1865

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Le Capital - Livre III

Le procès d'ensemble de la production capitaliste

K. Marx

§ 4 : La transformation du capital-marchandise et du capital-argent en capital commercial


Chapître XVIII : La rotation du capital commercial - Les prix

La rotation du capital industriel comprend la production et la circulation, c'est-à-dire le procès de production tout entier. La rotation du capital commercial, qui n'est que le mouvement du capital-marchandise devenu autonome, ne comporte que la première phase M-A de la métamorphose de la marchandise, c'est-à-dire le cycle (M-A, A-M) d'un capital qui se reconstitue continuellement. Le commerçant achète et convertit son argent en marchandise; il revend et transforme la marchandise en argent, et les mêmes opérations se succèdent continuellement. Dans la circulation le capital industriel subit la métamorphose M1-A-M2 : l'argent provenant de la vente du produit M1 est employé à acheter les moyens de production M2 et sert d'intermédiaire pour l'échange des deux marchandises M1 et M2. Il en est autrement chez le commerçant ; ici, l'argent après avoir effectué l'opération A-M-A', qui fait changer la marchandise deux fois de possesseur, revient à celui qui l'a avancé.

Lorsque, disposant d'un capital de 100 £, le commerçant achète pour 100 £ de marchandises et les revend pour 110 £, il fait accomplir une rotation à son capital, qui effectuera autant de rotations par an que se répétera de fois l'opération A-M-A'. Nous faisons abstraction des frais du commerçant qui, le cas échéant, interviennent dans la différence entre le prix de vente et le prix d'achat; ces frais ne peuvent modifier d'aucune manière le phénomène que nous voulons étudier.

Il y a analogie entre les rotations successives d'un capital commercial déterminé et la circulation de l'argent considéré simplement comme l'instrument des échanges. De même qu'un thaler, lorsqu'il circule dix fois, achète des marchandises qui représentent dix fois sa valeur, de même 100 de capital-argent d'un commerçant, lorsqu'ils font dix rotations, achètent des marchandises d'une valeur de 1000. Les deux opérations présentent cependant une différence. Lorsque l'argent fonctionne comme instrument de la circulation, ce sont les mêmes pièces de monnaie qui, passant d'une main à l'autre, accomplissent toujours la même fonction, de sorte que plus vite elles circulent moins leur quantité doit être considérable. Chez le commerçant, au contraire, c'est le même capital-argent, quelles que soient les pièces de monnaie qui le constituent, qui achète et vend continuellement des marchandises pour l'import de sa valeur et qui reflue continuellement à son point de départ en quantité A + DA, valeur + plus-value. Ce qui fait de ce cycle une rotation de capital, c'est que l'argent que la circulation ramène est toujours plus abondant que celui qui y a été versé. Il va de soi que plus la rotation du capital commercial est rapide (pour qu'il en soit ainsi, il faut un développement considérable du crédit, et dans ce cas l'argent fonctionne comme moyen de paiement), plus accélérée est la circulation d'une même somme d'argent.

La répétition de la rotation du capital du commerce de marchandises n'exprime que la répétition de l'achat et de la vente, tandis que la répétition de la rotation du capital industriel exprime la périodicité et le renouvellement de tout le procès de reproduction (qui comprend, ainsi qu'on le sait, le procès de consommation). Le capital industriel doit envoyer continuellement des marchandises au marché et continuellement lui en retirer, pour qu'une rotation rapide du capital commercial soit possible ; la lenteur du procès de reproduction entraîne la lenteur de la rotation du capital commercial. Il est vrai que de son côté le capital commercial, en diminuant la durée de la rotation, active la rotation du capital productif ; mais il n'influence pas directement la durée de la production, qui limite également le temps de rotation du capital industriel. Nous connaissons donc un premier élément qui peut entraver la rotation du capital commercial. Celle-ci peut être influencée également par la masse et la vitesse de la consommation personnelle, qui agit évidemment sur la partie du capital-marchandise qui l'alimente.

