1973

Kamata Satoshi

Toyota, l'usine du désespoir

Journal d'un ouvrier saisonnier
Chapitre 3 : « Ceux qui abandonnent »

1973

 


Mercredi 1er novembre. – Le « toyotaman » n'est pas un homme.

Il faisait froid ce matin. En frissonnant et au pas de course je me dirige vers l'usine. Je prends ma place à la chaîne, mais déjà je ne suis plus moi-même. Rivé à mes boîtes de vitesses, emporté par le courant, je lève soudain les yeux et, regardant devant moi, je me prends à dire, tout étonné : « Mais qu'est-ce que je suis en train de faire ici ? » Et alors, tout à coup, mon regard s'élargissant par-delà la chaîne, je vois les rayons du soleil qui entrent à travers la porte ouverte, là-bas de l'autre côté du bâtiment. J'aperçois les chariots élévateurs qui vont et viennent, et je ressens comme une bouffée d'air frais. En effet, à l'endroit où je suis confiné habituellement, mon champ visuel est réduit au monde limité des pièces que je manipule sans arrêt. C'est comme ça que, en plein travail, quand il m'arrive de lever les yeux, le spectacle qui s'offre à moi est tellement différent qu'il me permet de reprendre conscience de moi-même.

Ou bien encore, alors que je poursuis mon travail normalement, soudain je reviens à moi et je découvre que mes mains, sans rapport avec ma conscience claire, continuent à faire leur travail avec exactitude. Le temps que ma conscience rejoigne le mouvement de mes mains, le temps que je puisse dire « allez, ça suffit ! », il s'écoule une ou deux secondes où, comme dans un vertige, il règne un certain désordre. C'est seulement par réflexe conditionné que mes mains continuaient d'agir.

Dans le film Les temps modernes, Charlie Chaplin montre bien comment un ouvrier est amené à confondre les boutons avec les boulons et l'exagération elle-même fait bien sentir l'effroi qu'on peut éprouver devant un homme devenu inconscient, un homme qu'on a conditionné à agir en automate.

En faisant ce travail, alors que cette boîte de vitesses que je construis est un élément très important dans la voiture, il ne m'est jamais arrivé d'imaginer que c'est grâce à elle que la voiture peut rouler, que des gens vont monter dans cette voiture, que cette voiture va croiser des gens, etc. Alors que mes mains manœuvrent, je ne pense qu'à une chose : ne pas être en retard, être prêt pour la boîte suivante qui s'annonce déjà...

Dans les w.-c. de la salle de détente du foyer il y a une inscription qui dit ceci : « Le toyotaman n'est pas un homme, ce n'est qu'une machine. » Je pense que cette formule est encore insuffisante. Il faut dire pour être exact : c'est un homme qu'on force à l'automatisme, meilleur marché qu'une machine, c'est une simple pièce qu'on peut changer très facilement ou, pour mieux dire, c'est une pile électrique qu'on utilise et qu'on jette après usage quand elle n'a plus de courant ! Il y a encore une autre inscription : « Les résidents du foyer sont des cons : le foyer c'est pas l'usine, on devrait y vivre libre. » Ceux qui ont écrit ça ont certainement dû quitter Toyota...


Jeudi 2 novembre. – « La production de ce mois a atteint 210 000 véhicules. Merci à tous pour votre collaboration. Le directeur. » C'est le texte d'une affiche en gros caractères placardée sur le tableau d'affichage de l'usine.

D'après le journal Chûnichi, avec une production de 205 800 véhicules pour le mois d'octobre, c'est la première fois qu'un tel chiffre est atteint dans notre pays. Disons que c'est aussi un record la façon dont chaque jour on nous pousse à produire. Au cours du travail le contremaître me fait tirer à une tombola et je gagne une place pour le gala de la chanteuse Suizenji Kyoko. Fukuyama, qui est originaire de la même ville que la chanteuse, dit que ça l'intéresserait d'y aller : je lui passe le billet.

La liste du mérite par années d'ancienneté est affichée sur le tableau : trente-cinq ans d'ancienneté : 99 ouvriers. Trente ans : 132. Vingt-cinq ans ; 221. Vingt ans : aucun. Quinze ans : 99. Je pense que c'est peu pour les 40 000 ouvriers de l'entreprise.

Tout en travaillant je pense à quelque chose qui me paraît effrayant : ce que nous accomplissons, ce n'est pas un travail, c'est comme un châtiment. Alors pourquoi subir sans rien dire ?


Vendredi 3 novembre. – Jour anniversaire de la fondation de l'usine : congé. Dans l'hebdomadaire Shincho se termine un article en cinq épisodes intitulé : « Gomi Kôsukè raconte... » 1. C'est vraiment bizarre comme article. Si vraiment il s'agissait d'un auteur aussi célèbre que Gomi, ça serait imprimé en gros dans la table des matières, mais on n'y trouve même pas son nom. Par contre on peut voir à côté du titre : « Sous le patronage de Toyota ». Bien que ce soit présenté comme un article normal, c'est donc Toyota qui a acheté ces pages et payé l'article de Gomi. C'est Toyota qui nous présente finalement un beau placard publicitaire.

Et Gomi, ainsi acheté par Toyota, se servant de documents fournis par la boîte, nous raconte à la façon d'un technicien maison combien la célèbre entreprise se dévoue et fait des études pour lutter contre la pollution due aux gaz d'échappement, et que c'est une action très difficile, etc.

