1964

Texte publié dans la revue "Orient" n° 39, 3e trimestre 1966. Traduction de Michel Barbot.

kanafani

Ghassan Kanafani

 

La Porte (pièce en 5 actes)
Al Bab (1964)

2e acte

Janvier 1964

 

SECOND ACTE

Le rideau se lève sur une salle d'architecture ancienne, mais dont le mobilier luxueux est d'une esthétique raffinée. La porte s'ouvre face à la scène. A côté de la porte, une fenêtre ouverte, à l'orientale, d'où l'on découvre le désert à l'infini. Les tours étincelantes d'une cité lointaine se distinguent à l'horizon. Partout des tapis brodés, dont l'un immense aux riches couleurs, panoplie de sabres, de lances et de boucliers aux murs...
Dans un coin de la salle Chaddâd se tient debout. C'est un homme d'âge moyen, solidement bâti, dont lus yeux intelligents éclairent les traits accusés. Il est revêtu d'une 'abâyeh galonnée d'or par-dessus sa cotte de mailles rehaussée d'argent. Il est coiffé avec élégance d'une koûfiyyeh blanche fièrement agrafée. On le découvre en train de ceindre son large baudrier. Il ajuste son sabre au côté et achève de s'équiper. On devine qu'il s'apprête au combat ou, du moins, à quelque démonstration militaire.
La mère de Chaddâd entre au bout d'un instant. C'est une femme âgée toute velue de blanc ; un châle de mousseline diaphane flotte sur ses épaules, laissant apparaître deux tresses argentées. Elle regarde Chaddâd sans en croire ses yeux, passe derrière lui, secoue douloureusement la tête, puis se dirige vers un coin de la salle où elle s'absorbe dans quelque occupation machinale...

LA MÈRE

Que se passe-t-il ? Pourquoi ce réveil matinal ? Jamais tu n'as agi ainsi depuis que ton père 'Ad t'a légué le pouvoir en mourant.

Chaddâd continue de se préparer sans mot dire. La mère se déplace, visiblement angoissée. Elle élève la voix, comme pour l'inviter à répondre.

C'est la première fois depuis des années que je te vois si tôt levé. Je t'observe depuis une heure. Tu te prépares pour la guerre, pour le combat. J'ai envoyé des guetteurs. Aucune poussière à l'horizon, aucune troupe en marche !... Que cherches-tu ? Tu ne vas pas nous attirer les calamités où nous a conduits jadis ton père ?...

CHADDAD, sans s'interrompre

Voilà le pire Il faut aussi que tu interviennes dans ce qui ne te concerne pas ! Ma chérie, rassure-toi. Je ne pars pas à la chasse que tu redoutes pour ton fils. Ne crains rien.

LA MÈRE, avec un tendre sourire, lui ouvrant les bras

je ne demanderais pas mieux que tu partes à la chasse. Peut-être enfin sortirais-tu de ta solitude, du cercle de ces pensées dont je ne puis rien savoir. Peut-être consentirais-tu alors à manger ?

Soudain elle s'arrête, comme frappée par quelque chose :

Mais... comment peux-tu dire à ta mère que cela ne la concerne pas ? ! Voilà une audace bien nouvelle de ta part !

CHADDAD, calmement

Cela ne la concerne pas. C'est pour elle sans intérêt.

LA MÈRE, se rapprochant,

Qu'as-tu en tête, mon Chaddâd ?

CHADDAD, s'interrompant enfin. Il vient à elle

Veux-tu vraiment savoir ? Je te le dirai si tu te tais une minute.

LA MÈRE

Je me tais.

CHADDAD

 Je dois partir.

LA MÈRE, effrayée

Où vas-tu ?

CHADDAD

A Iram.

La mère recule. Il se rapproche d'elle, lui pose les mains sur ses épaules.

Ecoute-moi bien, mère. Ecoute-moi. Je n'ai pas bâti cette ville pour l'abandonner aux vautours, aux hyènes et aux cafards. As-tu seulement pensé à ça une fois ? T'es-tu demandé pour quelle raison je perdais ma jeunesse à bâtir Iram ?

LA MÈRE, avec tristesse

Oui, je sais. Tu voulais bâtit un paradis sur terre.

