1907

Rosa Luxemburg enseigne l'économie politique à l'école centrale du parti social-démocrate allemand...
Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


Introduction à l'économie politique

Rosa Luxemburg

V : LE TRAVAIL SALARIÉ

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Nous ne pouvons nous représenter la loi capitaliste des salaires qui détermine les conditions matérielles d'existence de l'ouvrier qu'en récapitulant toutes les conséquences, ci-dessus exposées, du rapport salarial. Il faut distinguer le salaire absolu du salaire relatif. Le salaire absolu à son tour se présente sous une double forme : d'une part comme une somme d'argent, un salaire nominal, d'autre part comme la somme des moyens d'existence que le travailleur peut acquérir avec cet argent, comme salaire réel. Le salaire du travailleur en argent peut rester constant ou même monter, et son niveau de vie, c'est-à-dire son salaire réel, diminuer en même temps. Le salaire réel tend constamment au minimum absolu, au minimum physiologique, autrement dit il y a une tendance continuelle du capital à payer la force de travail au-dessous de sa valeur. Seule l'organisation des travailleurs crée un contrepoids à cette tendance du capital. La principale fonction des syndicats consiste, par l'augmentation des besoins des travailleurs, par leur élévation morale, à remplacer le minimum physiologique par le minimum social, c'est-à-dire par un niveau de vie et de culture déterminé des travailleurs en dessous duquel les salaires ne peuvent pas descendre sans provoquer aussitôt une réaction de défense. C'est là que réside la grande importance économique de la social-démocratie : en ébranlant politiquement et moralement les masses ouvrières, elle élève leur niveau culturel et par là leurs besoins économiques. En prenant l'habitude de s'abonner à un journal, d'acheter des brochures, le travailleur élève son niveau de vie et par suite son salaire. L'action de la social-démocratie a une double portée, dans la mesure où les syndicats d'un pays donné entretiennent une alliance ouverte avec la social-démocratie, parce que l'hostilité des couches bourgeoises envers la social-démocratie les amène à créer des syndicats concurrentiels qui font à leur tour pénétrer l'influence éducatrice de l'organisation et l'élévation du niveau culturel dans de nouvelles couches du prolétariat. En Allemagne, outre les syndicats libres liés à la social-démocratie, de nombreux syndicats chrétiens, catholiques et libéraux, exercent leur action. De même, on crée en France des syndicats jaunes pour combattre les syndicats socialistes, en Russie les explosions les plus violentes dans les actuelles grèves révolutionnaires de masses sont parties de syndicats “ jaunes ” et gouvernementaux. En Angleterre, où les syndicats gardent leurs distances à l'égard du socialisme, la bourgeoisie ne se donne pas la peine d'introduire elle-même l'idée de coalition dans les couches prolétariennes.

Le syndicat joue un rôle organique indispensable dans le système salarial actuel. Seul le syndicat permet à la force de travail de se vendre à sa valeur. La loi capitaliste de la marchandise n'est pas supprimée par les syndicats en ce qui concerne la force de travail, comme Lassalle l'a admis à tort, au contraire, elle ne peut se réaliser que par eux. Le capitaliste tend à acheter la force de travail à vil prix, l'action syndicale impose plus ou moins le prix réel.