Ainsi cet article, qui aurait dû être critique et se placer du point de vue de ceux qui souffrent de la pollution pour protester contre les fabricants de voitures, n'est qu'une plaidoirie adaptée par l'auteur en faveur de ces mêmes fabricants contre l'administration (notamment contre le préfet de Tokyo, Minobé, qui essaye de prendre les mesures adéquates). À la critique de Minobé par les techniciens de Toyota, voici ce qu'il ajoute : « Ce sont les citoyens des villes qui portent la responsabilité de la pollution : il faut bien se rendre compte de ce point. Certes, il n'y a pas faute de la part de Minobé, mais il est absurde de chercher querelle pour rien et de rejeter la responsabilité sur les fabricants de voitures. Je le redis, la responsabilité incombe à tous les citoyens, etc. » Coupant la poire en deux, il nous introduit ainsi avec adresse dans la théorie qui voudrait rendre responsables les 100 millions de Japonais. Et cela, bien que récemment les grandes entreprises elles-mêmes, pour éviter tout trouble, aient reconnu leurs responsabilités.

Pendant que paraissait cet article, une enquête du ministère de l'Environnement lui-même déclarait que, tout compte fait, c'est la voiture qui est la principale responsable de la pollution. Du coup, s'en prenant aux journalistes qui ont révélé cela, Gomi se met à tout embrouiller, à tout noyer dans des trucs sans queue ni tête et à menacer les journalistes de leur supprimer la voiture comme instrument de travail. Ainsi s'écroule son article, mais il continue en gâchant du papier pour nous présenter le plan de sécurité élaboré par Toyota et il conclut avec un « Bravo, chers amis de Toyota, le premier fabricant de voitures ! » Ah ! le directeur des relations publiques de la firme a dû se fatiguer et toi, Gomi, le pourfendeur, t'as pris un coup de vieux !


Dimanche 5 novembre. – Les 3 et 4 novembre, l'entreprise, parce que ça lui convenait, nous a mis en congé et aujourd'hui, bien que ce soit dimanche, il faut aller travailler : c'est Toyota qui décide. D'ailleurs, m'a-t-on dit, le calendrier Toyota diffère de celui du « monde extérieur » : c'est un terme que les ouvriers de chez Toyota emploient beaucoup. Par exemple : « Il vaut mieux aller chez un médecin du « monde extérieur » qu'à l'hôpital Toyota, etc. » [2].

En arrivant à l'atelier, le contremaître était en train de donner des explications à cinq nouveaux saisonniers. Actuellement, dans l'autre équipe, il y a deux saisonniers, un stagiaire et un apprenti et dans notre équipe quatre saisonniers.

Les quatre copains qui étaient venus de l'usine de Kamigo pour nous aider sont repartis et Sugiura et Takéda sont absents. Le contremaître et le chef d'équipe ont pris leur place : il n'y a donc plus aucun remplaçant.

Dans la soirée la chaîne s'est arrêtée plusieurs fois : ça nous a permis de nous reposer un peu assis sur une caisse, de fumer une cigarette, de rattraper le retard : on était vraiment relaxe. Et pourtant, comme d'habitude, on a terminé à minuit et demi, après avoir fait une heure et demie supplémentaire. Sur le chemin du foyer, je me suis arrêté dans un bistrot et j'ai pris deux verres de saké et un petit poisson grillé.


Mardi 7 novembre. – On n'est encore qu'au mardi ! Tout en travaillant, je ressens intérieurement chaque minute, chaque seconde qui s'écoule : que c'est long ! la nuit dernière, une heure quarante d'heure supplémentaire à la chaîne : on a travaillé jusqu'à 1 heure moins 20. Ensuite, jusqu'à 1 heure et demie, il nous a fallu enfiler des joints de caoutchouc. Je m'étais assis sur une caisse et je travaillais face à Fukuyama. On rigolait tous les deux : si seulement les heure supplémentaires étaient toujours comme ça ! il disait : « Toyota, c'est le travail à l'américaine, mais le salaire à la japonaise ! »

À la pause du repas du soir, j'ai croisé aux toilettes Tokushima qui disait à un jeune ouvrier saisonnier comme lui : « J'en ai vraiment plein le cul. » En sortant du réfectoire j'ai fait quelques pas en discutant avec un saisonnier de quarante ans environ qui vient d'arriver de Kumamoto (île du Sud). Son contrat va jusqu'au mois d'avril. Il est surpris par la dureté du travail : « Avec tout ça, c'est Toyota qui y gagne. » Il travaillait avant à l'aciérie Kawasaki et il disait que le travail consistait seulement à contrôler les compteurs en fumant une cigarette.

Le journal syndical, lui, porte sur les négociations pour la révision des primes de déplacement. Quand je vois ça, ça me met en colère. En effet, parmi tous les ouvriers qui sont rivés à la chaîne, combien y en a-t-il qui, une fois dans leur vie, seront envoyés en déplacement ?


Mercredi 8 novembre. – Tristes plaisanteries.

Je suis encore dans mon lit alors que l'heure de partir au boulot est déjà passée. J'arrive avec une heure de retard. Hier la production fixée était de 770 boîtes, mais, à cause d'une panne de machine, l'autre équipe a dû arrêter la chaîne pendant une heure : on nous fait donc faire deux heures supplémentaires. Ensuite une demi-heure pour enfiler des joints de caoutchouc. Il est 1h30 quand on termine. Sur le chemin du retour je m'arrête à un café où je prends un plat de nouilles et deux verres de saké. Il est 3 heures du matin quand j'arrive à ma chambre.