CHADDAD, secouant la tête

Un paradis sur terre. Tout est là. Crois-tu que ce suit peine perdue ?

LA MÈRE, tremblante

Tu veux prouver que tu es plus fort que Houbâ.

CHADDAD

Parfaitement. Plus fort que ton dieu.

LA MÈRE, lui tournant le dos

Ne parle pas de Houbâ de cette manière. N'en parle jamais en ma présence, entends-tu !

CHADDAD, de sa place.

J'entends bien. Mais le moment est venu de remettre chaque chose à sa place. Pourquoi ne me regardes-tu pas ? Pourquoi ne m'écoutes-tu même pas ?

La mère se retourne un instant, puis revient près de lui.

LA MÈRE

Pourquoi poursuis-tu ces chimères ? Pourquoi ne jettes-tu pas toutes ces idées au feu pour songer enfin sérieusement à te marier ? Ton épouse est morte depuis six ans, et tu n'as même pas encore songé à te remarier ! Combien de temps vas-tu errer solitaire ? Combien de temps ?

Elle lui pose la main sur l'épaule.

Ton père est mort victime de ses chimères. J'ai été frustrée du bonheur de la jeunesse, mais j'ai tout accepté pour toi, pour ton frère Chadîd. Et Chadîd est mort à la chasse.

Il a un mouvement, elle le fait taire d'un geste doux de la main.

Je ne veux pas te tourmenter, Mais tu n'as pas oublié le terrible passé... le sang qui a coulé parce que ton père refusait Houbâ, le dieu généreux...

Elle montre la fenêtre.

Celui qui se dresse au coeur de la cité, qui veut bien accepter nos holocaustes, qui prodigue le bien, qui donne la victoire, qui répand la bénédiction...

Chaddâd l'interrompt, véhément.

CHADDAD

Tu as un grand coeur, mère, en vérité. Mais tu ne comprends pas. Je regrette de te le dire, mais tu ne comprends pas. Tu continues à me croire un enfant. Pour toi, tout ce que je veux, c'est la victoire et la bénédiction. Chère mère, ce temps est passé ! Fini, enterré ! Entends-tu ? Ecoute-moi bien : ce temps est passé, mort et enterré. Tu ne me crois pas ? Tu peux me croire : je pars pour Iram.

II se redresse. Sa mère recule d'un pas, le fixe bien en face. Visiblement, elle se rassure en pensant qu'il ne parle pas sérieusement, mais elle demeure incapable de cacher ses frayeurs. Elle l'interroge d'une voix étouffée :

LA MÈRE

Pourquoi ?

CHADDAD

Oui, pourquoi... Voilà la bonne question. Le reste n'est que temps perdu. Pourquoi ?... Voilà ce que j'attendais de toi quand je t'ai confié mes projets. Je suis heureux que tu m'aies, enfin demandé : pourquoi ?... Je vais te le dire...

La mère répète inconsciemment :

Pourquoi ?

Chaddâd se dirige vers un coin de la salle, s'assied sur un tapis et commence à parler, comme dans un rêve :

Vous m'aviez enseigné à obéir, depuis ma plus tendre enfance, à Houbâ. Vous me répétiez ; obéis-lui et tu entreras au paradis. Tout ce qui venait de Houbâ était le paradis. Alors je me suis mis en tête de bâtir mon propre paradis, de me délivrer de Houbâ, de faire de moi un nouveau Houbâ qui ne veuille pas se faire obéir et qui ne doive à nul autre cette obéissance.

Il se lève, marche de long en large dans la salle, poursuivant sur le même ton :

J'ai adressé des ordres à tous ceux qui gouvernent ici-bas mon nom. Ils devaient réunir toutes les richesses, tous les joyaux du pays. En plein désert du Yémen, j'ai choisi un emplacement. J'ai donné à ma ville une longueur de douze parasanges et autant de large. Je l'ai ceinte de hautes murailles. J'y ai fait édifier trois cent mille palais aux salles suspendues sur colonnes de chrysolithe, d'onyx et de hyacinthe. J'ai détourné un fleuve jusqu'à ses pieds sur une longueur de quarante parasanges. Dans ses rues embaumées de musc et de safran, mille ruisseaux dorés dont le moindre caillou est ut te pierre précieuse sous le cristal de l'onde pure...

