents, des gloires de la guerre civile : Préobrajenski, Alski, Sérébriakov, Antonov-Ovseenko, Ivan N. Smirnov, Vladimir Smirnov, Piatakov, Mouralov, Sapronov, Ossinski, Sosnovski, Vladimir Kossior. Malgré son caractère secret, le texte est révélateur de la profondeur de la crise interne qui conduit à un regroupement aussi large de militants responsables sur une plate-forme de lutte pour la démocratie interne. Les difficultés économiques proviennent de l'empirisme de la direction du comité central : les succès ont été obtenus «  en l'absence de toute direction  », mais faute de mesures appropriées et notamment d'une politique active de planification, une grave crise économique menace. Or, la faillite de la direction s'exprime par l'état du parti soumis à un régime de dictature et qui n'est plus un organisme vivant, agissant par lui-même. « Nous assistons de plus en plus à une division toujours croissante et maintenant à peine voilée dans le parti entre la hiérarchie du secrétariat et le « peuple tranquille », entre les fonctionnaires professionnels du parti, nommés et choisis d'en haut, et la masse du parti, qui ne participe pas à sa vie de groupe ». Les congrès et les conférences sont de plus en plus transformés en « assemblées exécutives de la hiérarchie ». « Le régime qui a été mis en vigueur dans le parti est absolument intolérable; il tue toute initiative dans le parti, le sommet a un appareil de fonctionnaires appointés qui fonctionne indéniablement en période normale, mais fait inévitablement long feu en période de crise et menace d'aller à une banqueroute totale en face des événements sérieux qui se préparent » [18]. La première réponse du bureau politique adressée à Trotsky montre que la direction se refuse à accepter la discussion sur le terrain où elle est posée. Rappelant le refus de Trotsky de devenir vice-président du conseil, le bureau politique l'accuse d'être partisan du « tout ou rien  » et met son opposition au compte d'une ambition sans limites.

La deuxième réponse viendra à la séance plénière du comité central et de la commission centrale de contrôle du 25 au 27 octobre. Trotsky, frappé de la curieuse maladie qui le tiendra à l'écart des conflits décisifs de cette époque, est absent. C'est Préobrajenski qui, au nom de l'opposition, propose des mesures immédiates : discussion des grandes questions politiques à tous les échelons, liberté totale d'expression dans le parti, discussion dans sa presse, retour à la règle de l'élection des responsables, examen de la situation des militants « transférés  » à cause de leurs opinions et de leurs critiques. Le comité central riposte sur le terrain de la discipline, lançant l'accusation de fractionnisme : « Le geste du camarade Trotsky, à un moment crucial de l'expérience du parti et de la révolution mondiale  » est « une grave erreur politique, particulièrement parce que l'attaque du camarade Trotsky, dirigée contre le bureau politique, a objectivement pris le caractère d'un geste fractionnel, menaçant de frapper un coup contre l'unité du parti et d'y créer une crise  ». Elle a, en outre, «  servi de signal à un groupement fractionnel  » : la déclaration des 46 est condamnée comme un acte de division « menaçant de placer toute la vie du parti dans les mois à venir sous le signe d'une lutte interne et ainsi d'affaiblir le parti à un moment qui est crucial pour le destin de la révolution internationale  » [19] ; la déclaration ne sera donc pas publiée. La situation apparaît cependant comme suffisamment sérieuse pour qu'une discussion soit ouverte dans le parti et les colonnes de sa presse : la discussion, une fois encore, sert de soupape de sûreté.

Le débat.

La controverse va se dérouler de novembre 1923 à mars 1924. C'est Zinoviev qui ouvre le débat, le 7 novembre, dans la Pravda. «  Le malheur, écrit-il, est que la plupart des questions essentielles sont réglées d'avance, du haut vers le bas  ». C'est pourquoi « il est nécessaire que la démocratie ouvrière dans le parti, dont nous avons tant parlé, commence à prendre plus de réalité  ». La centralisation est certes inévitable, mais l'élargissement des discussions est souhaitable. Rien de décisif, rien d'agressif non plus dans cette manière bonhomme et quelque peu désabusée d'ouvrir le débat.

Les premières discussions tournent autour de critiques sérieuses du fonctionnement de l'appareil. Boukharine déclare : « Si nous faisions une enquête et recherchions combien de fois les élections se font dans le parti par ces seules questions jetées du haut de la tribune : «  Qui est pour ? » et « Qui est contre ? », nous découvririons vite que, dans la majorité des cas, les élections sont devenues de simples formalités; non seulement les votes se font sans aucune discussion préalable, mais sur la seule question «  Qui est contre ?   ». Comme on se met dans un mauvais cas en se prononçant « contre  » les autorités, il n'est pas difficile d'en prévoir l'issue habituelle. C'est de cette façon que se passent les élections dans toutes nos organisations de base. [...] Il va sans dire que de telles méthodes suscitent un grand courant de mécontentement. La même chose se produit, à d'infimes nuances près, à tous les degrés de la hiérarchie du parti  » [20].

