1907

Rosa Luxemburg enseigne l'économie politique à l'école centrale du parti social-démocrate allemand...
Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


Introduction à l'économie politique

Rosa Luxemburg

V: LE TRAVAIL SALARIÉ

1

Toutes les marchandises s'échangent à leur valeur, c'est-à-dire d'après le travail socialement nécessaire contenu en elles. Si l'argent joue le rôle d'intermédiaire, cela ne change rien à ce fondement de l'échange : l'argent n'est que l'expression du travail social, et la quantité de valeur contenue dans chaque marchandise s'exprime par la quantité d'argent pour laquelle la marchandise est vendue. Sur la base de cette loi de la valeur, il règne une égalité complète entre les marchandises sur le marché. Il régnerait aussi une égalité complète entre les vendeurs de marchandises s'il n'y avait pas parmi les millions de marchandises différentes qui s'échangent sur le marché, une marchandise de nature tout à fait particulière : la force de travail. Cette marchandise est apportée sur le marché par ceux qui ne possèdent pas de moyens de production permettant de produire d'autres marchandises. Dans une société qui repose sur l'échange des marchandises, on n'obtient que par voie d'échange. Quiconque n'apporte pas de marchandises, n'a pas de moyen de subsistance. La marchandise est le seul titre donnant à un homme l'accès à une part du produit social, part qu'elle mesure en même temps. Tout homme obtient en marchandises de son choix une part correspondant à la quantité de travail socialement nécessaire qu'il a fourni sous forme de marchandise. Pour vivre, tout homme doit donc fournir et vendre une marchandise. La production et la vente de marchandises est devenue la condition de l'existence humaine. Pour produire n'importe quelle marchandise, il faut des moyens de travail, des outils, etc., des matières premières, un lieu de travail, un atelier avec les conditions nécessaires du travail, éclairage, etc., enfin une certaine quantité de nourriture pour vivre pendant la durée de la production et jusqu'à la vente de la marchandise. Seules quelques rares marchandises négligeables peuvent être produites sans moyens de production, par exemple les champignons ou les baies récoltés dans la forêt, les coquillages ramassés sur le rivage. Même là, il faut quelques moyens de production, des paniers par exemple, et en tout cas des vivres permettant de subsister pendant ce travail. La plupart des marchandises exigent des frais importants, parfois énormes, en moyens de production, dans toute société de production marchande développée. A celui qui n'a pas ces moyens de production, qui ne peut produire des marchandises, il ne reste plus qu'à s'apporter lui-même, c'est-à-dire sa propre force de travail, comme marchandise sur le marché.

Comme toute autre marchandise, la marchandise “ force de travail ” a sa valeur déterminée. La valeur de toute marchandise est déterminée par la quantité de travail nécessaire à sa production. Pour produire la marchandise “ force de travail ”, une quantité déterminée de travail est également nécessaire, le travail qui produit la nourriture, les vêtements, etc., pour le travailleur. La force de travail d'un homme vaut ce qu'il faut de travail pour le maintenir en état de travailler, pour entretenir sa force de travail. La valeur de la marchandise “ force de travail ” est donc représentée par la quantité de travail nécessaire à la production des moyens de subsistance pour le travailleur. En outre, comme pour toute autre marchandise, la valeur de la force de travail se traduit sur le marché par un prix, c'est-à-dire en argent. L'expression monétaire, c'est-à-dire le prix de la marchandise “ force de travail ”, s'appelle le salaire. Pour toute autre marchandise, le prix monte si la demande augmente plus vite que l'offre, et il baisse, si au contraire l'offre est plus grande que la demande. Il se passe la même chose en ce qui concerne la marchandise “ force de travail ” : quand la demande en travailleurs augmente, les salaires ont tendance à monter; si la demande diminue ou si le marché du travail est saturé de marchandise fraîche, les salaires ont une tendance à baisser. Comme pour toute autre marchandise, la valeur de la force de travail et, donc, son prix, augmentent si la quantité de travail nécessaire à sa production, en l'occurrence les moyens de subsistance, exigent plus de travail pour leur propre production. Inversement, toute économie de travail dans la fabrication des moyens de subsistance du travailleur entraîne une baisse de la valeur de la force de travail, ainsi que son prix, le salaire. “ Diminuez le coût de production des chapeaux ”, écrivait Ricardo en 1817, “ et leur prix descendra finalement à leur nouveau prix naturel, même si la demande se multiplie par deux, trois ou quatre. Diminuez les frais d'entretien des hommes en abaissant le prix naturel des vivres et des vêtements nécessaires pour vivre, et vous verrez que les salaires baisseront, même si la demande en travailleurs monte considérablement. ”