Je suis rentré avec Chika, un jeune de vingt ans, d'Asahigawa, qui s'exclamait plein d'admiration : « Qu'est-ce qu'ils travaillent les titulaires ! » Le saisonnier de quarante-quatre ans qui est arrivé avec lui et qui disait si franchement : « C'est Toyota qui y gagne », ne s'est pas présenté au travail. En deux jours il s'est retrouvé KO. Ainsi sur six saisonniers qui viennent d'arriver deux ont déjà lâché, plus un stagiaire et deux saisonniers aussi dans l'autre équipe. Ils sont entrés à 88 à ce qu'il paraît. On était 38 quand je suis entré : l'embauche serait-elle à son plafond ? Dans le journal Chûnichi on peut voir deux ou trois fois par semaine des offres d'emploi pour Toyota. La prime de fin d'année qui nous était offerte quand je suis entré était de 5 000 yens, elle se monte maintenant à 10 000. D'après Kudô, ils n'ont réussi à embaucher cette année que la moitié des saisonniers habituels.

À la pause, on s'est assis sur un banc, morts de fatigue. Shimoyama, un gars de vingt-trois ans, déclare sérieusement :

« Si jamais ma femme me quitte, ça sera de leur faute : à cause du boulot, on ne se voit plus. Moi, j'arrive même plus à baiser, c'est terrible ! – Mais ça ne regarde pas les célibataires, ça. –Mais si, ça les regarde aussi ! – Avant, elle était grosse comme ça (il montre un pilier en fer), mais maintenant elle est comme ça ! (il montre son petit doigt). (Rires). »

Sugimoto, un gars qui vient travailler en voiture, raconte :

« Hier soir, en rentrant chez moi, je n'ai pas croisé une seule voiture. – Ce n'est pas hier soir, c'est ce matin. (Rires.)
– Si c'était comme ça tous les jours, il vaudrait mieux que Toyota nous construise des appartements autour de l'usine...

– Pourquoi ne coucherait-on pas dans l'usine carrément, ce serait encore plus pratique. – Dans ce cas-là, moi je m'occuperais bien de ta femme ! »

Des plaintes sur la dureté du travail on passe à tout coup aux plaisanteries. Tourner en plaisanteries les mêmes plaintes chaque jour inutilement répétées, ça fait sûrement partie de la sagesse ouvrière. La souffrance elle-même devient ainsi supportable et crée entre nous une réelle intimité.

Ils disaient que, de retour à la maison, après avoir pris un bain et bu un verre, il est déjà 4 heures passées quand ils peuvent s'endormir. Comme le travail recommence le lendemain à 1 heure, la vie consiste seulement à rentrer chez soi et dormir pour recharger les batteries. Pour ceux qui ont des enfants ce doit être vraiment terrible à tous points de vue.


Jeudi 9 novembre. – Hier j'ai eu une heure de retard. Le chef d'équipe avait pris ma place à la chaîne. Il me dit : « T'as pas entendu le réveil ? », mais sa question n'avait pas le ton du reproche mais voulait plutôt dire, c'est une nuance : « Tu es quand même venu, c'est bien ! »

L'équipe du matin reste avec nous pour faire deux heures supplémentaires en doublage. De toute façon c'est la production qui compte, c'est un commandement suprême. Et nous aussi on nous fait travailler jusqu'à 1 heure du matin (soit deux heures supplémentaires à la chaîne, plus une demi-heure pour faire divers travaux). Je ne dirai jamais assez combien c'est pénible dix heures pleines de travail à la chaîne. Chika, le jeune qui vient d'arriver d'Asahigawa, n'arrête pas de marmonner : « C'est pas de la rigolade ! » Harada et le contremaître étaient absents aujourd'hui : il n'y avait donc aucun remplaçant.

Kudô raconte que dans son atelier un saisonnier de la deuxième équipe s'est blessé sérieusement à la main droite : huit points de suture. Il s'est fait prendre la main dans le volet automatique d'une machine. Aujourd'hui je suis rentré à 11 heures, l'heure normale. Je suis légèrement grippé et je voulais être prudent, mais de tout façon je n'aurais pas pu supporter les deux heures et demie supplémentaires : je suis trop crevé. J'ai comme des fourmis dans le dos et ça me fait mal. On était d'ailleurs tous fatigués et c'est les traits tirés qu'on s'est assis sur le banc après le repas.

Yoshisaki : « Hier, on m'a envoyé rattraper du travail mal fait jusqu'à 3 heures du matin. » Une fois terminées les heures supplémentaires de la chaîne, on a envoyé trois ou quatre gars à l'usine d'assemblage pour réparer des boîtes de vitesses qui avaient un défaut. « Cette semaine, j'aurai pas dormi beaucoup, cinq heures en moyenne. »

Fukuyama : « Et moi, hier soir, je me suis endormi en prenant mon bain, c'est ma femme qui est venue me réveiller ! » Murayama aussi rentre très tard chez lui, car on l'envoie chaque jour réparer du travail mal fait. Retirant ses lunettes il dit en clignant des yeux : « j'ai du mal à voir, je me suis esquinté les yeux ces temps-ci. – Si seulement quelqu'un de la chaîne pouvait mourir, ça ferait réfléchir la direction ! – Un seul, ça suffirait pas. – Si toute la chaîne mourait... – Et aussi l'autre équipe... – Vous êtes pas un peu dingues, non ? » (Rires.)

Ces temps-ci, je n'ai même plus la force de lire le journal.


Vendredi 10 novembre. – Des saisonniers qui abandonnent.