La plupart des autres contributions dans la tribune de discussion de la Pravda sont d'abord très en deçà de cette position, se limitant à la critique de tel ou tel aspect ou manifestation d'esprit bureaucratique, sans généralisations. Mais le ton change avec Préobrajenski, le 28 novembre. Il s'en prend en effet aux « camarades, même parmi les plus responsables, qui ricanent à propos de la démocratie à l'intérieur du parti dans l'esprit du X° Congrès  ». Pour lui «  le parti qui a décidé, au X° Congrès, de passer des méthodes militaires aux méthodes démocratiques, s'est engagé en fait dans une voie diamétralement opposée, [...] ce qui était peut-être inévitable dans la première période de la Nep. Maintenant que le passage à la politique de la Nep est réalisé, [...] l'application de la résolution du X° Congrès est non seulement possible, mais indispensable. Ce passage à la démocratie n'a pas été fait à temps. L'automatisme de la routine acquise une fois pour toutes domine la vie du parti : il a été légitimé  ». Faisant appel aux souvenirs du parti du temps où Lénine le dirigeait, il affirme : « Il est caractéristique qu'à l'époque où nous avions des fronts tout autour de nous, la vie du parti traduisait beaucoup plus de vitalité et l'indépendance des organisations était beaucoup plus grande. Au moment où non seulement les conditions objectives pour la réanimation de la vie intérieure du parti et son adaptation aux nouvelles tâches sont apparues, mais où il existe aussi une réelle nécessité pour le parti de le faire, non seulement nous n'avons pas avance d'un pas par rapport à la période du communisme de guerre, mais nous avons au contraire intensifié le bureaucratisme la pétrification, le nombre de questions décidées d'avance par en haut; nous avons accentué la division du parti, amorcée pendant la période de guerre entre ceux qui prennent les décisions et portent la responsabilité et les masses qui appliquent ces décisions du parti dans l'élaboration desquelles elles n'ont pris aucune part ».

Cette intervention permet de mieux situer les limites de la dIscussion. Le 1° décembre, Zinoviev, se référant à la privation du droit de vote pour les militants avant deux ans de stage, déclare : « Au point de vue de la démocratie ouvrière abstraite, c'est une parodie de démocratie. Mais il était à nos yeux nécessaire du point de vue des intérêts fondamentaux de la révolution, du point de vue du bien de la révolution, de donner le droit de vote seulement à ceux qui apparaissent comme les vrais gardiens du parti. [...] Le bien de la révolution, c'est la loi suprême. Tout révolutionnaire dit : au diable les principes « sacrés » de la démocratie « pure » ! Le 2 décembre, Staline précise à son tour : « Il est nécessaire de mettre des limites à la discussion, d'empêcher le parti qui est une unité combattante du prolétariat, de dégénérer en club de discussion ».

Pendant que cette discussion se déroule, le bureau politique s'efforce de trouver un terrain d'accord avec Trotsky en vue, d'une prise de position unanime de la direction. Le 5 décembre, Il adopte une résolution qui est le fruit de discussions en sous-commission entre Staline, Kamenev et Trotsky : et qui semble annoncer un cours nouveau. Elle reconnut que les contradictions objectives de l'époque de transition s'expriment dans un certain nombre de tendances négatives, qu'il faut combattre. Telles sont « de profondes différences dans la situation matérielle des membres du parti en relation avec les différences de leurs fonctions et ce qu'on appelle les « excès », la croissance des relations avec les éléments bourgeois et leur influence idéologique, l'étroitesse de l'horizon, qui doit être distinguée de la spécialisation nécessaire, et l'apparition, sur cette base, de l'affaiblissement de liens entre communistes de différents secteurs de travail; un danger de perdre de vue la perspective de la construction socialiste dans son ensemble et de la révolution mondiale [...]; la bureaucratisation des appareils du parti et le développement de la menace d'un divorce entre, le parti et les masses ». «  Le parti, déclare-t-elle, doit procéder a une modification sérieuse de sa politique dans le sens d'une application stricte et méthodique de la démocratie ouvrière », qui «  implique pour tous les camarades la liberté d'examiner et de discuter ouvertement les principales questions du, parti, ainsi que l'élection des fonctionnaires et des collèges de la base au sommet » Comme mesures pratiques, elle préconise « l'application intégrale de l'élection des fonctionnaires et particulièrement des secrétaires de cellules », la décision « de soumettre - à moins que des circonstances exceptionnelles ne s'opposent - toutes les questions essentielles de la politique du parti à l'examen des cellules  », un effort pour la formation de cadres, l'obligation pour tous les organismes de rendre compte, et un « afflux de nouveaux ouvriers d'industrie » [21].

Les principes reprennent, avec peut-être moins de précision, ceux qui étaient énoncés par la résolution du X° Congrès, mais les mesures préconisées s'accompagnent de nombreuses restrictions : il est clair que cette résolution est une concession à un mécontentement qui n'est que trop évident. Le rappel de l'interdiction des fractions, venant après le rejet par le comité central des propositions de Préobrajenski et la condamnation, comme fractionnelle, de la déclaration des 46, montre bien les intentions des auteurs.

Trotsky, pourtant, vote cette résolution ambiguë, et qui n'apporte rien qu'une couverture à la directIon. Il justifiera son vote en disant que le texte, à ses yeux, « déplace le centre de gravité du côté de l'activité, de l'indépendance critique, de l'auto-administration du parti » [22]. En fait, il sait parfaitement que son interprétation et l'application qu'il voudrait faire de la résolution diffèrent profondément de la conception qu'en a la troïka : le 2 décembre, devant les communistes de Krassnaia Pressnia, Staline vient de reconnaître un malaise, dont il voit l'origine dans « les survivances du communisme de guerre » sous forme de « survivances militaristes dans la tête des travailleurs » [23].

