1907

Rosa Luxemburg enseigne l'économie politique à l'école centrale du parti social-démocrate allemand...
Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


Introduction à l'économie politique

Rosa Luxemburg

LA PRODUCTION MARCHANDE

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Une fois l'économie marchande devenue la forme dominante de la production en Europe, au moins dans les villes, au XVIII° siècle, les savants commencèrent à se demander sur quoi cette économie reposait. L'échange ne se fait que par l'intermédiaire de l'argent et la valeur de chaque marchandise dans l'échange s'exprime en argent. Que peut bien signifier cette expression de la valeur en argent et sur quoi repose la valeur de chaque marchandise dans le commerce ? Telles sont les premières questions qu'a étudiées l'économie politique. Dans la deuxième moitié du XVIII° siècle et au début du XIX°, les Anglais Adam Smith et David Ricardo firent cette grande découverte que la valeur d'une marchandise est le travail humain accumulé en elle, que dans l'échange des marchandises des quantités égales de travail différent s'échangent entre elles. L'argent n'est que l'intermédiaire et ne fait qu'exprimer la quantité de travail accumulée dans chaque marchandise. Il est étonnant qu'on puisse parler d'une grande découverte, car on pourrait croire qu'il n'y a rien de plus clair et qui aille plus de soi que de dire que l'échange des marchandises repose sur le travail accumulé en elles. L'habitude générale  [1] et exclusive prise d'exprimer la valeur des marchandises en or avait masqué cet état naturel. Quand le cordonnier et le boulanger échangent leurs produits, on conçoit clairement que l'échange se produit parce que, malgré leur usage différent, chacun des produits a coûté du travail, que l'un a la même valeur que l'autre dans la mesure où ils ont exigé le même temps. Si je dis, une paire de souliers coûte 10 marks, cette expression est d'abord tout à fait mystérieuse. Qu'ont de commun une paire de chaussures et 10 marks, en quoi sont-ils identiques et peuvent-ils s'échanger ? Comment peut-on même comparer entre elles des choses si différentes ? Comment peut-on prendre en échange d'un produit utile comme des chaussures un objet aussi inutile et dénué de sens que les petits disques d'or ou d'argent frappés d'un sceau ? Comment se fait-il enfin que ces petits disques de métal aient le pouvoir magique de s'échanger contre tout dans le monde ?

Les fondateurs de l'économie politique, les Smith, les Ricardo, n'ont pas réussi à répondre à toutes ces questions. Découvrir que dans la valeur d'échange de toute marchandise, dans l'argent aussi, il y a simplement du travail humain, et qu'ainsi la valeur de toute marchandise est d'autant plus grande que sa production a exigé plus de travail et inversement, ce n'est reconnaître que la moitié de la vérité. L'autre moitié de la vérité consiste à expliquer comment et pourquoi le travail humain prend la forme étrange de la valeur d'échange et la forme mystérieuse de l'argent. Les fondateurs anglais de l'économie politique ne se sont pas posé cette question; car ils considéraient le fait de créer des marchandises pour l'échange et pour de l'argent comme une propriété naturelle du travail humain. En d'autres termes, ils admettaient que l'homme doit produire de ses mains des marchandises pour le commerce tout aussi naturellement qu'il doit manger et boire, qu'il a des cheveux sur la tête et un nez au milieu de la figure. Ils y croyaient si fermement qu'Adam Smith se demande si les animaux ne commercent pas entre eux et il ne répond négativement que parce qu'on n'a pas observé de tels exemples chez les animaux. Il dit :

“ Elle (la division du travail) est la conséquence nécessaire, quoique lente et progressive, d'un certain penchant de la nature humaine... : le penchant à échanger, à s'aider réciproquement et à négocier une chose contre une autre. Ce n'est pas ici le lieu d'étudier si ce penchant est un de ces instincts inhérents à la nature humaine, dont on ne peut rendre compte ou, ce qui est plus probable, s'il est la conséquence nécessaire de la raison et du langage. Il est commun à tous les hommes et ne se retrouve chez aucune autre espèce animale qui semble ne connaître ni cette sorte de contrat ni aucune autre. ”  [2]

Cette conception naïve signifie que les fondateurs de l'économie politique étaient persuadés que l'ordre social capitaliste dans lequel tout est marchandise et tout n'est produit que pour le commerce, est le seul ordre social possible et éternel, qu'il durera aussi longtemps que le genre humain vivra sur terre.

Karl Marx qui, en tant que socialiste, ne tenait pas l'ordre capitaliste pour le seul ordre éternellement possible mais pour une forme sociale historique et passagère, a, le premier, établi des comparaisons entre la situation actuelle et celle des époques antérieures. Il en est ressorti que les hommes ont vécu et travaillé pendant des millénaires sans savoir grand-chose de l'argent et de l'échange. Ce n’est que dans la mesure où tout travail commun et planifié cessa dans la société et où la société se désagrégea en un amas informe et anarchique de producteurs libres et indépendants, sur le fondement de la propriété privée, que l'échange devint le seul moyen d'unir les individus atomisés et leurs activités en une économie sociale cohérente. Le plan économique commun précédant la production fut remplacé par l'argent, qui devint le seul lien social direct, parce qu'il est la seule réalité commune aux nombreux travaux privés, morceau de travail humain sans aucune utilité, produit dénué de sens et inapte à tout usage dans la vie privée. Cette invention dénuée de sens est donc une nécessité sans laquelle l'échange et, par conséquent, toute l'histoire de la civilisation depuis la dissolution du communisme primitif, serait impossible. Les théoriciens de l'économie politique bourgeoise considèrent l'argent comme une chose importante et indispensable, mais seulement du point de vue de la communauté purement extérieure des échanges. On ne peut en réalité dire cela de l'argent que dans le sens où on dit par exemple que l'humanité a inventé la religion par commodité. L'argent et la religion sont deux produits prodigieux de la civilisation humaine, ils ont leur racine dans des situations très précises et passagères et, de même qu'ils sont apparus un jour, ils deviendront un jour superflus. Les énormes dépenses annuelles pour la production d'or, comme les dépenses du culte, comme les dépenses consacrées aux prisons, au militarisme, à l'assistance publique, qui pèsent lourdement sur l'économie sociale et sont des frais nécessaires de cette forme d'économie, disparaîtront d'eux-mêmes avec la disparition de l'économie marchande.