Finalement il s'est arrêté le jeune temporaire qui venait d'Asahigawa. « C'est pas de la rigolade », disait-il avec colère, je m'en souviens encore. Il avait rempli le formulaire d'enquête pour ceux qui prennent leur compte et le papier se trouvait sur le bureau du chef d'atelier. Quelqu'un l'avait trouvé et fait circuler aux copains. D'une écriture sauvage il avait écrit à la colonne

« quelles sont vos impressions » : « Pour un travail aussi pénible, c'est pas payé. » Chacun lisait cette phrase avec délices. Quelqu'un me dit : « Quand tu t'arrêteras, écris-en des tartines, hein ! » C'est que pour eux ils ne peuvent pas s'exprimer aussi franchement : « Si on disait ça, on aurait la poisse pendant dix ans. »

Je demande si ce n'est pas un problème qui relève du syndicat ; ils haussent les épaules en disant qu'il n'y a rien à attendre d'un syndicat maison comme celui-là. Avec le départ de Chika, ça fait trois saisonniers sur six qui sont partis. Kudô me raconte que dans son équipe il y a deux titulaires qui ont pris leur compte. Il y en a un qui a déclaré en se moquant de lui-même : « Faut être idiot, faut être dingue pour faire un travail pareil. »

J'ai reçu une carte postale d'Ishioka, le gars qui travaillait à l'usine de Takaoka. Il est rentré chez lui à la campagne : « Cher ami. Le bras bien malade je suis rentré. Je pense que je pourrais te rencontrer. Je prendrai contact avec toi le jour prévu. Bonne santé pour toi. Ce matin, la première neige est tombée. »

Je me souviens de sa mauvaise mine quand je suis allé le voir à son foyer il y a peu de temps. Avant, il était allé travailler chez Honda et j'avais appris qu'il avait eu une légère inflammation au bras. Il se faisait du souci : « Pourvu que ça ne me reprenne pas », se disait-il.

Ici, les lettres arrivent au bureau du foyer et sont réparties par les surveillants suivant les numéros de chambre dans des casiers qui se trouvent dans un coin du réfectoire. Évidemment je pense que les cartes postales sont lues.


Samedi 11 novembre. – Congé pour le deuxième poste. Je reste couché toute la journée. Aux fenêtres de ma chambre pendent des rideaux noirs payés par l'entreprise. Ils sont spécialement étudiés pour empêcher la lumière d'entrer. Dans ce foyer, même en plein jour, on peut voir, couvrant les fenêtres, ces rideaux noirs anti-jour. Les ouvriers qui semaine après semaine mènent une vie déréglée à cause du travail à deux postes ou en trois/huit peuvent ainsi dormir tranquilles : grâce aux soins diligents de l'entreprise, leur force de travail peut être remise à neuf. Un peu comme les soins qu'on donne aux poules pour qu'elles puissent pondre leurs œufs.


Lundi 13 novembre. – Je suis du matin. Deux heures supplémentaires aujourd'hui. J'ai sommeil. Hier soir, j'en ai bavé, j'avais mal aux dents. J'ai pris des cachets et ça a été un peu mieux. Après le boulot je suis rentré avec Kinoshita, un nouveau saisonnier qui est arrivé de Sado (une île dans la mer du Japon). Il a cinquante ans environ. C'est la troisième fois qu'il vient chez Toyota. Il a le numéro 8819170 : il est donc le 531saisonnier après moi. Il dit que le travail est pénible, mais à le voir on ne le dirait pas. En le comptant, ça fait donc, travaillant sur la chaîne, dix ouvriers titulaires (dont deux qui sont venus en renfort), quatre saisonniers et un apprenti.


Mardi 14 novembre. – On raconte qu'Iino, un gars de vingt ans, va se marier l'année prochaine. La fille est originaire du même village que lui et il l'a connue à Tokyo chez un ami. En général, ils se marient tôt, les gars de Toyota. Y aurait-il un rapport avec la monotonie du travail ?

Quelqu'un plaisante en lui disant : « Eh ben, alors, faudra que tu bosses encore plus ! » Il répond : « Tu crois que c'est possible de bosser plus ? » Et tout le monde de rigoler. On sent bien dans ces paroles qu'on nous fait actuellement travailler au-delà des limites. Même Kudô, qui pensait pourtant devenir titulaire, se met à dire qu'il voudrait s'arrêter à la fin décembre. Ça fait exactement deux mois qu'on est arrivés. On s'est habitués au travail, mais c'est toujours aussi fatigant. Ou plutôt la fatigue elle-même n'a fait que s'accumuler.

Le rythme de production actuel est de 46 boîtes à l'heure. Ou encore, de 6 h à 14 h 15 : 345 boîtes, et en comptant l'heure supplémentaire de ceux qui travaillent jusqu'à minuit (le deuxième poste), ça fait un total de 770 boîtes !


Mercredi 15 novembre. – Arrivé à ma chambre, je me glisse sous le kotatsu et je m'endors aussi sec. Et pourtant j'avais l'impression qu'aujourd'hui ça allait mieux qu'hier. J'ai mal aux dents : le soir je ne mange presque rien. J'irai chez le dentiste quand j'aurai reçu ma paye. Il faut s'inscrire d'avance chez le dentiste de l'hôpital Toyota, car c'est toujours plein et en ville c'est la même chose, paraît-il. Je vais prendre un congé et j'irai à Tokyo chez quelqu'un que je connais.

Au changement de poste je discute un peu avec l'apprenti qui me remplace. Pendant ses six mois d'apprentissage il est payé à la journée, mais son salaire lui est versé une fois par mois. Il reçoit environ 6 000 yens de moins qu'un titulaire. Il lui est possible d'être titularisé en six mois, mais ça peut demander un an pour ceux qui prennent des congés ou qui manquent. Durant cette période, il y en a qui en ont marre et qui s'arrêtent. Pour Toyota c'est autant de gagné : il peut les utiliser à fond et en tirer de gros profits. Lui, il est sorti du lycée, après quoi il a travaillé chez Nissan. Puis il a donné son compte et est rentré chez lui dans la préfecture d'Ibaragi. De là il est venu s'embaucher chez Toyota.

