1988

" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky.

P. Broué

Trotsky

XIX – La retraite [1]

Le Xe congrès du P.C.R.(b) en mars 1921, au cours duquel se déroula l'assaut final contre Cronstadt fut aussi celui de l'abandon du communisme de guerre au profit d'une nouvelle politique économique, qu'on appela, peu après, la « Nep ». L'insurrection et le tournant étaient l'une et l'autre la conséquence de la crise. Leur simultanéité n'indique pas, comme on l'a souvent dit, une causalité. Elle souligne seulement que les dirigeants soviétiques n'ont pris leur tournant qu'avec retard, en pleine crise politique et au moment du début d'une guerre civile...

Le point de départ de la nouvelle politique coïncide en partie, nous le savons, avec l'une des propositions de Trotsky refusées par le bureau politique une année auparavant, le 7 février 1920 : la suppression des réquisitions et leur remplacement par un impôt en nature progressif [2]. Il s'agissait de créer les conditions du rétablissement de la liberté du commerce en vue de la reconstitution d'un marché, en d'autres termes, de ranimer l'économie à partir de l'agriculture et du profit pour les paysans aisés. Ces derniers deviendraient alors demandeurs et consommateurs de produits industriels. Partant de l'impôt en nature, on espérait donc créer la condition de la renaissance d'entreprises privées, moyennes et petites. On envisageait également d'attirer les capitaux étrangers et de tirer profit des ressources naturelles du pays en accordant des « concessions » négociées et soigneusement contrôlées.

C'était là, à bien des égards, un renversement complet. Le communisme de guerre, partant de la nécessité de nourrir et d'équiper en priorité l'armée et, si possible, les villes ensuite, aboutissait à dépouiller de force les paysans de leurs récoltes. Avec la Nep, il s'agissait en priorité de redonner au paysan un intérêt matériel à cultiver et à produire à travers la commercialisation de sa production ; commerce et industrie renaîtraient à partir de la renaissance de l'agriculture. C'était aussi l'abandon de ce que Boukharine appelait « les illusions de la période de l'enfance », et pour Lénine de l'appui direct sur l'enthousiasme, au profit d'une politique plus patiente prenant appui sur l'intérêt personnel de la masse rurale. Mais le fond de la question était que la Nep constituait une retraite, un véritable recul face à la crise.

Lénine exprima et justifia ce recul devant le Xe congrès par le retard de la révolution en Europe et la nécessité, dans un tel contexte de ressouder l'alliance avec la paysannerie :

« Dans ce pays, la révolution socialiste ne peut vaincre définitivement qu'à deux conditions. Premièrement, si elle est soutenue en temps utile par une révolution socialiste dans un ou plusieurs pays avancés. [...] L'autre condition, c'est l'entente entre le prolétariat exerçant sa dictature ou détenant le pouvoir d'Etat et la majorité de la population paysanne. [...] Nous savons que seule l'entente avec la paysannerie et capable de sauver la révolution socialiste en Russie tant que la révolution n'a pas éclaté dans les autres pays [3]. »

Ainsi considérée, la Nep n'était pas une rupture, mais effectivement un repli sur la voie de la révolution européenne. Trotsky la définissait d'ailleurs presque dans les mêmes termes comme « le passage à un système de mesures qui permettraient l'expansion graduelle des forces productives du pays, même sans la collaboration de l'Europe socialiste ». L'accord était donc total sur ce point entre les deux hommes, comme il l'était sur l'appréciation réaliste de l'opinion paysanne et la nécessité de lui faire les concessions qu'elle exigeait. Trotsky expliquait ce qui était, à ses yeux, la continuité de la politique bolchevique :

« Faute de marché libre, le paysan serait incapable de trouver sa place dans la vie économique, perdant l'incitation de l'amélioration et de l'extension de ses cultures. C'est seulement un développement puissant de l'industrie d'Etat la rendant capable de fournir à l'agriculture et au paysan tout ce dont ils ont besoin qui préparera le terrain pour intégrer le paysan dans le système général de l'économie socialiste. Techniquement cette tâche sera résolue grâce à l'électrification qui portera un coup mortel à l'arriération de la vie rurale, au barbare isolement du moujik et à la stupidité de la vie au village. Mais la route qui y conduit passe par l'amélioration de la vie économique de notre paysan-propriétaire tel qu'il et aujourd'hui. L'Etat ouvrier ne peut le réaliser que par l'intermédiaire du marché qui stimule les intérêts personnels et égoïstes du petit propriétaire [4]. »

Il mettait par ailleurs l'accent sur le fait que la Nep constituait selon lui, « une étape nécessaire dans le développement de l'industrie d'Etat » :

« Entre le capitalisme, sous lequel les moyens de production appartiennent à des individus privés et où tous les rapports économiques sont réglés par le marché – entre le capitalisme, dis-je, et le socialisme achevé, avec son économie socialement planifiée, il y a nombre d'étape transitoires ; la Nep est dans son essence une de ces étapes [5]. »

Les conséquences en étaient très importantes pour le développement industriel :

« Au cours de cette période de transition, chaque entreprise et chaque groupe d'entreprises, doit plus ou moins indépendamment s'orienter dans le marché et s'y soumettre à l'épreuve. C'est justement là le nœud de la Nep : tandis qu'elle signifiait politiquement de spectaculaires concessions à la paysannerie, elle n'est pas d'une moindre importance en tant qu'étape inévitable dans le développement de l'industrie d'Etat pendant la transition de l'économie capitaliste à l'économie socialiste [6]. »

La Nep signifiait donc aussi le recours aux méthodes du marché pour la régulation de l'industrie. Dans la mesure où l'industrie légère, consolidée sur le marché, donnerait à l'Etat des profits qu'il serait possible d'investir dans l'industrie lourde. Ceux-ci viendraient s'ajouter à l'argent des impôts et taxes sur l'activité économique privée.

