1973

Kamata Satoshi

Toyota, l'usine du désespoir

Journal d'un ouvrier saisonnier
Chapitre 6 : Fin de contrat (Février 1973)

1973

 


Jeudi 1er février. – Enfin février. Encore un peu de patience. C'est aujourd'hui que notre chef d'atelier est promu sous-chef de division. Il quitte l'atelier pour aller s'asseoir dans un bureau. Il a droit à toutes sortes de qualificatifs : sagouin, monstre, finaud, rusé... il y a sans doute un peu de vengeance à cause de sa promotion. En tout cas il ne semble pas être aimé par les ouvriers.

Dans le journal Chûnichi, il y a un article de huit colonnes relatant en détail les mouvements de personnel de l'entreprise. C'est un peu comme si le journal appartenait au groupe Toyota. Cela montrer bien la place qu'il tient dans la région. Dans ce mouvement de personnel j'ai remarqué qu'il y avait une nomination pour la coopérative. C'est quand même bizarre que ce soit Toyota qui nomme officiellement quelqu'un dans une coopérative (censée être une personne morale au service des consommateurs). Cette coopérative d'ailleurs a fait imprimer de chaque côté de la première page de son bulletin une recommandation du commissariat de police de la ville de Toyota : « C'est l'ère de la vitesse... pour prévenir la criminalité renseignez la police. » J'ai entendu dire qu'il y avait deux anciens commissaires de police chez Toyota.


Vendredi 2 février. Expansion à l'étranger à la manière Toyota.

À la pause de midi on nous présente les chefs qui ont reçu une promotion. Un des directeurs tenant en main un micro portatif nous fait un petit discours dans un passage de l'atelier exposé à tous les vents. Notre chef d'atelier, qui semble avoir le vertige du haut de son piédestal, se met à dire un petit mot de remerciement : « C'est grâce à votre aide à tous et aux conseils éclairés que j'ai reçus de mes chefs que je dois cette promotion... » Nous sommes une centaine à être rassemblés là, et dès que c'est terminé tout le monde se précipite vers la cantine.

Voici l'article qu'il y avait aujourd'hui dans le journal Chûnichi : « pour renforcer la coopération avec les pays étrangers, Toyota se prépare activement à investir des capitaux. » C'est une application pratique de la politique d'extension à l'étranger, révélée dans le discours des vœux de nouvel an du patron.

Les entreprises du groupe Toyota, en vue de la recherche de débouchés pour cette année, on révélé leur politique de renforcement de la coopération et des accords économiques avec les pays étrangers. Le sous-directeur de Toyota a essayé de mesurer dans ces pays l'impact sur la population de la révélation publique des capitaux investis, l'introduction par voie indirecte de nouveaux capitaux japonais et la participation des pays eux-mêmes dans les capitaux de la firme. Il révèle qu'il va envoyer sur les lieux des envoyés spéciaux chargés de sonder les réactions des gens des pays visés. Il faut noter que c'est la première fois que le groupe Toyota prend la précaution d'étudier les réactions anti-japonaises suscitées par les délégations économiques à l'étranger.

Le groupe Toyota possède déjà dix-huit unités de production à l'étranger et il déclare qu'il va examiner particulièrement le problème de Toyota-Thaïlande où toutes les actions sont japonaises, pour voir comment on peut publier au grand jour la nature des capitaux. Toyota-Thaïlande est en effet composé uniquement de capitaux détenus par Toyota-Fabrication et Toyota-Ventes. On y produit annuellement quelque 5 000 voitures (Crown et Corona), et le groupe propose de permettre aux gens du lieu d'acheter 20 à 30 % des actions et de leur ouvrir davantage la possibilité de participer à la marche de l'usine.


Samedi 3 février. – Les anciens militaires chez Toyota.

Yoshizaki va partir dans le Kyushu à la fin de la semaine prochaine. Il est envoyé par la direction du personnel pour y recruter des militaires. S'il a été choisi, c'est sans doute parce qu'il est lui-même ancien militaire. Tous l'envient, car dans notre atelier on n'est jamais envoyé en déplacement. Cependant certains rouspètent, car s'il s'en va ça fera encore un type de moins sur la chaîne.

Dans notre équipe, il y a deux gars qui sont d'anciens militaires ; mon copain de chambrée Hamada et son frère le sont aussi. Dans les ateliers, parmi les gardiens, les surveillants des foyers et les responsables de la formation, il y en a beaucoup aussi. Ces types-là deviennent titulaires tout de suite et on leur compte même comme ancienneté le temps qu'ils ont passé dans l'armée : ils ont un traitement de faveur.

Afin de les attirer chez Toyota, un bureau spécial de recrutement a été institué dans la ville de Toyota pour tout le département. Le long des routes on peut voir des affiches et çà et là des boîtes contenant des cartes postales pour les inscriptions.

Iino, qui habite avec un ancien militaire, m'a dit un jour qu'il a vu des offres d'emploi de Toyota dans le bulletin des forces de défense : il voyait là une contradiction et il avait visiblement du mal à comprendre. C'est à qui s'entraidera le mieux !

Cependant, à voir les cartes postales d'inscription dans l'armée, les conditions d'embauche y semblent bien meilleures que chez Toyota :

– Primes de départ : 130 000 yens pour un contrat de deux ans, 210 000 yens pour un contrat de trois ans.– Spécialités : mécanique générale automobile, communications, aviation, marine : le brevet correspondant à ces différentes branches peut être obtenu (quant au permis « poids lourd » il peut être obtenu à partir de dix-neuf ans).

– Possibilité de suivre les cours du soir du lycée ou de l'université.

– Possibilité de promotion jusqu'au grade d'officier.

– À la fin du contrat, possibilité d'entrer dans les grandes entreprises à des conditions avantageuses.

– Tout en dépensant 15 000 yens par mois, possibilité d'épargner 900 000 yens en deux ans ou 1 500 000 yens en trois ans.

Dans le numéro de novembre de la Revue d'études militaires, M. Inagaki présente une analyse « du rôle actif joué par les anciens militaires dans l'entreprise Toyota » (cela grâce à des documents fournis par le service du personnel).