La marchandise “ force de travail ” ne se distingue en rien des autres marchandises sur le marché, si ce n'est qu'elle est inséparable de son vendeur, le travailleur, et qu'elle ne supporte pas d'attendre trop longtemps l'acheteur, Parce qu'elle périra avec son porteur, le travailleur, par manque de vivres, tandis que la plupart des marchandises peuvent attendre plus ou moins longtemps leur vente. La particularité de la marchandise “ force de travail ” ne se manifeste donc pas sur le marché où seule la valeur d'échange joue un rôle. Cette particularité réside dans la valeur d'usage de cette marchandise. Toute marchandise est achetée pour les avantages que son usage peut apporter. On achète des bottes pour se protéger les pieds, une tasse pour boire du thé. A quoi peut servir la force de travail qu'on achète ? Évidemment, à travailler. Nous ne sommes pas plus avancés. En tout temps, les hommes ont pu et ont dû travailler, depuis que l'humanité existe, et pourtant des millénaires se sont écoulés, où la force de travail était complètement inconnue en tant que marchandise. Imaginons que l'homme avec toute sa force de travail ne puisse produire de moyens de subsistance que pour lui-même, l'achat d'une telle force de travail, donc la force de travail comme marchandise, n'aurait aucun sens. Car si quelqu'un achète et paie la force de travail, puis la fait travailler avec ses propres moyens de production et s'il n'obtient comme résultat que de quoi entretenir le porteur de la marchandise achetée, le travailleur, cela voudrait dire que le travailleur, en vendant sa force de travail, obtient les moyens de production d'autrui et, avec eux, travaille pour lui-même. Ce serait une affaire aussi absurde du point de vue de l'échange des marchandises que si quelqu'un achetait des bottes pour en faire ensuite cadeau au cordonnier. Si la force de travail humain ne permettait pas d'autre usage, elle n'aurait aucun avantage pour l'acheteur et ne pourrait pas apparaître comme marchandise. Car seuls des produits apportant certains avantages peuvent figurer comme marchandises. Pour que la force de travail puisse être une marchandise, il ne suffit pas que l'homme puisse travailler quand on lui donne des moyens de production, il faut qu'il puisse travailler plus qu'il n'est nécessaire à son propre entretien. Il faut qu'il puisse travailler en plus pour l'acheteur de sa force de travail. Il faut que la marchandise “ force de travail ” puisse remplacer, par l'usage que l'on en fait, c'est-à-dire par le travail, son propre prix, le salaire, et fournir en outre du surtravail à l'acheteur. La force de travail a effectivement cette propriété. Mais qu'est-ce à dire ? Est-ce une propriété naturelle de l'homme ou du travailleur que de pouvoir fournir du surtravail ? Eh bien ! A l'époque où l'homme avait besoin d'un an pour confectionner une hache en pierre, de plusieurs mois pour fabriquer un arc, ou faisait un feu en frottant pendant des heures deux morceaux de bois l'un contre l'autre, l'entrepreneur le plus rusé et le plus dénué de scrupules n'aurait pu extorquer d'un homme le moindre surtravail. Un certain niveau de productivité du travail est nécessaire pour que l'homme puisse fournir un surtravail. Il faut que les outils, l'habileté, le savoir, la maîtrise des forces de la nature aient déjà atteint un niveau suffisant pour que la force d'un homme soit en état de produire les moyens de subsistance nécessaires non seulement à lui-même, mais éventuellement à d'autres. Ce perfectionnement des outils, ce savoir, cette maîtrise de la nature ne s'acquièrent qu'à travers l'expérience douloureuse et millénaire de la société humaine. La distance qui existe entre les premiers outils de pierre grossièrement taillés, la découverte du feu, et les actuelles machines à vapeur et à électricité, c'est toute l'évolution sociale de l'humanité, évolution qui n'a été possible qu'à l'intérieur de la société, par la vie en commun et la coopération entre les hommes. Cette productivité du travail qui confère à la force du travail de l'actuel travailleur salarié la propriété de fournir du surtravail n'est pas une particularité physiologiques innée de l'homme, c'est un phénomène social, le fruit d'une longue évolution. Le surtravail de la marchandise “ force de travail ” n'est qu'un autre nom de la productivité du travail social, qui permet au travail d'un homme d'en entretenir plusieurs.