Dans une lettre à l'organisation du parti de Krassnaia Pressnia, publiée le 10 décembre, Trotsky donne sa propre interprétation de la résolution du 5 décembre. Rappelant que le danger de bureaucratisme émane de l'appareil « constitué inévitablement par les camarades les plus expérimentés et les plus méritoires », il exprime ses craintes que « la vieille garde » puisse « se figer et devenir insensiblement l'expression la plus achevée du bureaucratisme ». Rappelant le précédent de la dégénérescence des dirigeants de la II° Internationale, pourtant « disciples directs de Marx et d'Engels », il affirme qu'un tel danger existe pour la vieille génération des bolcheviks russes. « C'est la jeunesse qui réagit le plus vigoureusement contre le bureaucratisme » : il réclame pour elle la confiance et un changement de méthodes. « Notre jeunesse ne doit pas se borner à répéter nos formules. Elle doit les conquérir, se les assimiler, se former son opinion, sa physionomie à elle et être capable de lutter pour ses vues avec le courage que donnent une conviction profonde et une entière indépendance du caractère. Hors du parti l'obéissance passive qui fait emboîter mécaniquement le pas après les chefs; hors du parti l'impersonnalité, la servilité, le carriérisme ! Le bolchevik n'est pas seulement un homme discipliné : c'est un homme qui, dans chaque cas et sur chaque question, se forge une opinion ferme et la défend courageusement, non seulement contre ses ennemis, mais au sein de son propre parti  ».

La lettre de Trotsky contient un appel non déguisé au combat : « Avant la publication de la décision du comité central sur le « cours nouveau  », le simple fait de signaler la nécessité d'une modification du régime intérieur du parti était considéré par les fonctionnaires préposés à l'appareil comme une hérésie, une manifestation de l'esprit de scission, une atteinte à la discipline. Et maintenant les bureaucrates sont prêts formellement à « prendre acte  » du « cours nouveau », c'est-à-dire pratiquement à l'enterrer […] Avant tout, il faut écarter des postes dirigeants ceux qui, au premier mot de protestation ou d'objection, brandissent contre les critiques les foudres des sanctions. Le « cours nouveau  » doit avoir pour premier résultat de faire sentir à tous que personne désormais n'osera plus terroriser le parti » [24].

Le conflit, cette fois, est ouvert entre l'appareil, d'une part, Trotsky et les 46, de l'autre. La situation est pourtant complexe, car l'opposition s'appuie contre l'appareil sur les arguments de Trotsky et combat comme une manÅ“uvre de diversion la résolution du 5 octobre qu'il a votée avec la troïka. Préobrajenski et ses camarades élaborent une résolution dans laquelle ils proposent l'élection des responsables à tous les niveaux, une formulation nouvelle de l'interdiction des fractions, permettant une véritable démocratie interne, le rétablissement de la vieille règle suivant laquelle c'est la cellule qui doit se prononcer d'abord en matière de sanctions disciplinaires.

L'assemblée des militants de Moscou a lieu le 11 décembre. Kamenev s'y montre peu combatif. Il souligne la nécessité de la démocratie ouvrière, dans laquelle l'élection des responsables seule garantit la liberté de discussion. Admettant que la démocratie ouvrière illimitée comprend le « droit de groupe  », il justifie l'opposition du comité central à ce droit par le fait que le parti est au pouvoir : les groupes existent dans les partis communistes étrangers parce qu'« ils n'arrivent pas à éliminer certaines survivances social-démocrates dans leur lutte contre le pouvoir ». Il ne cite pas Trotsky, mais s'en prend à Préobrajenski qui a dénoncé la troïka et le met au défi de produire un seul document émanant d'elle. Il conclut en demandant aux militants de « voter la confiance au comité central  » [25].

Les interventions qui suivent sont plus intéressantes. Krylenko analyse la notion de fraction, qui n'est pas autre chose qu'un « groupe distinct lié par une discipline spéciale ». A ses yeux, la conception défendue par Kamenev confond « fraction et groupe  », « réduit toute démocratie dans le parti au droit d'intervention individuelle de camarades isolés », ce qui conduit à « supprimer la démocratie ouvrière dans le parti ». Il affirme : « Le droit de s'unir sur des plates-formes déterminées est pour la démocratie à l'intérieur du parti un droit intangible sans lequel elle n'est plus qu'une phrase vide » [26]. Le président de l'exécutif, Kalinine, admet carrément que l'appareil ne veut pas de démocratie : « Dans la situation actuelle, aucun communiste ne peut admettre la démocratie complète. [...] Qui est-ce qui souffre de l'absence de démocratie ? Ce n'est pas la classe ouvrière, mais le parti lui-même. Or, au sein du parti, il y a très peu de gens qui ne touchent pas à l'appareil, qui ne participent pas à son travail compliqué. […] Qui profitera le plus de notre démocratie ? A mon avis, ceux qui ne sont pas surchargés de travail. Ceux qui sont libres pourront profiter entièrement de la démocratie, mais ceux qui sont accablés de besogne ne le pourront pas » [27]. Des autres orateurs inscrits, le seul Iaroslavski se livre à une vive attaque contre Trotsky. Sapronov et Préobrajenski soutiennent les vues de l'opposition, réclamant expressément la liberté des groupements, à l'appui de laquelle Radek invoque l'autorité de Lénine.

La résolution de Préobrajenski échoue de peu, mais l'ambiance de la réunion semble indiquer que l'opposition a le vent en poupe. Le 15 décembre, Staline lancera dans la Pravda la première attaque ad hominem : quand il se compte dans les vieux-bolcheviks, Trotsky a la mémoire courte; la dégénérescence risque de venir, non de la vieille garde, mais des « mencheviks entrés dans notre parti et qui n'ont pu se débarrasser de leurs habitudes opportunistes ». Il accuse Trotsky de « duplicité », sa lettre du 10 étant un soutien à l'opposition des 46 au comité central dont il vient pourtant de voter la résolution. A l'égard des jeunes, il pratique une « basse démagogie  ».