Si nous faisons abstraction des rotations dans le monde même des commerçants, qui ont pour effet, surtout lorsque la spéculation est développée, qu'une même marchandise se vend un grand nombre de fois, nous voyons que le capital commercial a pour conséquence de raccourcir la phase M-A de la rotation du capital productif. L'organisation moderne du crédit met à la disposition du commerçant une grosse partie du capital-argent de la société ; elle lui permet de renouveler ses commandes avant qu'il ait vendu toutes les marchandises de ses achats précédents (peu importe qu'il vende directement aux consommateurs ou qu'il passe par une douzaine d'intermédiaires), sans que pour ces opérations, étant donné l'élasticité extraordinaire du procès de reproduction, il rencontre un obstacle infranchissable dans la production. La séparation des actes M-A et A-M, qui découle de la nature de la marchandise, entraîne donc une demande fictive. Malgré son autonomie, le mouvement du capital commercial ne diffère pas, dans la sphère de la circulation, de celui du capital industriel ; mais grâce à elle, il est indépendant jusqu'à un certain point des limites de la reproduction et il peut même entraîner celle-ci au delà de ses bornes normales, au point que l'antagonisme entre la dépendance interne et l'indépendance extérieure devient telle qu'une crise doit intervenir pour rétablir violemment l'harmonie. C'est ainsi qu'il faut expliquer que les crises éclatent, non pas dans le commerce de détail qui est directement en rapport avec les consommateurs, mais dans les sphères du grand commerce et de la banque. Que le fabricant vende ses marchandises à un exportateur qui les revend à des clients étrangers, que l'importateur alimente de matières premières le fabricant qui fournit ses produits au marchand de gros, à un moment donné il y a toujours quelque part des marchandises restant invendues ou encombrant les magasins des producteurs et des intermédiaires. Il n'est pas rare, dans des circonstances pareilles, de voir la consommation atteindre des proportions extraordinaires, la production étant très active et les ouvriers largement occupés étant à même de dépenser plus que d'habitude. En même temps s'accentue, abstraction faite de l'accumulation (voir vol. Il, troisième partie), la circulation de capital constant à capital constant, qui bien qu'elle ne dépende pas de la consommation individuelle, est cependant accélérée par elle. Stimulées par la perspective des commandes, les affaires marchent très bien pendant un certain temps et la crise n'éclate que lorsque les rentrées d'argent des commerçants, qui ont vendu à des clients éloignés ou qui ne sont pas parvenus à écouler leurs marchandises, se font avec une telle lenteur et une telle difficulté que les banques perdent patience et que les traites arrivent à échéance avant que les marchandises soient vendues. Alors se produit le krach et en même temps prend fin le semblant de prospérité.

La rotation du capital commercial est d'autant plus difficile à pénétrer et à analyser, que la rotation d'un seul capital assure les rotations simultanées ou successives de plusieurs capitaux productifs. Elle peut déterminer également la phase opposée de la métamorphose d'un capital-marchandise. Lorsqu'un commerçant achète de la toile à un fabricant pour la revendre à un blanchisseur, son capital a une rotation M-A qui représente deux phases opposées pour les deux capitaux industriels entre lesquels il agit, et il en est de même de tout commerçant qui vend à des consommateurs productifs : son M-A est A-M pour le capital industriel auquel il vend, et son A-M est M-A pour le capital industriel auquel il achète.

Nous avons dit que nous ferons abstraction des frais de circulation k, que le commerçant doit avancer en surplus de la somme qu'il dépense pour l'achat de la marchandise ; pour constater logiquement et mathématiquement quelle est l'influence du profit et de la rotation du capital commercial sur les prix, nous devons également ne pas tenir compte du profit à Dk réalisé sur les frais de circulation.

