1988

" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky.

P. Broué

Trotsky

LX - L'hallali1

Trotsky a vécu les derniers mois de sa vie dans la maison de l'avenue Viena à Coyoacán. Natalia Ivanovna l'a décrite telle que les visiteurs actuels du Museo León Trotsky qu'elle abrite, ne la verront jamais, puisqu'elle est maintenant dominée par des bâtiments modernes à plusieurs étages :

« Une grande maison en ruine, que l'on a reconstruite très simplement, entourée d'un jardin assez spacieux où des vieux arbres sont, le matin, pleins de pépiements d'oiseaux. L'endroit est désert: d'un côté un large ruisseau, le plus souvent à sec, de l'autre une chaussée poussiéreuse et quelques masures mexicaines en adobe*. Un mur que nous avons surélevé entoure notre domaine. Le visiteur entre par une solide porte de fer qui n'est ouverte, par un jeune camarade, que sur indication précise et après qu'il a examiné le visiteur par un judas. Dehors, la police a fait construire, à trente pas de l'entrée une casita de briques, pourvue d'une meurtrière. Des agents veillent là sur notre sécurité2. »

Le jardin, dominé par des arbres feuillus est plein d'agaves et de ces cactus barbus, les viejitos, que Trotsky affectionne et qu'il cherche, contre leur gré apparemment, à acclimater dans son jardin.

Dans la maison proprement dite, une bibliothèque-secrétariat : livres, journaux, machines à écrire, où travaillent les collaborateurs. A côté, la salle à manger, « grande table en bois blanc, chaises peintes du style hispano-indien, placards », écrit Natalia, qui poursuit :

« Le cabinet de travail de L.D. [...] est une pièce carrée, haute de plafond, bien éclairée, bien aérée, meublée du strict nécessaire. Table en bois blanc, casiers à livres en face, téléphone, c'est tout. Parmi les livres, les œuvres de Lénine, reliées de toile rouge et bleue3. »

Tel est le cadre dans lequel l'exilé poursuit sa tâche et son exil. Natalia Ivanovna parle de son emploi du temps :

« L. D. se lève de bon matin : la lumière est alors fraîche, le ciel invariablement radiant ne flambe pas encore. Il se donne un moment de détente pour commencer la journée, en allant nourrir les lapins et les poules. Il jette un coup d'œil aux cactus fraîchement apportés du Pedregal, ce désert de laves chaotiques et brûlantes où il est allé les choisir. Ces étranges plantes, résistantes et guerrières, lui plaisent. Puis il s'isole dans son cabinet de travail pour n'en plus sortir qu'aux heures des repas. Le travail presse et toute la vie de l'homme se concentre sur le travail : correspondance, articles, livres, notes pour des écrits projetés. Le plus souvent, il dicte à une secrétaire russe4. »

Trotsky a dépassé la soixantaine. « Il est seul », écrit Natalia Ivanovna, qui a cette phrase terrible: « Nous cheminons dans le petit jardin tropical de Coyoacán entouré de fantômes aux fronts troués5. » Elle a raconté à Victor Serge :

« J'entendais parfois L. D., seul dans son cabinet, pousser un profond soupir et se parler à lui-même : " Quelle fatigue ! Quelle fatigue ! " murmurait-il, " je n'en peux plus "... Il ne l'eût dit à personne. L'humiliation insensée, la défaite morale des vieux révolutionnaires qu'il aimait, qui étaient morts en l'accablant et en s'accablant eux-mêmes d'infamie le ravageaient d'une peine inextinguible. Un Rakovsky finissant sa noble vie en prison, aux prises avec sa conscience, comme L. D. l'aimait, tout en lui reprochant une certaine légèreté de caractère, une certaine insouciance dans la vaillance ! Ivan Nikititch Smirnov, l'inébranlable Sosnovsky, Mouralov, qui écrivait autrefois que les flots de l'Irtych se mettraient à remonter de la mer vers leur source avant qu'il n'abjurât ! Un Kamenev bolchevique, au tempérament d'universitaire libéral, si dévoué pourtant ! Tous morts d'une mort atroce, tous s'étant trahis eux-mêmes, tous trahissant la conscience de la révolution ! L. D., seul, prononçait parfois leurs noms6... »

Témoignage capital. Trotsky certes, suivant sa propre expression, ne connaissait pas de « tragédie personnelle7 », mais la tragédie de la révolution, celle de l'humanité, pesaient terriblement lourd sur ses épaules d'homme.

Il continue pourtant, avec le sentiment d'être l'unique survivant d'une armée anéantie, l'homme sur qui repose le destin de préserver son héritage et sa mémoire : responsabilité d'autant plus écrasante qu'il a le sentiment aigu d'être un mort en sursis.

Quelques années plus tôt, dressant dans son Journal d'Exil, à Domène, une sorte de bilan de la haine de Staline contre lui, il avait écrit d'avance sur son propre assassinat :

« Staline paierait cher, à l'heure qu'il est, pour rapporter la décision qui m'a exilé à l'étranger; comme il serait content de monter un procès " spectaculaire " ! Mais on ne fait pas revenir le passé et il ne reste qu’à chercher d'autres moyens [...] en dehors d'un procès. Il va de soi que Staline les cherche. [...] Mais le danger d'être démasqué est excessivement grand : la méfiance des travailleurs d'Occident à l'égard des machinations de Staline n'a pu que s'accentuer depuis l'affaire Kirov. Un acte terroriste (selon la plus grande probabilité avec la coopération des organisations blanches au sein desquelles le G.P.U. a nombre d'agents à lui, ou avec l'aide des fascistes français auxquels il n'est pas difficile de trouver accès), Staline y recourra à coups sûr dans deux cas : si la guerre menace ou si sa propre position empire à l'extrême. Il peut certes y avoir un troisième ou un quatrième cas. [...] Qui vivra verra. Si ce n'est nous, ce seront d'autres8. »

Bien des choses avaient changé depuis qu'il avait écrit ces lignes le 20 février 1935. Sur plusieurs points importants, son pronostic avait été sévèrement démenti : Staline n'avait pas, à partir de 1936, reculé devant de nouvelles machinations et s'était même dépassé lui-même avec les procès de Moscou. L'expérience de la guerre d'Espagne avait élargi le champ de recrutement de ses tueurs et lui permettait désormais de ne pas reposer exclusivement sur sa main-d'œuvre blanche. Mais le début de la guerre européenne, la menace directe sur l'U.R.S.S. depuis que l'Allemagne se libérait les mains à l'ouest étaient bien là pour le presser de passer à l'«acte terroriste » auquel il s'était apparemment déjà résolu. En fait, Trotsky était condamné à mort, au plus tard après le pacte germano-soviétique.