Les syndicats exercent leur fonction sous la pression des lois mécaniques de la production capitaliste, à savoir premièrement l'armée de réserve permanente des travailleurs inemployés, et deuxièmement l'alternance continuelle de hausses et de baisses de la conjoncture. Ces deux lois imposent des limites infranchissables à l'action syndicale. Les changements continuels de la conjoncture industrielle forcent les syndicats, à chaque baisse, à défendre les anciennes conquêtes contre les attaques du capital, et à chaque hausse, à lutter pour pouvoir élever le niveau des salaires au niveau correspondant à la situation favorable. Les syndicats sont toujours acculés à la défensive. L'armée de réserve industrielle limite l'action syndicale dans l'espace : n'est accessible à l'organisation et à son influence que la couche supérieure des ouvriers d'industrie les mieux situés, chez lesquels le chômage n'est que périodique et “ flottant ” selon une expression de Marx. La couche inférieure de prolétaires ruraux sans qualification affluant vers les villes, des professions semi-rurales irrégulières comme la fabrication de briques, etc., se prête beaucoup moins à l'organisation syndicale, ne serait-ce que par ses conditions spatiales et temporelles de travail et par le milieu social. Les vastes couches inférieures de l'armée de réserve, les chômeurs à l'occupation irrégulière, l'industrie à domicile, les pauvres occupés occasionnellement, échappent à l'organisation. Plus la misère est grande dans une couche prolétarienne, et moins l'influence syndicale peut s'y exercer. L'action syndicale agit faiblement dans les profondeurs du prolétariat, elle agit davantage en étendue, même quand les syndicats n'englobent qu'une fraction de la couche supérieure du prolétariat : leur influence s'étend à toute la couche, parce que leurs conquêtes profitent à la masse des travailleurs employés dans la profession concernée. L'action syndicale augmente la différenciation au sein des masses prolétariennes en élevant au-dessus de la misère, en regroupant et consolidant les couches supérieures, l'avant. garde organisable des ouvriers d'industrie. L'écart entre la couche supérieure et les couches inférieures de la classe ouvrière en est accru. Dans aucun pays, il n'est aussi grand qu'en Angleterre où l'action civilisatrice complémentaire de la social-démocratie sur les couches plus profondes et moins capables de s'organiser fait défaut, alors qu'en Allemagne elle est importante.

Quand on examine le niveau des salaires en régime capitaliste, il est faux de ne tenir compte que des salaires effectivement payés aux ouvriers d'industrie ayant un emploi, comme c'est l'habitude, même chez les ouvriers, habitude empruntée à la bourgeoisie et aux auteurs à sa solde. L'année de réserve des chômeurs, depuis les travailleurs qualifiés provisoirement sans travail jusqu'à la plus profonde pauvreté et au paupérisme officiel doivent entrer en ligne de compte, quand on détermine le niveau des salaires. Les couches les plus basses de miséreux et de réprouvés qui ne sont que faiblement ou même pas du tout employés ne sont pas un rebut qui ne compterait pas dans la “ société officielle ”, comme bien entendu la bourgeoisie les présente, elles sont liées par des liens intimes à la couche supérieure des ouvriers d'industrie les mieux situés, au travers de tous les membres intermédiaires de l'armée de réserve. Ce lien interne se manifeste dans les chiffres, par l'augmentation soudaine de l'armée de réserve toutes les fois que la conjoncture se détériore et par sa diminution quand elle s'améliore, il se manifeste par la diminution relative de ceux qui se réfugient dans l'assistance publique, au fur et à mesure que la lutte de classes se développe, augmentant la conscience du prolétariat. Tout travailleur que son travail a transformé en invalide ou qui a le malheur d'avoir soixante ans, a cinquante chances sur cent de sombrer dans la couche inférieure de l'amère pauvreté, dans la “ couche de Lazare ” du prolétariat. L'existence des couches les plus basses du prolétariat est régie par les mêmes lois de la production capitaliste qui la gonflent ou la réduisent et le prolétariat ne forme un tout organique, une classe sociale dont les degrés de misère et d'oppression permettent de saisir la loi capitaliste des salaires dans son ensemble, qui si on y englobe les ouvriers ruraux et l'armée de réserve de chômeurs avec toutes ses couches, depuis la plus haute jusqu'aux plus basses. C'est ne saisir que la moitié de la loi des salaires, que d'envisager les mouvements du salaire absolu. La loi de la baisse automatique du salaire relatif avec le progrès de la productivité du travail complète la loi capitaliste des salaires et en donne toute la portée réelle.

Dès le XVIII° siècle, les fondateurs français et anglais de l'économie politique ont observé que les salaires ouvriers ont en moyenne tendance à se réduire au minimum vital. Ils expliquaient ce mécanisme d'une façon originale, à savoir par les variations dans l'offre de force de travail. Quand les travailleurs ont de plus hauts salaires, comme une nécessité vitale absolue, expliquaient ces savants, ils se marient plus souvent et mettent beaucoup d'enfants au monde. Le marché du travail en est si rempli qu'il dépasse la demande du capital. Le capital fait baisser les salaires, utilisant la concurrence entre les travailleurs. Si les salaires ne suffisent pas pour vivre, les ouvriers meurent en masse, leurs rangs s'éclaircissent, jusqu'à ce qu'il en reste juste autant que le capital en demande, et les salaires remontent. Par cette oscillation pendulaire entre une prolifération excessive et une mortalité excessive de la classe ouvrière, les salaires sont sans cesse ramenés au minimum vital. Lassalle a repris cette théorie qui était en honneur jusque dans les années 60 et l'a appelée “ la loi d'airain ”...