La productivité du travail, surtout lorsque les conditions naturelles la favorisent, à un niveau primitif de civilisation, ne conduit pas toujours et partout à la vente de la force de travail et à son exploitation capitaliste. Voyons ces régions tropicales de l'Amérique centrale et du sud, qui ont été après la découverte de l'Amérique et jusqu'au début du XIX° siècle des colonies espagnoles, régions au climat chaud et au sol fertile où les bananes sont la principale nourriture des populations. “ Je doute, écrit Humboldt, qu'il existe ailleurs sur la terre une plante produisant une telle quantité de matière nutritive sur une si petite surface de terre. ” “ Un demi-hectare, planté de bananes de la grande espèce, calcule Humboldt, peut produire de la nourriture pour plus de 50 personnes, alors qu'en Europe, le même demi-hectare fournirait à peine 576 kg de farine en un an - quantité qui serait insuffisante pour nourrir deux personnes. ” Or la banane ne réclame que très peu de soins, il suffit de remuer une ou deux fois légèrement la terre autour des racines. “ Au pied des Cordillères, dans les vallées humides de Veracruz, Valladolid et Guadalajara, continue Humboldt, un homme qui n'y consacre que deux jours d'un travail facile par semaine, peut se procurer des vivres pour toute sa famille. ” Il est clair qu'en soi la productivité du travail permet ici une exploitation et un savant à l'âme authentiquement capitaliste, Malthus, s'écrie en pleurant, à la description de ce paradis terrestre : “ Quels énormes moyens pour la production de richesses infinies ! ” En d'autres termes : quelle mine d'or dans le travail de ces mangeurs de bananes, pour des entrepreneurs astucieux, s'ils pouvaient mettre ces paresseux au travail ! En réalité, les habitants de ces contrées bénies ne songeaient pas à trimer pour amasser de l'argent, ils surveillaient un peu les arbres de temps à autre, mangeaient leurs bananes de bon appétit et passaient leur temps libre au soleil à jouir de l'existence. Humboldt dit de façon très caractéristique :

“ Dans les colonies espagnoles, on entend souvent dire que les habitants de la zone tropicale ne sortiront pas de l'état d'apathie dans lequel ils demeurent depuis des siècles, tant que les bananiers n'auront pas été arrachés sur ordre du roi. ”

Cette “ apathie ”, du point de vue capitaliste européen, est précisément l'état d'esprit des peuples qui vivent encore dans le communisme primitif où le but du travail humain est la satisfaction des besoins naturels de l'homme, et non l'accumulation de richesses. Tant que ces rapports prédominent, on ne peut songer à l'exploitation des hommes par d'autres hommes, aussi grande que soit la productivité du travail, ni à l'utilisation de la force de travail humain pour la production de surtravail.

L'entrepreneur moderne n'a pas découvert le premier cette propriété de la force de travail. Dès les temps anciens, nous voyons l'exploitation du surtravail par ceux qui ne travaillent pas. L'esclavage dans l'Antiquité, le servage au Moyen Âge reposent tous deux sur le niveau déjà atteint de la productivité, sur la capacité du travail humain à entretenir plus d'un homme. Tous deux sont l'expression différente de la manière dont une classe de la société tire avantage de cette productivité en se faisant entretenir par l'autre classe. En ce sens, l'esclave antique et le serf médiéval sont les ancêtres directs de l'actuel ouvrier salarié. Ni dans l'Antiquité ni au Moyen Âge, la force de travail n'est devenue une marchandise, malgré sa productivité et malgré son exploitation. Ce qu'il y a de particulier dans les rapports actuels du travailleur salarié avec l'entrepreneur, ce qui les distingue de l'esclavage comme du servage, c'est la liberté personnelle du travailleur. La vente de la force de travail est une affaire privée de l'homme, elle est volontaire et repose sur la liberté individuelle totale. Elle a pour condition que le travailleur ne possède pas de moyens de production. S'il en avait, il produirait lui-même des marchandises et ne vendrait pas sa force de travail. La séparation de la force de travail et des moyens de production est ce qui, à côté de la liberté personnelle, fait de la force de travail une marchandise. Dans l'économie esclavagiste, la force de travail n'est pas séparée des moyens de production, elle constitue elle-même un moyen de production et appartient en propriété privée au maître, au même titre que les outils, les matières premières, etc. L'esclave n'est qu'une partie de la masse indistincte des moyens de production pour le propriétaire d'esclaves. Dans le servage, la force de travail est liée au moyen de production, la glèbe, elle n'est qu'un accessoire du moyen de production. Les corvées et les redevances ne sont pas fournies par des personnes, mais par la terre; si la terre passe en d'autres mains de travailleurs par héritage ou autrement, il en est de même des redevances.