Mais, bien entendu, la Nep signifiait aussi sur le moment et pour la durée de son application, la renaissance et le développement du capital privé dans le domaine commercial et industriel, la réapparition, comme il l'écrit, « de MM. les Exploiteurs – spéculateurs, marchands, concessionnaires [7] –»  et le contrôle par eux d'un important secteur de l'économie.

Face à ce danger de restauration capitaliste, Trotsky soulignait que les partisans du socialisme étaient loin d'être désarmés. Ils détenaient l'arme essentielle, le pouvoir d'Etat, les forces productives décisives – chemins de fer, mines, entreprises industrielles de base –, la terre et les ressources de l'impôt sur les ruraux, le contrôle des frontières avec le monopole du commerce extérieur. Il abordait donc la question de la bataille économique avec l'optimisme du révolutionnaire qui sait qu'il détient les armes essentielles et qu'il doit vaincre.


Il n'y eut pas de divergences entre Lénine et Trotsky dans la période d'élaboration et de mise en place de la Nep. Trotsky l'avait d'ailleurs dit nettement, à la fin janvier, à la réunion de la fraction communiste du congrès des mineurs : tout au plus se permit-il de rappeler un certain nombre de fois qu'il avait été le premier à formuler les linéaments de cette politique, sans être jamais démenti d'ailleurs. Mais il allait être le premier à formuler des critiques sur son application dans les organismes dirigeants.

D'abord sur la planification. Bien entendu, il ne proposait pas de s'orienter vers une planification « socialiste », de l'économie, mais de planifier le développement de l'industrie d'Etat et de l'orienter par une politique de répartition des crédits. Or il existait, depuis le 22 février 1921, une Commission du Plan – le Gosplan – qui n'était pas utilisée en ce sens et dont le rôle était singulièrement réduit. Après avoir lu la brochure de l'ingénieur Chatounovsky, qui posait brutalement le problème de l'avenir de Petrograd – « fermeture des usines ou électrification » –, Trotsky commentait :

« Malheureusement jusqu'à maintenant, notre travail est fait sans aucun plan et sans la compréhension qu'on a besoin d'un plan – et la Commission du Plan est plus ou moins une négation planifiée du besoin d'un plan économique pratique à court terme [8]. »

Dans un mémorandum au comité central, le 7 août 1921 [9], il critiquait vertement la passivité des dirigeants de l'économie, la confusion, la lenteur de l'application de la Nep, insistant sur « le manque d'un centre économique véritable pour surveiller l'activité économique, faire des expériences en ce domaine, rassembler et diffuser les résultats, coordonner dans la pratique tous les aspects de l'activité économique et travailler ainsi véritablement à un plan économique coordonné [10] », Il soulignait que la tâche essentielle du moment, « la reconstruction et la consolidation de la grande industrie », était irréalisable si aucun appareil économique central n'assurait une régulation constante de la vie économique. Il concluait :

« De façon générale, c'est la Commission du Plan qui doit élaborer et assurer le plan économique dans le cours de son travail quotidien sous l'angle de la grosse industrie nationalisée comme facteur économique prépondérant [11]. »

Le 19 avril 1922, il revenait sur la question, parlant du travail « académique » de la commission de planification :

« Il devrait exister une institution avec un calendrier économique pour un an accroché au mur; une institution qui anticipe et qui, au vu de ces prévisions, coordonne. La Commission de Planification devrait être le travail de l'un des vice-présidents [12], »

Il revint de nouveau sur la planification dans une note du 23 août 1922, dans laquelle, de façon provocatrice, il évaluait à un an et demi-deux ans le retard pris pour adopter les mesures économiques les plus vitales et les plus urgentes, Il y soulignait l'importance du rôle des fonds d'Etat, « levier du plan économique » et le fait que la commission était tenue tout à fait à l'écart de la répartition des crédits. Il s'indignait :

« Comment assurer même une stabilité minimale d'opération sans au moins un plan sommaire et approximatif, même à court terme ? Comment établir un plan sommaire à court terme, sans un organe planificateur qui n'ait pas la tête dans les nuages académiques, mais soit directement engagé dans le contrôle, l'articulation, la régulation et la direction de notre industrie [13] ? »

Mais aucune de ces propositions ne trouva d'écho favorable. Lénine lui-même commenta sèchement :

« Loin d'être entachée d'académisme, la commission de planification est surchargée de broutilles par trop menues et quotidiennes [14]. »

Le second point de conflit – sur lequel Trotsky resta minoritaire – porta sur l'appréciation du travail de l'Inspection ouvrière et paysanne, le Rabkrin, dont Staline fut le commissaire du peuple de 1920 à sa promotion comme secrétaire général en 1922, mais dont il continua à inspirer l'activité. Il s'agit d'une institution conçue par Lénine comme une sorte d'inspection générale dotée de pouvoirs étendus et chargée de contrôler, avec des pouvoirs illimités, le travail de tous les autres commissariats. Trotsky s'en prit à la fois à sa conception et à son fonctionnement.

Dès 1920, il avait critiqué l'idée même que l'on puisse créer « un département spécial doué de toute la sagesse du gouvernement et capable de contrôler tous les autres ». Ce n'était, pour lui, qu'un « puissant facteur de confusion et d'anarchie », refuge d'« hommes coupés de toute activité réelle, créatrice, constructive [15] ».

Il repartit à l'attaque en février 1922, demandant quelle pouvait bien être la raison d'être d'un tel organisme dans une économie de marché où l'unique « inspection » des ouvriers et des paysans était le marché lui-même. Dans une note d'avril, il revint sur la question du recrutement des personnels de l'Inspection parmi des gens qui avaient eu des difficultés dans leur activité professionnelle antérieure. Il indiquait « le développement des intrigues dans les organes de l'Inspection ouvrière, qui est depuis longtemps proverbial dans le pays [16] ». Il s'élevait contre toute idée de « revitaliser » ou de « renforcer » cet appareil et soulignait que, dans l'état de choses présent, tout fonctionnaire capable était affecté à un poste et non à des fonctions d'inspection. Il suggérait enfin une utilisation de l'Inspection dans le contrôle de la seule comptabilité de tous les commissariats.

