1865

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Le Capital - Livre III

Le procès d'ensemble de la production capitaliste

K. Marx

§ 4 : La transformation du capital-marchandise et du capital-argent en capital commercial


Chapître XIX : Le capital du commerce d'argent

Les mouvements purement techniques de l'argent dans le procès de circulation du capital industriel et du capital commercial [1] peuvent être assurés par un capital spécial, dont la fonction consiste exclusivement à effectuer ce genre d'opérations. Ce capital devient alors un capital du commerce d'argent et il est constitué par une partie du capital total, qui s'en détache et devient autonome sous forme de capital-argent, avec la mission de faire des opérations d'argent tant pour la classe des capitalistes industriels que pour celle des capitalistes commerçants. Comme le capital commercial, cette partie est en réalité un fragment du capital industriel, qui se spécialise pour accomplir, pour tout le reste du capital, certains actes de circulation faisant partie du procès de reproduction.

Ce n'est que dans sa première rotation, c'est-à-dire quand il commence à fonctionner comme capital - il en est de même lorsqu'il y a accumulation - que le capital affecte la forme argent au point initial et au point final de son mouvement ; les rotations suivantes ne présentent plus que des points de passage. Dans la métamorphose M-A-M, qui s'intercale entre le moment où le capital industriel sort du procès de production et le moment où il y rentre, A représente en réalité la fin de l'une des phases de cette métamorphose et le commencement de l'autre, et bien que l'opération M-A du capital industriel soit continuellement A-M-A pour le capital commercial, le procès de ce dernier, dès qu'il suit son cours, a pour formule M-A-M. Le capital commercial accomplit simultanément les actes M-A et A-M : non seulement un capital se trouve dans le stade M-A pendant qu'un autre est dans le stade A-M, mais, à cause de la continuité du procès de reproduction, un même capital achète en même temps qu'il vend. Pendant qu'une partie se convertit en argent pour se retransformer plus tard en marchandise, un autre devient marchandise pour se reconvertir en argent.

Dans ces opérations, l'argent fonctionne soit comme moyen de circulation, soit comme moyen de paiement, et le capitaliste se trouve continuellement dans le cas de remettre de l'argent à un grand nombre de personnes et d'en recevoir. Il en résulte pour lui un travail spécial d'établissement et de calcul de comptes, donnant lieu à des dépenses de temps et d'argent, qui sont moins importantes lorsqu'une catégorie spéciale de capitalistes s'en charge pour les autres.

Une partie du capital doit se trouver sous forme de trésor, de capital potentiel, vers lequel refluent sans interruption les réserves de moyens d'achat et de paiement et le capital-argent momentanément inoccupé. Elle donne lieu à des opérations d'encaissement, de paiement, de comptabilité et de garde. Sans cesse le trésor se décompose pour fournir les moyens de circulation et de paiement que le procès de reproduction réclame et sans cesse il se reconstitue par l'argent venant des ventes et des paiements arrivés à échéance. Ce mouvement de la partie du capital, qui ne fonctionne plus comme capital et qui existe à l'état d'argent, donne lieu à du travail et à des dépenses qui constituent des frais de circulation.

La division du travail intervenant, ces opérations nécessitées par les fonctions du capital sont accomplies, dans la mesure du possible, par une catégorie de capitalistes qui s'en charge pour les autres. De même que pour le capital commercial, cette application de la division du travail se fait à deux degrés : d'une part, il se constitue une branche de capitalistes qui spécialise, concentre et accomplit à une grande échelle toutes les opérations techniques relatives à l'argent ; d'autre part, dans cette branche intervient une nouvelle division qui assigne à des catégories spéciales d'agents les différents travaux qui doivent être exécutés. Les paiements et les encaissements, la rédaction des bilans, l'établissement des comptes-courants, la garde de l'argent sont ainsi séparés des actes qui les rendent nécessaires, et c'est cette autonomie assignée à toutes ces opérations qui fait que le capital qui est avancé pour les accomplir devient du capital du commerce d'argent.