Maintenant, le travailleur est personnellement libre, il n'est pas la propriété de quelqu'un, il n'est pas non plus enchaîné au moyen de production. Les moyens de production sont entre certaines mains, la force de travail en d'autres mains, et les deux propriétaires se font face en acheteurs et en vendeurs libres et autonomes, le capitaliste en acheteur, le travailleur en vendeur de la force de travail. La liberté personnelle et la séparation entre la force de travail et les moyens de production ne conduisent pas toujours au travail salarié, à la vente de la force de travail, même quand la productivité du travail est élevée. Nous en avons vu un exemple dans la Rome antique, après que la masse des petits paysans libres ait été chassée de ses terres par la formation de grands domaines nobles exploitant des esclaves. Ils restèrent personnellement des hommes libres, mais, ne possédant plus de terres, donc de moyens de production, ils affluèrent à Rome en prolétaires libres. Cependant, ils ne pouvaient y vendre leur force de travail, car ils n'auraient pas trouvé d'acheteurs; les riches propriétaires et les capitalistes n'avaient pas besoin d'acheter de la force de travail libre, parce qu'ils se faisaient entretenir par leurs esclaves. Le travail des esclaves suffisait alors pleinement à satisfaire les besoins des grands propriétaires qui se faisaient fabriquer toutes les choses possibles par eux. Or ils ne pouvaient utiliser plus de force de travail que ce qu'il fallait pour leur propre vie et pour leur luxe, car le but de la production par les esclaves était la consommation et non la vente de marchandises. Il était interdit aux prolétaires romains de vivre de leur travail, il ne leur restait qu'à vivre de la mendicité, de la mendicité d'État, de la distribution périodique de vivres. Au lieu du travail salarié, on eut dans la Rome antique l'entretien des hommes libres et sans biens aux frais de l'État. Ce qui fait dire à l'économiste français Sismondi :

“ Dans la Rome antique. la société entretenait ses prolétaires, aujourd'hui les prolétaires entretiennent la société. ”

Si aujourd'hui le travail des prolétaires pour leur propre entretien et pour celui d'autres personnes, si la vente de leur force de travail est possible, c'est parce que le travail libre est la seule et unique forme de la production et parce qu'en tant que production marchande, elle n'a pas pour but la consommation directe, mais la vente. Le propriétaire d'esclaves achetait des esclaves pour sa commodité et pour son luxe, le seigneur féodal extorquait des corvées et des redevances aux serfs dans le même but : pour vivre largement avec sa parenté. L'entrepreneur moderne ne fait pas produire aux travailleurs des vivres, des vêtements, des objets de luxe pour sa consommation, il leur fait produire des marchandises pour les vendre et en retirer de l'argent. Ce qui fait de lui un capitaliste et du travailleur un salarié.

La vente de la force de travail comme marchandise implique toute une série de relations historiques et sociales déterminées. L'apparition de la marchandise “ force de travail ” sur le marché indique :

  1. que le travailleur est personnellement libre;

  2. qu'il est séparé des moyens de production et que ceux-ci sont rassemblés entre les mains de ceux qui ne travaillent pas;

  3. que la productivité du travail a un niveau élevé, c'est-à-dire qu'il est possible de fournir un surtravail;

  4. que l'économie marchande est dominante, c'est-à-dire que la création de surtravail sous la forme de marchandises à vendre est le but de l'achat de la force de travail.

Du point de vue du marché, l'achat et la vente de la marchandise force de travail est une affaire tout à fait ordinaire, comme il s'en fait des milliers à chaque instant, comme l'achat de bottes ou d'oignons. La valeur de la marchandise et ses variations, son prix et ses oscillations, l'égalité et l'indépendance de l'acheteur et du vendeur sur le marché, le caractère libre de l'affaire - tout cela est exactement identique à toute autre opération d'achat. Cependant, la valeur d'usage particulière de cette marchandise, les rapports particuliers que cette valeur d'usage crée, font de cette opération quotidienne de l'univers marchand un rapport social particulier. Voyons ce qui va en sortir.

L'entrepreneur achète la force de travail et, comme tout acheteur, il paie sa valeur, c'est-à-dire les frais de production, en payant à l'ouvrier un prix en salaire qui couvre l'entretien de l'ouvrier. La force de travail achetée est en mesure, avec les moyens de production utilisés en moyenne dans la société, de produire plus que les simples faits d'entretien. C'est déjà une condition de toute l'opération qui, sinon, n'aurait pas de sens; en cela réside la valeur d'usage de la marchandise “ force de travail ”. Étant donné que la valeur de l'entretien de la force de travail est déterminée, comme pour toute autre marchandise, par la quantité de travail nécessaire à sa production, nous pouvons admettre que la nourriture, les vêtements, etc., permettant de maintenir quotidiennement en état de travailler le travailleur, demandent, disons par exemple : six heures de travail. Le prix de la marchandise “ force de travail ”, c'est-à-dire le salaire, doit représenter en argent six heures de travail. L'ouvrier ne travaille pas six heures pour son patron, il travaille plus longtemps, disons par exemple onze heures. Dans ces onze heures, il a en six heures restitué au patron le salaire reçu, puis il y rajouté encore cinq heures de travail gratuit, il en a fait cadeau au patron. La journée de travail de tout ouvrier se compose de deux parties : une partie payée, où l'ouvrier ne fait que restituer la valeur de son entretien, où il travaille pour ainsi dire pour lui-même, et une partie non payée, où il fait du travail gratuit ou du surtravail pour le capitaliste.