Toyota, qui est la première entreprise japonaise à soutenir l'armée de terre et à coopérer avec elle, depuis novembre 1961, embauche directement comme titulaires les militaires qui quittent l'armée. Alors que les nouveaux employés civils ne deviennent titulaires qu'au bout de six mois ou un an, les anciens militaires, eux, non seulement sont tout de suite titularisés, mais peuvent être promus chef d'équipe en cinq ou six ans, alors qu'il faut neuf ans pour les autres.



Actuellement, il y a 2 500 anciens militaires chez Toyota. Une association, « Les amis de l'armée », a été créée pour eux, avec des sections dans chaque atelier, dans chaque usine, et cela dans tout le pays. Parmi ces 2 500 anciens militaires, plus de 470 sont contremaîtres ou chefs d'équipe ; comme il y en a en tout 5 200, on peut dire que les militaires occupent environ 10 % des places.

Et ça, c'est une politique voulue par Toyota, c'est bien conforme à ce qui est écrit : « Dès l'embauche, notre Compagnie ne considère pas les anciens militaires comme une simple force de travail (ce qui revient à dire que la « simple force de travail », c'est nous). Nous attendons d'eux qu'ils soient des meneurs pour tous les jeunes employés et nous leur réservons un traitement privilégié ainsi qu'un brillant avenir dans notre société. »

Si on examine les motifs de leur entrée chez Toyota, on trouve dans l'ordre : les propositions faites dans leur régiment, les copains déjà entrés chez Toyota, le journal des forces armées et la publicité Toyota : on peut voir là l'influence exercée par l'armée elle-même. Si on regarde leur âge à l'entrée chez Toyota, 90 % d'entre eux ont entre dix-neuf et vingt-cinq ans : on voit bien par là qu'ils arrivent tout droit de leurs régiments.

Ensuite, si on fait le calcul en fonction des armées (terre, air, mer), on voit que pour l'année 1971, par exemple, 83,7 % d'entre eux venaient de l'armée de terre : ça montre bien la coopération et le soutien mutuel entre Toyota et elle, et cela non seulement pour le personnel, mais aussi pour les commandes de véhicules. En effet, en cinq ans, de 1967 à 1971, les commandes de l'armée de terre à Toyota s'élèvent à 3,3 milliards de yens.

À partir de tout cela, M. Inagaki, dans son article, souligne bien la signification de ce traitement préférentiel de Toyota envers les anciens militaires. Dans le IVeplan de défense actuellement en cours, il est prévu de former avec eux un corps de réserve immédiatement disponible : ainsi, en plaçant des réservistes dans les grandes entreprises, on prépare le terrain pour militariser Toyota et ressusciter un complexe militaro-industriel.


Dimanche 4 février. « Expédier dans le monde entier nos voitures bien-aimées »

Conversation avec des copains de mon équipe. Normalement on n'a pas le temps de discuter tranquillement, mais quand on peut le faire, en buvant un verre, ils expriment franchement ce qu'ils ont sur le cœur, même à mon égard, moi qui ne suis pourtant que temporaire.

L'un d'entre eux : « Quand je compare avec l'époque où je suis entré (il y a six ou sept ans), c'est bien trois fois plus dur, mon vieux ! C'est en 1965 que ça a commencé à devenir pénible, quand ils se sont mis à calculer les temps au chrono. Mais malgré ça, jusqu'à il y a deux ou trois ans, y' avait encore le nombre de gars qu'il fallait et la chaîne s'arrêtait dix minutes avant l'heure. Mais quand ils ont construit l'usine de Tsuzumi (en décembre 1970), là, c'est devenu terrible. Presque aussitôt on nous a fait travailler en deux postes de jour et ensuite en deux postes, jour et nuit, en même temps qu'ils augmentaient la vitesse. Quand la vitesse augmente, vu que nous, les travailleurs, on veut terminer à l'heure pour rentrer plus vite, on s'y donne à plein pour y arriver. Quand on a enfin réussi à s'y faire, v'là qu'ils augmentent encore la vitesse !

En ce moment on est arrivé à soixante-dix-huit secondes, mais c'est pas fini ; je te parie que ça va augmenter encore. T'as qu'à voir, les nouveaux, ils ne peuvent pas s'habituer.

On peut lire partout dans les journaux que les employés de Toyota travaillent avec rapidité et dextérité, mais c'est pas ça, c'est bien parce qu'on y est obligé. C'est toujours les gros qui y gagnent en exploitant les petits. Les chefs, y' savent pourtant bien que pour nous c'est terrible.

Et le syndicat qui vit grâce à notre argent est vendu aux patrons. Qu'est-ce qu'on peut attendre d'un syndicat où les responsables sont tous chefs d'atelier ou contremaîtres ? Ils changent chaque année, mais y' en n'a pas un seul qui veut laisser sa place. Et nous, quand on dit quelque chose, ils nous répondent de la fermer, car il faut collaborer, qu'ils disent : si la production n'augmente pas, les salaires n'augmenteront pas non plus.

Il y a deux ans, ils ont parlé de supprimer les heures supplémentaires, mais comme sans elles on ne peut plus joindre les deux bouts, c'est revenu comme avant. Pour moi, j'aime mieux un travail manuel. Mais ici, ils exagèrent. Et il n'y a pas moyen de faire autrement, faut y passer, quoi ! Ce qui m'embête le plus, c'est de ne pas savoir à quelle heure on va rentrer à la maison. De retour chez moi, je prends mon bain, je bouffe et je dors : je n'ai même pas une heure pour parler avec ma femme. Et puis en ce moment, ça ne va pas, je ne me sens pas bien, je dégueule après avoir mangé. Si je vais me faire examiner à l'hôpital Toyota, ils vont me renvoyer au boulot comme ça... J'en ai marre, je commence à me poser des questions. »

Un autre copain : « Tu sais que Yamashita s'est fait couper un doigt, n'est-ce pas ? Ah ! c'était peut-être avant que tu arrives. Bref, à cette occasion, l'un des directeurs est venu à l'heure de la pause  on était du deuxième poste et pendant trente minutes il nous a fait un baratin sur la sécurité. Avec ça on était en retard au réfectoire et y avait plus d'oudon « Oudon » : une des nombreuses variétés de nouilles japonaises.. Il y avait quand même du riz, heureusement, mais pour nous, ça suffit pas, on a l'habitude de manger un plat d'oudon. Après le repas, on est allés se plaindre au directeur en question. Et lui, aussi sec, il a sorti 2 000 yens de sa poche. On a passé les 2 000 yens au contremaître qui est allé à vélo nous acheter du pain et des glaces. Il est revenu avec ça, il a arrêté la chaîne, et on a bouffé ça, assis sur nos caisses. Ça nous a fait quelque chose ! Moi, quand je travaille, je pense à ce directeur et c'est pour lui que je bosse. Tant qu'il sera là, je ne m'arrêterai pas. Je suis peut-être un peu con, tu me diras ! Mais un truc comme ça, c'était la première fois que je voyais ça chez Toyota. Il n'y a pas beaucoup de types qui sortiraient 2 000 yens de leur poche ! Comme ça... Entre les directeurs et nous, il y a comme une barrière.