* * *

Les tentatives d'assassinat du « Vieux » ont toujours été à l'ordre du jour des inquiétudes de ses camarades. Dans la première période de son exil, nous avons vu que deux tentatives peuvent être prises en considération, émanant toutes deux de tueurs blancs manipulés par le G.P.U. : celle du groupe Turkul, puis celle de Larionov. Il semble que le service n'ait jamais réussi à localiser leur cible. Ce qui était probablement sa bande principale à Paris paraît à nos yeux en 1935, après le départ de France de Trotsky : c'est le groupe d'Efron, qui a filé Sedov et préparé son enlèvement à Antibes, assassiné Ignace Reiss et tenté d'empoisonner sa femme et son enfant. Mais la bande avait aussi Trotsky en point de mire.

C'est sur un bateau pour le Mexique, en mars 1937, que Roland Abbiate, l'un des tueurs, s'empare de l'identité d'un touriste américain, C. G. Quinn9, et bien des indices suggèrent qu'Abbiate s'est de nouveau rendu au Mexique après le meurtre de Reiss : c'est là que sa trace se perd.

Au Mexique, avant 1940, une seule alerte véritable se produit, en février 1938. Un inconnu s'est présenté avec des paquets d'engrais, destinés, dit-il, au jardin de Diego Rivera et envoyés par le général Múgica. En l'absence de Trotsky, la garde refuse les paquets et invite le visiteur à revenir le lendemain. Dans l'intervalle. on a vérifié que le général n'a envoyé personne, et l'homme ne reparaît pas.

En revanche, il y aura de nombreuses alertes provoquées par la venue ou la présence au Mexique d’individus suspects d’appartenir aux services. On se préoccupe beaucoup, en 1938, d’un ancien chauffeur de taxi de Philadelphie qui a dû entrer dans les services aux États-Unis, et a purgé une peine de prison à Copenhague, George Mink. L'anarchiste italo-américain Carlo Tresca l’accuse formellement d'avoir organisé plusieurs des meurtres de Barcelone, sous le nom d'Alfred Herz, et d'avoir assassiné à New York l'ancienne militante Juliet Stuart Poyntz10. On a de lui une photo que les amis de Trotsky diffusent et sur laquelle les gardes s’exercent au tir11. On annonce qu'on l'a vu à Veracruz puis en Californie12 ; il disparaît. Le chef du F.B.I. J. Edgar Hoover, va prétendre, en 1940, que Mink a été tué au Mexique par un groupe de trotskystes dirigé par J. Hansen et que son cadavre a été jeté dans le cratère d'un volcan13... Un chercheur allemand soutient aujourd'hui, avec des arguments qui se tiennent, que cet homme n'était pas Mink et que Mink n'était pas Herz14

La correspondance de Trotsky jusqu'en 1939 est riche de communications et d'informations concernant les voyages en direction du Mexique de personnes considérées comme suspectes. Certains voyageurs seront épinglés par la presse trotskyste mondiale, comme l’instituteur français Georges Fournial, que Socialist Appeal accuse d’être venu au Mexique chargé d'une mission qui a trait aux projets d’assassiner Trotsky15.

Mais ce contrôle militant, avec bien des caractères d'amateurisme, devient inopérant avec l'ouverture du Mexique aux anciens d'Espagne, selon les critères déterminée par l'ambassade du Mexique à Paris et l'ambassadeur, ancien ministre et compagnon de route, Narciso Bassols.

Dès lors, comme l'a prévu Trotsky, le Mexique grouille d'hommes susceptibles d'être des agents ou qui ont été démasqués comme tels, ce qui ne les empêche pas d'être admis dans le pays où les services disposent incontestablement d'importantes complicités. Outre les Mexicains déjà mentionnés, autour du peintre David Alfaro Siqueiros, on peut citer l'ancien consul général à Madrid, Lev Haikiss, qui appartient au personnel de l’ambassade soviétique, le haut fonctionnaire du G.P.U., N.Ia. Eitingon, déjà entrevu à Paris, toujours. avec sa compagne, la communiste catalane Caridad Mercader, l’Italien Vittorio Vidali, poursuivi depuis les Etas-Unis et l’Espagne - ou il a été « le commandant Carlos » du 5e régiment - et sa compagne Tina Modotti - Maria Ruiz dans les Brigades internationales - où elle contrôlait les « cadres ». Ces gens-là sont entrés très discrètement, et il faudra des semaines d'enquête pour découvrir leur présence.

D'autres sont repérés, plus ou moins connus, parfois confondus avec d'autres. Citons le Vénézuélien Enrique Martínez, dit Rique, venu des États-Unis, l'Italien Carlo Codevilla, ancien garde du corps de Gramsci, entré au G.P.U en U.R.S.S., actif en Espagne, et que l’on confond avec l'envoyé de l'Internationale, l'Italo-Argentin Vittorio Codovilla. Diego Rivera dénonce aussi très spectaculairement Santiago Garcès, très connu à Madrid, un agent du S.I.M. - Servicio de Investigación Militar -, le service de renseignements de l'armée infiltré, sinon contrôlé par le G.P.U. au cours de la guerre civile.