Sur ce point non plus, Trotsky ne réussit pas à convaincre Lénine, qui écrivit qu'il avait « radicalement tort » : il n'était selon lui, pas possible de se passer de l'Inspection ouvrière et paysanne car il n'existait « aucun autre moyen pratique de vérifier, de perfectionner, d'apprendre à travailler » [17]...

L'attitude prise par Lénine sur ces questions s'explique-t-elle par le fait qu'il ne voyait dans l'acharnement de Trotsky contre l'Inspection ouvrière et paysanne que sa vendetta personnelle à l'égard de son commissaire du peuple, Staline ? On peut en douter et supposer tout simplement que Lénine restait attaché à une conception traditionnelle de la planification qui était incompatible avec une économie de marché, à une institution d'inspection qu'il avait voulue et conçue, et qu'il s'inspirait là d'un principe de travail du parti.

Il est en tout cas un domaine, au moins, où Trotsky fit prévaloir ses vues : le sien, celui des Affaires militaires et navales. Au lendemain de l'insurrection de Cronstadt, il réussit à convaincre Lénine de renoncer à son projet de supprimer la flotte de la Baltique. Surtout, il parvint à faire prévaloir son point de vue dans la discussion menée au sein des cadres de l'Armée rouge sur la « doctrine militaire unique » exposée par Frounzé avec le soutien de Goussev et Vorochilov et l'appui partiel de Toukhatchevsky.

La doctrine en question, rebaptisée à la fin de la discussion « optique militaire mondiale », était en réalité une tentative de dégager une « conception marxiste » de la conduite de la guerre et de ce que ses défenseurs appelaient la « science » ou la « doctrine militaire ». Partis de l'analyse selon laquelle l'Armée rouge, armée « prolétarienne », devait marquer son caractère de classe dans sa « doctrine », ils affirmaient la nécessité, dans ce but, d'assimiler l'expérience historique de la guerre civile. La guerre à venir devait être, selon eux, une guerre de mouvement – caractéristique de la guerre civile russe après des années de guerre de positions. Elle ne pouvait être qu'« offensive » et internationale. En vertu de ces prémisses, Toukhatchevsky préconisait la formation d'un état-major militaire international, et Frounzé condamnait comme « défensif » et inadapté le système des milices.

Contre eux, dans une polémique acerbe parfois, mais toujours brillante, Trotsky remit les choses au point. Il déniait à l'art militaire le qualificatif de « science », ironisait sur le « doctrinarisme » de ses critiques, expliquait patiemment qu'il ne pouvait exister de « doctrine marxiste » de la guerre, mais seulement des analyses marxistes des différents besoins politico-militaires. Aux rêves éveillés de ceux qui parlaient de guerre révolutionnaire de conquête, il répondait par une analyse mesurée :

« L'intervention armée peut hâter le dénouement et faciliter la victoire. Mais il faut pour cela que la révolution soit mûre et pas seulement du point de vue des rapports sociaux mais aussi de celui de la conscience politique. L'intervention armée est, comme le forceps de l'accoucheur : employée au bon moment, elle peut atténuer les douleurs de l'enfantement, mise en jeu prématurément, elle ne peut provoquer qu'une fausse couche [18]. »

Quant aux revendications « techniques » des opposants, Trotsky ne pouvait évidemment pas leur opposer les négociations secrètes qu'il entamait avec l'Allemagne pour développer des armes aussi techniques que l'aviation. Il pouvait simplement leur répondre que les progrès techniques de l'armement étaient, en dernière analyse, conditionnés par le succès de la reprise économique et le développement industriel.

Aux tenants de l'« offensive », il renvoyait aux théories de l'offensive de Souvorov et de Foch [19] et aux retentissants échecs qu'une théorie semblable avait engendrés dans l'Internationale, notamment en mars 1921.

La discussion en tant que telle se termina, en avril 1922, à la réunion, dans le cours du XIe congrès, des délégués militaires devant lesquels rapport et contre-rapport furent présentés par Trotsky et Frounzé. Tout indique que Lénine n'avait cessé de défendre le point de vue de Trotsky. Contrairement à ce que pense l'historien britannique John Erickson, il est peu probable que ce conflit ait nui au prestige de Trotsky « en l'identifiant avec un conservatisme et une façon de penser totalement inacceptables dans ce climat d'opinion [20] ». Il est vrai, en revanche, que l'on commence à percevoir, à travers les différents conflits, l'antagonisme grandissant entre Trotsky, qui attaque ouvertement, et Staline, qui le fait plutôt par personne interposée.


Il n'y a pas de raison de douter du témoignage de Trotsky, selon lequel Lénine, dès cette époque, en 1922 en tout cas, se méfiait de Staline, « ce cuisinier » qui, disait-il, allait préparer « des plats épicés [21] ». Mais il est indéniable qu'au cours des premières années du régime soviétique, Lénine ne cessa d'accorder à Staline sa protection et de déplorer en même temps l'agressivité de Trotsky à son égard.

Au cours du XIe congrès, Préobrajensky, que l'on sait proche de Trotsky, intervint dans la discussion pour souligner la concentration du pouvoir entre les mains de Staline, membre du bureau politique et du bureau d'organisation, commissaire aux Nationalités et patron de l'Inspection ouvrière et paysanne [22]. Lénine lui répondit vertement, l'accusant de parler « à la légère » et lui opposant non seulement l'existence d'autres cumuls de fonction, mais aussi le fait que Staline serait, selon lui, irremplaçable [23].

En réalité, celui-ci, inconnu à l'étranger, à peine connu dans le grand public, ne pouvait être comparé à Trotsky du point de vue de la popularité, mais était, dans le système parti-Etat, un personnage de tout premier plan. Lénine, au moins, le savait parfaitement.