Quand je suis arrivé ici, le travail était tellement dur que j'ai pensé m'arrêter. Quand je me levais le matin, j'avais les poignets qu'étaient comme paralysés. Pourquoi faire un travail aussi dur ? Je me disais : une fois que j'aurai appris, ce sera plus facile. Ne restent ici que ceux qui ne peuvent plus aller ailleurs ou ceux qui réussissent à tenir. Mais finalement Toyota nous démolit tous. Quelqu'un à qui on peut faire confiance ici, y'a guère que lui.

Le syndicat ? Penses-tu, il est vendu à la direction, qui paye des femmes aux responsables à ce qu'on dit. Vrai ou pas, j'en sais rien, mais on peut le penser.

Tous, on a envie de rentrer au plus vite. L'argent on s'en fout. Les heures supplémentaires, on n'aime pas ça. Quand on rentre après avoir fait des heures, la femme t'envoie balader en marmonnant. Il faudrait qu'elles voient le genre de boulot qu'on nous fait faire. Et puis, non, il vaut mieux qu'elles ne le sachent pas. Autrement elles nous diraient d'arrêter, à tous les coups ! Je ne veux pas faire voir à ma femme ce que je fais. Si elle savait, je me sentirais encore plus misérable. À la pause, notre seul plaisir c'est de parler des enfants ou de raconter des conneries. En dehors de ça, y a rien, aucun espoir.

Kamata, si tu arrêtes, il y aura un nouveau qui va arriver. La chaîne va encore s'arrêter. On va encore rentrer à des heures impossibles, jusqu'à ce que la production soit atteinte. Ça va encore foutre le bordel ! »

Voici le slogan actuel de Toyota : « Expédier dans le monde entier nos voitures bien-aimées. » Dans un autre refrain publicitaire à la télé, on a droit à la chanteuse Yoshinaga Sayuri : avec un grand sourire, elle nous chante les mérites de ces fameuses Toyota conçues pour l'homme moderne. Quant aux travailleurs qui construisent les voitures en question, on les fait mourir à petit feu : comment dès lors peut-on parler de voitures faites pour l'homme ?


Mardi 6 février. – Travail de nuit. Passé 5 heures, j'étais exténué, la tête me tournait. Alors que je me demandais si je pourrais tenir encore une heure, à 5 heures et demie la chaîne s'est arrêtée. J'étais sauvé. Je n'avais plus la force de penser à rien, mes mains poursuivaient seules le travail. Hier je n'ai eu qu'une heure de sommeil. J'ai demandé aux copains et tous ont dit qu'ils n'ont pas pu dormir. Le travail de nuit le lundi est le plus difficile, car on ne change pas aussi facilement de rythme de vie.

Mon voisin Hagiwara, en reprenant son souffle, murmure : « Quand la chaîne s'arrête, j'ai la tête qui sonne. »

Je rentre avec Ogi, l'apprenti, et le taquine en disant : « Dis donc, jusqu'à la retraite, t'en as encore pour trente-neuf ans », et il me répond en souriant comme toujours : « Je serai mort avant ! »


Mercredi 7 février. – À la fin du travail, je profite du bus de liaison pour aller avec Miura jusqu'à l'usine de Motomachi. C'est là qu'ils font les « Crown » et les « Corona ». Là aussi – mais comme il s'agit d'un travail à la chaîne, ça va de soi – le gars qui applique le pare-brise ne fait que ça, celui qui pose les sièges ne fait que ça, celui qui fixe les pneus ne fait que ça. Durant les quinze minutes passées dans le bus pour le retour, le copain Miura, vingt ans, n'a fait que dormir. Le vent souffle, il fait froid. Je suis rentré au foyer au pas de course.


Jeudi 8 février. – Il a fait froid cette nuit. Travail à la chaîne jusqu'à 7 heures du matin. Après le repas de la nuit, quand on s'est remis à la chaîne, Ogi, l'apprenti de seize ans, a dit en soupirant : « Et maintenant on en a pour cinq heures et demie, on n'a pas fini d'en baver. »

Après le travail, le chef d'atelier m'a fait appeler : « Alors, qu'est-ce que tu fais ? Tu restes ? Tu auras droit à une prime, et ça je ne le dis pas à tout le monde : c'est parce que tu as bien travaillé. Si tu ne peux pas un mois, reste au moins quinze jours de plus, c'est juste le temps qu'il faut pour apprendre comment faire à ton remplaçant, n'est-ce pas ? »

Avant de rentrer, je suis allé au bureau du service du personnel prendre un formulaire pour ceux qui donnent leur compte.


Vendredi 9 février. – le cycle abaissé à soixante-quatorze secondes.

La nuit, la neige s'est mise à tomber. Ota, mon copain saisonnier, est absent depuis lundi. D'après Miura, que j'ai rencontré au bain, il a mal au foie et à l'estomac et reste allongé dans sa chambre sans manger. Je lui dis que je veux aller le voir, mais il me demande d'attendre encore. J'ai bien vu qu'il n'avait pas envie d'en dire plus ; en ce moment, il y a quelque chose qui ne va pas bien chez lui, ça a l'air d'être psychique.

On a travaillé jusqu'à 7 heures et demie : six heures d'affilée à la chaîne, c'est dément ! Si on y ajoute les quatre heures et demie avant le repas de la nuit, ça fait dix heures et demie de travail réel. Plus une demi-heure pour préparer le travail. La production a augmenté de 15 boîtes à partir d'aujourd'hui, ça fait donc 415 boîtes par jour. Mine de rien, le cycle est passé à soixante-quatorze secondes. Ça fait six secondes de moins que lors de mes débuts, il y a six mois. La production aussi a augmenté de plus de 100 boîtes.

