1964

Texte publié dans la revue "Orient" n° 39, 3e trimestre 1966. Traduction de Michel Barbot.

kanafani

Ghassan Kanafani

La Porte (pièce en 5 actes)
Al Bab (1964)

1er acte

janvier 1964

AVANT-PROPOS

Cette pièce repose sur une légende arabe du temps passé à peine modifiée : 'Ad était roi d'une tribu fixée dans la contrée d'El-Ahqâf (1), selon Yâqoût. Ces hommes adoraient trois dieux qui avaient pour noms, selon Tabari : Sadâ, Samoûd et Houbâ. 'Ad descendait directement de Noé, étant fils de Aws fils d'Iram (2) fils de Sem, l'un des enfants de Noé. Une sécheresse effroyable frappa cette tribu impie. 'Ad envoya à La Mecque une délégation composée, en particulier, de Qail et de Loqmân, afin de demander aux dieux l'eau qui manquait si cruellement au pays d'El-Ahqâf. Mais la délégation oublia sa mission sous le charme de deux esclaves chanteuses, les " criquets ", hommage de leur hôte, Mou'âwiya fils de Bakr qui les hébergeait à l'extérieur de La Mecque. Ce dernier fit en sorte que ses esclaves rappellent la délégation à ses devoirs par d'habiles allusions. Les rogations enfin achevées, trois nuages apparurent dans les cieux : l'un rouge, l'autre jaune, le troisième noir... 'Ad aura pour successeur son fils Chadîd qui, bientôt emporté par la mort, laissera la couronne à son frère Chaddâd. Le nouveau roi bâtira une cité, Iram Dhât al-'Imâd (3). Le courroux des dieux l'empêchera d'y entrer. Il voudra forcer le destin. Alors des voix célestes vont l'apostropher : il mourra et Iram tombera en poussière.

La légende est restée vague chez nos historiens. A part deux versets coraniques aux termes très généraux, les sources se réduisent à un passage de Yâqoût dans son Moud'jam-al-bouldân et à un autre de Tabari au début de ses Annales. Quelques phrases en ont été citées dans le texte : on les trouvera entre guillemets, à peine modifiées. Rien d'autre n'est à signaler.

Une remarque s'impose néanmoins, L'époque où est située la pièce a imposé aux héros leur vision des choses. Ils suivent les idées de leur temps. On ne saurait donc faire intervenir des conceptions ultérieures sans un grave anachronisme, pis, sans défigurer gravement la pièce en lui faisant dire ce qu'elle n'a jamais voulu exprimer. Toute liberté prise avec  l'histoire et les données actuelles de la science n'est don qu'une apparence d'autant plus capable de tromper le lecteur qu'il se laissera entraîner à juger les idées et les événements selon les critères du moment, bien étrangers à ceux qui marquaient la foi et guidaient l'existence de nos héros.

Gh. K. 1er janvier 1964.

1. Littéralement : "les dunes". Désert du nord du Hadramaout, en Arabie méridionale. Cf. Régis Blachère, Le Coran, 1951, p. 661, note 20 (à propos de la sourate 90 - XLVI).

2. Le texte arabe présente un hamza souscrit, quoique Aram, cinquième fils de Sem dans la tradition biblique, ancêtre mythologique des araméens, peuple de l'ouest de l'Euphrate dont descendent en partie les Syriens actuels, ne soit pas à confondre avec la ville d'Iram (voir la note suivante).

3. R. Blachère, ibidem, p. 117, note 6, souligne qu'Aram, vocalisé Iram, désigne dans le Coran tantôt un peuple tantôt un pays, et il traduit l'ambigu dhât al 'imâd par "aux colonnes", traduction qui réduit Iram aux dimensions d'une ville, non d'un "pays", me semble t-il. Telle en effet elle apparaît dans la pièce qui suit.