J'ai montré dans la Critique de l'Économie politique, p. 27, comment l'argent commença à fonctionner dans les échanges de produits entre les communautés. Ce sont les rapports internationaux qui ont donné naissance au commerce d'argent. Dès qu'il a existé des monnaies différentes d'après les pays, les commerçants qui achetaient à l'étranger ont été obligés de convertir la monnaie de leur pays en monnaie du pays avec lequel ils trafiquaient, ou tout au moins à la convertir en lingots d'or ou d'argent. Alors se sont établis des changeurs, dont les opérations doivent être considérées comme une des origines du commerce moderne d'argent [2]. Plus tard vinrent les banques de change, où l'argent (ou l'or) fonctionna comme monnaie mondiale (aujourd'hui appelée monnaie de banque ou de commerce) distincte de la monnaie courante, et déjà à Rome et en Grèce on vit les opérations de change proprement dites donner lieu à des relations entre les changeurs des deux pays pour les remises d'argent à faire aux voyageurs.


Le commerce de l'or et de l'argent considérés comme marchandises servant de matières premières pour les articles de luxe est la base naturelle du commerce de lingots (bullion trade), qui rend possible le fonctionnement de la monnaie comme monnaie mondiale. Ce fonctionnement, ainsi que nous l'avons montré précédemment (Vol. I, Chap. III, 3 c), présente un double aspect : d'une part, la monnaie doit exécuter un mouvement de va-et-vient entre les circulations nationales des différents pays, afin d'assurer le paiement des transactions internationales et des intérêts du capital quand il se déplace; d'autre part, partant des pays producteurs de métaux précieux, elle doit se répandre de par le monde afin d'alimenter la circulation de chaque pays. Pendant la plus grande partie du XVII° siècle, on vit encore en Angleterre les orfèvres fonctionner comme banquiers. Le règlement des paiements internationaux engendra plus tard le commerce des lettres de change, etc. ; mais cette question ne nous intéresse pas en ce moment de même que tout ce qui se rapporte aux papiers-valeurs et aux formes spéciales du crédit.

Devenant monnaie mondiale, la monnaie nationale perd son caractère local ; elle peut être ramenée à celle de tout autre pays et sa valeur répond à son titre en or ou en argent, c'est-à-dire à la valeur commerciale de ces deux métaux. C'est pour cette raison que le commerce de monnaie est devenu un commerce spécial. Le changeur et le commerçant de lingots ont donc été les premiers agents du commerce d'argent et leurs fonctions sont résultées du double caractère national et international de la monnaie.

La production capitaliste et, même avant le régime capitaliste, le commerce en général nécessitent l'accumulation sous forme de trésor d'une certaine quantité d'argent, qui dans l'organisation actuelle est constituée par la partie du capital tenue en réserve à l'état de monnaie, comme moyen de paiement et d'achat. Le trésor réapparaît donc dans la production capitaliste et c'est toujours sous cette forme que se constitue le capital commercial dès qu'il se développe. Il en est ainsi tant pour la circulation nationale que pour la circulation internationale. Ce trésor est continuellement en mouvement; tantôt il est versé à la circulation, tantôt il est restitué par elle. Parfois aussi il est formé par le capital-argent momentanément inoccupé ainsi que par le capital-argent nouvellement accumulé et non encore placé. Il donne lieu à des travaux de garde, de comptabilité, etc.

L'argent tenu en réserve doit être mis en circulation pour payer les achats de même que de l'argent doit. être encaissé après les ventes. Ces opérations de paiement et de recette, d'établissement de comptes, etc., le commerçant d'argent les exécute comme simple caissier pour les capitalistes industriels et commerçants [3].

Le commerce d'argent atteint son plein développement, même lorsqu'il est à peine institué, dès qu'aux fonctions que nous venons de passer en revue s'ajoutent le prêt, l'emprunt et le crédit, dont nous nous occuperons dans la cinquième partie de ce volume, en traitant du capital productif d'intérêt.

Le commerce de lingots, qui transporte l'or et l'argent d'un pays à un autre, a pour origine le commerce de marchandises et résulte des variations du change, dont le cours exprime la situation des transactions internationales et correspond au taux de l'intérêt sur les divers marchés. Le commerçant de lingots n'est donc qu'un intermédiaire.