Dans le journal Toyota, un article sur « la phase d'affermissement de la production ». La production totale de janvier se monte à 162 599 véhicules, soit 24,7 % d'augmentation par rapport au mois de janvier de l'an dernier. Pour les camionnettes l'augmentation est de 28,1 %. À la même page, il y a un compte-rendu du discours prononcé par le patron lors de la réunion générale des chefs d'atelier : « Je demande avec insistance votre collaboration pour faire de cette année une année décisive pour notre expansion dans le monde. »

Hier soir, au moment où je passais la porte de l'usine, j'ai croisé une ambulance avec sa lampe rouge qui clignotait. Dans un atelier tout proche, un gars s'est paraît-il fait écraser deux doigts. De toute façon, les gars qui se blessent sont nombreux. À l'heure de la pause, on s'est mis à parler des accidents puis des maux d'estomac :

« Chez Toyota, y'a pas un seul type qui ait pas mal à l'estomac. Est-ce pour cette raison qu'on a tous l'air malade ? Iino et Fukuyama m'ont dit qu'ils ont été hospitalisés peu après qu'ils furent entrés chez Toyota, et Ogi une heure après le repas cavale aux toilettes pour aller vomir. Murayama aussi est allé à l'hôpital et notre chef d'équipe a toujours l'air mal foutu. Mes brûlures d'estomac se sont aggravées ces derniers temps et je prends chaque jour des médicaments, je ne peux plus m'en séparer.

– Quand on va à l'hôpital, on nous demande d'abord si on est d'un atelier ou d'une autre section. Si on répond qu'on est en atelier, ils nous disent qu'il n'y a pas besoin d'hospitalisation, à tous les coups c'est comme ça ! »

Tous ont semble-t-il fait l'expérience de la radiographie de l'estomac au baryum :

« Quand on prend du baryum, on a du mal à aller chier, c'est dur ! – Non, maintenant c'est plus comme ça ! – Actuellement, ils le produisent en couleur, en rose, c'est plus joli ! – Ma femme avait trouvé ça bon et elle en a redemandé un verre !

– Oui, mais moi, leur caméra-sonde, j'arrive pas à l'avaler.

– Ils la retirent tout de suite pourtant !

– Moi, je me suis fait anesthésier, ça a été vite fait ! »

Samedi, il paraît qu'il faudra se présenter au travail de 8 heures du soir à minuit. C'est la mise en pratique du plan affiché il y a quelques jours. D'après un directeur ça ne serait pas nécessaire pour notre atelier, mais, par mesure d'équilibre et d'égalité avec les autres, on nous fera travailler quatre heures seulement. Si c'est comme ça les trois samedis, on peut s'attendre aujourd'hui à travailler tranquillement sans heures supplémentaires.

Mais, au bout du compte, j'ai l'impression qu'ils vont réaliser leur plan comme prévu, après avoir désamorcé la colère des gars, l'avoir mise en miettes au point qu'on ne sait plus s'il faut en rire ou en pleurer. À cause de ça, c'est l'indécision qui va régner : va-t-on rentrer en pleine nuit ou bien le matin, les femmes devront-elles fermer la porte à clé ou la laisser ouverte, préparer ou non le repas ? Ça aussi c'est un problème : certains disaient qu'ils aimeraient mieux travailler plus tôt et rentrer plus tôt, d'autres qu'ils préféreraient faire une journée complète, etc. De toute façon, on se fout de nous.


Samedi 10 février. – Cette nuit encore on nous a fait travailler jusqu'à 7 h 30 du matin. À l'heure de la pause, le contremaître nous prévient qu'à partir de la semaine prochaine il y aura un type de moins sur la chaîne et qu'il réduira donc la vitesse, mais nous fera faire trois heures supplémentaires. Quelqu'un s'est plaint en haut lieu, paraît-il, de ce que nous ne faisions pas assez d'heures supplémentaires, comparé aux autres ateliers qui en font tous trois. Le contremaître était opposé à ce qu'on retire quelqu'un de la chaîne, mais le chef d'équipe a proposé de supprimer un des deux postes de vérif et ça a été accepté. On voit bien par là que c'est la production qui passe avant la qualité. Avant, du temps où on produisait 600 boîtes avec le système à un poste de jour, les deux vérifs étaient déjà très occupés, alors maintenant qu'on en produit plus de 800, qu'est-ce qui va se passer, se demandent certains.

Tous les gars se mettent à pousser les hauts cris, mais finalement tout tourne à la plaisanterie. C'est toujours comme ça, on est obligé d'en rire.

« Est-ce qu'on a besoin de s'aligner sur ceux qui font beaucoup d'heures ?

– Tu sais bien que c'est la production, la production d'abord.

– Enlever un type ? Mais où ça ?

– Ah! ça va être dur, on va tous crever !

– On va tous devenir impuissants, plutôt ! (Rires.)

– Ils vont enlever un vérif, c'est le chef qui le dit.

– Alors on pourrait le mettre à la place.

– Lui ? le chef d'équipe, il le ferait. Tu verrais les boîtes, ça volerait... il les passerait même pas dans la machine ! » (Rires.)

Dans le journal Toyota du 9 février, il y a un article sur la collecte des « bonnes idées » dont l'objectif pour cette année est porté à 220 000. Au mois d'octobre l'an dernier, ils tablaient sur 200 000, mais, en faisant la somme de ce qui peut être réalisé grâce aux bulletins individuels distribués dans chaque bureau et chaque atelier, ça fait une augmentation de 10 %. L'objectif minimum pour chaque employé est donc de 5,5 « bonnes idées » à fournir !


Dimanche 11 février. – Le gars d'Itsuki. Je ne suis pas allé travailler hier soir. Aujourd'hui, en allant au réfectoire du foyer voisin, j'ai vu inscrit au tableau : « Préparation des chambres pour les nouveaux arrivants ». Doivent arriver au foyer d'ici le mois d'avril, 120 jeunes techniciens (ils travailleront en fait dans les ateliers), 120 jeunes sortant de l'école professionnelle, 190 jeunes sortant du lycée (destinés aux bureaux) et 60 temporaires et apprentis.