Les ouvriers de Toyota appellent « temporaires » les saisonniers et les apprentis, « élèves » les stagiaires et « demi-portions » les moins de vingt ans. Cette manière de parler est-elle une survivance de tout un système ?



Jeudi 16 novembre. – J'ai la diarrhée : deux fois pendant le travail je vais aux toilettes. Est-ce à cause des comprimés que je prends contre mes maux de dents, ou bien des repas qu'on nous sert à la cantine, ou bien de la fatigue, ou bien de l'angoisse de ne pouvoir suivre le rythme de la chaîne ? Je ne vois pas bien en ce moment. Je répugne à appeler le chef d'équipe en allumant la lampe. Cependant, en m'éloignant, ne serait-ce que cinq minutes de la chaîne qui elle continue de tourner, d'un côté je goûte un inexprimable sentiment de libération, mais d'un autre j'éprouve aussi un fort sentiment de culpabilité.

On reçoit la fiche de paye du salaire qui nous sera versé le 20. Jours de travail effectif : vingt-deux (j'ai eu un jour d'absence). Salaire de base : 60 160 yens. Heures supplémentaires : 9 320 yens. Prime de travail de nuit : 1 730 yens. Prime de travail à deux postes : 7 520 yens. Total : 78 830 yens. Salaire net : 74 000 yens. Remboursement des tickets de repas : 7 000 yens. Finalement j'aurai 67 000 yens : c'est peu. Je comprends les jeunes titulaires qui envient un travail d'ouvrier professionnel parce que le salaire est meilleur.

Le chef d'équipe de Kudô lui disait : « Travaille un peu plus, tu es venu pour gagner de l'argent, non ? » Pourtant, si on est venu, c'est seulement pour travailler comme tout le monde, mais comme vient d'ailleurs, c'est interprété comme si on venait seulement pour gagner du fric.

Un titulaire était tout surpris en entendant dire que les saisonniers aussi versaient pour la caisse de chômage. Je me souviens aussi de la remarque de mes copains quand, il y a seize ou dix-sept ans, j'étais venu travailler à Tokyo après avoir quitté l'école d'Aomori, au nord du Japon : « Ah ! tu es un travailleur déplacé ! » J'ai entendu la même chose et sur le même ton quand il y a deux ou trois ans je suis allé dans une pension pour les ouvriers à Kitakyushu. Parce qu'on vient de la campagne, parce qu'on est travailleur déplacé, on est méprisé même par les ouvriers.

Dans l'hebdomadaire Toyota, un article sur le bonus intitulé « résultat maximum obtenu ». Le bonus représentera en moyenne 3,1 mois de salaire, soit 216 000 yens, mais c'est faux de dire que c'est un résultat maximum, car il s'agit là du bonus d'été versé en décembre, et il est fixé par un accord annuel. Et encore il est dit qu'une partie seulement sera versée le 1erdécembre. Si on calcule à partir du salaire de base, ça fait un bonus de 190 000 yens. Le salaire de base en question c'est celui d'un gars âgé de vingt-huit ans deux mois, ayant 5,9 années d'ancienneté et un enfant à charge, soit 34 000 yens : c'est peu, c'est peu ! Prime uniforme spéciale : 8 000 yens. Prime de fonction qui augmente avec les grades : 17 400 yens. Par contre, pour les cas particuliers comme les apprentis, le bonus sera égal à soixante-seize jours de salaire.


Vendredi 17 novembre. – Allez, allez, encore un peu et c'est la fin de la semaine. J'ai comme l'impression que je pourrai aller jusqu'à la fin de mon contrat, le 15 février. Après le repas de midi, j'ai eu une rage de dents. J'ai pris un cachet, mais la douleur n'a cessé qu'une heure après. Ah ! c'est quelque chose que de travailler à la chaîne avec un mal de dents !

Un nouveau saisonnier est arrivé dans l'autre équipe. Il vient du Hokkaïdô. Il est charpentier : dix-huit ans. Il y a beaucoup de charpentiers qui viennent de là-bas [3]. Il est venu remplacer un temporaire qui a arrêté aujourd'hui. Le type en question, après avoir reçu sa prime de transport, s'est enfui le jour même, dit-on, en emportant tout l'argent des trois copains qui vivaient dans la même chambre que lui et qui étaient venus de Nagasaki. Le gars n'ayant pas dit où il logeait, il a disparu sans laisser d'adresse.

Le soir, quand Kudô est rentré, je lui ai dit que chez Honda les repas sont gratuits ; il m'a regardé fixement en disant : « Ça alors, toi aussi tu te mets à lire la publicité dans les journaux ! »



Samedi 18 novembre. – Production totale : 10 millions de véhicules.

C'est le troisième samedi du mois : congé. Nouvelle rage de dents : cachets. Kudô se prépare à partir en excursion avec les gars de son équipe de travail ; il a mis un blouson qui va bien avec sa chemise bleue et il fait briller ses chaussures tout en chantant. Soudain il rentre dans la chambre et s'allonge. Il a un saignement de nez et il dit qu'il a mal à la tête. Sans doute un reste de son accident, dit-il. Son voyage tombe à l'eau.

Je reçois un coup de fil d'Ishioka. Il me dit qu'il travaille actuellement chez Honda. On décide de se voir demain à Nagoya.