Serait-ce, comme le suggère Isaac Deutscher, par un désir de maintenir une sorte d'équilibre entre Staline et Trotsky, que, désireux de garder les deux hommes ensemble aux affaires, il aurait voulu faire de Trotsky son adjoint à la tête du gouvernement [24] ? Cet auteur relate un incident qui, d'après lui, « fit beaucoup pour assombrir les relations entre Trotsky et Lénine ». Selon lui, le 11 avril 1922, Lénine aurait proposé la nomination de Trotsky au poste de vice-président du conseil des commissaires du peuple. Il précise même : « Catégoriquement et non sans quelque hauteur, Trotsky refusa le poste. Le refus et le ton [...] ennuyèrent Lénine [25] . »

Récit et affirmations soulèvent quelques problèmes. Ils sont d'abord en contradiction avec le témoignage de Trotsky, généralement fiable sur un tel sujet. Rappelant, dans Ma Vie, la nomination aux postes de vice-présidents de Rykov et Tsiouroupa à l'été 1921, il écrit qu'il fut « reconnaissant à Lénine » de ce qu'il ne l'avait pas « proposé [26] ». Ils sont ensuite en contradiction avec le document des archives Trotsky sur lequel Deutscher dit fonder son récit [27]. Le seul document concernant le bureau politique du 11 avril est en effet un texte de Lénine concernant notamment le partage des responsabilités entre les deux vice-présidents, Rykov et Tsiouroupa [28]. En outre, Jan M. Meijer, qui a publié ce document avec l'ensemble des papiers Trotsky 1918-1922, indique en note que la proposition de nommer Trotsky vice-président fut faite par téléphone, par Lénine, à Staline, pour le bureau politique du... 11 septembre de la même année 1922 [29]. Il nous semble, dans ces conditions, difficile de retenir la version de Deutscher sur l'épisode du 11 avril, la « hauteur » du ton de Trotsky, et l'assombrissement consécutif de ses relations avec Lénine.

L'affaire du 11 septembre est un peu plus claire, car nous possédons dans les archives Trotsky le témoignage de ce dernier [30]. Selon lui, la proposition de Lénine lui fut transmise au téléphone par Staline [31], ce dernier précisant que la question avait un caractère urgent du fait du départ en congé de Rykov [32]. Trotsky déclina la proposition ainsi présentée, car il venait de se voir attribuer un congé de quatre semaines pour préparer le IVe congrès de l'I.C. [33], et ne pouvait donc assurer de façon « urgente » le remplacement de Rykov. Dans une note au comité central en janvier 1923, Trotsky avouait avoir été surpris à son retour à la lecture d'une note de Staline expliquant aux membres du C.C. que, à la suite de consultations téléphoniques, apparemment, Rykov et lui-même s'étaient prononcés pour la proposition de Lénine, Kalinine n'y avait vu « aucune objection », cependant que Kamenev et Tomsky s'abstenaient [34]. La note précisait ensuite que le bureau politique du 14 septembre avait « noté avec regret le refus catégorique de Trotsky » – ce qui n'est pas tout à fait l'« abandon de poste » dont Deutscher assure qu'il aurait été accusé par Staline [35]. La note de Trotsky assurait en tout cas :

« J'affirme, une fois de plus, que la question n'a pas une seule fois été soumise au bureau politique, ni même discutée. Et je pense que ma présence n'aurait pas été superflue [36]. »

Rejetant le reste de la version d'Isaac Deutscher sur les offres maintes fois réitérées, selon lui, par Lénine, on retiendra plutôt que Trotsky, en 1923, se gardait bien d'écrire qu'il avait refusé catégoriquement cette proposition, tout simplement parce que les choses ne s'étaient pas passées ainsi.


Les premières conséquences du tournant de mars 1921 ont été d'ordre politique. Et elles ont d'abord mis en cause l'existence des autres partis socialistes.

Au cours de la guerre civile, la répression, en effet, n'avait pas fait disparaître complètement l'activité et l'expression de ces partis. Pendant toute l'année 1920, les mencheviks avaient conservé à Moscou un local et un club. Ils avaient tenu en février une session de leur comité central à laquelle avaient participé des délégués fraternels du Labour Party. Le syndicat des imprimeurs avait, à ce moment-là, organisé pour eux un meeting public auquel Tchernov avait pris la parole, au nom des s.r. [37]. En août, il y avait eu une conférence menchevique pour le pays. Des délégués mencheviques et s.r. avaient été enfin officiellement invités en décembre au VIIIe congrès pan-russe des soviets où ils avaient pu prendre la parole et développer leurs critiques de la politique bolchevique.

Pendant la guerre civile, les bolcheviks avaient considéré comme une victoire tout ralliement d'opposants socialistes au pouvoir des soviets. Trotsky, au VIIe congrès pan-russe, en décembre 1919, avait exprimé « sa joie, sans arrière-pensée ni ironie » du fait que Martov avait employé le « nous » et parlé de « notre » armée à propos de l'Armée rouge [38]. Mais la nouvelle situation impliquait un tournant radical. Les bolcheviks ne pouvaient plus, même sur le papier, se déclarer pour la libre compétition des idées entre partisans et adversaires du pouvoir des soviets. Ils étaient désormais convaincus que la grande majorité de la population leur était hostile et que toute consultation libre les ferait apparaître avec une audience minime : ils ne voulaient pas prendre le moindre risque sur ce plan. L'expérience de Cronstadt leur apparaissait en outre, de ce point de vue, très instructive, puisque mencheviks et s.r. avaient servi, selon leur interprétation, de marchepied à la réaction blanche. Lénine devait l'exprimer sans ambages aux délégués à la Xe conférence du P.C.R.(b), indiquant qu'il était, comme Milioukov, convaincu qu'il n'y avait place en Russie que pour un seul parti socialiste, le sien. Mencheviks et s.r. n'étaient plus désormais, à ses yeux, que « le petit palier » nécessaire pour « rétrograder au capitalisme [39] ».