Le matin, j'ai fait ma valise et rangé mes affaires. Je voudrais pouvoir partir le 15, aussitôt reçu mon salaire. L'après-midi, je suis allé à Nagoya pour rencontrer un ami. Au retour, afin de préparer l'enquête que je veux faire, je suis passé par la gare de Toyota, mais bien qu'il ne soit que 20 heures le dernier bus qui passe devant le foyer était déjà parti. J'ai donc décidé de rentrer en taxi et je suis resté dans un café en face de la gare. J'avais pourtant l'intention d'aller voir comment se passait la fête récréative qui a lieu au foyer, mais...

Ça fait donc six mois que je travaille ici et j'ai comme l'impression qu'on est devenu passif. Quoi qu'on ait l'intention de faire, la fatigue nous en empêche. Par exemple, j'avais promis à Ashino, le gars d'Asahigawa qui a donné son compte et est allé travailler dans un pachinko à Nagoya, d'aller le voir, mais c'est est resté là. J'avais l'intention de discuter avec lui de Toyota et ça m'intéressait de savoir ce qu'il était devenu depuis, mais à l'idée de passer, au cours d'un congé, une heure et demie dans le train, avec ce que ça représente comme fatigue, et quand on songe au travail qui nous attend le lendemain, on renonce.

Ou encore, dans mon foyer, j'ai entendu une fois qu'on appelait au téléphone un saisonnier qui semble être originaire de Hirosaki et j'ai pensé noter le numéro de sa chambre pour lui rendre visite. Mais je repousse toujours au lendemain, et tout devient pesant.

Au retour, voilà ce que m'a raconté Hamada : au cours de la fête du foyer, ils ont pu boire du saké à gogo et il y a eu un spectacle réalisé par des pensionnaires, mais, soudain, un gars qui avait bu un coup de trop a bondi sur la scène et s'est mis à gesticuler en faisant briller un poignard. À quatre ou cinq ils ont sauté sur lui, l'ont maîtrisé et l'ont foutu à la porte. C'est dommage ce qu'ils ont fait là. J'aurais bien voulu entendre ce qu'il criait, ce gars, et à qui il en voulait avec son poignard.

Hamada venait juste d'arriver et il avait en main une boîte de jus de fruits qu'il avait replie de saké. « T'en veux pas un peu ? », m'a-t-il proposé gentiment. Le soir, quand il est de nuit, avant de partir pour le travail, il s'en va au réfectoire en apportant avec lui un petit gobelet en plastique. C'est un gobelet qu'on lui a donné avec le casse-croûte lors de la séance récréative pour les saisonniers qui a eu lieu dans un théâtre de Nagoya l'autre jour. Il a dans son placard une grosse bouteille de saké et il en transvide un peu dans ce gobelet pour boire un petit coup avant de manger.

Ce n'est pas qu'il se laisse aller à boire, c'est plutôt une habitude qu'il a prise quand il travaillait dans les champs. Il a suivi pendant quatre ans les cours du soir d'une école d'agriculture, puis à vingt-cinq ans il s'est engagé pour trois ans dans l'armée de l'air.

Son village natal s'appelle Itsuki, de l'arrondissement de Kuma, dans la préfecture de Kumamoto : il est connu depuis longtemps par une berceuse qui s'intitule « Après l'Obon on n'est plus là ! » [1], car c'est un village de saisonniers. Son père était vétérinaire, mais actuellement il n'a plus de travail, car il y a beaucoup moins de bêtes qu'avant. Sa famille possède 3 000 m2 de rizières et 3 000 m2 de champs [2], dans lesquels récemment ils ont commencé la culture des champignons.

Si jamais je voulais lui rendre visite, en descendant du bus, je n'aurais qu'à demander aux gens du village où habite M. Hamada qui part souvent travailler comme saisonnier, et ils me renseigneraient aussitôt en disant : « Ah ! Hamada Kiichi, c'est là !

Ils sont sept frères et sœurs. Sont nées d'abord quatre filles ; comme il était le premier garçon, on l'a appelé Kiichi [3]. Le second aussi est entré chez Toyota après avoir quitté l'armée ; il habite à côté dans un foyer pour célibataires. Le troisième est actuellement dans l'armée dans la préfecture de Saïtama. Le quatrième est le seul à être allé à Tokyo : il travaille dans une imprimerie. Celui qui travaille chez Toyota habite une chambre avec d'autres anciens militaires et ils se plaignent tous des conditions de travail qui leur sont faites.

Je lui demande comment c'était dans l'armée. Il me répond, après avoir pris un moment pour réfléchir : « On y mange bien, on reçoit un salaire et on peut passer les permis de conduire gratuitement. » Puis, s'apercevant sans doute que sa réponse est trop succincte, il ajoute : « L'armée, c'est comme un chien de garde ! – Un chien de garde ? – Oui, quand une maison est gardée par un chien, ça fait peur. Les étrangers ne pourront pas se moquer de nous : l'armée remplit donc le rôle du chien de garde ! »


Lundi 12 février. – Un saisonnier a été hospitalisé.

Encore quatre jours et je serai libéré ! Je me lève un peu plus tôt pour aller voir la fonderie où travaille Hamada. L'atelier est très sombre et plein de poussière. Après un moment de recherche je le découvre debout sur un plan incliné un peu plus haut que l'allée, avec son masque blanc et son casque jaune.

Une chaîne géante sortant de terre transporte des pièces qui ressemblent à un jeu de construction et qui viennent des presses. Elles arrivent accrochées à une forme circulaire en fonte : ça fait penser à des fruits accrochés aux branches d'un arbre. Ils sont deux à frapper avec un gros marteau pour séparer « les fruits des branches ». Puis, avec des grosses pinces, Hamada saisit les « branches » de fonte qui ne servent plus à rien et les jette dans une espèce de container... Toujours les mêmes gestes... Il fait ce travail debout sur la chaîne en mouvement et il me dit que, si les pièces arrivent encore chaudes, il lui arrive de se brûler, et si elles arrivent froides ça lui donne des frissons.