La situation était semblable pour les formes antérieures d'exploitation sociale. A l'époque du servage, le travail du serf pour lui-même et son travail pour le seigneur étaient même distincts dans le temps et l'espace. Le paysan savait exactement quand et en quelle quantité il travaillait pour lui et quand et en quelle quantité il travaillait pour l'entretien de son seigneur noble ou religieux. Il travaillait d'abord quelques jours sur son propre champ, puis quelques jours sur les terres seigneuriales. Ou bien il travaillait le matin sur son champ et l'après-midi sur celui du seigneur, ou bien encore quelques semaines sur le sien et ensuite quelques semaines sur le champ seigneurial. Dans un village de l'Abbaye Maurusmünster en Alsace, vers le milieu du XII° siècle, les corvées étaient par exemple fixées comme suit : du milieu d'avril au milieu de mai, chaque famille paysanne fournissait un homme trois jours pleins par semaine, de mai à la Saint Jean un après-midi par semaine, de la Saint Jean aux fenaisons, deux jours par semaine, à l'époque de la moisson, trois après-midi par semaine et, de la Saint Martin à Noël, trois jours pleins par semaine. A la fin du Moyen Âge, avec les progrès du servage, les corvées augmentèrent tant, il est vrai, que presque tous les jours de la semaine et toutes les semaines de l'année y passaient et que le paysan n'avait presque plus le temps pour cultiver son propre champ. Même alors, il savait qu'il ne travaillait pas seulement pour lui, mais pour d'autres. Le paysan le plus borné ne pouvait se faire d'illusion.

Dans le travail salarié moderne, la situation est tout autre. L'ouvrier ne produit pas pendant la première partie de sa journée de travail les objets dont il a besoin : nourriture, vêtements, etc., et ensuite d'autres choses pour le patron. L'ouvrier d'usine produit toute la journée le même objet, un objet dont il n'a besoin lui-même que pour une très petite part ou même pas du tout : des ressorts d'acier ou des courroies de caoutchouc ou du tissu de soie ou des tuyaux de fonte. Dans leur masse indistincte, les ressorts d'acier ou les courroies ou le tissu qu'il produit au cours de la journée se ressemblent tous, on n'y remarque pas la moindre différence, qu'une partie d'entre eux représente du travail payé et une autre du travail non payé, qu'une partie soit pour l'ouvrier et une autre pour le patron. Au contraire, le produit auquel travaille l'ouvrier n'a pour lui aucune utilité et pas la moindre parcelle ne lui appartient; tout ce que l'ouvrier produit appartient à l'entrepreneur. Voilà une grande différence extérieure entre le travail salarié et le servage. Le serf avait peu de temps pour travailler sur son propre champ et le travail qu'il faisait pour lui lui appartenait. Dans le cas du travailleur salarié moderne, tout le produit appartient au patron et son travail à l'usine a l'air de ne rien avoir de commun avec son entretien. Il a reçu son salaire et peut en faire ce qu'il veut. En échange, il doit faire le travail que lui indique le patron et tout ce qu'il produit appartient au patron. La différence, invisible au travailleur, apparaît dans les comptes du patron, quand il calcule ce que lui rapporte la production de ses ouvriers. Pour le capitaliste, c'est la différence entre la somme d'argent qu'il encaisse après la vente du produit et ses dépenses, tant pour les moyens de production que pour les salaires de ses ouvriers. Ce qui lui reste comme profit, c'est justement la valeur créée par le travail non payé, c'est-à-dire la plus-value créée par les ouvriers. Tout travailleur produit d'abord son propre salaire, puis la plus-value dont il fait cadeau au capitaliste, même s'il ne produit que des courroies de caoutchouc, des étoffes de soie ou des tuyaux de plomb. S'il a tissé 11 mètres de soie en 11 heures, 6 mètres de cette étoffe contiennent la valeur de son salaire et 5 sont la plus-value pour le patron.