Ramón Mercader, lui, n'est pas encore là. Il prend son temps. C'est peu avant le début de la guerre qu'il a quitté à Paris ses amis Béranger, en leur laissant entendre qu'il va remplir une mission importante dans le Nouveau Monde. Cet intéressant jeune homme, très attaché à sa mère, a été sans doute recruté par elle et a bénéficié de la protection d'Eitingon. Après des opérations de sabotage en Espagne dans des unités spécialisées et une blessure au bras, il a séjourné environ une année en U.R.S.S. où il a vraisemblablement reçu une formation spéciale. Le soin avec lequel a été préparée, à New York, sa rencontre avec la jeune militante trotskyste Sylvia Ageloff montre non seulement qu'il s'agit d'un agent important et que c'est Trotsky qui est dans sa ligne de mire. Faut-il ajouter que Daniel Béranger, qui a introduit en 1935 deux dirigeants des J. C. russes, venus clandestinement en France, auprès du dirigeant des Jeunesses socialistes de la Seine, Fred Zeller, n'était pas, dans l'appareil, un petit poisson ?

C'est un soir d'août 1938 que Van, sur la base d'informations en provenance du P. C. qui lui ont été apportées par Octavio Fernández à la suite d'une entrevue avec Garciá Treviño, tape un rapport résumant d'importants éléments d'information16.

Il apparaît d'abord que le comité central du P.C.M., qui vient de se réunir, a été avisé, par l'intermédiaire du P.C. américain et de Browder, qui est son intermédiaire avec l'Internationale, qu'il a été décidé de renforcer sérieusement l'action contre Trotsky et les trotskystes, allant jusqu'au recours à l'« action directe ». Il apparaît également que Hernán Laborde, secrétaire du P.C.M., a été l'objet d'une convocation du P.C. des Etats-Unis pour y recevoir des instructions concernant cette affaire et qu'il a dû passer quelque temps dans la clandestinité pour échapper à la curiosité des agents américains. Le C.C., précise Van dans son rapport, a décidé de « pousser la campagne anti-Trotsky et anti-trotskyste jusqu'à la liquidation physique des objectifs, T. et ses amis17 ». Trotsky prévient le S.W.P.18.

Le 8 septembre 1938, l'avocat nord-américain de Trotsky, Albert Goldman, fait sur cette question une déclaration à la presse. Après avoir rappelé les enlèvements et la mort de Wolf et Klement, la mort suspecte de Sedov, il assure que « le G.P.U. est maintenant déterminé à faire un effort désespéré pour se débarrasser de Trotsky lui-même ». Il donne les informations que lui a transmises Van et précise qu'une « campagne doit être menée par le Parti communiste avec l'aide de hauts fonctionnaires du ministère mexicain de l'Education et par Lombardo Toledano qui, au cours de son récent séjour en Europe, a reçu toutes les instructions nécessaires19 ».

La campagne contre Trotsky, qui s'intensifie en effet à partir de cette date, est surtout menée par la presse de la C.T.M., la revue mensuelle Futuro et le quotidien El Popular. Le thème est évidemment celui des procès, Trotsky étant présenté comme « traître aux intérêts du peuple » et « complice du fascisme ». Pourtant l'accusation de complicité avec l'Allemagne ne suffirait pas à créer autour de Trotsky un cordon d'isolement. C'est la commission Dies qui va fournir l'occasion d'une attaque plus décisive. Entendus par elle au lendemain du pacte, les dirigeants du P.C. américain Browder et Foster n'ont pu s'en tirer qu'en attaquant frénétiquement Trotsky et en le qualifiant d'ennemi de la démocratie et de saboteur de la paix. Dies saisit la balle au bond, téléphone d'abord pour inviter Trotsky, puis télégraphie, en lui demandant « une histoire complète du stalinisme » et en l'assurant qu'il pourra répondre aux accusations de Browder et Foster20.

Trotsky et ses amis se concertent. Leur conclusion est nette : il faut utiliser la commission Dies, commission parlementaire, pour « expliquer aux travailleurs la dégénérescence stalinienne et pour porter un coup à la politique réactionnaire de Dies21 ». Trotsky exige des garanties : audiences aux Etats-Unis, proximité de grandes bibliothèques22. La négociation est interrompue quand l'agence United Press annonce tout bonnement que Trotsky va déposer sur... l'activité des P.C. d'Amérique latine en relation avec l'expropriation pétrolière ! Trotsky dément aussitôt, et le consul des Etats-Unis l'informe qu'il n'aura pas de visa.

Que s'est-il réellement passé ? Certains ont émis l'hypothèse d'une provocation stalinienne par l'intermédiaire de l'agence, voire de la commission, où il y a plusieurs personnages suspects. La vérité est sans doute plus prosaïque. Le Département d'Etat juge imprudente l'initiative de Dies, estime dangereux de donner à Trotsky une tribune de cette importance, et prie Dies de reculer. Ce dernier annule tout, par le biais des dépêches d'United Press, puis annonce qu'il va envoyer ses enquêteurs auprès de Trotsky, à quoi ce dernier rétorque qu'il ne les recevra pas : l'affaire est réglée.