 

 

 

Les personnages, par ordre d'entrée en scène :

QAIL : chef de la délégation envoyée à La Mecque

RA'D : son ami, membre de la délégation

LOQMAN : prêtre, membre de la délégation

'AD : roi de la tribu

CHADDAD : fils de 'Ad, héritier du royaume

LA MÈRE : mère de Chaddâd

MARTHAD : fils de Chaddâd, son héritier

LE PREMIER HOMME

LE DEUXIÈME HOMME

HOUBA : l'un des trois dieux 'âdites (Sadâ, Samoûd et Houbâ)

 

 

 

PREMIER ACTE

Une étendue désertique. Au loin, une tente ou deux. Sur le devant de la scène, deux bédouins sont assis. Ils paraissent attendre quelque chose. C'est le petit matin.
Ces deux hommes sont Qaïl, chef de la délégation envoyée par 'Ad demander l'eau aux dieux du Hedjaz, et Ra'd, son ami.

QAIL

Si ces deux chanteuses ne nous avaient pas rappelé notre mission, nous allions l'oublier...

RA'D

Leur chant était divin... Mais si Mou'âwiya fils de Bakr avait su qu'elles nous feraient oublier les prières pour l'eau, il ne nous aurait pas fait ce royal cadeau.

QAIL

Crois-tu qu'il les ait incitées à nous chanter ces vers qui nous ont rappelé notre devoir ?

RA'D

S'il n'en a pas eu l'esprit, elles l'ont eu pour lui. De toute façon, il est temps de secouer le charme. Nous avons laissé le  

pays d'El-Ahqâf brûlé par la sécheresse. Pas une goutte de pluie, le fonds des puits à sec depuis des lunes !...

QAIL, scrutant les cieux

Notre prière n'a pas été exaucée, semble-t-il. Ni Sadâ, ni Samoûd, ni Houbâ n'écoutent nos supplications. Demain, si nous revenons bredouille, la colère de 'Ad s'abattra sur nous. Il est capable de nous tuer.

RA'D

S'il allait apprendre que nous avons invoqué Sadâ, Samoûd et Houbâ, et non pas les dieux de La Mecque qui étaient son dernier recours... Crois-tu qu'il nous le pardonnerait ?

QAIL

Comment le saurais-je ?!

RA'D

Je n'en sais rien. En tout cas, il nous avait envoyés demander l'eau aux dieux de La Mecque, et non pas à nos dieux coutumiers. Tu sais mieux que moi la haine qu'il leur porte. Tu connais mieux que moi les idées de 'Ad. Pourquoi, grands dieux, a-t-il fallu qu'il délaisse le temple et qu'il écarte le peuple de Houbâ ?!

QAIL

Il croit que le dieu doit donner l'eau à son peuple. Nul péché, me disait-il, ne doit inciter le dieu - que Houbâ me pardonne ! - à la vengeance, à tuer toute végétation, dessécher les mamelles, semer la famine...

RA'D

Que n'a-t-il demandé pardon à Houbâ ? Le dieu nous aurait rendu l'eau.

QAIL

Tu sais bien pourquoi. Il croit que demander pardon, c'est gravement s'humilier.

RA'D

Et l'eau ?

QAIL

Il la demande aux dieux de La Mecque sans avoir à implorer pardon.

RA'D

C'est inouï ! As-tu jamais vu quelqu'un défier Houbâ ?! Que cherche-t-il là ? La vengeance de Houbâ est effroyable, et pourtant, il se mesure à lui jusqu'au bout. Serait-il devenu fou ?

QAIL,

Non, non. Il y a des années que cette idée germé dans son crâne. La voilà mûrie au grand jour.

RA'D

Quelle idée ?

QAIL

Son ancêtre Noé est le seul à avoir survécu à l'anéantissement des humains. 'Ad en est arrivé à croire dur comme fer que Noé a vendu la terre en échange de son salut. Sans cela, Houbâ n'aurait pas tout détruit. Il n'aurait pu. II cherchait un homme, un seul avec qui il pût recommencer à zéro. Il l'a trouvé en Noé.

RA'D

Eh bien, cette idée... quel rapport avec notre drame ? En quoi cela empêche-t-il 'Ad de demander l'eau à Houbâ ?

QAIL.