Ainsi, aucune des promesses de légalisation entrevues pendant la guerre civile ne se concrétisait. Les organisations concurrentes du parti étaient interdites de fait, balayées par les arrestations massives et partiellement par les autorisations d'émigrer. On peut estimer, avec Paul Avrich, que l'opposition politique en U.R.S.S. avait été réduite au silence à la fin de 1921 ou contrainte à la clandestinité [40].

Devenu parti unique, le parti bolchevique était-il condamné, en tant que tel, à devenir le champ clos obligatoire de l'affrontement entre les forces sociales du pays au moment où la Nep allait faire revivre des couches bourgeoises et petites-bourgeoises? Il semble que Lénine ait cru pouvoir l'éviter en consolidant son unité.

Aussi le Xe congrès fut-il non seulement celui de l'adoption de la Nep, mais une date d'importance pour l'histoire du parti bolchevique, en particulier à travers deux résolutions, tenues à l'époque comme complémentaires, mais que l'histoire allait révéler comme contradictoires.

Boukharine présenta la résolution sur la démocratie ouvrière. Après avoir rappelé la nécessité, qui s'était imposée pendant la guerre civile, d'une « militarisation » et d'une « centralisation extrême », elle se prononçait pour le retour à la démocratie ouvrière définie comme « une forme d'organisation qui assure à tous les membres du parti une participation active à la vie du parti, aux discussions », elle excluait le système des nominations et caractérisait le régime par l'éligibilité de tous les organes, leur responsabilité et le contrôle de la base auquel ils devaient être soumis, ainsi que par la liberté de critique. Elle prévoyait un stage d'une année pour les recrues du parti avant la jouissance des droits de militants et aussi le retour régulier des permanents du parti et de l'Etat à la production [41].

Simultanément, le congrès fixait à cette démocratie qu'il se proposait de restaurer des limites très strictes. Lénine, dès l'ouverture, s'était dit « mortellement las » des discussions oiseuses menées à l'heure du danger. Il présenta donc une résolution interdisant dorénavant l'existence de « fractions », autrement dit « de groupes avec leur programme propre... et une discipline ». Il ne dissimula pas qu'il visait l'Opposition ouvrière, et que l'expérience récente lui faisait penser que fractions et débuts de fractions constituaient un danger réel pour l'unité du parti, ouvrant concrètement la possibilité d'une scission. Il insista également pour l'adoption d'un paragraphe, resté secret, qui donnait, pour la première fois, au comité central le pouvoir d'exclure un de ses membres, pourvu que ce soit par une majorité des deux tiers.

Répondant à Riazanov, qui avait proposé d'interdire également à l'avenir le vote sur des textes opposés et les élections conformément à ce vote, Lénine précisait pourtant qu'il était impossible de priver le parti de ce droit [42]. La résolution qu'il présentait contre les fractions – groupements stables dans le parti ayant leur propre discipline et leur propre élaboration – allait pourtant servir de prétexte à la destruction de toute opposition ou velléité d'opposition sous l'accusation de « fractionnisme ». Il n'y eut que vingt-cinq abstentions au congrès dans le vote sur cette résolution, mais il est très probable qu'un nombre infiniment plus élevé des délégués qui la votèrent en furent plus tard indirectement les victimes au temps de la grande répression stalinienne.

Le fait est que, de ce point de vue, la nouvelle composition du comité central changeait les données des rapports politiques au sommet. Les hommes qui s'en allaient parce qu'ils avaient été avec Trotsky dans la discussion syndicale avaient souvent été accusés d'être trop indulgents avec les oppositions et faibles à l'égard des critiques. En revanche, les hommes nouveaux élus sur ce qu'on appelait la « liste des dix » [a], étaient généralement connus pour leur poigne et aussi pour leur hostilité et leurs conflits avec Trotsky. Vorochilov, Ordjonikidzé, Frounzé, entraient au comité central comme titulaires, Zinoviev prenait au bureau politique la place de Boukharine, cependant que Molotov, lié à Staline depuis l'immédiat avant-guerre, devenait « secrétaire responsable du parti ». Ces hommes n'étaient pas du tout disposés à appliquer la résolution sur la démocratie ouvrière, malgré le vote du congrès : liés à Staline, mis en avant par lui et d'une certaine façon ses « clients », ils partageaient la même conception administrative du parti, exprimaient la même mentalité bureaucratique.

Les nouveaux venus à la direction sont en général de vieux militants de la période clandestine. Peu d'entre eux ont un passé de militants de masse. Tous se caractérisent par une faible formation théorique et un autoritarisme brutal. Ils incarnent l'apparition d'une couche sociale nouvelle, les hommes d'appareil, les apparatchiki, responsables permanents installés désormais aux leviers de commande et contrôlés de près par la hiérarchie administrative dont les fils aboutissent au secrétariat.

Ce dernier était une instance relativement récente. De 1917 à 1919, les fonctions qui correspondaient à celle de secrétaire du parti avaient été assurées sans appareil et sans moyens matériels par Ia. M. Sverdlov, qui cumula même ces fonctions, après la crise de novembre 1917, dans le parti avec la présidence de l'exécutif des soviets. Le secrétariat ne fut formellement constitué qu'après la mort de cet homme précieux, et son organisation matérielle fut développée sous l'autorité de la troïka Préobrajensky, Krestinsky, Sérébriakov. Son développement fut très rapide dans la mesure où il s'agissait de contrôler les organisations du parti qui s'étendaient maintenant à tout le territoire, un parti de centaines de milliers d'adhérents. De 80 personnes employées au centre au départ, on était passé à 150 en mars 1920, à 600 en mars 1921 [43]. Dès août 1922, alors que le fichier général était achevé, on dénombrait plus de 15 000 permanents – fonctionnaires rétribués – du parti pour l'ensemble de la République, dont l'autorité s'étendait largement au-delà des organismes du parti proprement dit, aux soviets et à tous les organes administratifs [44].