Aussitôt entré chez Toyota il a souffert avec tous les rhumes qu'il a attrapés et actuellement encore il se sent tout dérangé à cause de cette alternance de chaud et de froid. Une fois terminé son travail, il est venu me voir dans mon atelier et à cause du bruit s'est approché tout près de mon oreille pour me dire : « Ici vous êtes obligés d'aller vite, mais au moins vous avez une température constante ! » Comme je venais de voir quel était son travail j'ai bien compris ce qu'il voulait dire.

Lundi matin, au cours de la réunion avant le début du travail, on a eu droit à un discours de notre chef d'atelier, celui qui a été promu directeur adjoint. On était là, autour de lui, le visage grave, faisant semblant d'écouter religieusement ce qu'il disait.

« Comme vous lisez le journal vous devez savoir, vous avez vu sans doute que Nissan s'efforce de nous rattraper. Mais ça, nous ne pouvons pas le permettre, on ne doit pas perdre. Pour ça, il faut travailler de bon cœur. Je sais bien que le travail de nuit qui vous sera demandé provisoirement certains samedis est pénible, mais il faut bien supporter ça. Je vous demande d'éviter absolument toute absence non motivée.

À propos des congés payés, qui sont un cadeau que vous fait l'entreprise, j'aimerais bien que vous ne les preniez pas seulement à votre convenance. Je vous demande absolument de prendre contact avant et d'obtenir la permission de vos chefs. Que l'un prenne ses congés et c'est tous les autres qui sont embêtés. Alors abstenez-vous de prendre des congés, hein !

...Ota, le saisonnier, est actuellement hospitalisé et j'aimerais bien que vous preniez soin de votre santé. Je vous dis ça pour vous, mais aussi pour chacune de vos équipes. Je vous demande de bien faire attention à vous reposer suffisamment le dimanche, sinon c'est le travail du lundi qui s'en ressentira... »

Ne pas se laisser rattraper par Nissan, ne pas prendre de congés : notre personne entière au service de l'entreprise ! Voilà le contenu du discours d'un représentant de la direction.

Aujourd'hui est arrivé le saisonnier qui sera mon remplaçant. Il porte le numéro 8 819 920 : c'est donc le 1 290eaprès moi. Malgré tous les appels et toute la publicité qu'ils ont faits, ils n'auront donc pu rassembler que 1 300 personnes ? Il a trente-cinq ans, originaire de Kôbé, célibataire. Il travaillait chez Morinaga sur une machine à fermer les boîtes de jus de fruits. Il raconte qu'étant temporaire il travaillait là sans jamais savoir s'il n'allait pas être congédié du jour au lendemain. La semaine dernière, vendredi, on l'a mis à l'essai dans l'autre équipe, mais il n'y arrive vraiment pas. Pendant que fais trois boîtes, il n'arrive pas à en faire une. Quand arrivent des modèles RY ou RK, il est obligé de baisser les bras, et c'est normal. Les opérations ont été accélérées de six secondes depuis le moment où j'ai commencé. À partir de maintenant ne pourront rester que des gars lestes, agiles et persévérants.

Au moment de la pause, il me demande : « Combien de temps les temporaires tiennent-ils le coup ? – Certains une journée, d'autres trois jours, en général une semaine. – Moi, trois jours ça me suffira ! », dit-il alors, un peu soulagé ; puis il poursuit : « Quand je suis arrivé, l'un des directeurs ou le chef du personnel, je ne sais plus, m'a dit que c'était un travail que n'importe qui peut faire, mais je t'en fiche, oui ! »

On avait dit la même chose à Ashino qui est parti travailler dans un pachinko. À moi aussi, on me l'avait dit, et j'ai l'impression que c'est grâce à mon entêtement que j'y suis arrivé. C'est qu'on n'a pas envie de passer pour plus bête qu'un autre ! J'ai entendu dire de nombreuses fois que seuls peuvent résister ceux qui sont capables de faire montre d'une certaine assurance tout en sachant également ne pas se prendre au sérieux. « Quand on a été employé chez Toyota, on peut travailler partout ailleurs », répète-t-on ici. Quand arrive 16 h 30, la fin du travail normal, le gars s'éclipse en silence : j'ai l'impression qu'il va donner son compte.

Il est 18 heures quand je rentre. On m'a dit qu'à partir de maintenant jusqu'à mon départ l'ordinateur n'a compté pour mon salaire qu'une heure et demie supplémentaire par jour. J'aime mieux ça, mais, vu que le chef d'équipe est allé voir Ota à l'hôpital et que le contremaître a pris la place d'Ogi, qui est parti à 5 heures, il n'y a plus aucun remplaçant et mon poste est vacant. En quittant la chaîne, le contremaître me dit : « T'en fais pas, on se débrouillera bien quand même ! » Dans la journée, la chaîne s'est arrêtée trente minutes environ à cause d'une panne de machine et du nouvel arrivant. Je me demande jusqu'à quelle heure on va faire travailler ceux qui restent.

Le soir, je vais rendre visite à Ota qui est hospitalisé depuis le 4 février, jour de la séance récréative à laquelle il est allé. Il était dans une chambre du premier étage d'un hôpital tout neuf qui s'est construit en face du foyer. Ils étaient à six ou sept dans la chambre, serrés comme des sardines. Le visage bien amaigri, il était assis sur son lit et portait un pyjama neuf à rayures bleues qu'il avait dû acheter en vitesse avant d'entrer à l'hôpital. Aussitôt qu'il m'a vu entrer, il a eu l'air surpris et heureux de ma visite.

Comme on est fatigué, on boit un petit coup, puis un deuxième, puis un troisième... » Avant, il était toujours en forme et il savait plaisanter. Quelquefois le matin, alors que je me pressais pour arriver à l'heure à l'usine, je le voyais me dépasser en courant et cavaler comme ça jusqu'à l'atelier.

Mais là il n'était plus le même, il n'arrêtait pas de se plaindre : « Toyota, c'est pire que dans les petites boîtes, mais pour qui ils nous prennent ? » Dans sa chambre, les ouvriers de Toyota étaient nombreux. Il m'a dit à voix basse qu'il était venu ici car à l'hôpital Toyota, ils s'arrangent pour renvoyer les manuels au boulot, sans hospitalisation.