Selon lui, s'il pouvait, ne fût-ce qu'une fois, abreuver d'eau El-Ahqâf à la barbe du dieu Houbâ, c'en serait fait du dieu - que Houbâ me pardonne ! - Il aurait fait perdre à ses sujets la foi qu'ils ont encore en lui ; ils se détourneraient de sa blanche statue qui domine encore leurs maisons.

RA'D

C'est donc le motif réel de notre mission ?

QAIL

En effet. C'est là le vrai motif.

Ils se taisent, ils réfléchissent. Qaïl poursuit :

Je suis persuadé que c'est Houbâ qui nous a fait oublier notre mission en nous jetant sous le charme des chanteuses de Mou'âwiya, les " criquets ". Sais-tu, Ra'd... J'ai peur. J'ai l'impression que Houbâ, agrippé à mes omoplates, guette le moindre de mes gestes. C'est lui qui m'a poussé à lui adresser nos prières à ne pas implorer les dieux de La Mecque.

RA'D

Voilà donc la raison ! Je me demandais nuit et jour comment tu avais pu trahir la mission de 'Ad.

QAIL

Je sens le dieu entre mes épaules qui me glace d'effroi...

RA'D

As-tu des nouvelles de Loqmân ?

QAIL

Il est reparti au pays. Depuis, je n'ai plus de nouvelles.

Une idée lui vient brusquement. Il se lève, visiblement effrayé.

RA''D

Qu'as-tu donc ?

QAIL

Loqmân ! Il est parti nous dénoncer. Dire à 'Ad que nous ne pensions plus à lui, que nous avions oublié la sécheresse, que le chant des esclaves nous payait délicieusement de l'oubli.

RA'D

Crois-tu que Loqmân est capable de délation ?

QAIL

Il déteste 'Ad. Mais la sécheresse menace de détruire ses pâturages, ses champs, ses troupeaux. Il ne veut que de l'eau. De l'eau ! Rien de plus. Qu'elle lui vienne de Houbâ, de 'Ad, des dieux de La Mecque... voilà pourquoi, une fois de plus, il se tournera vers 'Ad.

RA'D

As-tu peur du roi ? Tu es son homme de confiance.

QAIL

Je ne l'ai pas été cette fois. C'est pour cela que j'ai peur.

RA'D

Que crois-tu qu'il va faire ?

QAIL

Je n'en sais rien. Rien !

Il se rassied, bouleversé. Ra'd se lève, scrute les lointains, sursaute :

RA'D

Une troupe à l'horizon ! Je crains que 'Ad n'ait devancé ton retour

Qaïl se lève. Au même instant, entre un vieillard. C'est Loqmân.

QAIL, qui ne l'a pas vu

Crois-tu que Loqmân l'accompagne ?

LOQMAN, dans son dos

Je l'ai accompagné en effet. Les lunes se sont succédé toujours plus néfastes, et vous n'imploriez pas les dieux. Votre peuple se mourait de soif et de terreur, et vous vous délectiez du chant de ces esclaves...

QAIL, effrayé

Nous l'avons imploré !

LOQMAN

Il était bien temps ! Les champs sont brûlés. Les arbres tombent en poussière. Les maisons se lézardent et s'écroulent. Les troupeaux crèvent sur pied. Les enfants se meurent sur le sein desséché de leur mère.

QAIL

Nous l'avons imploré ! Les dieux ne nous ont pas exaucé. LOQMAN, frémissant

Quels dieux ?! Les dieux de La Mecque ?! Ou bien Houbâ dont le courroux pèse sur nous, qui saura nous faire expier de l'avoir trop longtemps négligé...

QAIL

Les dieux de La Mecque !

LOQMAN

Insensé ! 'Ad sera là tout à l'heure. Vous allez vous entretuer tous les deux comme des chiens. Je vais bien voir si les dieux de La Mecque peuvent te sauver de lui, s'ils peuvent te l'arracher. Tu ne pouvais donc pas implorer Houbâ ? Lui demander pardon de tous les péchés commis envers lui par ton roi... Tu n'étais plus à sa portée, tu étais libre de ton choix : tu pouvais revenir à la foi véritable. Mais tu as préféré t'enliser dans le péché comme ton roi. Eh bien, c'est le moment ! Que les dieux de La Mecque te protègent !

