1964

Texte publié dans la revue "Orient", 1966. Traduction de Michel Barbot.

kanafani

Ghassan Kanafani

 

La porte (pièce en 5 actes)
Al Bab (1964)

Janvier 1964

Introduction de Michel Barbot (1966)

Dans le cadre général des études et traductions de textes littéraires du monde arabe contemporain, et venant s'insérer dans l'anthologie théâtrale en cours de parution dans notre revue (1), c'est un auteur palestinien qui s'adresse maintenant à nous. Ghassân Kanafâni est le second auteur de l'Adab al-nakba (littérature inspirée par le drame de Palestine) que j'aie eu la possibilité de présenter aux lecteurs d'Orient (2). On s'accorde pour voir en lui un des jeunes auteurs les plus valables de son pays. Né à Akka (Saint-Jean-d'Acre), le 9 avril 1936, il a effectué ses études primaires jusqu'en 1948, à l'école des frères (Saint-Joseph) de Jaffa. Il a dû alors s'expatrier avec sa famille au Liban, puis en Syrie, et travailler malgré son jeune âge afin d'aider à l'entretien de sa nombreuse famille. Il a poursuivi des études par cours du soir qui lui ont permis d'arriver au baccalauréat en 1954. Il est alors parti au Koweït enseigner le dessin dans les écoles primaires. Ces six années l'ont marqué, de son propre aveu. La dureté, le vide, la solitude d'une existence fruste lui donnèrent l'occasion de lire beaucoup et de poursuivre avec succès des études à l'Université de Damas. Puis, les troubles politiques aidant, il s'est décidé à gagner Beyrouth. Il est entré dans le journalisme et se retrouve maintenant, depuis 1963, rédacteur en chef du quotidien Al-Mouharrir.

Ghassân Kanafâni écrit depuis toujours. Nouvelliste avant tout, il a publié en revue dès 1956. Mais il faut attendre 1961 pour que paraisse à Beyrouth son recueil La mort du lit numéro douze. Son roman Des hommes au soleil lui apporte le succès (Beyrouth, janvier 1963), confirmé par ses oeuvres ultérieures : Le pays où fleurit le triste oranger, recueil d'anciennes nouvelles (Beyrouth, juin 1963) ; La Porte, pièce de théâtre dont la traduction suit, parue à Beyrouth en janvier 1964; Un monde qui n'est pas le nôtre (Beyrouth, février 1965), qui constitue son troisième recueil de nouvelles ; puis, deux mois plus tard, un essai sur La littérature de résistance en Palestine occupée. Son deuxième roman, Ce qu'il vous en reste (Beyrouth, septembre 1966) lui parait être son " véritable point de départ ". Il hésitait encore en septembre 1965 à le publier et s'y est finalement résolu. Cette expérience où il s'efforce de transcender les exigences du récit traditionnel pour ne laisser affleurer du réel que la trame déchiquetée des monologues intérieurs et dont le véritable héros est le Temps, ne laisse pas de l'effrayer encore. Également auteur d'un feuilleton semi policier, L'autre chose, paru en revue, il tient enfin en chantier un essai sur La race et la religion dans la littérature sioniste et un roman, La chute de la Galilée.

Parallèlement à son oeuvre littéraire, Ghassân Kanafâni poursuit ses activités de journaliste politique. Il n'en est donc que plus intéressant de connaître sa position face au problème de l'engagement de l'écrivain et son analyse comparative des évolutions politique et littéraire du monde arabe contemporain (3). Les défaites politiques se traduisant selon lui par une décadence sur le plan littéraire, l'actuel essor de la littérature arabe, cahotique mais vigoureux, chaotique mais brûlant de possibilités, est bien le signe précurseur des transformations radicales et triomphantes dont le monde arabe ne connaît aujourd'hui que les premiers balbutiements. L'accélération de l'évolution politique durant ces derniers lustres a privé la classe moyenne du rôle progressiste qu'elle était appelée à jouer entre la féodalité et la classe opprimée, de même que la littérature progressiste (en Egypte et en Irak tout spécialement) a fonctionné en porte-à-faux, prisonnière de théories compliquées et de conceptions staliniennes de la culture, moins capables d'exprimer les désirs et les exigences du peuple que ne le faisaient les formes moins élaborées de l'art et du folklore. Cet échec politique et intellectuel explique que nombre d'auteurs " de gauche " aient pris leurs distances avec les doctrines en question. Il est caractéristique de constater qu'ils sont les témoins les plus marquants de la littérature " de gauche ". Quant à l'influence des événements politiques sur l'oeuvre des écrivains contemporains en pays arabes, quand aux résonances, inductions ou interférences que l'on y peut déceler, avouons que l'on dépasse malaisément le niveau des évaluations personnelles et des observations parcellaires. Outre la mosaïque des destinées et des évolutions individuelles, outre le dosage délicat de la sincérité et l'échelonnement toujours contestable des valeurs, il est une contradiction interne que l'écrivain arabe, aux yeux de Ghassân Kanafâni, a peine à surmonter : satisfaire ses exigences de témoignage humain et d'expression artistique, ou se perdre dans l'immédiat et s'absorber dans la conquête du concret. De là viennent, selon lui, tant de pleurs ou de hurlements suscités par le drame palestinien, tant de pages médiocres liées aux fluctuations du destin arabe des dernières années. De là aussi le désengagement de nombreux écrivains d'avant-garde (cf. note 3) qui, refusant les contradictions de l'heure et les routes trop bien tracées qui vont se perdre dans les sables, refusant le rôle de tambours de ville ou de brigade des applaudissements spontanés, ont jugé préférable de défendre la cause de l'homme arabe, malgré le danger d'isolement vis-à-vis d'un public avide de les prendre pour hérauts (cf. les déceptions de l'auditoire d'Albert Camus devant son " désengagement " au cours de la guerre d'Algérie) et, en même temps, des grands courants littéraires qui traversent le monde. Ceux-là sont, pour notre auteur, les piliers de la littérature arabe en voie d'édification