La polémique monte d'un ton avec l'assemblée des militants de Pétrograd le 15. Zinoviev reprend la révélation que Boukharine vient de faire dans un meeting à Moscou sur les contacts pris en 1918 entre communistes de gauche et socialistes-révolutionnaires de gauche sur l'éventualité d'un renversement de majorité et d'un gouvernement Piatakov. Ce rappel a un double objectif : montrer, d'une part, que « la lutte de deux fractions dans un parti qui détient le pouvoir contient le germe de deux gouvernements  » souligner, d'autre part, que nombre des 46 ont été en 1918 « communistes de gauche » et adversaires de Lénine. Abordant le fond du problème, il affirme : « Le bureaucratisme doit être écarté, mais ceux qui veulent amoindrir l'appareil du parti en général doivent être rappelés à leurs devoirs communistes, car notre appareil est le bras droit du parti  ». Traitant la question de l'attitude de Trotsky, il lance : « Le trotskysme est une tendance bien définie dans le mouvement ouvrier », mais souligne « quelles que soient nos divergences actuelles dans ces questions, Trotsky est Trotsky et reste un de nos dirigeants les plus autorisés. Advienne que pourra, sa collaboration au bureau politique du comité central et dans d'autres organes est indispensable  » [28].

Pendant ce temps, la discussion se poursuit dans les colonnes de la Pravda et le ton monte : son responsable, Konstantinov, est révoqué pour avoir protesté le 16 décembre et écrit que « la calomnie et les accusations sans fondement sont devenues les armes de discussion de nombreux camarades ; il faut que cela cesse ». Son successeur n'est pas plus souple aux directives du comité central et sera révoqué à son tour. Le 21, Zinoviev attaque un texte de Trotsky, intitulé : Cours nouveau, qui circule dans le parti : pour lui Trotsky soutient le comité central comme « la corde le pendu  », et exprime en réalité « une résistance à la ligne. [...] L'erreur essentielle du camarade Trotsky consiste en ce qu'il manifeste une certaine réapparition d'idées anciennes admettant la légitimité de courants divergents  ». Il conclut une longue description du « trotskysme  » en affirmant : «  Tout le comité central, aussi uni - peut-être plus, même - qu'au temps de Vladimir Illitch, considère que le camarade Trotsky commet maintenant une erreur politique radicale  ».

Le cours nouveau.

Le texte qui a provoqué l'attaque de Zinoviev paraît enfin dans la Pravda des 28 et 29 décembre. Peu polémique, malgré quelques saillies féroces, il contient une analyse minutieuse et très nuancée de la situation politique, dans l'appareil d'Etat et dans le parti, une étude des origines du bureaucratisme et une esquisse du « cours nouveau » que doit prendre le parti. Pour Trotsky, en effet, la discussion qui se déroule marque une étape du développement du parti, son passage « à un stade historique supérieur  ». Pour lui, « la masse des communistes » dit en quelque sorte aux dirigeants : « Vous avez, camarades, l'expérience d'avant Octobre qui manque à la plupart d'entre nous, mais sous votre direction, nous avons acquis, après Octobre, une grande expérience qui devient chaque jour plus considérable. Et nous voulons non seulement être dirigés par vous, mais participer avec vous à la direction du prolétariat. Nous le voulons, non seulement parce que c'est notre droit à nous, membres du parti, mais aussi parce que c'est absolument nécessaire au progrès de la classe ouvrière » [29]. L'explosion de mécontentement qui secoue le parti résulte d'une longue évolution antérieure, accélérée par la crise économique et l'attente de la révolution allemande, qui ont fait apparaître « avec une netteté particulière le fait que le parti vit en quelque sorte à deux étages : l'étage supérieur où l'on décide, et l'étage inférieur où l'on ne fait que prendre connaissance des décisions » [30]. Le «  bureaucratisme  » que la résolution du comité central vient de reconnaître n'est pas un « trait fortuit » mais un « phénomène général  » plus profond qu'une simple survivance : «  le bureaucratisme de la période de guerre n'était rien en comparaison du bureaucratisme qui s'est développé en temps de paix, alors que l'appareil [...] continuait obstinément à penser et à décider pour le parti » [31]. C'est de cet état de choses que découle un double danger de dégénérescence : parmi les jeunes, exclus de la participation à l'activité générale, et dans la vieille garde. « Pour voir dans cet avertissement basé sur la prévision marxiste objective un « outrage  », un « attentat », il faut vraiment susceptibilité ombrageuse et la morgue des bureaucrates » [32].

Trotsky analyse ensuite la composition sociale du parti dont moins d'un sixième des militants travaillent en usine, la majorité étant employée dans les différents appareils de direction. Or, « les présidents de comités régionaux ou les commissaires de division, quelle que soit leur origine représentent un type social déterminé » [33]. Autrement dit, « la source du bureaucratisme réside dans la concentration croissante de l'attention et des forces du parti sur les institutions et appareils gouvernementaux et dans la lenteur du développement de l'industrie » [34] qui ne permet pas d'entrevoir dans un délai bref un changement dans la composition sociale du parti. Le bureaucratisme est donc « un phénomène essentiellement nouveau, découlant des nouvelles tâches, des nouvelles fonctions, des nouvelles difficultés du parti » [35]. Les « méthodes de l'appareil » prévalant, la direction fait place à l'administration, «  prend un caractère d'organisation pure et dégénère fréquemment en commandements ». Le « secrétaire » vit des soucis journaliers de l'appareil d'Etat, « perd de vue les grandes lignes », et, « croyant mouvoir les autres, est mû lui-même par son propre appareil » [36].