L'économie marchande, dans son mécanisme interne, nous paraît un ordre économique merveilleusement harmonieux et reposant sur les plus hauts principes de la morale. Car, premièrement, la liberté individuelle complète y règne, chacun travaille à quoi il veut, comme il veut, autant qu'il veut, selon son bon plaisir; chacun est son propre maître et n'a à se soucier que de son propre avantage. Deuxièmement, les uns échangent leurs marchandises, c'est-à-dire le produit de leur travail, contre les produits des autres, le travail s'échange contre le travail, à quantités égales en moyenne. Il règne donc une égalité et une réciprocité totale des intérêts. Troisièmement, il n'y a, dans l'économie marchande, de marchandise que contre une marchandise, de produit du travail que contre un produit du travail. C'est la plus grande équité. Effectivement, les philosophes et les hommes politiques du XVIII° siècle qui luttaient pour le triomphe de la liberté économique, pour l'abolition des derniers vestiges des anciens rapports de domination, des règlements des corporations et du servage féodal, les hommes de la grande Révolution Française promettaient à l'humanité le paradis sur terre, le règne de la liberté, de l'égalité et de la fraternité.

D'importants socialistes étaient du même avis dans la première moitié du XIX° siècle. Lorsque l'économie politique scientifique fut fondée et que Smith et Ricardo eurent fait cette grande découverte que toute la valeur des marchandises repose sur le travail humain, quelques amis de la classe ouvrière s'imaginèrent qu'en opérant correctement l'échange des marchandises, l'égalité et la justice intégrales devaient régner dans la société. Car si on échange toujours du travail contre du travail en quantités égales, il est impossible que se produise une inégalité des richesses, sauf celle, bien méritée, entre le travailleur laborieux et le paresseux, et toute la richesse sociale doit appartenir nécessairement à ceux qui travaillent, à la classe ouvrière. Si nous voyons quand même [3] dans la société actuelle de grandes différences dans la situation des hommes, la richesse à côté de la misère (et la richesse justement chez ceux qui ne travaillent pas), la misère chez ceux dont le travail crée toutes les valeurs, il faut manifestement que cela provienne de quelque malhonnêteté dans l'échange, due au fait que l'argent intervient comme intermédiaire dans l'échange des produits du travail. L'argent masque le fait que la véritable origine de toutes les richesses est le travail; il provoque de continuelles oscillations des prix et donne la possibilité de prix arbitraires, d'escroqueries et d'accumulation de richesses aux dépens des autres. Supprimons donc l'argent ! Ce socialisme visant à la suppression de l'argent est apparu d'abord en Angleterre où, dès les années 20 et 30 du siècle dernier, de très talentueux auteurs, comme Thompson, Bray et d'autres, le défendaient; puis le hobereau conservateur pomméranien et brillant économiste Rodbertus réinventa cette sorte de socialisme en Prusse et, pour la troisième fois, Proudhon réinventa ce socialisme en France en 1849. On entreprit même des essais pratiques. Sous l'influence de Bray, on créa à Londres et dans d'autres villes anglaises des “ Bazars pour le juste échange du travail ” où les marchandises étaient apportées et échangées rigoureusement d'après le temps de travail contenu en elles, sans l'intermédiaire de l'argent. Proudhon a propose aussi à cet effet la fondation de sa “ banque populaire ”. Ces tentatives et la théorie elle-même firent bientôt faillite. En réalité, l'échange de marchandises sans argent est impensable et les variations de prix qu'on voulait supprimer sont le seul moyen d'indiquer aux producteurs de marchandises s'ils produisent trop ou trop peu d'une marchandise, s'ils emploient à leur production plus ou moins de travail qu'il ne faut, s'ils fabriquent les marchandises qu'il faut ou non. Si l'on supprime cet unique moyen de s'entendre entre producteurs de marchandises isolés dans une économie anarchique, ces derniers sont complètement perdus, ils ne sont pas seulement sourds-muets, mais aveugles. La production s'arrête et la tour de Babel capitaliste s'effondre. Les plans socialistes qui voulaient faire de la production marchande capitaliste une production socialiste par la seule suppression de l'argent, est donc une pure utopie.

Qu'en est-il donc en réalité de la liberté, de l'égalité et de la fraternité dans la production marchande ? Comment peut-il se former une inégalité des richesses dans cette production marchande, où chacun ne peut obtenir quoi que ce soit que contre un produit du travail et où des valeurs égales s'échangent contre des valeurs égales ? L'économie capitaliste se caractérise pourtant par l'inégalité criante dans la situation matérielle des hommes, par l'accumulation de richesses dans quelques mains et la misère croissante des masses. La question qui résulte logiquement de ce qui précède, est donc la suivante : Comment l'économie marchande et l'échange des marchandises à leur valeur rendent-ils le capitalisme possible ?


Notes

[1] Note marginale de R. L. Illusions de l'or : la chasse à l'or - découverte de l'Amérique, mercantilisme de Charles Quint, Alchimie (or).

[2] Adam Smith : “ Wealth of Nations ”.

[3] Note marginale de R. L. (au crayon) : Cf. John Bellers, Bernstein, Rev. Angl., p. 354.


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