Le coût de production d'une livre de sucre étant d'une £, le commerçant peut en acheter 100 pour 100 £, et si telle est la quantité qu'il achète et vend pendant une année, avec un profit moyen de 15 %, ses 100 £ deviennent 115 £. Il vendra donc la livre de sucre à raison de 1 £ 3 sh. Si le coût de production d'une livre de sucre tombait à 1 sh., 100 £ lui permettraient d'en acheter 2000, qu'il revendrait à 1 sh. 1 4/5 d. Dans les deux cas, son profit serait de 15 £, mais d'une part il devrait vendre 100 livres et de l'autre 2000. Le coût de production, qu'il soit élevé ou bas, n'a aucune influence sur le taux du profit, mais il agit d'une manière décisive sur la partie du prix de vente de chaque livre de sucre qui représente le profit commercial, c'est-à-dire sur la majoration de prix que subit une quantité déterminée de produits du fait de l'intervention du commerçant. Plus le coût de production d'une marchandise est bas, plus petit est le prix d'achat que le commerçant doit avancer pour en acheter une quantité déterminée et moindre est le profit qu'il peut réaliser à un taux donné. La productivité plus ou moins grande du capital industriel dont il vend les produits a donc une influence sur le profit qu'il peut réaliser par unité de marchandise. L'idée vulgaire qu'il dépend du commerçant de vendre beaucoup avec peu de profit ou peu avec beaucoup de profit est donc absurde, à moins qu'il ne s'agisse d'un monopole à la fois du commerce et de la production, comme celui dont jouissait en son temps la Compagnie néerlandaise des Indes. Deux facteurs sur lesquels le commerçant n'a aucune action limitent le prix de vente - d'un côté le coût de production et de l'autre le taux moyen du profit. Le seul point où sa volonté puisse intervenir - et encore doit-il tenir compte de l'importance de son capital et d'autres circonstances - c'est le choix entre un commerce de marchandises chères ou un commerce de marchandises à bon marché. Or le coût de production des marchandises dépend du degré de développement de la production capitaliste et non du bon vouloir du commer­çant, et seule une compagnie purement commerciale, comme l'ancienne Compagnie néerlandaise des Indes, qui avait, en même temps un monopole de production, a pu s'imaginer qu'il lui serait possible de maintenir, dans des circonstances tout à fait modifiées, une méthode qui correspondait tout au plus aux débuts de la production capitaliste [1].

Le préjugé populaire au sujet du profit commercial résulte d'une observation superficielle et de certaines idées erronées ayant cours dans le monde des commerçants, où elles sont entretenues par les faits suivants :

Primo. - Certains phénomènes de la concurrence, qui ne se rapportent qu'à la répartition du profit commercial entre les divers commerçants et qui se manifestent, par exemple, lorsqu'un négociant s'obstine à vendre à meilleur marché pour éliminer ses concurrents.

Secundo. - La naïveté d'économistes du calibre du professeur Ëoseber de Leipzig, qui s'imagine que les prix de vente se sont modifiés par des raisons de sagesse et d'humanité et non par une révolution des modes de production.

Tertio. - Alors même que les coûts de production et par conséquent les prix de vente baissent par suite d'une augmentation de la productivité du travail, il peut arriver que les prix du marché haussent parce que la demande croit plus rapidement que l'offre, ce qui permet au prix de vente de donner un profit supérieur au profit moyen.

Quarto. - Il se peut qu'un commerçant réduise le prix de vente et renonce à une partie du profit usuel, afin d'accélérer la rotation d'un capital plus considérable; mais c'est là un fait qui ne concerne que la concurrence entre commerçants.

Nous avons établi, dans notre premier volume, que le prix des marchandises n'a aucune influence sur la masse et le taux de la plus-value produite par un capital déterminé, bien que le prix de chaque marchandise et la plus-value qu'il contient soient plus ou moins grands suivant le travail qui y est incorporé. Lorsque les prix des marchandises correspondent à leurs valeurs, ils sont déterminés par les quantités de travail qui y sont contenues, de sorte que si peu de travail est contenu dans beaucoup de marchandise, le prix de celle-ci est bas et la plus-value qu'elle renferme minime. Cette quantité de travail qui détermine le prix est absolument indépendante de la manière dont elle se subdivise en travail payé et travail non payé, par conséquent de la plus-value qu'elle donne. Quant au taux de la plus-value, il dépend non de la grandeur absolue de cette dernière, mais de son rapport au salaire qui a été dépensé pour produire la marchandise, il peut donc être élevé alors que la grandeur absolue de la plus-value à laquelle il correspond est petite. Enfin la grandeur absolue de la plus-value dépend, pour une marchandise déterminée, en premier lieu de la productivité du travail et en second lieu de sa subdivision en travail payé et travail non payé.

Les prix de vente du commerce partent toujours des coûts de production. S'ils étaient élevés autrefois, il faut l'attribuer :

  1. aux coûts de production qui étaient élevés eux-mêmes à cause du peu de productivité du travail;
  2. à l'inégalité des taux du profit, qui permettait au capital commercial de s'emparer d'une part de plus-value beaucoup plus considérable que celle qui lui serait revenue si tous les capitaux avaient eu une égale mobilité.