Or, dans l'Etat soviétique russe où « le parti communiste est obligé de monopoliser la direction de la vie politique », il est, bien sûr, souhaitable d'éviter dans le parti des « groupements stables [...] pouvant prendre la forme de fractions organisées », mais il est impossible en même temps d'éviter « les divergences de vue dans un parti d'un demi million d'hommes » [37], et l'expérience montre qu'il ne suffit nullement de déclarer que les groupements et les fractions sont un mal pour en empêcher l'apparition  » [38]. Les oppositions de 1917, résolues par la prise du pouvoir, de 1918, par la signature de la paix, de 1921 par le tournant de la Nep, montrent que les fractions se surmontent par une politique juste : la résolution du X° Congres les interdisant ne peut, à cet égard, avoir qu'un « caractère auxiliaire », dans le cadre d'une réelle démocratie ouvrière. Il existe effectivement des fractions dans le parti, dont la plus dangereuse, celle qui nourrit les autres, est la « fraction bureaucratique conservatrice  », d'ou s'élèvent des « voix provocatrices », où l'on « fouille dans le passé  » pour y rechercher « tout ce qui est capable d'introduire plus d'acharnement dans la discussion  » [39], où l'on met ainsi en péril l'unité du parti en prétendant l'opposer au besoin de démocratie.

Répondant à Zinoviev, Trotsky affirme qu'« il serait monstrueux de croire que le parti brisera ou permettra à qui que ce soit de briser son appareil  ». Mais « il veut le renouveler et lui rappelle qu'il est son appareil, qu'il est élu par lui et qu'il ne doit pas se détacher de lui  » [40]. Le bureaucratisme, comme l'a déjà vu Lénine, est un phénomène social qui a pour causes profondes, en Russie, «  la nécessité de créer et de soutenir un appareil étatique alliant les intérêts du prolétariat et de la paysannerie dans une harmonie économique parfaite  » dont on est encore loin; Il se complique du fait du manque de culture des grandes masses. « Evidemment, le parti ne peut s'arracher aux conditions sociales et culturelles  » existantes, mais, «  organisation volontaire  » il peut mieux se préserver, à condition de voir le danger. Les appels à la tradition de la fraction conservatrice, ne font que le désarmer : «  Plus l'appareil du parti est renfermé en lui-même, plus il est imprégné du sentiment de son importance intrinsèque, moins vite il réagit devant les besoins émanant de la base et plus Il est enclin à opposer, aux nouveaux besoins et aux nouvelles tâches la tradition formelle. Et si quelque chose est capable de porter un coup mortel à la vie spirituelle du parti et à la formation doctrinale de la jeunesse, c'est bien la transformation du léninisme, méthode réclamant pour son application, initiative, pensée critique et courage idéologique, en un dogme qui n'exige que des interprétateurs désignés une fois pour toutes  » [41].

La bataille pour la XIII° conférence.

La publication de Cours Nouveau marque le sommet de la controverse, mais aussi la fin de la discussion libre : le secrétaire général contrôle désormais de très près la Pravda, où Boukharine a immédiatement répondu en accusant une fois encore Trotsky de «  déviation  » et d' «  opposition au léninisme  ». Les oppositionnels ne s'y exprimeront plus que rarement, encadrés par les articles des partisans du comité central. Il n'y aura d'autre réponse à Cours Nouveau qu'une fin de non-recevoir. En fait, le succès des thèses de Trotsky et des 46 a semblé si grand à Moscou que Trotsky, le 10 décembre, pouvait écrire que la capitale avait « pris l'initiative de la révision de l'orientation du parti  ». Le danger est apparu à l'appareil, qui va assurer son succès dans la discussion par les méthodes qui lui sont propres, avec les pouvoirs dont il dispose et qu'on veut, précisément, lui arracher.

Le droit de nomination lui permet d'isoler Trotsky et de décapiter l'opposition. La nomination de ses amis à de hauts postes diplomatiques n'est pas l'effet du hasard : l'envoi de Joffé en Chine, puis celui de Krestinski en Allemagne n'ont pas éveillé de suspicions. Mais, quand Christan Racovski est nommé ambassadeur à Paris à l'été 1923, il est clair que l'appareil se débarrasse ainsi d'un des porte-parole des résistances nationales au XIIe Congrès, d'un ami proche de Trotsky, d'un adversaire de Staline, d'un des cadres les plus capables d'une opposition qui se cherche. Racovski, du fait de son éloignement de Russie, n'a pas signé la déclaration des 46, mais le parti ukrainien, sous l'influence de ses amis, devient à la fin de l'année un bastion de l'opposition. Tchoubar, successeur de Racovski à la présidence du conseil des commissaires du peuple d'Ukraine, Kaganovitch, chargé du secrétariat, le « réorganisent  » et Kotzioubinski, combattant clandestin de 1918, porte-parole de l'opposition, est envoyé à Vienne. Les cellules de l'armée rouge votent en majorité pour les thèses de l'opposition. Le responsable politique de l'armée, Antonov-Ovseenko, est révoqué pour avoir envoyé une circulaire sur la démocratie ouvrière, conforme aux décisions congrès, sans en avoir référé préalablement au comité central. Boubnov qui le remplace a, lui aussi, signé la déclaration des 46, mais la renie dès cette date; ainsi Staline fait-il d'une pierre deux coups.