La fin de la guerre civile contribuait à son gonflement. Il fallait intégrer à la vie civile des centaines de milliers de communistes – qui avaient à certains moments constitué la moitié de l'effectif du parti –, des hommes qui, en outre, n'avaient guère appris d'autre pratique que celle de l'obéissance et du commandement. Ces hommes, commissaires ou commandants démobilisés, ayant peu de chances d'être élus, parce que mal connus, devaient être affectés par le centre.

C'est sans doute ce qui explique qu'on n'en revint pas à la pratique des élections de responsables pourtant préconisée par le Xe congrès. Le Bureau des affectations (Ukhraspred) avait été créé pendant la guerre civile pour permettre de renforcer ou d'encadrer des secteurs névralgiques ou délaissés. Il continua son activité en la modifiant : c'est ainsi qu'en 1922-1923, il procéda à environ un millier de nominations, parmi lesquelles celles de quarante-deux responsables de comités provinciaux... Cet organisme du secrétariat avait donc la haute main sur les nominations du personnel supérieur du parti et en même temps le contrôle et la possibilité de recommandations pour les postes les moins importants [45].

De son côté, la « Section d'organisation et instruction » (Orgotdel) du secrétariat se développait avec la création en mai 1921 du corps des « instructeurs responsables » du comité central et plus tard les plénipotentiaires du C. C., inspecteurs itinérants de la direction, pouvant confisquer l'autorité des rares responsables élus, assurant recommandation, sélection et promotion des cadres et pouvant toujours, au nom du comité central, annuler toute décision d'un organisme régulier [46].

Les commissions de contrôle, revendiquées par les oppositions pour garantir les droits des militants foulés aux pieds par les exécutifs, étaient apparues comme une conquête de la démocratie lors de leur création. Dépendant en fait étroitement du secrétariat pour leur information et leurs enquêtes, elles lui sont dans la pratique étroitement subordonnées. L'épuration du parti, décidée par le Xe congrès pour chasser les éléments corrompus, élimine de ses rangs 136 000 membres parmi lesquels, sans aucun doute, des brebis galeuses, mais aussi, selon des affirmations d'opposants qu'on ne peut mettre en doute, bien des partisans de l'Opposition ouvrière accusés de « fractionnisme » [47].

Les pouvoirs étendus de l'Inspection ouvrière et paysanne – sur laquelle Lénine, semble-t-il, avait compté et comptait encore pour corriger les abus – étaient dans les faits employés par Staline pour renforcer l'autorité et les moyens d'action de la nouvelle couche que le langage officiel baptisait « travailleurs responsables du parti ». Ainsi se constituait une pyramide de secrétaires et de comités qui se substituaient à tous les échelons aux assemblées et conférences, décidant en leurs lieu et place. Les fonctionnaires du parti ne sont plus en fait responsables devant la base qui ne les a pas élus, mais devant le responsable à l'échelon supérieur qui les a recommandés ou désignés. Intérêts matériels communs, et désir de stabilité forgent pour ces hommes esprit de corps et mentalité commune.

Le vieux-bolchevik L.S. Sosnovsky, dont les billets dans la Pravda ont sans doute contribué à la prise de conscience de l'existence de ce phénomène capital dans l'histoire sociale de la révolution, dépeint en 1922 les hommes de cette nouvelle couche, ces gens de l'appareil :

« Ils ne sont ni chauds ni froids. Ils prennent conscience des circulaires […], font leurs calculs pour l'action prescrite, contraignent toute l'activité du parti à entrer dans le cadre de leurs rapports. […] Ils sont satisfaits quand le calme règne dans leur organisation, quand il n'y a pas d' "intrigues", quand personne ne les combat [48]. »

C'est parmi ces hommes qu'on trouve, en 1921-1922, les noms de tous les futurs dirigeants de la Russie stalinienne. Vieux-bolcheviks à la carrière étrangement semblable, connaissant mal le monde et n'ayant que peu vécu en émigration, passés d'une fonction responsable pendant la guerre civile – en général commissaires – à une haute responsabilité dans l'appareil du parti, généralement un secrétariat régional : ainsi Iaroslavsky en Sibérie, Kaganovitch au Turkestan, Kirov en Azerbaïdjan, Mikoyan dans le Caucase. Ils forment des groupes d'affinité : s'étant connus à un moment déterminé dans le passé, ils s'appuient les uns les autres, se « recommandent », s'informent réciproquement et s'épaulent dans les moments difficiles. Ordjonikidzé et Staline ont milité ensemble dans la clandestinité sous le tsarisme ; Staline a été avec Vorochilov et Kouibychev dans le fameux « groupe de Tsaritsyne »; Molotov a connu Staline à la Pravda de Moscou avant la guerre ; Mikoyan et Molotov ont travaillé ensemble à Nijni-Novgorod et y ont intronisé le jeune A.A. Jdanov. Ce sont des hommes habiles, parfois discrets, souvent brutaux, travailleurs, patients et autoritaires. Ils sont au fond, depuis des années, « la fraction de Staline » – Staline qui a patiemment tissé dans le parti une toile qui maintenant s'identifie avec les sommets de l'appareil.

Le 4 avril 1922, un entrefilet de la Pravda annonça la nomination de Staline au poste de secrétaire général. Lénine, avait-il, comme l'assure Trotsky, beaucoup hésité devant cette candidature mise en avant par Zinoviev ? Est-il exact qu'Ivan Nikititch Smirnov, qui faisait l'unanimité, n'avait pas été choisi parce que les Sibériens tenaient absolument à le garder ? Ce sont là des aspects pour le moment invérifiables.

Il reste que Lénine – et les autres dirigeants bolcheviques avec lui – accordaient bel et bien à Staline des pouvoirs qui allaient bientôt se révéler « illimités ».