Dimanche 19 novembre. – Je rencontre Ishioka à la gare de Nagoya. Au moment de quitter Toyota, il avait patienté onze jours pour avoir droit à l'assurance chômage. Quand il a demandé son compte, son chef d'équipe lui a demandé de rester encore un peu, mais à la fin il a lui-même avoué qu'il pensait aussi s'arrêter. Ishioka est actuellement soudeur chez Honda ; il porte des lunettes de sécurité, mais malgré ça il y a toujours quelques petits éclats de soudure qui lui sautent dans les yeux. Malgré tout, comme ils ne sont pas trop bousculés, c'est vraiment bien comme boulot et c'est pas comme chez Toyota, on ne les oblige pas à commencer à l'heure juste et à terminer à l'heure pile. En plus, comme je l'avais lu dans le journal, la cantine est gratuite, et il ajoute qu'ils ont même droit à une bouteille de lait. J'ai déjeuné avec lui, mais soudain mon mal de dents a repris ; j'ai pris des cachets mais ça n'a eu aucun effet.

Dans le journal Toyota du 17 novembre, il y a un article de la direction de la production : « Réalisation d'un brillant record. » Le 25 janvier de cette année, environ trente-quatre ans après notre fondation, pour la première fois dans notre pays, une production totale de dix millions de véhicules a été atteinte. On avait atteint les cinq millions de véhicules en février 1969 et dans les trois ans qui suivirent, rattrapant et dépassant la production totale jusqu'alors réalisée, en octobre de la même année on crevait le plafond des 200 000 véhicules par mois et on s'approchait de l'objectif annuel projeté : 2 100 000 véhicules. Ce qui nous a permis de réaliser cela, c'est d'abord le rendement essentiel fourni par la chaîne no 2 de l'usine de Takaoka, mais aussi l'utilisation de la participation active du personnel de l'usine tout entière et notamment la mise en œuvre d'une politique de travail les jours de congé, etc., et venait cette phrase destinée à nous galvaniser tous : « Ainsi, coupant court à la poursuite acharnée que nous livrent les autres compagnies et afin de rattraper le no 2 mondial, nous devons continuellement viser à la supériorité dans tous les domaines... Pour atteindre ce but, il faut que chaque employé de Toyota et des entreprises qui travaillent en relation avec nous soit persuadé qu'il lui faut se tenir prêt à déployer tous les efforts possibles pour la recherche du plus haut rendement, quels que soient la fonction ou le rang qu'il occupe. »

C'est dément ! On voit bien ici comment l'ouvrier n'est qu'un moyen pour la recherche du rendement à tout prix, un vulgaire outil pour rattraper le no 2 mondial. L'image d'une voiture de course lancée à toute vitesse et rentrant tout à coup avec un bruit effroyable dans une barrière en se désintégrant en l'air me revient à l'esprit...


Lundi 20 novembre. – Jour de paye. Je rentre avec deux nouveaux apprentis : Sudô et Takékoshi. Sudô, sorti d'une école professionnelle, a travaillé pendant un an à Tokyo dans une entreprise de maintenance de centraux téléphoniques. C'était une petite boîte et les heures de travail étaient irrégulières. Il est venu chez Toyota pensant pourvoir mettre de l'argent de côté pour s'acheter une voiture, mais il va peut-être arrêter, dit-il. Il ajoute pourtant qu'il est venu en sachant ce que c'était que le travail à la chaîne.

Takéda lui aussi se demande s'il ne va pas prendre son compte. Il semble vraiment indécis. Il se demande ce que les autres peuvent bien penser. En ce moment il répète souvent que ce travail n'est pas intéressant. Il est arrivé en mars dans cet atelier et il dit que, depuis, deux titulaires ont déjà pris leur compte. Pour lui, il est entré à l'école professionnelle Toyota dès l'âge de Quinze ans, il ne connaît pas la vie. Il ne connaît pas d'autre boulot et ne sait pas ce qui lui conviendrait : il n'a rien pour juger par lui-même. Bien sûr que son travail n'est pas intéressant. Son seul plaisir c'est d'aller faire de l'alpinisme une fois par semaine avec la section montagne de l'entreprise. Il utilise presque toute sa paye à cela.


Mardi 21 novembre. – « Le mouvement perpétuel. »

Je rentre avec Takéda. Il habite un petit logement à vingt minutes à pied de l'usine : nous parlons tous les deux tout en marchant (après, j'ai encore vingt minutes à faire tout seul). Nous poursuivons la conversation d'hier. S'il arrête, c'est tout de suite, dit-il. Il pense pouvoir travailler dans un magasin d'accessoires pour l'alpinisme. Mais il voudrait aussi pouvoir se construire une maison. Cependant, s'il prend son compte et devient vendeur il ne pourra jamais avoir l'équivalent de son salaire actuel (60 000 yens net). En plus il devra habiter à un endroit où le terrain est cher.

Il ne pourra pas non plus faire d'emprunt pour construire. Néanmoins, s'il arrivait à patienter encore, il pourrait emprunter de l'argent à Toyota et il pourrait peut-être avoir sa maison. Soudain il se met à dire : « Ah ! si on était en Chine ou en Russie, en pays socialiste, on n'aurait pas ce souci-là, hein ? » Dans la section alpinisme, nombreux sont ceux qui pensent arrêter un travail aussi peu passionnant, mais qui se laissent prendre par le charme de la montagne et se défoulent par ce moyen. Ces gars-là, paraît-il, montent difficilement (promotion relative : il s'agit de devenir chef d'équipe). Souvent aussi ils se marient plus tard que les autres.

Quand un ouvrier fait un travail non qualifié, répétitif, standardisé, il lui devient difficile de quitter l'entreprise. Arrivé à un certain âge, habitué à recevoir son salaire qui lui permet de mener sa petite vie tout fixée d'avance, il ne peut plus partir. Même si son travail est le plus idiot qui soit, c'est dans son entreprise qu'il se sent reconnu et pas dans une autre.