Les faiblesses de cette théorie sont manifestes, avec le développement de la production capitaliste. La marche fébrile des affaires et la concurrence ne permettent pas à la grande industrie d'attendre, pour que les salaires baissent, que les travailleurs se marient trop souvent du fait de l'abondance, puisqu'ils mettent trop d'enfants au monde, puis que ces enfants aient grandi et se présentent sur le marché du travail, pour y provoquer enfin la saturation souhaitée. Le mouvement des salaires, comme le pouls de l'industrie, n'a pas le rythme d'un pendule dont chaque oscillation durerait le temps d'une génération, soit vingt-cinq ans, les salaires sont pris dans une vibration incessante de sorte que la classe ouvrière n'a pas plus la possibilité d'adapter sa postérité au niveau des salaires que l'industrie ne peut attendre la postérité des travailleurs pour satisfaire sa demande. Les dimensions du marché du travail de l'industrie ne sont pas déterminées par la postérité naturelle des travailleurs, mais par l'apport continuel des couches prolétariennes venant de la campagne, de l'artisanat et de la petite industrie, et par les femmes et les enfants des travailleurs eux-mêmes. La saturation du marché du travail, sous la forme d'une armée de réserve, est un phénomène constant et une nécessité vitale pour l'industrie moderne. Ce n'est pas le changement dans l'offre de force de travail, pas le mouvement de la classe ouvrière qui est déterminant pour le niveau des salaires, mais le changement dans la demande du capital, le mouvement du capital. La force de travail, marchandise toujours excédentaire, est en réserve, on la rémunère plus ou moins bien selon qu'il plaît au capital, en période de haute conjoncture, d'en absorber beaucoup, ou bien en période de crise, de la recracher massivement.

Le mécanisme des salaires n'est pas celui que supposent les économistes bourgeois et Lassalle. Le résultat, la situation effective qui en résulte pour les salaires, est bien pire que dans cette hypothèse. La loi capitaliste des salaires n'est pas une loi “ d'airain ”, elle est encore plus impitoyable et plus cruelle, parce que c'est une loi “ élastique ” qui cherche à réduire les salaires des ouvriers employés au minimum vital tout en maintenant une vaste couche de chômeurs entre l'être et le néant au bout d'une corde élastique.

Ce n'est qu'aux débuts de l'économie politique bourgeoise qu'on pouvait imaginer la “ loi d'airain des salaires ” avec son caractère révolutionnaire. Dès l'instant où Lassalle en eut fait l'axe de ses campagnes d'agitation en Allemagne, les économistes, ces laquais de la bourgeoisie, se hâtèrent de renier la loi d'airain, de la condamner comme fausse et erronée. Toute une meute d'agents stipendiés du patronat, comme, Faucher, Schultze-Delitzsch, Max Wirth, entamèrent une croisade contre Lassalle et la loi d'airain et accablèrent leurs propres ancêtres, les Adam Smith, Ricardo et autres fondateurs de l'économie politique bourgeoise. Depuis que Marx, en 1867, a expliqué et démontré la loi élastique des salaires en régime capitaliste sous l'action de l'armée de réserve industrielle, les économistes bourgeois se sont complètement tus. La science professorale officielle de la bourgeoisie n'a plus de loi des salaires du tout, elle préfère éviter ce sujet délicat et se perdre en bavardage incohérent sur le caractère déplorable du chômage et l'utilité de syndicats modérés et modestes.

Le même spectacle s'offre en ce qui concerne l'autre importante question de l'économie politique : comment se forme, d'où provient le profit du capitaliste ? Comme sur la part de la richesse de la société qui revient à l'ouvrier, sur la part du capitaliste les fondateurs de l'économie politique au XVIII° siècle donnent la première réponse scientifique. C'est Ricardo qui a donné sa forme la plus claire à cette théorie, en expliquant avec logique et perspicacité que le profit capitaliste est le travail non payé à l'ouvrier.


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