1907

Rosa Luxemburg enseigne l'économie politique à l'école centrale du parti social-démocrate allemand...
Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


Introduction à l'économie politique

Rosa Luxemburg

V : LE TRAVAIL SALARIÉ

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La deuxième méthode du capitaliste pour augmenter la plus-value consiste à abaisser les salaires. Le salaire, pas plus que la journée de travail, n'a de limites déterminées. Quand nous parlons de salaire, il nous faut avant tout distinguer l'argent que le travailleur reçoit de l'entrepreneur et la quantité de moyens de subsistance qu'il a pour cet argent. Si nous savons que le travailleur reçoit un salaire de 2 marks par jour, c'est comme si nous ne savions rien. Car avec ces 2 marks, on peut acheter beaucoup moins en période de vie chère qu'en période de vie bon marché; dans un pays, la pièce de 2 marks implique un autre niveau de vie que dans un autre, cela varie même d'une contrée à l'autre dans un même pays. Le travailleur peut aussi recevoir plus d'argent qu'avant en salaire et ne pas vivre mieux, sinon vivre plus mal. Le salaire réel est la somme des moyens de subsistance que le travailleur obtient, tandis que le salaire en argent n'est que le salaire nominal. Si le salaire n'est que l'expression monétaire de la valeur de la force de travail, cette valeur est représentée par la quantité de travail employée à produire les moyens de subsistance nécessaires au travailleur.

Que sont les “ moyens de subsistance nécessaires ” ? Indépendamment des différences individuelles d'un travailleur à l'autre, qui ne jouent pas de rôle, les différences de niveau de vie de la classe ouvrière dans les différents pays et aux différentes époques montrent que c'est là une notion très variable et extensible. L'ouvrier anglais le mieux placé considère la consommation quotidienne de bifteck comme nécessaire à la vie, le coolie chinois vit d'une poignée de riz. Vu le caractère extensible de la notion de “ moyens de subsistance nécessaires ”, une lutte semblable à celle concernant la longueur de la journée de travail se déroule entre capitaliste et travailleurs au sujet de l'importance du salaire. Le capitaliste se place à son point de vue d'acheteur de marchandises en déclarant : il est certes tout à fait juste que je doive, comme tout acheteur honnête, payer la marchandise “ force de travail ” à sa valeur, mais quelle est la valeur de la force de travail ? Eh bien ! je donne à mon ouvrier autant qu'il lui faut pour vivre; ce qui est absolument nécessaire à l'entretien de la vie humaine est indiqué d'abord par la science, la physiologie, et ensuite par l'expérience universelle. Il va de soi que je donne exactement ce minimum; car si je donnais un sou de plus, je ne serais plus un acheteur honnête, mais un imbécile, un philanthrope qui fait de sa poche des cadeaux à celui dont il a acheté une marchandise; je ne fais pas non plus cadeau d'un sou à mon cordonnier ou à mon marchand de cigares et j'essaie d'acheter leur marchandise aussi bon marché que possible. De même, je cherche à acheter la force de travail aussi bon marché que possible et nous sommes parfaitement quittes si je donne à mon ouvrier le strict minimum pour vivre.

Le capitaliste a entièrement raison du point de vue de la production marchande. L'ouvrier n'a pas moins raison, quand il lui rétorque, en tant que vendeur de marchandise : je ne peux réclamer plus que la valeur effective de ma marchandise “ force de travail ”. J'exige justement que tu me paies la pleine valeur de ma marchandise. Je ne désire donc pas plus que les moyens de subsistance nécessaires. Quels sont-ils ? Tu dis que la physiologie et l'expérience y répondent en montrant le minimum dont un homme a besoin pour vivre. Tu entends donc par “ moyens de subsistance nécessaires ” la nécessité physiologique absolue. Cela est contre la loi de l'échange de marchandises. Car tu sais aussi bien que moi que ce qui détermine la valeur d'une marchandise sur le marché, c'est le travail socialement nécessaire a sa production. Si ton cordonnier t'apporte une paire de bottes et en réclame 20 marks parce qu'il y a travaillé quatre jours, tu lui diras : “ J'ai les mêmes bottes à l'usine pour 12 marks, car la paire y est fabriquée en un jour, avec des machines. Votre travail de quatre jours n'était pas nécessaire socialement - car il est déjà courant de produire des bottes mécaniquement -, même s'il était nécessaire pour vous qui n'avez pas de machines. Je n'y peux rien et ne vous paie que le travail socialement nécessaire, soit 12 marks. ” Tu procéderais ainsi pour l'achat de bottes, il faut donc que tu me paies les frais socialement nécessaires à l'entretien de ma force de travail, quand tu l'achètes. M'est socialement nécessaire pour vivre tout ce qui, dans notre pays et à notre époque, est considéré comme tel pour un homme de ma classe. En un mot, tu ne dois pas me donner le minimum physiologiquement nécessaire, ce qui me maintient tout juste en vie, comme à un animal, tu dois me donner le minimum socialement courant, qui m'assure mon niveau de vie habituel. Alors seulement, en acheteur honnête, tu as payé la valeur de la marchandise, sinon tu l'achètes en dessous de sa valeur. ”

