1973

Kamata Satoshi

Toyota, l'usine du désespoir

Journal d'un ouvrier saisonnier
Postface : Le travail à la chaîne

1973

 

Une ouvrière d'une usine d'appareils électriques que j'ai rencontrée me disait : « La vitesse d'une chaîne est complètement différente suivant celui qui regarde et celui qui y travaille effectivement. » Cette phrase m'a beaucoup frappé. Jusqu'à présent, à de nombreuses occasions, j'ai pu voir, pour des reportages, ce qu'est le travail à la chaîne. J'ai écouté aussi ce que disaient les travailleurs qui y étaient astreints. Mais qu'est-ce que j'en ai compris ? En voyant ou en écoutant seulement, je n'ai pas pu sentir ce qu'il y a derrière ces mots « travail monotone, répétitif, simplifié », à savoir : pour ceux qui réellement accomplissent ce travail, la fatigue intense, psychologique et physique, l'attente toujours déçue d'autre chose... Ce n'est qu'après ces six mois à la chaîne, en expérimentant tout au long des jours ce travail sans fin répété, que j'en ai saisi pour la première fois tout le drame.

« Ah ! c'est de nouveau l'enfer qui recommence ! », gémissait Murayama en se levant de son siège. Il avait vingt-sept ans et huit ans d'ancienneté chez Toyota. Dans l'équipe, il était le plus doué pour ce genre de boulot, il venait m'aider quand j'étais en retard : il était d'une dextérité incroyable. Après dîner, une fois terminées les conversations, quand il nous fallait traîner notre corps fatigué pour retourner vers la chaîne, l'entendre dire ça, lui le plus ancien, ça m'impressionnait vivement.

Le travail à la chaîne est toujours irritant, qu'on soit expérimenté ou novice, lent ou rapide. C'est comme une condamnation aux travaux forcés. Là, je me suis rendu compte combien chacun souhaitait du fond du cœur être libéré au plus vite.

Asservis à cette chaîne d'acier, nous appliquant avec énergie à nous accorder à la vitesse imposée, attentifs à éviter toute faute qui pourrait faire arrêter la chaîne... nous étions obsédés par ces impératifs. Que la chaîne s'arrête à cause de l'un d'entre nous et le travail allait être prolongé d'autant : ça nous faisait râler intérieurement.

Le travailleur est ligoté sous l'emprise du capital et, même s'il accomplit son travail en voulant rester solidaire des copains, on l'isole au point qu'il ne peut même pas regarder ce que fait son voisin ou lui adresser la parole. Avec ça, quand il est libéré de son poste, il n'a plus le temps, tant il est fatigué, de montrer quelque intérêt que ce soit vis-à-vis des autres ; il n'aspire qu'à rejoindre sa famille, seul endroit où il pourra se reposer, redevenir lui-même et sentir qu'on a besoin de sa présence.

En rentrant chez lui, il peut voir, empilées dans un camion en route vers la chaîne d'assemblage, sortant tout droit de l'atelier de peinture, les pièces qu'il a touchées de ses mains durant une minute et quelques secondes. Mais il les regarde avec froideur et indifférence. Les boîtes de vitesses se sont métamorphosées au point qu'il est incapable de reconnaître son œuvre, ce qu'il y a mis de lui-même. Il a alors l'impression que ce n'est pas lui qui a fabriqué ces pièces : elles lui font ressentir seulement l'immense fatigue qui a détruit en lui quelque chose de très important et qui l'a usé un peu plus.

« La division du travail conduit à l'assassinat du peuple » : cette phrase de Marx, dans Le Capital, indique bien que la division du travail « estropie la personne du travailleur et produit toutes les conditions nouvelles de la suprématie du capital sur le travail ». Le travail en usine a complètement bouleversé le travail traditionnel : il a été mis en miettes, rendu indépendant et solitaire ; il est devenu uniforme, continu, ordonné, réglementé et plus intense.

C'est ce qui a permis finalement « d'astreindre à vie les ouvriers à un travail parcellaire et de les asservir sans conditions comme une simple partie du capital ». Ensuite il ne reste plus qu'à mettre en œuvre des méthodes pour réaliser la même pièce en gagnant le plus de temps possible.

« C'est moi qui ai découvert, grâce à la chaîne, une méthode qui permet une augmentation importante de la production », déclare Charles Sorensen, proche collaborateur de Ford, dans son livre La Tragédie et la Gloire de Ford. Au mois de juillet 1908, alors qu'il était sous-directeur de l'usine de Piquet Avenue, il a eu cette idée : « Si je faisais passer dans l'atelier même où se trouvent les pièces les châssis montés sur leurs roues, on pourrait tout assembler facilement et on gagnerait du temps. » Cependant, le projet ne fut mis à exécution qu'en 1913, soit cinq ans après ; mais depuis cette date, pendant les soixante ans qui ont suivis, le travail d'assemblage s'est toujours fait par le système de la chaîne, sans changement jusqu'à aujourd'hui. Dans le système de production de type capitaliste, cette méthode s'est montrée la plus rentable qui soit.