Trotsky a sans aucun doute gardé un œil attentif et inquiet sur ces développements. Ma Vie nous permet de savoir qu'il s'en entretenait avec ses proches, Rakovsky, I.N. Smirnov, Préobrajensky entre autres. Il restait un partisan convaincu de la répression, comme de l'interdiction, des autres partis. Commentant le succès des manifestations ouvrières du 1er mai 1922, il écrit dans la Pravda :

« Il n'y a pas aujourd'hui de front ni d'opérations militaires, mais nous demeurons encore une forteresse assiégée. [...] Légitimement fiers de notre force, nous ne relâcherons pas d'un iota notre vigilance, même à l'avenir [49]. »

Toujours épris de généralisations, il trouve une justification supplémentaire : selon lui, la répression de l'Etat soviétique atteint son but, alors que celle de l'Etat tsariste ne faisait que tremper le mouvement révolutionnaire :

« Les mesures de répression, n'atteignent pas leur but quand elles sont appliquées par un pouvoir d'Etat anachronique à des forces historiques nouvelles et progressistes. Aux mains d'un pouvoir historiquement progressiste, elles peuvent se révéler extrêmement efficaces et accélérer le nettoyage de l'arène historique de forces périmées [50]. »

Toujours conséquent, il est l'un des plus combatifs dans la campagne orchestrée contre les s.r. à l'occasion du procès de leurs dirigeants et terroristes en juin-juillet 1922. Une fraction importante des accusés – de façon générale, des exécutants – se sont faits témoins à charge et accablent la direction de leur parti qui les a, affirment-ils, plusieurs fois désavoués – comme dans le cas du meurtre du bolchevik Volodarsky. Ces mêmes accusés témoins à charge donnent des détails sur les projets dont ils assurent avoir eu connaissance d'attentats contre d'autres dirigeants bolcheviques, Zinoviev ou encore Trotsky -  particulièrement difficile à atteindre en 1920, disent-ils, à cause des incessants déplacements du train. Les dirigeants s.r. sont, au début, défendus par des avocats socialistes occidentaux, Vandervelde, Theodor Liebknecht : ils quitteront le procès qu'ils dénoncent comme une parodie de justice. La presse occidentale socialiste se déchaîne notamment contre les accusés qui parlent et qu'elle traite de « renégats ». Trotsky entreprend de les défendre. Rappelant le passé, le « rôle révolutionnaire » du parti dont on juge les dirigeants, il montre les contradictions qui l'ont conduit, dit-il, à dégénérer :

« Le passé héroïque du parti, ses sacrifices, les exécutions, les travaux forcés, l'exil, continuaient de retenir sous son drapeau d'excellents éléments subjectivement révolutionnaires, alors que les âmes dépouillées de leurs chefs désorientés mûrissaient pour le service de l'impérialisme et de la contre-révolution [51]. »

Il interpelle, avec sa fougue de polémiste, le chœur de la presse mondiale au premier rang de laquelle, celle des dirigeants socialistes, « cette aile gauche du front bourgeois » :

« A qui, à quelle cause appartiennent tous les socialistes révolutionnaires tombés dans les actions terroristes, les batailles de rue, sur les barricades, aux travaux forcés ou en exil ? A la cause que servent maintenant les Tchernov, avec les Poincaré ou les Lloyd George ou à la cause de la Russie ouvrière et paysanne [52] ? »

Loin d'admettre le qualificatif de « renégats » pour les terroristes qui accablent leurs dirigeants, il dit que, dans leur révolte « contre une coterie de dirigeants dépravés », ils sont les « véritables représentants de ce qu'il y a de meilleur et d'héroïque » dans le passé des luttes clandestines du parti s.r.

A la veille de la sentence, il a, selon le récit qu'il donne dans Ma Vie, un entretien avec Lénine sur la question du verdict. La condamnation à mort des dirigeants lui paraît une absolue nécessité : ces hommes ont ordonné des assassinats, et toute faiblesse à leur égard encouragerait le terrorisme. Mais il estime également qu'une condamnation à mort suivie d'exécution est impensable du fait de l'exploitation qui en serait faite à l'étranger, notamment dans le mouvement ouvrier. Il propose donc à Lénine que les sentences de mort soient suspendues et éventuellement exécutées seulement dans le cas d'une reprise des attentats et actes terroristes : les dirigeants s.r. deviennent en quelque sorte des otages. Ce fut la solution qui prévalut, Lénine ayant de son côté pensé à cette solution [53].

Trotsky, en revanche, au moins en public, garde le silence sur les questions du parti, l'application des résolutions du Xe congrès, le développement de l'appareil et la croissance de la bureaucratie que nombre de ses proches critiquent ouvertement dans les assemblées du parti.

Malgré la semi-défense qu'il en a présentée pendant la discussion sur les syndicats, Trotsky a depuis longtemps une idée assez précise de la bureaucratie, non pas en général, mais telle qu'elle est née et se développe dans l'Etat soviétique sous l'égide du Parti communiste. Déjà, le 31 décembre 1918, il avait mentionné dans un article ce qu'il appelait « le "communisme" soviéto-bureaucratique » dont il assurait qu'il était déjà un mal assez répandu [54]. Le 10 janvier 1919, dans une « Lettre à un ami », publiée dans un des principaux journaux de l'Armée rouge, il avait même affirmé qu'on assistait à une tendance à « se cristalliser en bureaucratie soviétique » de la part des « pires éléments du nouveau régime [55] ».