En fait la campagne commence. Dès janvier 1940, Futuro dénonce l'invitation de Dies et l'acceptation de Trotsky, indiquant que ce dernier s'est ainsi démasqué en tant qu'agent de l'impérialisme yankee. Le communiste paraguayen Oscar Creydt Abelenda reçoit mission d'expliquer dans Futuro comment Trotsky, ancien agent de la Gestapo, a été chassé par cette dernière à cause des liens nouveaux qu'il a noués avec l'impérialisme nord-américain par l'intermédiaire de la commission Dies23 ! Analysant la prose des journalistes payés pour l'insulter à longueur de colonnes, Trotsky aura cette formule brève, mais éloquente: « C'est ainsi qu'écrivent des gens qui sont sur le point d'échanger la plume contre la mitraillette24. »

Le deuxième aspect de la préparation politique de l'assassinat est lié à la direction du P.C. mexicain. Comme Trotsky l'a supposé à l'époque et comme les Mémoires de Valentin Campa l'ont confirmé depuis25, la direction du P.C.M. - essentiellement Laborde et lui - émettent des réserves sur le projet de meurtre, en raison d'éventuelles « complications », alors qu'ils le considèrent comme « politiquement vaincu ». Le G.P.U. ne pouvait supporter pareille audace de leur part, et c'est probablement à la suite de cette résistance, pourtant timide, que la décision fut prise d'écarter les deux hommes de la direction et de préparer une sévère épuration afin de soumettre complètement le parti mexicain aux décisions de Moscou.

Ce fut l'œuvre du congrès extraordinaire tenu du 12 au 16 mars 1940, au cours duquel fut consacré le spectaculaire renversement politique du P.C. mexicain vis-à-vis de Roosevelt et du gouvernement des Etats-Unis, l'élimination de Laborde et de Campa et l'exclusion des éléments « traîtres, diviseurs, fractionnistes, trotskystes, ennemis du peuple, agents du fascisme, almazanistes et corrompus », qui s'y étaient « infiltrés ». L'épuration semble avoir été menée sous la férule de l'envoyé de l'I.C., Codovilla, avec la collaboration de Carlos Contreras, l'alias mexicain traditionnel de Vittorio Vidali, depuis 1928.

Le 19 mai 1940, La Voz de Mexico, organe central de ce P.C. normalisé, consacre au « vieux traître », comme a écrit un jour Lombardo Toledano, un article d'une extrême violence qui se termine par l'exigence de son expulsion du Mexique pour « ses actes antiprolétariens et antimexicains ».

Le 24 mai 1940, à quatre heures du matin, c'est l'attaque d'un commando armé contre la maison de Trotsky...

* * *

Quatre voitures, chargées d'une vingtaine d'hommes au total, venant chacune d'un point de rassemblement différent, convergent vers la villa de Coyoacán. Les hommes qui en descendent sont vêtus d'uniformes de l'armée ou de la police, armés de revolvers et de mitraillettes et certains de grenades. Leur chef, en uniforme de commandant, arbore une grosse moustache et des lunettes noires. Les policiers de service ne sont pas tous là, quelques-uns ayant répondu à l'invitation de deux jeunes femmes du voisinage qui ont donné une petite fête bien arrosée en raison de leur départ. Les restants sont désarmés sans avoir eu le temps de réagir, par les arrivants qui crient : « Vive Almazán ! » - le nom du candidat de droite aux élections présidentielles.

Le commando, visiblement très bien préparé, sait où il va. Il coupe à l'extérieur les fils du téléphone et ceux qui relient la maison au commissariat de police. Il n'y a personne dans la tour, contrairement au règlement de sécurité de la maison, et le jeune Américain de garde, un nouveau venu du nom de Bob Sheldon Harte, aurait, selon les enquêteurs, ouvert la porte au premier coup de sonnette. Etait-il complice, en ce cas ? Ou aurait-il reconnu l'un des assaillants, à sa voix ou à son visage ? On ne le saura jamais. Trotsky défendra jusqu'au bout ce collaborateur qu'il connaît mal. Natalia le connaît mieux, elle le décrit affectueusement : « Vingt-trois ans, un jeune homme blond aux traits fins, idéaliste, épris du Mexique, il aimait voir vivre, dans une volière, les oiseaux aux vives couleurs26… »

Aussitôt entrés, en tout cas, les assaillants occupent les positions qui leur ont, de toute évidence, été assignées avant l'attaque. L'un d'eux tire une rafale d'avertissement sur la baraque des gardes, prise sous le feu d'une Thomson à la moindre tentative de sortie.

Le groupe principal, lui, se dirige sans perdre de temps vers la chambre à coucher de L. D. et de Natalia. Sans essayer d'y pénétrer, car ils déclencheraient contre eux un tir automatique en essayant de forcer l'entrée de l'extérieur, ils tirent par la fenêtre, arrosant de balles les deux pièces pendant plusieurs minutes. Puis, ayant lancé des grenades incendiaires, ils se replient en bon ordre, non sans avoir laissé derrière eux une bombe à retardement. Ils emmènent avec eux le garde américain Bob Sheldon Harte, qu'ils font monter dans une de leurs voitures, et emmènent également les deux autos de la maison qu'ils abandonnent un peu plus loin.

Trotsky a vécu l'attentat dans sa chambre. Il dormait à l'arrivée des tueurs et raconte :

« Je dormais profondément […]. Réveillé par le crépitement de la fusillade, mais l'esprit encore très brumeux, j'imaginai d'abord qu'on célébrait la fête nationale avec des pétards. […] Mais les explosions étaient trop proches, dans la pièce même, tout près et au-dessus de ma tête. L'odeur de la poudre devenait plus âcre, plus pénétrante. De toute évidence, il était en train de se produire ce à quoi nous nous étions toujours attendus : on nous attaquait. Où étaient donc les policiers postés à l'extérieur ? Et les gardes de l'intérieur ? Ligotés ? Enlevés ? Tués ? Ma femme avait déjà sauté du lit. La fusillade continuait sans arrêt. Ma femme m'a dit plus tard qu'elle m'avait poussé à terre, me faisant glisser dans la ruelle. C'était parfaitement exact. Elle était couchée sur moi, le long du mur, comme pour me protéger de son corps. A voix basse et par gestes, je la convainquis de s'aplatir sur le sol. Les coups de feu venaient de tous les côtés, il était difficile de voir exactement d'où... Des éclats de verre des fenêtres et du plâtre des murs sautaient dans tous les sens. Un peu plus tard, je sentis que j'étais légèrement blessé à la jambe en deux endroits. Au moment où la fusillade s'éteignit, nous entendîmes notre petit-fils crier dans la pièce voisine : " Grand-père ! " La voix de cet enfant dans les ténèbres sous la fusillade reste le souvenir le plus tragique de cette nuit27. »

Siéva était en réalité blessé au gros orteil. Alors que retentissaient des coups de feu tirés par les hommes qui s'éloignaient en couvrant leur retraite, Natalia étouffe les flammes des bombes incendiaires avec une couverture et se brûle assez gravement...