Il avait envoyé sa paye chez lui et n'avait plus d'argent. Les frais d'hospitalisation (60 yens par jour) s'accumulaient et il n'arrêtait pas de me répéter, un peu comme une obsession (jusqu'à en devenir assommant), de demander à Miura de lui apporter son salaire dès le 20, jour de paye.

D'après Miura, il a deux petites filles qui attendent son retour à Tokushima. Lui que d'habitude était un bon ouvrier consciencieux, franc et persévérant, une fois là allongé sur son lit, il ne faisait plus que gémir, pensant à son village natal et à l'argent qu'il ne pourrait plus envoyer à sa famille.

Je lui ai dit que sa maladie n'était pas due à l'alcool mais àla fatigue, comme il le reconnaissait d'ailleurs lui-même. Il avait peur d'être licencié : je lui ai dit qu'il n'avait pas à s'en faire pour ça, et que, même si on lui donnait son compte, il toucherait au minimum une indemnité de licenciement égale à un mois de salaire et qu'avec la maladie qu'il avait il pourrait rentrer chez lui, l'assurance continuant de fonctionner.

Il m'a dit alors quelque chose qui m'a ému : « Si j'étais venu tout seul travailler chez Toyota, j'aurais déjà abandonné depuis longtemps, mais je suis venu avec Miura, alors je ne veux pas le laisser tomber. » Je me rappelle maintenant que Kudô me disait en décembre qu'il donnerait bien son compte, mais qu'à cause de moi il voulait continuer. Avec un travail aussi pénible, la solidarité, le soutien mutuel, le refus de rentrer tout seul au pays existent bien entre nous.

Si la main-d'œuvre titulaire, elle, est utilisée jusqu'à la corde, les saisonniers,, eux, c'est encore pire, ils ne sont que des objets de consommation courante. Même s'ils ne sont pas assez nombreux, du moment que la chaîne peut tourner grâce à eux, fût-ce pendant un bref laps de temps, c'est tout ce qu'on leur demande. Ce qui est arrivé à Kudô et à Ota montre bien la façon dont sont utilisés les « temporaires ».

Sur le point de nous séparer, quand je lui ai dit que je partais et que je ne reviendrais probablement plus, il s'est approché de moi avec une expression désespérée pour me demander d'aller dans les w.-c. avec lui et là, à l'abri du regard des infirmières, de lui passer une ou deux cigarettes.

« J'ai dû arrêter tout d'un coup et j'ai une de ces envie de fumer, mais c'est qu'on m'en empêche ! » Je lui ai passé deux cigarettes dans les lavabos. Une seulement, me disait-il, mais je lui en ai passé deux quand même. En les prenant, des larmes coulaient sur ses joues. J'ai descendu l'escalier, je me suis retourné et je l'ai vu debout, en pyjama, dans le couloir sombre.


Mardi 13 février. – Deux apprentis sont arrivés. L'un a le numéro 8 534 463. Ça fait donc 583 numéros après l'apprenti qui est entré en octobre et qui avait travaillé chez Nissan. En faisant le compte des temporaires et des apprentis qui sont arrivés après moi, on arrive à 2 000 environ, mais sur ces 2 000 je me demande s'il en reste la moitié.

Aujourd'hui comme hier, la chaîne s'est arrêtée de nombreuses fois. Il y a plusieurs raisons à cela : certaines machines marchaient mal, il y avait un temporaire à ma place et un apprenti en bout de chaîne, et de plus la fatigue de samedi se faisait encore sentir. Si la chaîne s'arrête, la fin du travail est retardée d'autant. Sugiura et Shimoyama étaient énervés, et ce dernier a cessé le travail à l'heure normale. Mon remplaçant est parti en même temps en disant qu'il n'en pouvait plus. Ogi, le jeune arpète, est rentré à 5 heures et moi à 6 heures : le contremaître, le chef et le sous-chef d'équipe ont pris place dans la chaîne, mais ça ne suffisait pas encore. À peine rodés, les nouveaux arrivants ont donc dû accomplir un travail d'ouvrier qualifié, ce qui n'est pas commode.

Dans l'hebdomadaire Toyota, il y a un article sur la manière dont sont traitées les revendications qui parviennent au syndicat. De septembre à décembre, vingt-cinq ont été formulées. Avec des conditions de travail pareilles, qu'il n'y en ait eu que vingt-cinq, ça symbolise bien le peu de place tenue par le syndicat au milieu des travailleurs. Quelles étaient ces revendications ? Huit à propos des repas servis à la cantine, sept au sujet des problèmes d'atelier, cinq au sujet des logements de l'entreprise, deux au sujet des foyers et deux au sujet des parkings pour les voitures. Répartition par usines : sept à l'usine principale, six à l'usine de Motomachi, autrement dit les usines les plus anciennes d'abord.


Mercredi 14 février. – Abandon de mon remplaçant.

Enfin, demain, c'est la fin de mon contrat ! Mon remplaçant n'est pas venu aujourd'hui. Il ne viendra sans doute pas demain non plus. Murayama également n'est pas venu travailler. Quand à Yoshizaki, il est parti recruter des militaires. Pour s'approcher le plus possible de la production prévue (430 boîtes), la chaîne, sans aucune panne, tournait à une vitesse démente et ce, jusqu'à 6 heures, l'heure où je suis parti. Le travail consistait donc seulement à ne pas arrêter la chaîne.

Hagiwara, le copain qui se trouve en face de moi, a demandé au contremaître qui s'approchait :

« C'est jusqu'à quelle heure aujourd'hui ?

– Jusqu'à 8 heures, répondit-il en plaisantant. Mais figure-toi que moi aussi j'ai envie de rentrer au plus vite ! »

Quand il s'est éloigné, Hagiwara m'a demandé : « Demain est-ce qu'on pourra rentrer à l'heure normale ? » La fin du travail est normalement à 16 h 30, et lui, tout en travaillant, il se fait du souci pour les heures supplémentaires du lendemain. Au poste de contrôle, le chef d'équipe était tout seul : il faisait littéralement voler les boîtes. Hier, un gars était tout seul à tenir ce poste et les pièces s'accumulaient sans qu'il puisse y arriver. Le directeur de la fabrication est passé juste à ce moment-là et il s'est foutu en boule. Le gars a été enlevé de ce poste-là et c'est le chef d'équipe qui le remplace. La production passe avant la qualité.