Il avait alors défini les bureaucrates, agents de la cristallisation de cette couche nouvelle de dirigeants, par des traits de psychologie sociale : contents d'eux-mêmes, omniscients, marqués, même quand ils étaient d'origine ouvrière, de l'empreinte de la petite-bourgeoisie, suffisants et autoritaires :

« Notre propre bureaucrate est un véritable fardeau historique – déjà conservateur, fainéant, complaisant, refusant d'apprendre et manifestant même son hostilité à quiconque lui rappelle qu'il faut apprendre [56]. »

Il dénonçait avec violence ce qu'il appelait « le foutu bureaucrate soviétique, jaloux de son nouveau poste, attaché à lui à cause des privilèges qu'il confère ». Son expérience dans l'Armée rouge l'amenait à écrire avec une totale netteté :

« C'est là la vraie menace pour la cause de la révolution communiste. Ce sont eux les véritables complices de la contre-révolution, même s'ils ne sont coupables d'aucune conspiration. Nos usines ne travaillent pas mieux que celles qui appartiennent à la bourgeoisie, mais plus mal [57]. »

Tout indique qu'il n'avait pas changé d'opinion. La seule intervention de lui dont nous ayons connaissance sur les problèmes du parti et de son rôle dans la direction du pays est une note du 10 mars 1919 dans laquelle il soulignait la nécessité de délimiter de façon plus rigoureuse le fonctionnement du parti et des soviets, en d'autres termes de défendre les seconds contre l'ingérence du premier, et nous savons seulement qu'elle rencontra l'assentiment total de Lénine.

Sans doute jugeait-il préférable de se contenter, pour le moment, de surveiller Staline et ses hommes et, à l'occasion, de sonder la résistance de Lénine à ses sollicitations ou remarques critiques. C'était peut-être là la leçon qu'il avait tirée de son amère expérience de la « discussion syndicale » : il ne voulait plus se lancer seul à l'aveuglette et surtout risquer de se couper de Lénine et de son autorité sur le parti.


Les premiers résultats de la Nep furent dans l'ensemble encourageants. Bien entendu, elle était intervenue trop tard pour empêcher la famine qui allait frapper si durement, dans l'hiver 1921-1922, des dizaines de millions de paysans. Mais les récoltes de 1922 atteignaient déjà les trois quarts de celles d'avant-guerre, et le koulak, même frappé par l'impôt en nature, disposait d'abondants surplus pour le marché : le commerce se ranimait donc, et le pays voyait surgir un peu partout de nouveaux bourgeois, souvent très petits encore, les « nepmen » qui tiraient parti des possibilités nouvelles de vivre et même de s'enrichir. L'industrie reprit plus lentement ; la production industrielle de 1922 n'était encore que le quart de celle de l'avant-guerre avec alors plus de 500 000 chômeurs.

La bataille de la reconstruction économique était engagée sur le terrain. Paradoxalement pourtant, elle n'était en fait que secondaire par rapport à celle que Lénine, malade, allait engager à son tour, cette fois allié à Trotsky, et qui fut son « dernier combat ».

Notes

[a] La nouvelle position de Lénine, qu'il avait opposée à celle de Trotsky dans la préparation du Xe congrès, avait été exprimée dans une « plate-forme », datée du 14 janvier 1921, signée par Lénine, Zinoviev, Kamenev, Staline, Tomsky, Kalinine, Roudzoutak, Lozovsky, Petrovsky et Artem-Sergeiev, les « dix ».

Références

[1] L'étude la plus solide de la Nep se trouve dans le tome II de Bolshevik Revolution, d'E.H. Carr.

[2] Trotsky, Sotch., XVII, 2, pp. 543-544.

[3] Lénine, Œuvres, t. 32, p. 225.

[4] The First Five Years of the I.C ., II, p. 233.

[5] Ibidem.

[6] Ibidem, p. 236.

[7] Ibidem, p. 238.

[8] T.P., II, pp. 449-451.

[9] Ibidem, pp. 580-583.

[10] Ibidem, pp. 578-580.

[11] Ibidem, p. 582.

[12] Ibidem, p. 732.

[13] Ibidem, pp. 746-748.

[14] Lénine, Œuvres, t. 33, p. 361.

[15] Trotsky, Sotch., XIV, p. 223.

[16] T.P., II, p. 731.

[17] Lénine, Œuvres, t. 33, pp. 361-368.

[18] KaK, V, p. 337.

[19] Ibidem, pp. 376 et 391.

[20] J. Erickson, The Soviet High Command 1918-1941, Londre, 1962, p. 135.

[21] Trotsky, Staline, p. 510.

[22] Compte rendu du XIe congrès, p. 89.

[23] Lénine, Œuvres, t. 33. p. 120.

[24] Deutscher, op. cit., II, pp. 63-64.

[25] Ibidem, p. 63.

[26] M.V., III, p. 198.

[27] Deutscher, II, p. 63.

[28] T.P., II, pp. 710-722.

[29] Ibidem, p. 724. n. 1.

[30] Lettre au bureau politique du 20 juin 1923, T.P., II, pp. 825-833.

[31] Ibidem, p. 831.

[32] Ibidem.

[33] Ibidem.

[34] Ibidem, p. 833.

[35] Deutscher, op. cit., II, p. 103.

[36] T.P., II, p. 833.

[37] Schapiro, Les Oppositions, pp. 177-178.

[38] Cité par I. Deutscher, I, p. 637.

[39] Lénine, Œuvres, t. 32, p. 447.

[40] Avrich, op. cit., p. 215.

[41] Bulletin communiste, n° 24, 9 juillet 1921, pp. 401-405.

[42] Lénine, Œuvres, t. 32, p. 274.

[43] Schapiro, C.P.S.U., p. 246.

[44] Ibidem, p. 250.

[45] Schapiro, C.P.S.U., pp. 249-250.

[46] Ibidem, pp. 247-248.

[47] Ibidem, p. 256.

[48] Sosnovsky, Taten und Menschen, p. 152.

[49] Pravda, 10 mai 1922.

[50] Ibidem.

[51] Pravda, 18 juin 1922.

[52] Ibidem.

[53] M.V., III, p. 195.

[54] KaK, I, p. 222.

[55] Ibidem, p. 202.

[56] Ibidem, p. 223.

[57] Ibidem.

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