Prenez un jeune qui porte en lui toutes sortes de possibilités et enfermez-le dans un travail où il a une seule chose à faire et il sera stoppé dans son développement. Et dans la mesure où il n'est qu'une force de travail obéissante, une espèce de succédané humain, on lui assurera pour la forme une certaine rétribution. Dans une telle société fermée sur elle-même, c'est comme si on l'élevait pour le bouffer après. La rationalisation du travail qui en est, en fait, le morcellement, morcelle aussi l'homme lui-même et finalement c'est sa personnalité elle-même qui est remodelée suivant le bon vouloir de l'entreprise. On pourrait comparer cela à la technique des greffes en chirurgie.

Le travail à la chaîne est-il vraiment un travail non qualifié ? Marx, dans une note du Capital, analyse cette notion de travail qualifié on non qualifié. Cette notion repose-t-elle sur une simple illusion ou bien sur des distinctions que les habitudes traditionnelles ont apportées et qui ne sont plus valables aujourd'hui ? Elle reposerait plutôt, dit-il, sur la situation de la couche la plus désespérée de la classe ouvrière – couche désespérée parce qu'elle est beaucoup moins puissante que les autres classes de la société pour faire reconnaître la valeur de son travail ; c'est ainsi que, « dans tous les pays capitalistes où la production s'est développée, beaucoup de travaux minutieux sont ravalés au rang de travail monotone ».

Un nouvel ouvrier arrive : le temps qu'il se fixe, un grand nombre d'autres ouvriers sont « tombés » ; j'ai l'impression qu'on ne peut pas dire aussi facilement qu'il s'agit d'un travail non qualifié ; pour moi, par exemple, ça m'a demandé un mois pour arriver à suivre la vitesse de la chaîne qui a été fixée unilatéralement. Il n'y a que trois gars, le contremaître, le chef d'équipe et le sous-chef d'équipe, qui ont pu digérer toutes les opérations de montage d'une boîte de vitesses, mais s'ils ne sont pas des non qualifiés, ils ne sont pas non plus des ouvriers qualifiés. Même pas des demi-qualifiés.

Ce qui depuis le début a été classé en dehors de toute idée de qualification, j'ai l'impression qu'on pourrait l'appeler à juste titre une « contre qualification ». Et quand on parle d'OS (ouvrier spécialisé) pour désigner un manœuvre, peut-on encore parler de spécialisation ? Il ne s'agit en fait que de « travaux forcés ». Le meilleur symbole de tout cela c'est sans doute la silhouette des types qui retrouvent leur énergie à l'ombre des rideaux noirs. Cela évoque toujours chez moi l'image du « mouvement perpétuel » que Toyota Sayoshi a dû essayer de réinventer.

Article de l'hebdomadaire Toyota : « Des réunions d'atelier sont organisées dans chaque usine pour viser à l'établissement du système des deux jours de congé par semaine » [4]. Ce système des deux jours de congé a-t-il encore un sens quand les heures supplémentaires se répètent chaque jour et quand on nous pousse à un rendement pareil ?


Dimanche 26 novembre. – Je me suis absenté du 22 au 24 novembre. Samedi 25 et dimanche 26, c'était congé. Je suis allé à Tokyo pour me faire soigner les dents.


Lundi 27 novembre. – Un travail qui dépasse les limites humaines.

Cette semaine, travail du matin : premier poste. Je recommence à travailler après cinq jours de congé. J'ai perdu l'habitude : je reprends du retard. L'apprenti qui avait travaillé dans la maintenance des centraux téléphoniques n'est plus là. Avec lui, ça fait donc deux apprentis qui avaient l'espoir de devenir titulaires qui disparaissent. Les gars qui ont déjà travaillé ailleurs n'arrivent vraiment pas à s'habituer ici. Ne restent que ceux qui ont une santé solide, une volonté à tout épreuve, une résistance confirmée, une certaine habileté. Ou plutôt non, c'est ceux qui s'en vont qui ont raison, ils veulent rester des hommes et ceux qui restent sont peut-être des anormaux. Ceux qui, en tant qu'hommes, conservent une certaine fierté, ceux qui ne peuvent pas supporter d'être robotisés, ceux qui sentent qu'on les oblige à renoncer à tout ce qu'ils sont pour suivre une vitesse, un rythme, un ordre des opérations fixés d'avance, ceux qui sentent qu'on leur interdit même de penser et qui jugent que c'est là une vraie déchéance humaine, ceux-là s'arrêtent les uns après les autres, n'est-il pas vrai ?

Cependant, pour ceux qui restent travailler, il leur est nécessaire de trouver de la joie quelque par. Par exemple, c'est Shimoyama qui se dépêche de faire son propre travail (il se trouve avant la chaîne et il lui est encore possible de gagner du temps) et qui vient me voir à mon poste. Voyant mes difficultés, il introduit les six écrous dans les boulons et les serre avec la clé électrique. Si on n'est pas habitué, on n'arrive pas à visser les six ensemble. Quand tout va bien et qu'on réussit du premier coup, on s'exclame : « Ça y est ! » Moi aussi, en faisant tout mon possible, quand j'y arrive en deux ou trois secondes et, quand j'entends le petit bruit sympathique des écrous qui filent dans les tiges, j'éprouve un sentiment de plénitude. Lorsque dans un travail aussi limité, et ne serait-ce que pour une opération de deux ou trois secondes, on ne peut pas ressentir cet instant de plénitude, alors on ne peut plus continuer.