Quoique les Jeunesses communistes ne participent pas la discussion, la majorité de leurs militants membres du parti sont avec l'opposition : quinze membres élus de leur comité central sont, non seulement relevés de leurs fonctions dans l'organisation par le secrétariat du parti, au mépris des statuts, mais encore envoyés « en mission  » dans des localités éloignées, ce qui donne la majorité, dans la direction, aux partisans de la troïka. Trotsky publiera pourtant en annexe de Cours nouveau une lettre de dirigeants des jeunesses, tous sympathisants de l'opposition : Fedorov et Daline, membres du comité central, André Chokhine, Alexandre Bezymenski, Dougatchev, trois des six membres du premier présidium des jeunesses en 1918 et eux anciens secrétaires de Moscou, maintiennent leur position.

Ils sont l'exception : à Moscou, à Pétrograd, des responsables et des militants sont déplacés, affectés à des centaines ou des milliers de kilomètres : la menace seule fait plier plus d'un opposant, décide plus d'un hésitant. Comme l'opposition, dont Trotsky n'est d'ailleurs pas formellement membre, ne s'organise pas en fraction pour éviter de tomber sous le coup d'accusations d'indiscipline, l'appareil n'a pas de peine à isoler les délégués qui la représente et à les éliminer dans le système d'élections à plusieurs degrés ainsi, à Moscou, les partisans de l'opposition sont en majorité dans les cellules, ils ne sont plus que 36 % dans les conférences de district, 18 % à la conférence provinciale, où Préobrajenski obtient 61 voix contre 325 à Kamenev. Quoique l'opposition ait eu la majorité - peut-être grâce au «  déplacement » de ses cadres - dans des centres comme Riazan-Penza, Kalouga, Simbirsk, Tchéliabinsk, quoiqu'elle fût en majorité dans au moins un tiers des cellules de l'armée rouge, et dans la presque totalité des cellules d'étudiants, elle n'aura finalement que trois délégués à la conférence nationale.

Seules des manipulations d'appareil ont pu réduire à ce point la représentation de l'opposition. La bataille est cependant pour elle un grave échec, par rapport à ses espérances initiales. Elle a, certes, triomphé chez les jeunes, particulièrement chez les étudiants - qui représentent à cette date une élite intellectuelle et militante d'origine ouvrière récente -, et répondu en cela au pronostic de Trotsky. Mais elle a échoué dans son effort principal en direction des ouvriers du parti, puisqu'à Moscou, où elle a le plus de voix, elle n'obtient la majorité que dans 67 cellules d'usine sur 346. On a proposé pour expliquer cet échec plusieurs interprétations, mis en relief l'absence, dans la plate-forme des 46, de tout appel à l'intérêt immédiat des ouvriers, souligné une probable impopularité de Trotsky dans certains secteurs ouvriers depuis la discussion sur les syndicats. Aucun de ces éléments ne peut être négligé - Staline savait ce qu'il faisait quand il traitait Trotsky de «  patriarche des bureaucrates » -, aucun cependant n'est à lui seul plus satisfaisant que les explications simplistes qui recourent à l'habileté manÅ“uvrière de Staline ou aux méthodes démagogiques de Zinoviev. Il semble qu'E.-H. Carr soit plus proche de la vérité quand il écrit : «  L'incapacité de l'opposition à se fonder sur le prolétariat était un symptôme de la faiblesse, non seulement de l'opposition elle-même, mais aussi du prolétariat » [42].

C'est très vraisemblablement ce sentiment de l'inéluctabilité de la défaite à court terme qui explique l'abstention de Trotsky dans la phase finale de la bataille. Frappé de ce mal mystérieux qui ne cessera de l'accabler pendant ces années, il ne participe à aucune des réunions du parti en dehors du bureau politique et laisse à Préobrajenski, Piatakov et autres, capables et brillants, mais loin d'être des hommes de son envergure, le soin de défendre les thèses qui sont les siennes et celles des 46. Il accepte le 21 décembre le verdict des médecins du Kremlin qui lui prescrivent l'éloignement de Moscou et une cure de repos de deux mois, qu'il ira faire au bord de la mer Noire. Incontestablement, cette attitude contribue à affaiblir l'opposition. L'explication, en tout cas, en est difficile, et les hypothèses suggérées peu conformes au tempérament de lutteur de Trotsky, quand elles invoquent une hésitation devant le bien-fondé de la lutte ou un recul devant ses conséquences. La clef de son attitude est plus vraisemblablement à chercher dans un découragement face à des développements politiques imprévus, un sentiment d'impuissance en face d'un appareil aux ambitions et à l'efficacité en définitive insoupçonnés, un besoin de délai, de temps mort, pour un réexamen.

La XIII° conférence.

Il est impossible d'affirmer que l'intervention de Trotsky avec toute sa vigueur aurait pu modifier le cours des choses dans les quelques semaines d'intense discussion, à partir de la mi-décembre, car sa demi-paralysie politique est, au fond, la conséquence logique de son refus de se battre depuis la maladie de Lénine et de son intervention presque contre son gré en octobre, de sa tactique de compromis au bureau politique lors du vote de la résolution du 5 décembre. Plusieurs semaines avant la conférence, en tout cas, les jeux sont faits  : la presse ne publie désormais plus d'articles de l'opposition, mais les responsable se succèdent dans ses colonnes, affirmant leur détermination de faire prendre au parti un «  cours nouveau  », malgré les manÅ“uvres des «  déviationnistes  », des «  antiléninistes  », des «  mencheviks  » et des «  petit-bourgeois  » dissimulés sous la bannière du «  trotskysme  ». La brochure cours nouveau, rassemblant les principales interventions de Trotsky, ne sera publier que trop tard pour être utile dans la discussion et constituera mois un instrument pour l'opposition qu'une manifestation de la solidarité idéologique de Trotsky avec elle. Ce sont les principaux des 46 qui poursuivront donc seuls, dans le parti, une lutte commencée simultanément, mais jamais menée en commun.