Mais l'incroyable s'est produit. L'attentat, bien préparé, sans aucune erreur, a été réalisé et mené d'un bout à l'autre... et Trotsky n'est pas mort, il n'est même pas sérieusement blessé. Les organisateurs ont certes réussi à replier leurs hommes sans être identifiés, mais l'opération dans la presse a été menée de façon à couvrir un attentat réussi. Son échec exige que tout soit repris à zéro ; il faut nier qu'il s'agit d'un attentat si l'on veut préserver des chances de recommencer. Le premier réflexe de la presse complice est de nier toute participation et de répéter les vieilles calomnies. Les assaillants, selon El Popular, sont des « éléments provocateurs chassés de la police et de l'armée28 » ; ils ont agi afin de préparer l'opinion à de véritables attentats contre les organisations ouvrières et leurs dirigeants, et il s'agit d'une manœuvre grossière pour que l'attentat soit imputé au gouvernement soviétique.

Le 29 mai, un communiqué du P.C.M., publié dans El Popular, atteint sans doute le comble du cynisme ; dans le cadre de l'explication selon laquelle l'attentat est l'œuvre de la réaction, il explique que cette provocation doit être sanctionnée... par l'expulsion de Trotsky du Mexique29.

C'est à peu près à ce moment-là que se produit un tournant dans l'attitude des enquêteurs. Stupéfait du calme de Trotsky, qui a immédiatement désigné le G.P.U comme responsable de l'attaque et s'est remis immédiatement au travail, ahuri qu'un tel effort ait abouti à un résultat aussi piètre, ne s'expliquant pas l'inaction des gardes, qui n'ont pas tiré un seul coup de feu, impressionné par les déclarations de la cuisinière, qui suggèrent une mise en scène, et par le témoignage des policiers, qui assurent que l'Américain de garde est parti de son plein gré avec les assaillants, le général Sanchez Salazar, chef des services secrets, qui dirige l'enquête, fait arrêter pour interrogatoire deux des gardes de Trotsky30.

Les hommes du G.P.U. ont-ils eux-mêmes mis en circulation l'idée de l' « assaut simulé » ? Ont-ils, au contraire, rapidement saisi au vol une hypothèse ? La cuisinière était-elle dans leur jeu ? Il est impossible de répondre à ces questions, mais on voit bien ce qui suit... Le 30 mai, on annonce l'arrestation, dans le cadre de l'enquête, du chauffeur de Diego Rivera, vu dans les parages le soir de l'attentat. Le soir même, à un meeting, plusieurs orateurs du P.C.M. et de la C.T.M lancent la théorie de l'agression simulée, l'auto-asalto. Un dirigeant du P.C.M., Enrique Ramirez y Ramirez, assure :

« Trotsky s'est attaqué lui-même avec l'objectif de faire apparaître les communistes mexicains comme des terroristes31. »

Trotsky ayant protesté contre cette affirmation stupide, le député Luis Lombardo Toledano, frère du secrétaire général de la C.T.M., l'accuse d'avoir insulté la police32 ! Mais les enquêteurs convoquent Ramirez qui recule précipitamment, assurant qu'il n'a parlé que d'un « pseudo-asalto33 ».

La presse pro-G.P.U. se lance alors à fond. Le peintre David Alfaro Siqueiros lui donne une déclaration dans laquelle il parle de « la dernière farce de Trotsky [...], délateur professionnel34 ». El Popular parle de la conduite provocatrice de Trotsky dont la maison est « une institution politique », et qui a fait de Coyoacán « un Etat étranger à la souveraineté » du Mexique35. Son conseil national assure qu'il n'y a eu aucune tentative d'assassinat : c'est un « intrigant professionnel qui, dans son travail de division et de provocation, fait alterner démagogie et fraude politique36 ».

Mais cet édifice de mensonges, chaque jour plus assuré, s'effondre brutalement devant les premiers résultats de l'enquête. La police a identifié les agresseurs, dont une partie est en fuite et l'autre sous les verrous : parmi eux, des militants connus et, surtout, un dirigeant du Parti communiste, membre du bureau politique.

La conférence de presse du général Sánchez Salazar, le 18 juin, fait pratiquement toute la lumière. Trente personnes ont été arrêtées. Le premier fil a été donné par l'identification de l'instituteur, membre du P.C.M., Luis Martínez qui a loué des uniformes de police. Deux femmes ont été engagées et rétribuées pour surveiller la maison et se lier avec les policiers de garde. L'une d'elles se trouve être la femme d'un ancien d'Espagne, membre du bureau politique, David Serrano Andoneguí. Un ancien lieutenant en Espagne, Sánchez Hernández, avoue avoir participé à l'attaque. Un communiste canarien, Rosendo Gómez Lorenzo, est en cours d'interrogatoire. Plusieurs inculpés ont dénoncé les chefs du commando : David Alfaro Siqueiros, le peintre, le « coronelazo », ainsi que son collaborateur Antonio Pujol, ses deux beaux-frères Leopoldo et Luis Arenal, son ami Zuñiga Camacho. La police est en outre convaincue que les assaillants avaient deux complices dans la maison qu'ils attaquaient : la cuisinière, Carmen Palma, et Bob S. Harte, dont Siqueiros aurait dit à l'un de ses complices qu'il l'avait acheté37.