La différence entre le salariat et le servage ou l'esclavage a d'autres conséquences importantes. L'esclave ou le serf fournissaient leur travail pour les besoins privés, la consommation du seigneur. Ils produisaient pour lui des vivres, des vêtements, des meubles, des objets de luxe, etc. C'était la norme avant que l'esclavage et le servage dégénèrent et déclinent sous l'influence du commerce. Les capacités de consommation de l'homme, même le luxe de la vie privée, ont leurs limites à chaque époque. Le propriétaire d'esclaves antique ou le noble du Moyen Âge ne pouvaient avoir plus que des greniers pleins, des étables pleines, de riches vêtements, une vie opulente pour eux-mêmes et leur entourage, des demeures richement meublées. On ne peut pas conserver en trop grandes réserves les objets d'usage quotidien, sinon ils se détériorent : le grain risque de moisir ou les souris et les rats risquent de le manger, les réserves de foin et de paille brûlent facilement, les vêtements s'abîment, etc., les produits laitiers, les fruits et les légumes se conservent difficilement. La consommation avait, même en cas de vie très opulente, ses limites naturelles dans l'économie de servage ou d'esclavage, et par là même, l'exploitation de l'esclave ou du serf avait ses limites. Il en est autrement pour l'entrepreneur qui achète la force de travail pour produire des marchandises. La plupart du temps, ce que le travailleur fabrique à l'usine n'est utile, ni à lui ni au patron. Ce dernier ne fait pas produire des vêtements ou de la nourriture pour lui, mais une marchandise dont il n'a pas besoin du tout lui-même. Il fait produire les étoffes de soie ou des tuyaux ou des cercueils pour s'en débarrasser le plus vite possible, pour les vendre. Il les fait produire pour en tirer de l'argent. Ses dépenses lui sont restituées, le surtravail lui est donné sous la forme monétaire. C'est dans ce but, pour faire de l'argent avec le travail impayé des travailleurs, qu'il fait toute l'affaire et achète la force de travail. Or nous savons que l'argent est le moyen de l'accumulation de richesses sans limites. Sous la forme monétaire, la richesse ne perd rien de sa valeur, même si elle est entreposée très longtemps. Au contraire, nous le verrons, la richesse entreposée sous forme monétaire semble même augmenter. Sous la forme monétaire, la richesse ne connaît aucune limite, elle peut augmenter à l'infini. Par suite, la soif de surtravail chez le capitaliste moderne n'a pas non plus de limites. Plus il tirera de travail non payé de ses travailleurs, mieux ce sera. Extorquer de la plus-value, et l'extorquer sans limites, tel est le but et le rôle de l'achat de force de travail.

La tendance naturelle du capitaliste à accroître la plus-value qu'il extorque aux travailleurs trouve avant tout deux voies simples qui s'offrent d'elles-mêmes, si l'on considère la façon dont est composée la journée de travail. La journée de travail de tout ouvrier salarié se compose normalement de deux parties : une partie où l'ouvrier restitue son propre salaire et une partie où il fournit du travail non payé, de la plus-value. Pour augmenter au maximum la seconde partie, l'entrepreneur peut procéder de deux façons : soit qu'il prolonge la journée de travail, soit qu'il réduise la première partie, la partie payée de la journée de travail, c'est-à-dire abaisse le salaire de l'ouvrier. Effectivement, le capitaliste a recours aux deux méthodes, d'où résulte une double tendance dans le système du salariat : une tendance à la prolongation de la journée de travail et une tendance à la réduction des salaires.

Quand le capitaliste achète la marchandise “ force de travail ”, il l'achète, comme toute autre marchandise, pour en tirer un avantage. Tout acheteur de marchandise cherche à tirer le plus d'usage possible de ses marchandises. Le plein usage et tous les avantages de la marchandise appartiennent à l'acheteur. Le capitaliste qui a acheté la force de travail a, du point de vue de l'achat de marchandise, le droit d'exiger que la marchandise achetée lui serve, aussi longtemps que possible. S'il a payé la force de travail pour une semaine, l'usage lui en appartient pendant une semaine et, de son point de vue d'acheteur, il a le droit de faire travailler l'ouvrier sept fois 24 heures s'il le peut. D'un autre côté, le travailleur, en tant que vendeur de marchandise, a un point de vue inverse. Certes, l'usage de la force de travail appartient au capitaliste, cependant cet usage trouve ses limites dans la force physique et intellectuelle de l'ouvrier. Un cheval peut travailler huit heures par jour sans être abîmé. Un homme doit, pour récupérer la force usée dans le travail, avoir un certain temps pour prendre de la nourriture, des vêtements, pour se reposer, etc. S'il ne l'a pas, sa force de travail non seulement s'use, mais se détruit. Un travail excessif l'affaiblit et raccourcit la vie du travailleur. Si, par un usage immodéré de la force de travail, le capitaliste raccourcit la vie du travailleur de deux semaines en une semaine, c'est comme s'il s'était approprié trois semaines pour le salaire d'une semaine. Toujours du point de vue du commerce de marchandises, cela signifie que le capitaliste vole l'ouvrier. En ce qui concerne la longueur de la journée de travail, le capitaliste et le travailleur défendent, sur le marché, deux points de vue opposés, et la longueur effective de la journée de travail ne peut se décider que comme une question de rapport de forces, par la lutte entre la classe capitaliste et la classe ouvrière  [1]. En soi, la journée de travail n'a aucune limite déterminée; nous trouvons, selon les époques et les lieux, des journées de travail de huit, dix, douze, quatorze, seize et dix-huit heures. La journée de travail est l'enjeu d'une lutte séculaire. Dans cette lutte, nous distinguons deux périodes importantes. La première commence dès la fin du Moyen Âge, au XIV° siècle, alors que le capitalisme fait ses premiers pas timides et commence à secouer les chaînes des corporations. A l'époque la plus florissante de l'artisanat, la durée normale du travail était habituellement d'environ dix heures, et les repas, le sommeil, le repos, les dimanches et les jours de fête étaient comptés largement et confortablement. Cela suffisait à l'ancien artisanat avec ses méthodes de travail assez lentes, mais non aux entreprises qui commençaient à prendre la forme de fabriques.