LA MÈRE, ironique Quoi encore ?...

CHADDAD, comme s'il n'avait rien entendu

Au centre de la cité, mon palais, dominant tous les autres et leur forêt de bras tendus au cieux ! A l'extérieur de la grande enceinte, j'ai fait élever sur des collines cent vergers clos pour nies soldats. Tous les fruits de la terre, toutes les beautés du monde y ont trouvé leur place. Au dessus...

1.A MÈRE, dans un cri

Quoi encore ? Est-elle devenue un paradis ? !

CHADDAD, se tournant vers elle

Si je connaissais le paradis, je pourrais te répondre. Mais là n'est pas la question.

LA MÈRE

Où est la question ?

CHADDAD

C'est que même ma cité n'a pu étancher la soif qui me brûle, m'apporter le repos et la satiété. Quand je l'ai regardée du haut des collines, j'ai su que le paradis ne méritait pas le joug de l'obéissance, que Houbâ ne méritait de toi ni de mon peuple cette débauche d'holocaustes, cet encens... Et pourtant...

LA MÈRE, vient à lui, le secoue

Ne me mens pas ! Ne te mens pas à toi-même ! Pourquoi n'es-tu pas entré dans Iram, à la tête de tes soldats, quand elle s'est trouvée achevée ? Pourquoi ?

CHADDAD, froidement

Tu penses que j'ai peur. Tu penses que l'oracle de Houbâ que le prêtre a été chercher entre ses dents de pierre, me fait peur...

LA MÈRE, grinçante

Il te fait peur.

CHADDAD, songeur

C'est possible après tout... Je ne puis rien savoir. Mon paradis ne m'enthousiasme plus et je ne crois plus au prêtre. Voilà pourquoi je veux toucher chaque chose du doigt.

LA MÈRE, le mettant en garde

Le prêtre n'a jamais menti. Mille fois il a rendu l'oracle et mille fois il a dit vrai. Et voici maintenant ce qu'il dit : si tu pars pour Iram, tu trouveras la mort en chemin. Des voix s'élèveront du fond des cieux qui tailleront en pièces tes armées et sèmeront au vent leurs débris. Jamais Houbâ ne te pardonnera ton impiété sacrilège.

CHADDAD

Crois-tu que j'ai peur de Houbâ ?

LA MÈRE

Je crois que tu n'oses pas l'affronter.

CHADDAD

Quoi qu'il en soit, c'en est fini de chicaner. Je ne vois rien d'effrayant dans toute cette affaire. J'y ai pensé de longs mois durant, dans l'amertume. L'idée a grandi en moi comme croit l'olivier, sais-tu comment ? D'énormes branches dans les airs pour d'énormes racines dans le sol, au plus profond du sol. Houbâ lui-même ne saurait déraciner un olivier.

LA MÈRE

Et quelle est cette idée ?

CHADDAD, durement

L'idée de mourir ! De combattre Houbâ et ses voix en plein désert, seul avec mes bras et mon sabre. De marcher à la mort pas à pas, sans frémit, et qu'enfin j'élève ici-bas mon paradis, ou que j'extirpe des cieux celui de Houbâ, ou que je meure ou l'entraîne dans mon trépas...

LA MERE, en larmes

Cela te fascine à ce point de me tourmenter ? Mais que vous ai-je fait ?

Chaddâd la tient serrée contre lui un moment, puis il s'éloigne et lui tourne le dos.

CHADDAD

Maintenant, il ne s'agit plus de pleurer. Tu sais bien que je ne m'amuserais pas à te tourmenter.

Il lui fait face.

Mais c'est ridicule ! Ridicule ! Toute cette histoire ne mérite pas tes pleurs.

LA MÈRE, inondée de larmes

Tu hais donc tellement la vie que tu parles sans cesse de la mort ? ! Ah, c'était bien ce que je redoutais, à te voir plongé dans tes pensées, seul avec tes chagrins, refusant de manger, de sortir ! J'avais raison de craindre que ta solitude t'inspire finalement cette folle décision.