C'est donc au développement de la production capitaliste qu'il faut attribuer la suppression de cet état de choses.

Les rotations du capital commercial varient en durée d'une branche de commerce à l'autre ; dans une même branche, elles sont plus ou moins rapides suivant la phase du cycle économique que l'on considère. Il y a cependant, pour une année, un nombre moyen de rotations que l'expérience permet de déterminer.

Nous avons vu que la rotation du capital commercial n'est pas la même que celle du capital industriel. La nature des choses le veut ainsi : ce qui n'est qu'une phase de la rotation du capital industriel est la rotation entière du capital commercial. Ces rotations diffèrent en outre en ce qui concerne la détermination des profits et des prix.

La rotation d'un capital industriel indique que la reproduction est périodique. Elle fixe la quantité de marchandises qui peut être envoyée au marché en un temps déterminé et trace une limite, extensible il est vrai, à la production et par suite à la création de valeur et de plus-value. Elle intervient donc, non pour engendrer de la plus-value, mais pour en limiter la quantité et pour fixer le taux général du profit. Le capital commercial, au contraire, pour lequel le taux moyen du profit est une grandeur donnée d'avance, ne participe ni à la création du profit, ni à celle de la plus-value; il n'intervient dans la fixation du taux général du profit que pour autant qu'il prélève sur le profit produit par le capital industriel une part qui est en rapport avec sa coopération à la formation du capital total.

Un capital industriel donne d'autant plus de profit que le nombre de ses rotations, dans les conditions énoncées dans la deuxième partie du volume II, est plus grand. L'action du taux général du profit, qui a pour effet de répartir le profit entre les divers capitaux d'après leur importance et non d'après leur participation à la formation de ce taux, n'infirme en rien cette conclusion. Les choses ne se passent pas de même pour le capital commercial. Le taux du profit de celui-ci est une grandeur donnée, qui dépend d'une part de la masse de profit produite par le capital industriel, et d'autre part du rapport du capital commercial au capital total avancé pour la production et la circulation. Il est vrai que sa grandeur absolue est en raison inverse de sa vitesse de rotation et que par conséquent celle-ci a une influence décisive sur sa grandeur relative, c'est-à-dire sur son rapport au capital total. Le capital commercial étant, par exemple, le dixième du capital total, s'élève à 1000 lorsque ce dernier est de 10.000 et à 100 s'il est de 1000, c'est-à-dire que sa valeur absolue varie alors que sa valeur relative reste constante. Mais la valeur relative peut varier avec la rapidité de la rotation. C'est ainsi qu'avec une rotation accélérée, la valeur absolue du capital commercial peut être de 1000 pour un capital total de 10.000 et de 100 pour un capital total de 1000, soit un rapport de 1/10, tandis qu'avec une rotation lente elle serait de 2000 et de 200, soit un rapport de 1/5. Le ralentissement de la, rotation aurait donc augmenté la grandeur relative dans le rapport de 1/5 à 1/10. Les facteurs qui diminuent la durée de la rotation moyenne du capital commercial, tel le progrès des moyens de transport, permettent de réduire la grandeur absolue de ee capital et font hausser le taux général du profit. Le développement de la production capitaliste agit doublement sur le capital commercial. D'une part, il faut moins de capital commercial pour faire circuler la même quantité de marchandise; en effet, l'accélération du procès de reproduction détermine une rotation plus rapide du capital commercial et permet de diminuer sa grandeur relativement au capital total. D'autre part, la production capitaliste se développant, tous les produits affectent la forme de marchandises et passent par l'intermédiaire des agents de la circulation. Il n'en était pas de même autrefois lorsque la production se faisait en petit et lorsque, abstraction faite des produits qui étaient consommés directement par leurs producteurs et des prestations en nature, une bonne partie des marchandises étaient produites sur commande ou vendues directement aux consommateurs. Bien qu'à cette époque le capital commercial fût plus grand relativement au capital-marchandise qu'il devait faire circuler, il avait une grandeur absolue plus petite, parce que la partie du produit total qui circulait comme marchandise et passait par les mains des commerçants était incomparablement moins importante. Le capital commercial était relativement plus grand parce que la rotation était plus lente et parce qu'une même valeur correspondait à moins de marchandises, le prix de celles-ci étant plus élevé à cause de la moindre productivité du travail.