C'est bientôt la débâcle. Les inculpés parlent trop et donnent beaucoup de détails. Les deux femmes ont été contactées en tant que militantes du P.C.M., mais payées pour leurs services. Le soir de l'agression, c'est sur ordre qu'elles ont emmené avec elles quelques-uns des policiers de garde. Elles avouent avoir rencontré le peintre qui leur a assuré que c'était le parti qui organisait et finançait toute l'entreprise. Serrano se défend d'être mêlé à cette affaire sur laquelle il enquêtait, assure-t-il, pour le compte du parti, qui flairait une « provocation »... L'avocat communiste Mário Pavón flores tente d'unifier la défense d'inculpés en plein désarroi, en renouvelant contre Trotsky attaques et insinuations.

En fait, le sérieux de l'enquête, après les errements initiaux, l'étendue de ses découvertes, l'importance de certains aveux constituent un revers sérieux pour les instigateurs et complices de l'agression : le bruit fait autour des plaintes en diffamation contre Trotsky déposées par Bassols et les responsables de la presse de la C.T.M. ne parvient que mal à le cacher. La presse qui couvre les agresseurs tire sa dernière cartouche en soulignant « le rôle suspect » de Bob Harte, mais son cadavre est découvert dans un village où il semble avoir été conduit après l'attentat et assassiné par l'un des frères Arenal.

Le dernier document d'importance de la plume de Trotsky a été rédigé à des fins judiciaires. Il revêt cependant une grande valeur politique. Il s'agit de l'étude consacrée au soubassement politique de l'attentat, « Comintern et G.P.U. »

Il y définit l'oligarchie du Kremlin comme « totalitaire », c'est-à-dire se subordonnant toutes les « fonctions de la vie sociale, politique et idéologique du pays », un caractère qui découle « de la position de la nouvelle couche dirigeante face au peuple » et de l'absolu besoin qu'elle a, face au peuple, du G.P.U., « en tant qu'instrument de domination totalitaire » :

« La question n'est pas de savoir pourquoi l'égalité n'a pas été complètement réalisée, mais pourquoi les inégalités ne cessent d'augmenter. [...] Ce n'est pas un hasard si 90 % des révolutionnaires qui ont bâti le Parti bolchevique, fait la révolution d'Octobre, créé l'Etat soviétique et l'Armée rouge, dirigé la guerre civile, ont été exterminés comme " traîtres " dans le cours des douze dernières années. En revanche, l'appareil stalinien a accueilli dans ses rangs, au cours de cette période, l'écrasante majorité de ceux qui se trouvaient de l'autre coté de la barricade pendant ces années de révolution38. »

Il en est de même dans les P.C. du reste du monde où, comme en U.R.S.S., on trouve au sommet des hommes qui ne veulent pas se battre pour Octobre, mais acquérir pour leur compte fonctions et faveurs.

Sur la base de cette analyse, Trotsky développe son réquisitoire, montrant le lien concret, personnel et financier, entre le G.P.U. et chacune des sections du Comintern, et la « dépendance » matérielle de ces partis à l'égard du réseau secret des « services » qui les entoure et les vertèbre - un fait complètement ignoré aujourd'hui de soi-disant « spécialistes » de l'U.R.S.S., malgré son caractère quasi public dans le pays.

* * *

C'est le 28 mai 1940, quatre jours après l'attentat que Ramón Mercader, sous le nom de Jacson, pénètre pour la première fois dans la maison de Coyoacán, avenue Viena, et rencontre personnellement Trotsky. Il vient chercher les Rosmer - avec qui il a noué des relations par Sylvia - afin de les conduire à Veracruz où ils doivent prendre un bateau qui va les conduire aux Etats-Unis.

Il s'est présenté à Sylvia sous le nom de Jacques Mornard van den Dreschd, se disant fils d'un diplomate belge, qui a fait des études chez les jésuites, est entré dans l'armée qu'il a quittée pour devenir journaliste sportif. C'est Gertrude Allison, du P.C. américain, qui l'a présenté à Sylvia, grâce aux bons soins de Ruby Weil, elle-même chargée par Budenz à New York d'organiser cette rencontre. Identité et passé sont des inventions39.

L'idylle ainsi préparée a commencé en juin 1938. Les jeunes gens ont habité ensemble à Paris jusqu'en février 1939, date à laquelle Sylvia est rentrée aux Etats-Unis. « Jacques » n'est pas parti avec elle, renonçant au dernier moment, semble-t-il. Il a réussi, après beaucoup d'efforts, à faire la connaissance de Frida Kahlo, venue à Paris pour une exposition. Ce n'est qu'en septembre, après avoir fait ses adieux à ses amis Béranger, qu'il embarque pour les Etats-Unis et arrive dans la famille de Sylvia en expliquant qu'il a fui l'Europe pour n'être pas mobilisé et qu'il a voyage avec un faux passeport au nom de Frank Jacson - sans k40.

C'est bien Mexico qui est sa destination. Il entre au Mexique pour la première fois le 12 octobre 1939, prétendument embauché par une société d'importation. Il est probablement en charge de la direction et de la coordination et ne fait aucune tentative pour approcher la maison de Coyoacán. Il fréquente des hommes d'affaires, et des ingénieurs, roule dans une Buick d'occasion. On le voit parfois avec une femme plus âgée, probablement sa mère qui est effectivement au Mexique avec Eitingon devenu « Leonov41 »...

En janvier, Sylvia rejoint « Jacques » : elle ne rencontrera évidemment pas sa mère. Elle va seule en visite a Coyoacán. En revanche, elle présente son « mari » aux Rosmer avec lesquels il se montre plein d'attentions et de prévenances, leur rendant de menus services, les emmenant en promenade dans sa Buick, même après que Sylvia est repartie pour New York, en mars. Venu, nous l'avons vu, pour la première fois dans la maison le 28 mai, pour emmener les Rosmer et les conduire au bateau à Veracruz, il revient quelques jours plus tard pour prendre congé, car il est, dit-il, rappelé par son patron : à cette époque, il vit à l'hôtel avec Sylvia. Il disparaît pendant un mois entier, expliquant qu'il a été pendant ce temps gravement malade et Immobilisé à Puebla. Il revient à Mexico début Juillet et s’installe, toujours avec Sylvia, à l'hôtel Montejo, en plein centre de la ville42.