Les débat de la conférence se dérouleront normalement. Dans la discussion sur les problèmes économique, Préobrajenski intervient pour souligner la croissance alarmante du capital commercial et industriel privé. Piatakov, très brillant, reprend les thèses qui sont communes à Trotsky et aux 46 : le développement de l'industrie pose des problèmes qu'il est absurde de réduire à une discussion sur le rythme alors qu'il s'agit de diriger. L'instrument existe : c'est le pian d'Etat (Gosplan) qui doit permettre de cesser d'improviser en matière économique, en se basant sur une conception d'ensemble, de parfaire et de préciser les objectifs conformément aux conditions et aux ressources. C'est une erreur de croire que l'industrie étatique doit s'adapter spontanément au marché, sous prétexte que ce dernier se développe spontanément. La planification seule permettra d'adapter l'industrie et de lui rendre possible la conquête du marché : sans elle, la nationalisation deviendrait un obstacle au développement économique. Molotov, Kamenev, Mikoyan ironisent, qualifient d'utopiques ces projets de planification de l'industrie sur plusieurs années accusant l'opposition de vouloir faire prévaloir en matière économique des conceptions centralisatrices et bureaucratiques, et - éternelle accusation contre Trotsky et ses amis - de vouloir sacrifier la paysannerie au développement de l'industrie. L'issue du vote ne fait aucun doute .

La discussion sur les problèmes du parti est introduite par Staline. Il admet l'existence d'un certaIn bureaucratisme, résultant selon lui de la pression exercée par la bureaucratie d'Etat sur le parti, accrue par le bas niveau culturel du pays et les survivances psychologiques du communisme de guerre. Evoquant les discussions en sous-commission de la résolution sur la démocratie ouvrière, il déclare : « Je me souviens comment nous nous heurtâmes avec Trotsky, au sujet des groupements et des fractions. Trotsky ne s'opposait pas à l'interdiction des fractions, mais défendait résolument l'idée de l'admission de groupements dans le parti. C'est là la position de l'opposition. Ces gens ne semblent pas comprendre que par l'admission de la liberté des groupements, ils ouvrent la porte à des gens comme Miasnikov, leur permettent de tromper le parti en présentant une fraction comme un groupement. Car quelle est la différence entre un groupement et une fraction ? Seulement une différence d'aspect. [...] Si nous admettions les groupements, nous ruinerions le parti, nous le transformerions d'une organisation monolithique et compacte en une alliance de groupements et de fractions qui négocieraient entre elles et conclueraient des alliances et des accords temporaires. Ce ne serait pas un parti, ce serait la fin du parti  » [43]. Pour lui, la bureaucratisation réelle a servi de prétexte à Trotsky pour intervenir en violant la discipline, avec son optique « anarcho-manchevique  ». tenter de dresser le parti contre son appareil les jeunes contre les vieux, les étudiants contre les ouvriers. Il faut affermir l'unité du parti, la prémunir contre toutes les menaces, et, pour montrer la détermination des bolcheviks, inclure dans la résolution finale le point 7 de celle du X° Congrès interdisant les fractions, qui donne au comité central les pouvoirs d'exclusion que l'on sait.

Préobrajenski intervient au nom de l'opposition, reprend ,tous les arguments déjà mis en avant, rappelle la vie intense du parti au temps de la démocratie ouvrière, proteste contre l'exhumation systématique des vieilles querelles et contre l'identification au « léninisme  » de la cause des bureaucrates.

La réponse de Staline est plus vive que son rapport : l'interdiction des fractions a été votée au X° Congrès, au temps où Lénine dirigeait le parti, le stage minimum imposé aux responsables, qui empêche de fait leur élection, a été décidé au XI° Congrès, Lénine dirigeant le parti. Ce que Préobrajenski et ses amis demandent est une « modification de la ligne de conduite du parti étroitement attaché au léninisme  ». Répondant à Préobrajenski, il exprime nettement le fond de sa pensée sur un point précis; le fait est assez rare à l'époque pour mériter d'être noté. « En fait, s'écrie-t-il, à quoi aboutit Préobrajenski ? II ne demande ni plus ni moins que de restituer à la vie du parti le caractère qu'elle avait en 1917 et 1918. A cette époque-là, le parti divisé en groupes et fractions était en proie à des luttes intestines, à un point dangereux de son histoire, placé devant une question de vie ou de mort. [...] Préobrajenski nous présente la vie du parti en 1917 et 1918 sous des couleurs idéales. Mais nous ne connaissons que trop bien cette période de la vie du parti, dont les difficultés allaient jusu'à provoquer des crises graves, Préobrajenski songe-il a rétablir cet état de choses, cet « état idéal : de notre parti ? » [44]. En réalité, le parti est menacé par une coalition hétéroclite qui va de Trotsky, « le patriarche des bureaucrates  », aux « antiléninistes de toujours  » qui sont les Préobrajenski et les Sapronov.

La résolution finale constate que le parti a subi l'assaut d'un regroupement des petits cercles des anciennes oppositions cimenté autour de l'activité « fractionniste  » de Trotsky. L'opposition a « donné comme mot d'ordre la destruction de l'appareil du parti en cherchant à reporter le centre de gravité de la lutte contre la bureaucratie de l'Etat dans le parti ». Ses positions sont condamnées comme un « abandon du léninisme  », « reflétant objectivement la pression exercée par la petite bourgeoisie  ». Elle fixe comme remèdes à la bureaucratisation reconnue le recrutement rapide de cent mille ouvriers d'usine, la réduction du nombre des étudiants membres du parti, l'amélioration de l'éducation des militants par l'enseignement systématique du « léninisme  », le resserrement de la discipline, une sévérité accrue dans la répression des « activités fractionnelles.» [45].