CHADDAD, en homme qui aime effectivement à parler de la mort

Ecoute à présent. Au nom de ton Houbâ qui sème les difficultés et les embarras comme d'autres sèment le blé, écoute. Un instant, rien de plus. Je vais essayer de t'expliquer. Ce jeu ne me plaît pas...

LA MÈRE

Quel jeu ?

CHADDAD

La vie.

Il se tait un moment.

Je vais te dire ce qui nous sépare. Toi, quand tu t'es éveillée à la vie, disons vers tes quinze ans, tu t'es mise à penser chaque jour à ton futur mariage. C'était ça ta raison de vivre. Tu croyais que le mariage était quelque chose de merveilleux, que c'était le but de toute l'existence. Tu te disais, à part toi, qu'il devait être bien agréable de passer chaque nuit dans les bras d'un homme. Tu y pensais - essaye donc de te rappeler - nuit et jour...

La mère se retourne en colère, poussée à bout.

Bon. Tu te maries. Tu t'habitues à dormir chaque nuit auprès de ton homme. Au bout d'un certain temps, ça perd tout intérêt, c'en devient fastidieux, voire dégoûtant... Tu t'interroges de nouveau. Comme de coutume, il faut bien trouver une réponse et tu te dis : je suis là pour mettre au monde des enfants. Ce doit être bien agréable, c'est une grande mission aussi... Bon. Tu fais des enfants. Au bout d'un certain temps, la même question revient te lanciner : pourquoi cette vie maintenant ? Tu as tôt fait de trouver la réponse : pour les voir grandir, se marier et avoir des enfants...

Il s'approche d'elle, la fait se tourner vers lui, la secoue, comme pour mieux s'en faire écouter.

Tout cela est vrai, mère ! Lasse de te poser la question, tu as fini par décider de vivre sans plus t'en soucier, en te reposant toute entière sur Houbâ. Tu vis par la force de l'habitude, rien de plus. T'en rends-tu compte ?

Il l'abandonne et parle comme dans un rêve.

Peut-être le fais-tu pour pouvoir dire à l'occasion que tu as perdu ta jeunesse pour Chaddâd et Chadîd ! Qui sait ? ! Peut-être espères-tu par là entrer au paradis ! Et Houbâ, te mettant la main sur l'épaule, dans un frisson de sa grande barbe blanche, te dira : Entre au paradis. Repose-toi sur ce lit d'apparat. Cueille les pommes et les cerises qu'il te plaira.

Il se rapproche, la secoue comme un fou.

Choisis tous les hommes qu'il te plaira ! Dis, est-ce que tu ne vis pas pour ça ? !

LA MÈRE, fondant en larmes

Tu es un fils dénaturé ! Quelle honte ! Quelle honte !

CHADDAD, l'interrompant comme s'il ne l'avait pas entendue Pour moi tout est différent. J'avais seize ans quand j'ai commencé à coucher avec les femmes. Jouissance après jouissance... à traîner une satisfaction bestiale. J'ai possédé toutes les femmes, de toutes les façons. Tout ce que peut inventer le démon, avec elles je l'ai fait. J'en ai eu mon content, sache-le...
J'en sais sur les femmes autant que toi sur ta cuisine. J'ai goûté aux femmes autant que toi au pain de chaque jour. J'ai couché avec elles dans toutes les positions, autant et plus que tu ne connais de façons d'enrouler ton châle. Je n'y trouve aucun plaisir désormais. L'y trouverais-je encore l'espace misérable d'un instant que cela ne serait plus une raison de vivre.

LA MÈRE, l'interrompant

Assez ! Sors d'ici !

CHADDAD, poursuivant

Et comme je ne crois pas en Houbâ, je n'aspire pas à son paradis et je ne crains pas son enfer. J'ai bâti mon paradis. J'ai peur d'y entrer, j'en suis las, il n'est plus grand chose à mes yeux... c'est vrai.

Elevant la voix :

Mais je refuse de vivre par la force de l'habitude. Je refuse de faire des enfants, parce que ça n'a rien d'extraordinaire, il faut bien le dire : une simple souris en fait autant, dans son trou. Alors... pourquoi donc chacun de nous vit-il ?