Il revient à la maison de Coyoacán le 29 juillet43, pour reprendre sa Buiek, qu'il a confiée aux gardes le mois précédent. On à pris l'habitude de ses visites: il va revenir cinq fois avant le 20 août. Le 8 août d'ailleurs, il est en quelque sorte accepté, puisque invité à prendre le thé : c'est alors qu'il parle à Trotsky d'un projet d’article44. On ignore, avenue Viena, qu'il connaît Frida et vient d'être invité à sa table.

Il est évidemment difficile de comprendre pourquoi, alors que les précautions usuelles allaient jusqu'à goûter les plats que Trotsky mangeait, « le mari de Sylvia » a pu être accepté sans problèmes. L'enquête de la police mexicaine, après le meurtre, a mis en relief la fragilité de l'image qu'il donnait de lui ; Ce prétendu journaliste sportif n'assiste à aucune compétition et n’écrit rien. Il utilise deux identités dont l'une a une orthographe ahurissante. Il raconte des histoires invraisemblables, notamment à Sylvia, sur l'agence Argus qui le paie et lui paiera des articles de psychologie à elle, si elle ne cherche pas a savoir où ils paraissent45.

Même confusion à propos de ses emplois. Il dit qu’il va partir à New York comme correspondant d'un quotidien belge, mais, à New York, parle de travail à l'Exposition universelle. La firme qui l'emploie prétendument à Mexico est dirigée par un nommé Peter Lubeck dont personne d'autre que ses proches n’a jamais entendu parler. A l'hôtel, il se fait passer pour ingénieur mécanicien, à une relation, pour ingénieur des mines. Il se dit spécialiste des diamants devant Natalia et Joe Hansen, du sucre et de l'huile devant Otto Schüssler. Même dans la maison de Trotsky, il choque par un comportement à peine poli et le fait qu'il est, de toute évidence, un homme qui « raconte des histoires ». Trotsky et Natalia s'interrogent sur le personnage, mais il est « le mari de Sylvia » et les liens de camaraderie sont sacrés et commandent la confiance, même en des êtres aussi surprenants que ce personnage qui garde son chapeau sur sa tête dans le bureau de Trotsky et s'assied sur la table surchargée de papiers et de livres46...

Le 20 août, en fin d'après-midi, Trotsky a interrompu le ravitaillement de ses lapins pour recevoir « le mari de Sylvia » qui veut lui montrer son fameux article sur la théorie du « troisième camp » de Shachtman. Il le fait entrer dans son bureau, et les deux hommes y sont seuls. Tous les habitants de la maison entendront pendant le reste de leur vie le cri poussé par Trotsky, « cri d'agonie, moitié cri, moitié sanglot47 » quand Mercader, placé derrière lui, l'a frappé d'un coup de piolet qui a pénétré de sept centimètres dans sa boîte crânienne, atteignant les parties vitales du cerveau. Trotsky sait que la blessure est mortelle et qu'il va mourir. Il a pratiquement réussi à maîtriser son agresseur, à retenir les gardes de le frapper trop fort, car il faut « le faire parler ». Il dira à Hansen qu'il est « sûr de la victoire de la IVe Internationale » et à Natalia qu'il l'aime. En dépit des efforts désespérés des chirurgiens mexicains et de l'appel à un spécialiste américain, il ne peut être sauvé : il n'est pas tout à fait 20 heures, le 21 août 1940, quand il expire48, alors que se déchaîne de l'autre côté de l'océan, cette « bataille d'Angleterre » qui n'est que la première d'une guerre qui en comportera bien d'autres.

* * *

La mort d'un homme, même aussi éminent que Lev Davidovitch Trotsky, n'était pas, le 21 août 1940, un événement susceptible de secouer les masses ni même d'émouvoir la presse. La Pravda. conformément au plan qui avait conduit ses chefs à munir Mercader d'une lettre dans laquelle il expliquait son crime par sa déception de partisan de la IVe Internationale, assurait avec quarante-huit heures de retard :

« Ayant dépassé plus encore les limites de l'avilissement humain, Trotsky a été pris au piège dans ses propres filets et a été assassiné par l'un de ses disciples49 *. »

Hormis la Deutsche Allgemeine Zeitung, la presse européenne reste d'une grande discrétion, se contentant de présenter, en quelques lignes, le meurtre, la version de l'assassin, en émettant parfois l'hypothèse d'un crime du G.P.U. L'émotion est plus vive aux Etats-Unis, l'affaire s'étant produite dans un pays voisin et vassal. Dans l'ensemble cependant, la mort de Trotsky, quand elle frappa les imaginations et retint l'attention, le fit surtout comme symbole de la fin d'une époque.

Il y a davantage à dire de la réaction au Mexique : l'hypocrisie de la presse de droite, soulagée mais moralement « indignée », la lâcheté du désaveu du crime par ceux qui l'ont couvert. Mais il y eut la réaction du peuple, l'apparition de deux magnifiques corridos et de la foule de 300 000 Mexicains venus parfois de très loin, pieds nus, sur le passage du cortège funèbre de Coyoacán à la chambre de crémation du Panthéon. On me permettra de me citer pour la dernière fois :

« La peine et l'indignation exprimées par le président Cárdenas lui-même, l'affront pour la tradition mexicaine d'hospitalité, l'horreur supplémentaire du crime commis contre l'hôte par un étranger, tout cela contribuait à la profondeur de ces réactions. Pourtant, les centaines de milliers de pauvres et de déshérités, de travailleurs et de paysans sans terre qui se trouvèrent au coude à coude en ces journées pour un mort dont ils ne savaient presque rien, constituaient précisément ces " masses " auxquelles la propagande stalinienne n'avait cessé de répéter qu'il était leur ennemi mortel. Il faut donc bien admettre qu'il existait autour de la figure du proscrit une zone affective émotionnelle qu'aucune propagande de haine n'a jamais pu franchir. Est-il permis d'ajouter que c'est réconfortant50 ? »