La troïka a donc remporté finalement une victoire politique totale : l'appareil, en outre, a vigoureusement résisté au premier assaut sérieux. Que pensent les militants du parti ? Pour nombre d'entre eux, sans doute, il n'y a pas de problème : le parti continue, ayant surmonté une crise passagère. Certains sont troublés par les attaques lancées par de vieux-bolcheviks contre Trotsky, incarnation du parti depuis 1917, avec Lénine. Les plus cyniques et les plus démoralisés ont compté les coups dans la lutte pour le pouvoir qui s'est déroulé sous leurs yeux. Bien des apparatchiki ont, comme Kalinine, bonne conscience : ils ont eu l'impression que Trotsky, a frappé le parti dans le dos et que le parti s'est bien défendu.

Chez les partisans de l'opposition déferle une vague de découragement. Des militants se suicident : Loutovinov, le vieux-bolchevik, animateur de l'opposition ouvrière, Eugénie Bosch, militante d'avant-guerre, organisatrice du parti clandestin en Ukraine, pendant la guerre civile, Glatzmann, l'un des secrétaires de Trotsky, et plusieurs militants moins connus. D'autres paient, dans leur situation matérielle, une prise de position qu'a sanctionnée une mutation; certains se jurent bien d'être à l'avenir plus prudents. Pour le noyau de ceux qui restent persuadés d'avoir eu raison contre le parti, il ne peut être question de résister après le vote de la conférence : ce sont des militants disciplinés. Pourtant, la bataille politique qui vient de se dérouler a jeté un jour cru sur les progrès et la profondeur de la dégénérescence dont ils avaient souligné les symptômes. Pour la première fois dans l'histoire du parti, on s'est battu, non tant sur des principes des idées ou des problèmes tactiques que sur des questions de personne. Pour la première fois aussi, l'appareil est intervenu ouvertement, imposant par la menace et même la force sa discipline dans le vote. Pour eux tous cependant, un espoir subsiste : la guérison de Lénine, dont la personnalité et l'autorité peuvent renverser une situation toujours précaire dans un parti encore tout frémissant des coups que se sont portés les protagonistes du conflit sur le « cours nouveau ».


Notes

[1] LENINE. Å’uvres complètes. t. 27, p. 283.

[2] Ibidem. t : 29, p. 177.

[3] Å’uvres choisies, t. II, p. 979.

[4] Ibidem. t. II, p. 975.

[5] Ibidem. t. II, p. 929,

[6] SCHAPIRO. n. et l'O., p. 278.

[7] LÉNINE. Å’uvres choisies. t. II, p. 979.

[8] TROTSKY. Ma vie, t. III, pp. 200 sq.

[9] Ces notes, dont l'existence avait été révélée par Trotsky, n'ont été publiées qu'après le XX° congrès Cf. Lénine Å’uvres complètes. t. 36, pp. 620-623.

[10] TROTSKY, La révolution défigurée, in De : la Révolution, p. 164.

[11] TROTSKY « Leçons d'Octobre  », Cahiers du bolchevisme n° 5, 19 décemhre 1924, p. 335.

[12] Texte integral dans Trotsky, Staline, p. 505.

[13] Ruth FISCHER, Stalin and german communism, p. 312.

[14] TROTSKY, Ma vie t. III, p. 209.

[15] L. REVO, « La révolution de la culture  », Bull. com. n°2, 1924.

[16] Cité par KAMENEV, Pravda 13 décembre 1923.

[17] Le texte intégral de la lettre de Trotsky est inconnu et se trouve et ne se trouve pas dans les archives de Harvard. Larges extraits dans Eastman, Depuis la mort de Lénine, Annexe IV, pp. 219-220.

[18] Texte intégral traduit du russe en anglais dans CARR, Interregnum, pp. 367-373.

[19] Cité par DANIELS. Conscience, pp. 219-220.

[20] Rapport steno du XIII° congrès p. 154, cité par EASTMAN, op. cit ., pp. 51-52 .

[21] Corr. int. n° 5, 24 janvier 24 pp 42-45.

[22] TROTSKY, De la Révolution, p. 27.

[23] Bull. com. n° 5, 1924, pp. 138 : 141.

[24] TROTSKY. De la Révolution p 86.

[25] Bull. com. n° 5, 1924, pp. 135-136.

[26] Bull. com. n° 1, 1924, p 7.

[27] Ibidem, p. 6.

[28] Bull. com. n° 8, 1924, pp. 222-228.

[29] TROTSKY, De la Révolution, p. 32.

[30] Ibidem, p. 33.

[31] Ibidem, p. 34.

[32] Ibidem, p. 36.

[33] Ibidem, p. 38.

[34] Ibidem, p. 38.

[35] Ibidem. p. 40.

[36] Ibidem, p. 41.

[37] Ibidem. p. 42.

[38] Ibidem, p. 44.

[39] Ibidem, p. 49.

[40] Ibidem, p. 49.

[41] Ibidem, p. 61.

[42] CARR. Interregnum p 328 .

[43] Compte rendu sténographique, cité par Leites et Bernaut, Ritual of Liquidation, p. 64.

[44] Corr. int. n° 8, 1924, p. 70.

[45] Résolution de la XII° conférence, Bull. com. n° 9, 1924, p. 238.


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