LA MÈRE

Pour le bonheur d'obéir. De faire la volonté de Houbâ, d'accepter ses bienfaits, ses bénédictions, de le savoir satisfait de nous. Pour le remercier de nous avoir créés, lui qui se dresse au milieu de nos demeures, dont la pierre sacrée répand sa blanche lumière, lui qui...

CHADDAD, étonné

Tu voudrais que je vive dans l'enfer de nies angoisses, de mes craintes, de mes questions ? C'est bien cela ? Tu voudrais - et Houbâ avec toi - que je reste à distance du paradis que j'ai créé de mon propre chef, en échange de cette promesse d'un paradis que je ne connais pas ? C'est bien cela ? Ah, j'ai compris maintenant ! Il ne veut pas que j'entre dans mon paradis. Il menace de m'envoyer du fond des nuées des voix qui me réduiront en poussière, tout cela pour que je n'entre pas dans mon paradis. Eh bien, tant pis ! Je veux partir quand même. Je sais bien que mon paradis ne me comble pas comme je l'espérais, mais il vaut encore mieux qu'un paradis que je n'aurai pas créé moi-même...

Il va de long en large, puis il se penche et empoigne sa grande chaussure.

Voilà qui peut hâter ma course. Je partirai.

La tenture de la porte s'écarte. Un jeune homme, simplement vêtu d'une sorte de chemise de nuit, entre, se frottant les yeux. Il s'arrête sur le seuil, regarde Chaddâd et sa mère, puis s'approche de cette dernière.

MARTHAD

Que se passe-t-il si tôt ? Pourquoi tous ces cris, grand-mère ?

LA MÈRE, d'un ton calme

Ton père, Marthad, veut partir pour Iram.

MARTHAD

Où veut-il partir ?

CHADDAD, criant de sa place

Pour Iram ! Iram ! Tu seras roi une fois que mes os seront réduits en poussière par une voix de ton dieu...

Marthad s'approche de son père. C'est un beau jeune homme bien bâti aux traits intelligents.

MARTHAD

Tu veux partir là-bas malgré la mort qui t'attend en chemin ? Bien. Nous ne te demandons pas de croire en Houbâ. Nous te demandons seulement de croire en ta propre vie. Est-ce qu'elle a perdu à ce point toute valeur ?

CHADDAD, affectueusement

Mon cher fils ! Marthad ! Je suis dégoûté. Tout est là. Demain, quand tu auras vécu, tu sauras ce que signifie Ie "dégoût".

MARTHAD, plein de courage et de confiance

Tu es pessimiste, père. Tu vois tout en noir, parce que depuis trop longtemps tu t'es enfermé en toi-même.

CHADDAD

Cet argument est aussi vieux que le mensonge. Ne vois-tu pas que c'est là le seul et vrai courage ? Mais voir tout du bon côté, c'est se mentir à soi-même, c'est fuir la réalité, être lâche Tu ne le vois pas ? Tu sais bien que la vie baigne dans le mal et la boue. Pourquoi espères-tu encore en elle ? Tu sais bien que le paradis promis par Houbâ ne mérite pas toutes ces souffrances.

Il montre la fenêtre.

Je t'ai donné un paradis, tu le vois de tes yeux. Pourquoi ne m'adores-tu pas comme ton dieu ? Parce que tu me connais trop, parce que tes yeux voient ce paradis ! Alors tu t'y refuses. Tu préfères troquer ton malheur contre la recherche de l'inconnu, de l'invisible, du mensonge fait dieu ! Quant à moi, l'inconnu ne m'attire plus.

MARTHAD

Tu es bien sombre aujourd'hui, père.

CHADDAD

C'est possible. Mais l'idée qui me poursuit n'est pas une simple idée noire. Si tu me vois sombre, c'est le fruit de mon idée. Rien n'est plus cruel pour l'homme que de voir s'écrouler tout à coup ce qu'il croyait la beauté de la vie.

MARTHAD

Qu'est-ce donc qui t'a inspiré cette idée ?