La première chose que les capitalistes arrachèrent aux gouvernements, ce furent des lois contraignantes pour prolonger la durée du travail. Du XIV° siècle jusqu'à la fin du XVII° siècle, nous voyons en Angleterre, comme en France et en Allemagne, des lois sur la journée de travail minimale, c'est-à-dire l'interdiction faite aux ouvriers et aux compagnons de travailler moins d'une durée déterminée, douze heures par jour le plus souvent. La lutte contre la paresse des travailleurs, voilà le grand cri depuis le Moyen Âge jusqu'au XVIII° siècle. Depuis que le pouvoir des anciennes corporations artisanales est brisé et qu'une masse prolétarienne sans aucun moyen de travail n'a que la vente de sa force de travail, depuis que d'autre part les grandes manufactures sont nées avec leur fébrile production de masse, un tournant s'opère. On se met à pressurer les travailleurs de tout âge et des deux sexes de façon si effrénée que des populations ouvrières sont en quelques années fauchées comme par la peste. En 1863, un député déclarait au parlement anglais :

“ L'industrie cotonnière a 90 ans... En trois générations de la race anglaise, elle a dévoré neuf générations d'ouvriers cotonniers. ”  [2]

Et un écrivain bourgeois anglais, John Wade, écrit dans son ouvrage sur L'histoire de la classe moyenne et de la classe ouvrière :

“ La cupidité des maîtres de fabriques leur fait commettre, dans la poursuite du gain, des cruautés que les Espagnols, lors de la conquête de l'Amérique, ont à peine surpassées dans leur poursuite de l'or. ”  [3]

En Angleterre, dans les années 1860, au XIX° Siècle, on employait dans certaines branches d'industrie, comme la fabrication de dentelles, des enfants de 9 à 10 ans depuis 2, 3 et 4 heures du matin jusqu'à 10, 11 et 12 heures du soir. On connaît la situation en Allemagne, telle qu'elle régnait il y a peu dans l'étamage des miroirs au mercure et dans la boulangerie ou telle qu'elle règne dans la confection, dans l'industrie à domicile. C'est l'industrie capitaliste moderne qui la première a inventé le travail de nuit. Dans toutes les sociétés antérieures, la nuit passait pour un temps réservé par la nature au repos de l'homme. L'entreprise capitaliste a découvert que la plus-value extorquée de nuit aux ouvriers ne se distingue en rien de celle qu'on extorque de jour et elle a instauré les équipes de jour et de nuit. De même, le dimanche, rigoureusement respecté par les corporations au Moyen Âge, est tombé victime de la soif capitaliste de plus-value et s'ajoute aux autres jours de travail. Des douzaines d'autres petites inventions ont permis d'allonger la journée de travail : la prise des repas pendant le travail, sans aucune pause, le nettoyage des machines après la fin du travail pendant le temps de repos, et non plus pendant le temps de travail normal, etc.