Ainsi, la chaîne, comme système de travail manœuvré automatiquement, a-t-elle un rôle déterminant : « De même que le capital joue une rôle occulte mais puissant sur l'ouvrier, de même la chaîne inerte mais toute-puissante règne en maître sur cette force de travail vivante qu'est le travailleur. » C'est la chaîne qui impitoyablement donne les ordres et qui, symbolisant la puissance du capital sur l'ouvrier, tourne inexorablement. Avec la chaîne un renversement s'établit : « Loin de libérer l'homme dans son travail, elle le frustre de son contenu, elle utilise le travailleur à son profit. »

Le travail ainsi disséqué, parcellisé, normalisé, perd tout son sens, mais la chaîne, instrument aux mains du capital, remet tout en ordre et se charge bien de lui en trouver un. Les différentes pièces manipulées par les ouvriers qui n'ont à accomplir qu'un travail disséqué, fixé, mort pour ainsi dire, reprennent vie : on ne demande au travailleur que d'offrir les pièces à la chaîne. Entre la chaîne qui marche à une vitesse déterminée et les pièces elles-mêmes qui lui sont fournies se trouve l'espace vital qui lui est attribué.

N'est-ce pas un réel « assassinat du peuple » que d'enfermer l'ouvrier dans un travail qui lui interdit de développer son intelligence, qui ne lui donne aucune compétence, qui n'a pas réellement de contenu et qui lui est imposé par un système où tout est prévu ?

Actuellement, pour augmenter encore la production, les capitalistes ont bien commencé à faire des plans « d'élargissement des fonctions », de « plénitude et d'enrichissements des responsabilités » et, même au bout du compte, d'« abolition du travail à la chaîne ». Mais ils ont beau faire, c'est une façon de résoudre le problème en essayant d'augmenter encore le rendement individuel et ça n'« élargit » finalement qu'un cadre étroit qui, lui, continue à diviser, fixer et morceler. Évidemment c'est meilleur de travailler à la chaîne avec une vitesse réduite, mais même alors, dans le mesure où le système de domination du capital sur le travail symbolisé par la chaîne reste inchangé, la frustration et le désir de révolte des ouvriers, tels une bombe à retardement, ne font qu'attendre l'heure pour éclater.

De plus, la voiture qui concentre en elle toutes les contradictions du monde actuel, notamment cette dissection de l'homme et cette aliénation de son travail, devient aussi la source de toutes sortes de problèmes auxquels l'homme est confronté : la pollution, la crise des matières premières et du pétrole, les accidents de la route, les embouteillages, la construction des routes, etc. Elle ne pourra plus longtemps continuer cette course effrénée. Sa tyrannie touche à sa fin : l'heure de son jugement est proche.


Un jour du mois de septembre 1973, j'ai reçu une lettre. Elle venait de Takéda avec qui je causais chaque jour en revenant au foyer :

« De la ville des voitures, me voilà arrivé à la ville des pollutions, mais je n'en sens pas encore les effets et, somme toute, ça ne va pas trop mal ; mais toi; Kamata, comment ça va ? Merci des services que tu as pu me rendre quand on était chez Toyota.

C'est en formant de grands projets que je suis arrivé à Yokohama. Actuellement, je porte beaucoup d'attention à tout ce que j'entends et à tout ce que je vois. Je travaille dans un restaurant à Yokohama et j'habite dans un foyer à Kawasaki, près d'une gare de la ligne « Toyoko » [1].

Je ne voudrais pas revivre ce qu'on a vécu. J'ai pas envie non plus de sombrer dans l'égoïsme du « gars qui possède sa petite maison ». Je cherche mon propre chemin et, le cœur en vadrouille, j'aimerais vagabonder un peu. Je voudrais tracer ma route un peu à ta manière, Kamata !

Fais attention à ta santé, bon courage ! Je m'excuse d'avoir commencé ma lettre sans respecter les formes et de te prévenir aussi simplement de mon arrivée dans la capitale. Excuse aussi mon écriture, un vrai gribouillage !

« Takéda. »


À vingt ans, il a donc abandonné Toyota. Iino, vingt-et-un ans, a aussi quitté l'entreprise un peu avant lui. Mais la chaîne, elle continue de tourner. La production continue d'augmenter et les travailleurs de se crever !...

Ainsi mon livre se termine. J'ai bénéficié de la collaboration de toutes sortes de gens. C'est grâce aux amis de Hirosaki, de ceux qui travaillent ou ont travaillé chez Toyota, de ceux qui dans la ville de Toyota sont engagés dans le mouvement ouvrier que j'ai pu réaliser ce livre. Je n'oublie pas non plus les personnes de la maison d'édition qui m'ont vivement encouragé dans mon entreprise. Je m'abstiens d'écrire les noms, mais que chacun soit chaleureusement remercié.



15 septembre 1973.



Note

1 Une des lignes de chemin de fer qui relient Tokyo à Yokohama (20 km environ) et qui passe par Kawasaki, une ville industrielle de plus d'un million d'habitants.

 

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