Nous voyons que du point de vue purement marchand, l'ouvrier a au moins autant raison que le capitaliste. Ce n'est qu'à la longue qu'il impose ce point de vue; car il ne peut l'imposer... que comme classe sociale, c'est-à-dire comme collectivité, comme organisation. C'est avec la formation des syndicats et du parti ouvrier que le salarié commence à imposer la vente de sa force de travail à sa valeur, c'est-à-dire à imposer son niveau de vie comme une nécessité sociale. Avant l'apparition des syndicats dans tel pays et dans telle branche d'activité, ce qui y est déterminant pour les salaires c'est la tendance des capitalistes à abaisser la subsistance au minimum physiologique, pour ainsi dire animal, c'est-à-dire à payer constamment la force de travail au-dessous de sa valeur. Les temps où la coalition et les organisations ouvrières n'opposaient pas encore leur résistance à la domination effrénée du capital ont amené la même dégradation barbare de la classe ouvrière en ce qui concerne les salaires, qu'en ce qui concerne la durée du travail avant les lois sur les fabriques. C'est une croisade du capital contre toute trace de luxe, de confort, d'aisance, qui aurait pu rester au travailleur des temps de l'artisanat et de la paysannerie. C'est un effort pour réduire la consommation du travailleur à la simple absorption d'un minimum de nourriture, comme on nourrit le bétail, comme on huile une machine. Les ouvriers qui ont le plus bas niveau et le moins de besoins sont cités en exemple aux ouvriers trop “ gâtés ”. Cette croisade contre le niveau de vie des travailleurs a, comme le capitalisme lui-même, commencé en Angleterre. Un écrivain anglais du XVIII° siècle gémit :

“ Que l'on considère seulement la quantité ahurissante de choses superflues que consomment nos ouvriers de manufactures, eau-de-vie, gin, thé, sucre, fruits exotiques, bière forte, tissus imprimés, tabac à priser et à fumer, etc. ”

On citait alors les ouvriers français, hollandais, allemands aux ouvriers anglais comme modèles de sobriété. Un fabricant anglais pouvait écrire :

“ Le travail est un tiers meilleur marché en France qu'en Angleterre : car les pauvres (c'est ainsi qu'on appelait les ouvriers) français travaillent dur et sont parcimonieux en nourriture et en vêtements, ils consomment principalement du pain, des fruits, des herbes, des racines et du poisson séché; ils mangent rarement de la viande et très peu de pain, quand le blé est cher. ”

Vers le début du XIX° siècle, un Américain, le comte Rumford, a rédigé un livre de cuisine pour ouvriers avec des recettes pour rendre la nourriture moins chère. Voici une recette extraite de ce célèbre livre qui reçut un accueil enthousiaste de la bourgeoisie de plusieurs pays :

“ Cinq livres d'orge, cinq livres de maïs, 30 pfennigs de hareng, 10 pfennigs de sel, 10 pfennigs de vinaigre, 20 pfennigs de poivre et d'herbes - total : 2,08 marks - donnent une soupe pour 64 personnes, et le prix par tête peut encore être abaissé de 3 pfennigs, vu les prix moyens du grain. ”

Les travailleurs des mines d'Amérique du Sud ont sans doute le travail le plus dur du monde, car il consiste à remonter chaque jour sur leurs épaules une charge de 90 à 100 kg de minerai, d'une profondeur de 450 pieds jusqu'à la surface; or Justus Liebig raconte qu'ils ne vivent que de pain et de fèves. Ils préféreraient se nourrir seulement de pain, mais leurs maîtres ont découvert qu'ils travaillent moins dur avec du pain, alors ils les traitent comme des chevaux et les forcent à manger des fèves, car elles contribuent davantage que le pain à la formation des os. En France, la première révolte de la faim eut lieu dès 1831, ce fut la révolte des canuts de Lyon. C'est sous le Second Empire, lorsque le machinisme proprement dit fait son entrée en France, que le capital se livre aux plus grandes orgies dans l'abaissement des salaires. Les entrepreneurs désertèrent les villes pour la campagne où les bras sont moins chers. Ils poussèrent la chose si loin qu'il y eut des femmes travaillant pour un salaire journalier d'un sou, c'est-à-dire 4 pfennigs. Ces temps heureux ne durèrent pas longtemps, il est vrai; car de tels salaires ne permettaient même pas l'existence animale. En Allemagne, le capital a d'abord introduit des conditions semblables dans le textile ou les salaires abaissés en dessous même du minimum physiologique ont provoqué dans les années 1840 les révoltes de la faim des tisserands de Silésie et de Bohême. Aujourd'hui le minimum animal constitue la règle pour les salaires, partout où les syndicats n'exercent pas leur action sur le niveau de vie, chez les ouvriers agricoles en Allemagne, dans la confection, dans les différentes branches de l'industrie à domicile.


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