Jeudi 15 février. – Un au-revoir aux copains de travaux forcés. Je me réveille vers 5 heures du matin. Quelqu'un jette des boîtes de conserves dans le vide-ordures et le bruit résonne clairement jusqu'à moi. À 6 h 45, une sonnerie retentit dans les haut-parleurs. Puis, venant du parking qui se trouve sous les fenêtres, monte le bruit des moteurs qu'on fait tourner pour les réchauffer. À quoi s'ajoute le bruit de la vapeur qui circule dans les canalisations de chauffage : c'est un vrai tintamarre !

Quelques rayons de lumière passent à travers les rideaux noirs : il fait beau. Cette nuit, je n'ai pu m'endormir que vers 1 heure du matin : je me demandais avec anxiété si j'allais pouvoir tenir jusqu'au bout.

À la fin de la réunion du matin, le contremaître m'invite d'un geste de la main à venir au milieu du cercle à côté de lui et il me salue en disant : « Merci, voilà un ouvrier qui a bien travaillé et qui a su durer. »

À la pause de midi, alors que j'étais en route vers la cantine, un titulaire m'a rejoint pour me dire :

« Alors, ça y est, c'est la fin ?

– Hé oui ! La tête haute, je sors de cette prison !

Nous, on est condamnés aux travaux forcés à perpète ! »

Après le repas, on s'assoit sur un banc dans le vestiaire et un gars qui n'a jamais eu tellement l'occasion de parler se met à dire :

« Il ne te reste plus que trois heures et demie, ça alors, ça doit être bon ! Mais pour moi, j'y suis pour la vie, et toute la question est de savoir si j'aurai droit ou pas à la casquette blanche (chef d'atelier) ! »

Un autre copain :

« Hé ! y' faut pas trop te laisser aller : je connais l'histoire d'un gars, un temporaire, qui le soir où il avait terminé après avoir un peu bu, en se promenant à pied avec une fille, s'est fait renverser par une voiture et il est mort comme ça. »

Un autre gars continue en soupirant, gravement : C'est le mieux qui pouvait lui arriver : plutôt que de mourir à la tâche en se plaignant que c'est pénible, vaut mieux crever avec un sentiment de libération après avoir dit ouf, c'est fini ! »

Finalement la dernière heure de travail approche. Shimoyama, qui se trouve deux postes avant moi, réussit à voler un petit instant de liberté et vient me taquiner.

« Tu vas crever ! Une pièce va te tomber sur la tête, fais gaffe ! Encore une demi-heure, un peu de courage, tu vas pouvoir retrouver le monde libre ! »

Trois ou quatre minutes avant 16 h 30 le contremaître arrive pour me remplacer. Il me sourit en disant : « Allez, va te changer, c'est bon ! » Serait-ce fini ? Ça me fait une impression bizarre de terminer en passant ma place à quelqu'un d'autre. Je fais le tour de la chaîne pour dire au revoir à chacun des gars. Shimoyama m'a tendu la main. Takéda m'a remercié chaleureusement avec un beau sourire. Un gars m'a dit : « Si tu reviens, fais-toi embaucher chez un sous-traitant, ce sera encore mieux qu'ici. »

Il était impossible de bavarder, le travail ne permettant aucun répit. Le chef d'équipe et un sous-directeur, rencontré une fois dans un bureau, m'ont regardé comme quelqu'un avec qui on n'a plus rien à faire.

Je passe au bureau du personnel pour chercher ma paye et différents papiers pour l'assurance chômage et autres. Pour douze jours de travail, y compris les heures supplémentaires, le travail de nuit et différentes primes, dont celle de départ, 13 000 yens. En me donnant l'enveloppe, l'employé me dit : « Ça a dû être dur, non ? » Il connaît bien notre situation, le gars. Je demande :

« Il y en a d'autres qui terminent aujourd'hui ?

– Non, tu es le seul.

– Il y en a d'autres avant ?

– Il y en a eu un en décembre. »

Deux gars seulement ont donc terminé leur contrat à l'usine principale. Yamamoto, qui est retourné à Kurumé à la fin de l'année, et moi. Deux seulement ! Ça me laisse pantois. Mon salaire en poche, je déambule doucement dans l'usine.

Ce temps de travail si pénible, j'en suis donc venu à bout malgré tout ? Je me sens libéré, ou plutôt fatigué et abattu. En faisant le chemin à pied jusqu'au foyer, je me dis que je n'aurai plus à le refaire. Je ressens une sourde douleur au poignet droit, mes doigts sont raidis, j'ai une écharde d'acier piquée dans la paume de la main. J'ai mal dans le dos et des douleurs d'estomac. Voilà ce qui reste marqué en moi.

Quand je suis arrivé à ma chambre, Hamada était encore en train de dormir. Il s'est réveillé. Je lui ai fait voir mon bulletin de paye et lui ai expliqué la façon de le lire. Il regardait ça avec une grande attention. Il a dit : « Moi aussi, il faudra que je prenne sur moi pour aller jusqu'au bout du contrat. » Je suis allé rendre ma clé et mes affaires de couchage au bureau du foyer. Le type du bureau m'a simplement jeté un coup d'œil, mais pas un merci ni quoi que ce soit. On me considère donc simplement comme une marchandise !

Mon voisin Miyamoto a revendu sa vieille voiture et s'est acheté un micro-bus, le plus petit qui soit. Il m'a conduit avec cette voiture neuve jusqu'à la gare la plus proche. J'ai jeté un coup d'œil dans une librairie qui vend des livres usagés et je suis monté dans le bus pour Nagoya. Une fois assis sur mon siège, la fatigue, le froid et le sommeil m'ont assailli.



 

Notes

1 L'Obon est une fête bouddhiste de prières pour les morts qui a lieu vers le mois d'août. La berceuse raconte l'histoire d'une « bonne », partie travailler dans une famille riche et qui s'occupe des enfants. Elle aspire après l'Obon, car elle pourra rentrer au village natal pour quelques jours.

2 Soit 0,6 hectare, ce qui au Japon est une assez grosse exploitation.

3 « La joie première », la grande joie. Au Japon, les parents sont libres de donner pour prénom à leurs enfants un nom qu'ils ont eux-mêmes créé en associant deux caractères. Les garçons ont droit en général à des noms virils et les filles à des noms plus poétiques.

 

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