Le système capitaliste n'a pas seulement pour conséquence une production plus abondante de marchandises, mais la même quantité de produits, de blé par exemple, fournit une plus forte proportion de marchandises, c'est-à-dire de produits faisant l'objet d'un commerce. Il en résulte un accroissement, non seulement de la masse de capital commercial, mais de tous les capitaux agissant dans la circulation et engagés, par exemple, dans les constructions navales, les chemins de fer, la télégraphie, etc. Enfin - et ce côté des choses regarde la « concurrence des capitaux » - la quantité de capital commercial qui reste inoccupée ou qui ne parvient à fonctionner qu'à moitié augmente à mesure que la production capitaliste se développe, qu'elle trouve plus de facilité à s'introduire dans le commerce de détail et que la spéculation joue un rôle plus important.

La grandeur du capital commercial relativement au capital total étant donnée, la variation de la rotation d'après les branches de commerce où on l'observe n'agit ni sur le profit total du capital commercial, ni sur le taux général du profit. Le profit d'un commerçant dépend, non de la masse de capital-marchandise qu'il fait circuler, mais du capital-argent qu'il avance pour cette circulation, L'avance d'un commerçant étant de 100 £ et le taux général des profits étant de 15 % par an, il vendra pour 115 £ de marchandises si son capital fait une rotation en une année, et il en vendra pour 415 £ si le nombre annuel de rotations s'élève à cinq. La variation du nombre de rotations d'une branche de commerce à l'autre affecte donc directement le prix de vente des marchandises. Le surenchérissement de leur coût de production pour constituer le profit du commerçant est en raison inverse de la vitesse du capital commercial. Un capital faisant cinq rotations par an n'augmente un capital-marchandise d'une valeur donnée que d'un cinquième de ce que l'augmente un autre capital faisant une rotation seulement en une année.

Selon la vitesse moyenne de rotation des capitaux dans les différentes branches du commerce, la masse du profit qui, pour un taux général déterminé, est indépendante du caractère spécial des opérations mercantiles qui l'engen­drent - se répartit de différentes manières sur des masses de marchandises de même valeur, augmentant, par exem­ple, le prix de 15 %, quand le capital ne fait qu'une rota­tion par an, l'augmentant de 15/5 = 3 % quand le nombre de rotations est de cinq. Un même taux de profit commer­cial renchérit donc les prix de vente dans des mesures très différentes suivant les durées des rotations.

Il en est tout autrement du capital industriel. Le temps de rotation de celui-ci n'a aucune influence sur les valeurs des marchandises produites, bien qu'il affecte, en faisant varier la masse de travail exploité, les quantités de valeur et de plus-value qu'un capital déterminé peut produire dans un temps donné. Il semble ne pas en être ainsi, lorsque l'on considère les coûts de production de différentes marchandises ; mais, ainsi que nous l'avons développé précédemment, les coûts de production des différentes marchandises considérées individuellement s'écartent de leurs valeurs, alors que la loi générale se vérifie dès que l'on envisage l'ensemble du procès de production, c'est-à-dire la masse de marchandises produites par le capital industriel tout entier.

Alors qu'une observation rigoureuse de l'influence du temps de rotation du capital industriel sur la création de la valeur, ramène à la loi générale qui constitue la base de l'économie politique et d'après laquelle les valeurs des marchandises sont déterminées par le temps de travail qu'elles contiennent, l'étude de l'influence des rotations du capital commercial sur les prix semble prouver que ceux-ci s'établissent d'une manière arbitraire, pour autant qu'on ne pousse pas à fond l'analyse des rouages intermédiaires. C'est ainsi que les prix semblent dépendre du profit annuel que le capitaliste a décidé de s'attribuer, quelles que soient, du moins dans certaines limites, les conditions du procès de production. Ces conceptions erronées que l'observation du capital commercial a fait germer dans les cerveaux des agents de la circulation, ont conduit à toutes les idées superficielles et fausses qui ont cours au sujet du procès de reproduction.