Pendant que j'étais absent, un apprenti a donc pris son compte et Takéda a pris un congé pour faire l'ascension du Mont Fuji [5]. Comme il y avait trois absents, on a fait travailler en heures supplémentaires jusqu'à 2 heures du matin ceux qui étaient là, m'a-t-on dit. Malgré ça le chef d'équipe et le contremaître ne m'ont rien dit ; le chef d'atelier a seulement haussé les épaules en disant : « Faudra pas recommencer ! » Le premier jour où j'étais absent, le contremaître, lui aussi, avait pris un jour de congé et le chef d'atelier m'avait appelé au téléphone. Et même, d'après Kudô, quelqu'un était venu jusqu'à ma chambre, un type du service du personnel sans doute. Il était même en colère, m'a dit Kudô. J'avais pourtant téléphoné au bureau du personnel avant de prendre mon congé : on m'avait même demandé si je venais travailler le lendemain. Takéda, pour prendre son congé, avait dû présenter sa demande [6] trois semaines avant et obtenir la permission du chef d'atelier. On n'est même pas libres de prendre ses congés !

C'est pas marqué dans le journal, mais il y a eu un mort à l'usine de Kamigo, paraît-il.


Mardi 28 novembre. – J'ai encore trente minutes de retard : je ne me suis pas réveillé à temps. Il n'y a pas de doute, je suis fatigué. Ça fait pourtant plus de trois mois que je travaille. Je dis à Fukuyama que ça me semble bizarre et lui de me répondre comme d'habitude : « C'est normal, c'est le chronomètre et l'ordinateur qui commandent ; on nous demande un travail qui dépasse les limites ! » À la pause, Yoshisaki, le gars qui vient de l'armée, assis à côté de moi, me dit : « Quand je suis du deuxième poste, je n'arrive pas à dormir cinq heures. Quand arrive le samedi, c'est toute la fatigue de la semaine qui me tombe dessus. »


Mercredi 29 novembre. – Aujourd'hui la chaîne a tourné jusqu'à midi, car on fêtait le départ en retraite d'un ouvrier. Devant la cantine les gars formaient un demi-cercle et un ouvrier assez âgé, portant des lunettes, était là debout, avec près de lui un gars de la direction qui faisait un petit discours avec un « bigophone » portatif. Il y avait quelque chose de triste dans ce spectacle. Même un départ en retraite, c'est fait bureaucratiquement et c'est coincé à l'heure du déjeuner.

À midi, la cantine est pleine et ça fait un grand vacarme : on est tous poussés dans la même direction et ça se bouscule de partout.

Au moment de revenir à l'atelier, il y avait sur le bureau du cher des imprimés pour la campagne de soutien en faveur de Watanabé, le candidat du Parti démocrate socialiste. À tous ceux qui passaient pour pointer, le chef disait : « Allez, signe-moi ça ! » Quand c'est fait de cette manière, il faut un courage formidable pour refuser. J'ai mal aux amygdales : serait-ce un rhume ?


Jeudi 30 novembre. – Congé de toute l'usine pour inventaire. Depuis 10 heures hier soir jusqu'à ce soir, je suis resté au lit : il faut bien que je soigne mon rhume ! Le soir, je vais boire une bière dans un café des environs : des ouvriers discutent, entourant le poêle. Ils parlent de l'accident mortel survenu à l'usine de Kamigo. En effet, pendant la pause de midi (c'est le seul moment libre pour les réparations), un ouvrier qui réparait une machine est mort écrasé entre cette dernière et une barre de transfert. Il est resté coincé là une heure, car il n'y avait personne d'autre avec lui. « Depuis hier seulement, les chefs eux-mêmes travaillent en portant le casque. – Moi, j'arrive pas à m'habituer, c'est lourd sur le crâne, vraiment, ça me va pas. – On a beau nous dire : « portez le casque », c'est trop tard, il est mort le gars ! »

Un article du Chûnichi : Toyota adopte la technique d'un moteur spécial « CVCC » (combustion rapide grâce aux courants chauds composés) mis au point par Honda, coup décisif faisant suite à la politique visant à réduire la pollution (dite loi Muskie) : les deux sociétés ont réussi à se mettre d'accord. Avant cet accord, Toyota a également engagé des négociations pour l'achat d'un brevet de moteur rotatif dit « à pollution réduite », exploité par Toyô Kôgyô (Mazda). Toyota, qui jusqu'à présent ne pensait qu'à la production, la vente et le profit grâce à la plus parfaite rationalisation, cherche à se tirer d'affaire momentanément par une politique antipollution, et cela grâce à des techniques venant d'autres sociétés. L'emploi de Gomi Kôsukè pour troubler le bon peuple n'aura pas servi à grand chose [7].


Notes

1 Gomi Kôsukè est un écrivain et journaliste japonais, célèbre pour ses éditoriaux et articles très critiques et tranchants. La plupart des gens ont confiance dans son jugement considéré comme éclairé et indépendant des puissances financières. D'où l'amère surprise de l'auteur.

2 Le terme est employé pour désigner le monde libre par rapport à quelqu'un qui est en prison.

3 Au Japon, presque toutes les maisons sont en bois. Le terme daiku, charpentier, désigne celui que construit la maison tout entière.

4 Il est significatif qu'au Japon on ne parle pour ainsi dire pas de la semaine de quarante heures : la plupart des entreprises accordent le congé du samedi à condition que la production reste la même, autrement dit que les heures du samedi soient reportées en heures supplémentaires dans la semaine. Un ouvrier qui refuserait de faire ces heures pourrait difficilement être titularisé.

5 Le Mont Fuji (3 770 mètres) est la plus haute montagne du Japon, c'est un volcan aujourd'hui éteint. L'expression française Fuji-Yama est étrange et impropre : les Japonais disent Fuji-San, non qu'ils l'appellent Monsieur comme je l'ai lu quelque part, mais parce que le caractère qui veut dire montagne se prononce aussi San.

6 « Kintai Cardo », certificat d'absence au travail par paresse, voilà comment s'appelle au Japon une demande de congé.

7 L'auteur veut souligner que Toyota reconnaît implicitement sa responsabilité dans la pollution.



 

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