Le 24 septembre, commentant la réaction à l'assassinat de Trotsky, le vieux révolutionnaire, combattant de la révolution, introducteur du marxisme au Mexique, champion des droits démocratiques, Francisco Zamora, écrivait ces lignes dont nous aimerions qu'elles servent à Trotsky d'épitaphe dans ce livre :

« Je n'appartiens pas et je n'ai jamais appartenu à la IVe Internationale ; je suis tout à fait étranger à ses activités ; je crois cependant que Staline est le plus répugnant et le plus malfaisant des traîtres qu'ait jamais eu à subir la cause du prolétariat et qu'aucun être humain mentalement et moralement sain ne peut continuer à être stalinien après la série de crimes, d'escroqueries, de bassesses et de falsifications des faits et des idées qu'a perpétrés ce sinistre individu ; je crois que ce qui a subsisté jusqu'à présent de la révolution d'Octobre, malgré Staline et sa bande, doit être sauvé par l'élimination du stalinisme, lequel a égaré décapité et désorienté la classe ouvrière mondiale, au moment précis où elle avait le plus besoin de sa conscience et de sa certitude. Si c'est cela être trotskyste, alors je suis trotskyste et je suis fier de l'être, parce que, à toutes les époques et dans quelque société que ce soit, il sera toujours plus digne d'être du côté de la victime lâchement assassinée que de servir de laquais et d'apologiste à son tout-puissant bourreau51. »

Note

* L'adobe est une brique cuite au soleil.

* C'est à peu près ce que Deutscher devait écrire en 1949 dans son Staline sur le meurtre de Trotsky par « un individu obscur, se présentant comme un de ses partisans ».

Références

1 Sur l'assassinat de Trotsky la littérature est abondante. Citons simplement, de Gorkin et du général Sánchez Salazar, Ainsi fut assassiné Trotsky, Paris, 1948, et Isaac Don Levine, L'Homme qui a tué Trotsky, Paris 1960. Mon livre, L'assassinat de Trotsky, Bruxelles 1980, est le premier qui utilise en même temps les archives de Trotsky à Harvard, les archives accessibles au Mexique et la presse de ce pays.

2 V. Serge, V.M., II, p. 113.

3 Ibidem.

4 Ibidem, pp. 113-114.

5 Ibidem, p. 84.

6 Ibidem, pp.117-118.

7 M.V., III, p. 341.

8 Journal d'Exil, 20 février 1935, pp. 57-58.

9 Lettre de C.G. Quinn au consul général des États-Unis, cité dans P. Broué, op. cit. 10.

10 Broué, op. cit. pp. 26-27.

11 Témoignage de van Heijenoort.

12 Socialist Appeal, 16 avril 1938.

13 Rapport de J. Edgar Hoover, l'octobre 1940, archives F.B.I., cité dans Newsline, 30 septembre 1978.

14 P.v.z. Mülhen, Spanien war ihre Hoffnung, Bonn, 183, pp. 146-155.

15 Lutte ouvrière, 17 mai et Socialist Appeal, 3 avril 1938.

16 Rapport de J. van Heijenoort, n.d., A.H., 17304.

17 Ibidem.

18 Trotsky à S.W.P., 4 septembre 1938, A.H., T 4418 ; Œuvres, 18, pp. 273-275.

19 Goldman, déclaration de presse, 8 septembre 1938, A.H., 16882.

20 Sur l'appel téléphonique de Matthews, cf. Broué, L'Assassinat... , pp. 79-80.

21 Rapport de J. Hansen, 14 décembre I939, A.H., 18906.

22 Lettre au S.W.P., 13 octobre 1939, A.H., 8109 ; Œuvres, 22, pp. 94-96.

23 O. Creydt Abelenda, « La Signification du Trotskysme », Futuro, mai 1940, cité dans Broué, op. cit., pp 144-152.

24 Œuvres, 24, p. 325.

25 Campa, Mi Testimonio, « El Caso Trotsky », pp. 159-166.

26 Victor Serge, V.M. II, p. 119.

27 Trotsky, « L'Attentat du 24 mai », 8 juin 1940 ; Œuvres, 24, pp. 100-101.

28 El Popular, 29 mai 1940.

29 Ibidem.

30 P. Broué, L'Assassinat... pp. 95-97.

31 Excelsior, 31 mai 1940.

32 Luis Lombardo Toledano, « Trotsky insulte la police mexicaine », El Popular, 2 juin 1940.

33 E. Ramirez y Ramirez, Novedades, 3 juin 1940.

34 D. Alfaro Siqueiros, Déclaration, El Popular, 3 juin 1940.

35 El Popular, 3 juin 1940.

36 Excelsior, 6 juin 1940.

37 Broué, op. cit., pp. 100-105.

38 « Le Comintern et le G.P.U. », 17 août 1940, A.H., T 4927 ; Œuvres, 24, pp. 312-314.

39 Broué, op. cit. p. 115.

40 Ibidem, p. 114.

41 Broué, op. cit., pp. 114, 115.

42 Ibidem, p. 117.

43 Ibidem, pp. 116-117.

44 Ibidem, pp. 117-118.

45 Ibidem, pp. 119-120.

46 Ibidem, p. 120.

47 Ibidem, p. 10.

48 Hansen,« Avec Trotsky, jusqu'au dernier moment », trad. fr. dans Cahiers Léon Trotsky, n° 2, avril-juin 1979, pp. 25-51.

49 Pravda, 24 août 1940.

50 P. Broué, op. cit., p. 142.

51 F. Zamora, « L'Assassinat comme révélateur », El Universal, 24 août 1940.

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