La Porte ne se range pas dans l'Adab al-nakba évoquée ci-dessus, car il s'agit d'une pièce dont l'argument est métaphysique et le fondement à peu près totalement légendaire. Empruntant au Coran, à Tabari et à Yâqoût quelques éléments plus que fragmentaires, l'auteur a conçu l'histoire d'une lutte de l'homme contre le joug du destin. L'homme - représenté ici ô combien symboliquement de père en fils - s'y acharne à vouloir rencontrer le dieu face à face, le dieu qui lui interdit de construire son paradis sur terre, et finit enfermé entre quatre murs, une fois franchi le seuil de la mort, face à l'absurdité d'une porte close que seuls les vivants - s'ils savaient ! - ont pouvoir d'enfoncer. En cette dense exposition scénique du pourquoi éternel de l'Homme, l'obstination de Chaddâd à refuser de se soumettre au dieu, cette volonté sans faille de transcender le lien au monde qui est l'absurdité de l'existence humaine pour demander au dieu les comptes qu'il lui refuse en ce bas monde, exprime l'essentielle révolte qui consiste à poursuivre l'absurde dans ses retranchements ; et, si la pièce semble prôner la nécessité du suicide, du saut dans l'inconnu qui n'est polir Camus que l'acceptation soumise de l'absurde (6), ce n'est que pour nous montrer l'homme après la mort, en situation moins anthropomorphique que rigoureusement symbolique de l'absurde avant la mort ! Qu'on ne s'y méprenne donc pas ! Tel Sartre en son ingénuité, le héros avait besoin de s'en prendre, non à une chose qui l'écrase - le Destin - mais à une personne - le dieu - qu'il nie dans le même temps en refusant de s'y soumettre'. L'homme nous est présenté ici, à bien des égards, dans l'esprit du Non de Sisyphe, quand bien même le doute naîtrait en nous au cinquième acte, cet acte qui, je l'avoue, m'a laissé sur ma soif. Mais l'auteur ne l'a-t-il pas souhaité ? A-t-il assujetti le masque comme on peut le penser à la fin de l'avant-propos le penser à la fin de l'avant-propos ? Je n'en dirai pas moins, transposant en son honneur Saint-John Perse dont Chaddâd n'eût pas envié le masque d'or tout en réclamant comme lui " notre dû " à la face de l'univers (8), qu'il s'abreuve à l'humain, s'étant connu d'argile.

Michel Barbot (Paris).

 

1. Voir les trois pièces déjà traduites et présentées par l'auteur de ces ligues : Toufiq Youssouf AOUAD, Le touriste et l'interprète, nº 36 (4e trim. 1965), pp. 51-112 ; Mouhammad Ibrahim BOUALLOU, Le puits profond, nº 37 (1er trim. 1966), pp. 71-99; Walid IKHLASSI, Les tambours du supplice, nº 38 (2e trim. 1966), pp. 35-70, dans le cadre de l'anthologie de littérature syrienne contemporaine également préparée par notre revue. Je n'aurai garde d'oublier la pièce irakienne de Youssouf al-ANI, Je suis ta mère, ô Shaker, traduite par le cher et estimé Jean Lecerf in Orient, nº 29 (1er trim. 1960, pp. 105-147, à la suite des cinq poèmes d'amour de Hassan CHAMI (Madjnoun Farza).

2. J'ai dû, pour diverses raisons, commencer par Mme Samira AZZAM, une des meilleures nouvellistes arabes de notre époque. On consultera mes six traductions de ses oeuvres dans le quotidien ALGER républicain (références citées au nº 31, p. 114 in fine et au nº 34, p. 53 in fine), et, plus aisément, mes travaux consacrés à elle dans Orient : La grande ombre et Destin de femme, à la suite de mon étude Destins de femmes arabes (nº 31, 3e trim. 1964, pp. 109-136); Satire et pitié sociales chez Samira AZZAM suivi de quatre nouvelles (nºs 32-33, 1964-1965, pp. 149-170); L'oiseau rock de Sheberbân et Les ennemis, à la suite de mon étude Nouvelles stridentes (nº 34, 2e trim. 1965, pp. 51-74).

3. On consultera une analyse nettement plus individualiste, extraite de lettres personnelles de mon ami l'écrivain alépin Walid lkhlâssi, in Orient, nº 38, pp. 38-39.

4. Je n'en citerai pour exemple que mon ami le poète Adonis ('Ali Ahmad Sa'id) dont les lecteurs assidus d'Orient n'ont pas oublié La poésie arabe et l'universalisme (no 17, 1er trim. 1961, pp. 103-107).

3. Cf. Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, 1959, p. 48.

6. Ibidem, p. 62 et surtout p. 77.

7. Cf. André Blanchet, La littérature et le spirituel, 3e volume, 1961, article Le pari d'Albert Camus, passim.

8. Cf. ibidem, pp.155-176


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