Ainsi que le lecteur a pu s'en convaincre, l'analyse des rapports internes du procès de production. capitaliste est excessivement compliquée et il faut faire appel à la science pour en séparer les mouvements apparents des mouvements réels. Il n'est donc pas étonnant que les agents de la production et de la circulation se fassent des idées inexactes sur les lois de la production; ce fait est en quelque sorte inévitable pour les commerçants, les spéculateurs et les banquiers, et il s'explique facilement chez les industriels quand on pense aux phénomènes de circulation dans lesquels leur capital est engagé et à la formation du taux général du profit [2]. Ces agents se font nécessairement aussi une conception fausse du rôle de la concurrence. Les limites de la valeur et de la plus-value étant données, il est facile de voir comment, sous l'action de la concurrence, les valeurs se transforment en coûts de production et prix du commerce, et comment la plus-value devient le profit moyen. Mais lorsqu'on ne tient pas compte de ces limites, il est impossible de comprendre pourquoi la concurrence assigne au profit tel taux général plutôt que tel autre, 15 %, au lieu de 1500 %.

Il semble donc que pour le capital commercial ce soit la rotation qui détermine les prix. D'autre part, le taux du profit qu'il peut recueillir lui est assigné d'avance par ce fait que c'est la vitesse de rotation du capital industriel qui, fixant la quantité de travail que ce dernier peut exploiter, détermine et limite la masse et le taux général du profit. Le capital industriel qui, sa composition organique et les autres circonstances restant les mêmes, fait en une année quatre rotations au lieu de deux, produit deux fois plus de plus-value et de profit, et ce fait se manifeste clairement aussi longtemps que ce capital est seul à produire d'après la nouvelle méthode qui accélère sa rotation. Dans le commerce, au contraire, des différences dans la durée de rotation ont pour effet que le profit réalisé par rotation d'un capital-marchandise est en raison inverse du nombre de rotations que fait le capital-argent qui sert à faire circuler ce capital marchandise. « De petits profits souvent répétés », tel est le principe des détaillants.

Il va de soi que la loi des rotations du capital commercial ne s'applique, dans chaque branche du commerce (abstraction faite des rotations, tantôt courtes, tantôt longues, dont les inégalités se compensent), qu'à la moyenne des rotations accomplies par tout le capital commercial engagé dans cette branche. Que le capital A fasse plus ou moins de rotations que la moyenne, cet écart sera neutralisé par un autre capital qui en fera moins ou plus, et il n'en résultera aucune anomalie pour l'ensemble du capital de la branche que l'on considère. Il n'en sera pas de même pour le capitaliste A considéré individuellement. Si son capital fait plus de rotations que la moyenne, il y aura pour lui une source de surprofit, absolument comme pour les capitalistes industriels, lorsqu'ils produisent dans des conditions plus favorables que la moyenne, et il pourra, si la concurrence l'y oblige, vendre à meilleur marché que ses concurrents sans voir descendre son profit au-dessous de la moyenne. Si les conditions qui le mettent en état de supériorité peuvent faire l'objet d'un commerce, par exemple, un emplacement favorable pour un magasin, il sera obligé de les payer et une partie de son surprofit passera à la rente foncière.


Notes

[1] « En thèse générale, le profit est toujours le même quel que soit le prix ; que le commerce prospère on décline, il se maintient comme un élément inévitable. Aussi le commerçant élève ses prix lorsque les prix montent et les diminue lorsqu'ils baissent » (Corbet, An Inquiry into the Causes, etc. of the Wealth of Individuals, London 1845, p. 15). Dans ce passage comme dans notre texte, il est question du commerce ordinaire et non de la spéculation, que nous laissons en dehors de nos recherches relatives au capital commercial. « Le profit du commerçant est une valeur qui s'ajoute au capital, lequel est indépendant du prix ; le profit donné par la spéculation se base sur les variations de la valeur du capital ou du prix lui-même » (l.c., p. 12).

[2] « L'observation suivante montre avec une naïveté remarquable comment pour certains auteurs la fixation des prix devient purement théorique, c'est-à-dire abstraite : il est évident que si une même marchandise est vendue par divers commerçants à des prix très différents, il ne peut en être ainsi que par suite d'erreurs de calcul. » (Feller et Oldermann, Das Ganze der kaufmânnischen Arithmetik, 7° édit., 1859).


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