Il élève les mains et prie :

O grand Houbâ, me voici à tes pieds ! Toi qui as le pouvoir de réduire tes ennemis en poussière, venge-moi. 'Ad m'a entraîné loin de ton temple. Il m'en a fermé les portes, à moi ton prêtre et ton serviteur. Il m'a interdit de t'implorer, de te prier, de te baiser les pieds. Et voici que tu fais peser ton courroux sur lui... et sur moi. Mes fermes ont brûlé, le lait de mes troupeaux s'est tari, mes enfants ont péri. Mais je n'ai pas perdu la foi. O Houbâ, ils adorent les dieux de La Mecque au lieu de t'implorer. Venge-toi de ces impies ! Règne à nouveau sur EI-Ahqâf afin que je te serve comme jadis ! O Houbâ !

O grand Houhâ ! Tu leur as envoyé ces chanteuses afin qu'ils oublient leur mission, ô Tout-Puissant à qui rien ne résiste. Et à présent, 'Ad va les tuer... mais envoie-lui celui qui le tuera. O Houbâ ! Fais périr tes ennemis jusqu'au dernier, ô grand Houbâ !

Tandis qu'il prie, trois nuages font leur apparition dans les cintres du théâtre : l'un est jaune, l'autre rouge et le troisième noir. Ils dominent maintenant la scène. Au même instant, 'Ad fait son entrée. On le reconnaît à sa mise. Il découvre les trois nuages avant d'avoir aperçu les siens. Il s'arrête interdit. Loqmân voit à son tour les nuages ; ses mains retombent, il demeure lui aussi interdit. Qaïl et Ra'd le regardent avec étonnement, et soudain, voici qu'une voix puissante sort des nuages et cloue au sol l'assistance.

LA VOIX, lente mais véhémente

Qaïl ! Choisis pour toi et pour ton peuple l'un de ces nuages.

QAIL, hurlant

La prière a été exaucée ! La prière a été exaucée !

RA'D, très fort

Ne choisis pas le noir. C'est la mort !...

'AD, de sa place Quel dieu as-tu imploré, Qaïl ?

LA VOIX, répétant

Qaïl ! Choisis pour toi et pour ton peuple l'un de ces nuages !

QAIL, apercevant 'Ad, se met à trembler

'Ad ! 'Ad est ici !

'AD

Quel dieu as-tu imploré, ne mens pas ? !

QAIL

Houbâ !

'AD, criant à la face des nuages

Te voilà donc revenu, Houbâ ! Mais je te défie. Je ne veux pas de ton eau, de tes bienfaits. Tu m'apportes tes nuages. Le noir n'est autre que la mort, le rouge n'est que le sang, et le jaune... que l'obéissance ! Je ne veux pas de celle-là. Je refuse ton eau.

QAIL, dans un cri

L'eau, 'Ad ! L'eau qui abreuvera tes prairies et fécondera ton sol !

'AD

En échange de quoi ? Oui, de quoi ?

Il hurle :

De la veulerie, de l'obéissance, de la crainte ! Non. Je ne veux pas de l'eau à ce prix.

LOQMAN

Ton peuple se meurt.

'AD

Il vaut mieux mourir que ramper. Qaïl ! Choisis le noir. Combattons Houbâ avec son arme la plus terrible. C'est l'unique occasion pour nous d'en être à jamais délivrés.

QAIL, terrifié

Mais l'eau... peux-tu le comprendre, 'Ad ?

'AD, l'interrompant

Choisis le nuage noir !

Il dégaine son sabre.

QAIL

Le noir... le noir...

LA VOIX

Tu as choisi de tomber en poussière. Que 'Ad retourne au néant !

Une fumée noire envahit la scène. On ne distingue plus que la silhouette de 'Ad qui lutte à travers les éléments déchaînés.
Tout redevient calme.

RIDEAU

 


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Lénine