CHADDAD, réfléchissant

Le courage... le courage, je crois... Voilà comment tu peux voir les choses : ce qui nous sépare tous trois, c'est que vous deux, vous laissez un mensonge aussi stupide que la guerre, le lit ou l'amour vous masquer le drame de l'existence. Moi, je ne le lui permets pas. Je ne peux plus depuis que j'ai vu de mes yeux mon piètre paradis. Et puis quoi ? Même ce pauvre paradis m'est refusé par la voix de ton Houbâ

Il s'approche, prend la main de sa mère, puis celle de Marthad, et les entraîne dans un coin.

Nous avons tous été appelés à vivre sans qu'on nous demande notre avis. Alors, nous nous sommes mis à chercher une justification. Nous avons inventé un Houbâ. Nous lui avons dressé une statue radieuse de clarté au milieu de nos demeures. Puis, nous avons inventé l'Homme, en prétendant que la liberté de choisir - le libre arbitre ! - justifiait notre existence. Mensonge ! Mensonge ! Dis-moi, Marthad, que peux-tu librement choisir ? Ton dîner ! La femme avec laquelle tu veux coucher ! Mais peux-tu choisir quoi que ce soit de vraiment important ? Je veux dire, par exemple, l'instant. Oui, l'instant. Pense bien à ça ! L'instant ! Peux-tu le choisir ? Est-ce que tu choisis l'instant où tu es heureux ou malheureux ? Est-ce que tu peux choisir l'instant où tu souhaiterais être heureux ou malheureux ? Que nous reste-t-il alors à choisir ?

MARTHAD, calmement

De vivre, si nous n'avons rien d'autre à opposer à la mort.

CHADDAD

Au contraire ! La mort, voilà le vrai choix ! Le seul qui nous reste à tous. Tu ne peux choisir de vivre puisque la vie t'est donnée à la naissance. Tu ne peux choisir un don qui t'a été imposé. Mais choisir de mourir, cela seul est vrai. Mourir au bon moment avant qu'on ne te l'impose quand tu n'en voudrais point, par la force des choses que tu ne peux choisir comme la maladie, la défaite, la terreur, la misère. C'est le seul, le dernier, le vrai refuge de la liberté.

LA MÈRE, tristement

Et Houbâ ? Où le mets-tu dans tout cela ?

CHADDAD, très vite

A l'arrière-plan...

LA MÈRE

Impie !

CHADDAD, avec un grand sourire

Non, pas exactement. Que Houbâ n'existe plus serait un drame, une nouvelle catastrophe. C'est pour cela que je vais à sa rencontre. Il me menace par sa voix sans me laisser l'occasion de lui faire entendre la mienne. Je veux partir à sa rencontre.

LA MÈRE, inconsciemment

Où donc ?

CHADDAD

J'irai en personne comme je t'ai dit. Je le délierai pas à pas. Que sa voix réduise mes os en poussière comme a dit son prêtre ! Et ce sera la fin de toute l'épopée...

MARTHAD, doucement ironique Pourquoi n'attends-tu pas qu'il vienne lui-même ?

CHADDAD, très sérieux

Parce que je veux aller à lui de ma propre volonté, de mon propre choix. Seconde après seconde, je veux parvenir jus qu'à lui. Ou bien jusqu'à mon paradis. Sans me presser. Je suis sûr de pouvoir l'atteindre. Pas à pas. La peur ne me fera plus rebrousser chemin, ni le désespoir ne me barrera le passage.

Il serre son baudrier, ajuste sa koûfiyyeh, va à Marthad et lui presse la main. Marthad l'embrasse. La mère pleure, l'agrippe à lui. Il l'écarte doucement et la remet entre les bras de Marthad qui la serre contre lui. Chaddâd leur fait un signe d'adieu et sort d'un pas assuré.

LA MÈRE, effondrée

Il y va.

MARTHAD

Tu le connais, grand-mère. Il est obstiné. Allons sacrifier une victime à Houbâ et demander sa grâce.

La mère le regarde, accablée. Il sourit pour lui redonner courage. Elle se dirige vers la porte et sort à son tour. Marthad va à la fenêtre, regarde au dehors, secoue la tête avec regret, et disparaît à la suite de l'aïeule.

RIDEAU

1. Le texte parle de "trois cents bras" pour trois cent mille palais


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