Cette pratique des capitalistes, qui s'est appliquée librement et sans frein dans les premières décennies, rendit bientôt nécessaire une nouvelle série de lois sur la journée de travail, cette fois-ci non plus pour la rallonger, mais pour la raccourcir. Ces premières prescriptions légales sur la durée maximale de la journée de travail ont été imposées, non pas tant sous la pression des travailleurs que par le simple instinct de conservation de la société capitaliste. Les premières décennies de la grande industrie ont eu des effets si dévastateurs sur la santé et les conditions de vie des travailleurs, ont provoqué une mortalité et une morbidité si effrayantes, de telles déformations physiques, un tel abandon moral, des épidémies, l'inaptitude au service militaire, que l'existence même de la société en paraissait profondément menacée  [4]. Il était clair que si l'État ne mettait pas un frein à la poussée naturelle du capital vers la plus-value, ce dernier transformerait à plus ou moins long terme des États entiers en vastes cimetières où l'on ne verrait plus que les ossements des travailleurs. Or, sans travailleurs, pas d'exploitation des travailleurs. Il fallait donc que, dans son propre intérêt, pour permettre l'exploitation future, le capital impose quelques limites à l'exploitation présente. Il fallait un peu épargner la force du peuple pour garantir la poursuite de son exploitation. Il fallait passer d'une économie de pillage non rentable à une exploitation rationnelle. De là sont nées les premières lois sur la journée de travail maximale, comme naissent d'ailleurs toutes les réformes sociales bourgeoises. Les lois sur la chasse en sont une réplique. De même que les lois fixent un temps prohibé pour le gibier noble, afin qu'il puisse se multiplier rationnellement et servir régulièrement à la chasse, de même les réformes sociales assurent un temps prohibé à la force de travail du prolétariat, pour qu'elle puisse servir rationnellement à l'exploitation capitaliste. Ou comme Marx le dit : la limitation du travail en usine était dictée par la même nécessité qui force l'agriculteur à mettre de l'engrais dans ses champs. La législation des fabriques voit le jour pas à pas, d'abord pour les enfants et les femmes, dans une lutte tenace de dizaines d'années contre la résistance des capitalistes individualistes. Puis la France a suivi, la Révolution de février 1848 proclama la journée de douze heures sous la pression du prolétariat parisien victorieux, et c'est la première loi générale sur la durée du travail de tous les travailleurs, même des adultes, dans toutes les branches d'industrie. Aux États-Unis, en 1861, dès la fin de la guerre civile qui abolit l'esclavage, un mouvement général des travailleurs commence pour la journée de huit heures et passe ensuite sur le continent européen. En Russie, les premières lois pour la protection des femmes et des enfants mineurs sont nées de l'agitation dans les usines du district de Moscou en 1882, et la journée de 11 heures et demie pour les hommes est née des premières grèves générales des 60 000 ouvriers du textile à Petersbourg en 1896 et 1897. L'Allemagne, avec ses lois protégeant seulement les femmes et les enfants, est maintenant à la traîne des autres grands États modernes.

Nous n'avons parlé que d'un aspect du travail salarié : la durée du travail, et nous voyons que le simple achat et la simple vente de la marchandise “ force de travail ” entraîne des phénomènes singuliers. Il faut ici dire avec Marx :

“ Notre travailleur, il faut l'avouer, sort de la serre chaude de la production autrement qu'il n'y est entré. Il s'était présenté sur le marché comme possesseur de la marchandise “ force de travail ”, vis-à-vis de possesseurs d'autres marchandises, marchand en face de marchand. Le contrat par lequel il vendait sa force de travail semblait résulter d'un accord entre deux volontés libres, celle du vendeur et celle de l'acheteur. L'affaire une fois conclue, il se découvre qu'il n'était point un agent libre; que le temps pour lequel il lui est permis de vendre sa force de travail est le temps pour lequel il est forcé de la vendre, et qu'en réalité le vampire qui le suce ne le lâche point tant qu'il lui reste un muscle, un nerf, une goutte de sang à exploiter. Pour se défendre contre les “ serpents de leurs tourments ”, il faut que les ouvriers ne fassent plus qu'une tête et qu'un cœur; que par un grand effort collectif, par une pression de classe, ils dressent une barrière infranchissable, un obstacle social qui leur interdise de se vendre au capital par contrat libre, eux et leur progéniture, jusqu'à l'esclavage et la mort. ” [5]

Par les lois sur la protection du travail, la société actuelle reconnaît officiellement pour la première fois que l'égalité et la liberté formelles qui sont le fondement de la production et de l'échange de marchandises, ont fait faillite, qu'elles se sont transformées en leurs contraires, dès lors que la force de travail se présente comme une marchandise.


Notes

[1] Note marginale de R. L. : Intérêts de la production capitaliste elle-même ?

[2] Karl Marx : “ Le Capital ”, Éditions Sociales, 1950, tome I, p. 262.

[3] Karl Marx : “ Le Capital ”, Éditions Sociales, 1950, tome I, p. 239.

[4] Depuis l'introduction de la conscription obligatoire, la taille moyenne des hommes adultes et, par suite, la taille légalement prescrite pour le recrutement ne cesse de diminuer. Avant la Grande Révolution, la taille minimum dans l'infanterie française était de 165 cm après la loi de 1818, elle était de 157 cm; depuis 1852, de 156 cm. Il y a en moyenne en France la moitié d'exemptés pour taille insuffisante ou autre infirmité. En Saxe, en 1780, la taille moyenne des soldats était de 178 cm; dans les années 1860, elle n'était plus que de 155 cm; en Prusse, elle était de 157 cm. En 1858, Berlin n'a pu fournir son contingent de remplacement, il manquait 156 hommes.

[5] Karl Marx : “ Le Capital ”, livre I, p. 836. Ibid.


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