En étudiant (vol. I, chap. III) comment les mouvements et les formes de la monnaie résultent de la circulation des marchandises, nous avons vu que la quantité d'argent en circulation comme moyen de paiement est déterminée par l'importance et la célérité des métamorphoses des marchandises, qui, d'après ce que nous avons vu depuis, ne constituent qu'une phase du procès de reproduction. Quant à la manière de s'approvisionner de métaux précieux pour en faire de la monnaie, elle se ramène à un simple échange de la marchandise or ou argent contre d'autres marchandises; elle ne diffère pas de la manière dont on se procure du fer ou d'autres métaux. Le mouvement des métaux précieux sur le marché mondial (nous faisons abstraction des prêts et des emprunts qui transmettent également les capitaux comme s'il s'agissait de marchandises) est déterminé par l'échange international des marchandises, de même que dans un pays le mouvement de la monnaie servant aux achats et aux paiements dépend de l'échange intérieur des marchandises. Le déplacement des métaux précieux d'un pays à un autre, lorsqu'il est la conséquence du système monétaire ou de la dépréciation de la monnaie, n'a rien à voir avec la circulation monétaire et résulte simplement d'erreurs voulues des gouvernements. Enfin il faut considérer comme des sédiments de la circulation les trésors, c'est-à-dire les fonds de réserve constitués pour les paiements soit à l'intérieur, soit à l'extérieur, ou fournis par le capital momentanément inoccupé. La circulation monétaire n'étant que le résultat de la circulation de marchandises, c'est-à-dire, dans une société capitaliste, le résultat de la circulation du capital (qui comprend l'échange du capital contre le revenu et du revenu contre le revenu, celui-ci étant dépensé dans le commerce de détail), il va de soi que le commerce d'argent n'a pas pour seul résultat de faire circuler l'argent; il assure également les opérations techniques de la circulation monétaire, qu'il simplifie, raccourcit et centralise. Le commerce d'argent ne crée pas les trésors; il fournit le moyen de les réduire au minimum pour autant qu'ils soient volontaires et ne résultent pas d'un manque de débouchés pour le capital ou d'un trouble du procès de reproduction. Il n'achète pas les métaux précieux, mais en assure la répartition dès qu'ils ont été acquis par l'intervention du commerce de marchandises; s'il réalise la balance des comptes et s'il réduit l'importance de la masse d'argent qui est nécessaire pour liquider ceux-ci, il n'a aucune action sur leur importance et leurs rapports. Les lettres de change et les chèques qui sont échangés dans les banques et les Clearing Houses, représentent des transactions tout à fait indépendantes et sont les résultats d'opérations isolées qu'il s'agit de rapprocher pour en rendre les résultats meilleurs. Lorsque la monnaie circule comme moyen d'achat, l'importance et le nombre des ventes et des achats sont absolument indépendants du commerce d'argent, qui ne joue d'autre rôle que de raccourcir les opérations techniques qui accompagnent les transactions commerciales et de diminuer la quantité d'espèces qu'elles exigent.

Le commerce d'argent séparé du crédit, tel que nous le considérons ici, ne correspond donc qu'à la technique de l'une des phases de la circulation des marchandises, comprenant la circulation monétaire et les diverses fonctions de la monnaie qui y correspondent. Par là, il se distingue essentiellement du commerce de marchandises, qui poursuit l'échange (la métamorphose) de celles-ci et montre le procès du capital-marchandise comme celui d'un capital distinct du capital industriel. Alors que le capital commercial a une forme de circulation qui lui est propre, la forme A-M-A, dans laquelle la marchandise change deux fois de place et qui est l'opposé de la forme M-A-M, dans laquelle l'argent change deux fois de main, il est impossible d'attribuer au capital du commerce d'argent aucune forme particulière de circulation.

Lorsque le capital-argent devant servir d'intermédiaire à la circulation est avancé par une catégorie spéciale de capitalistes, la formule générale A-A' du capital lui est applicable; le capital A devient A + DA pour celui qui l'avance; mais la transformation A-A' correspond non à l'aspect matériel, mais à l'aspect technique d'une métamorphose. Il est évident que la masse d'argent qui est maniée par les agents du commerce d'argent est le capital-argent des commerçants et des industriels, et que ce sont les opérations de ceux-ci qu'elle effectue. De même il est clair que le profit qu'ils recueillent n'est qu'un prélèvement sur la plus-value, étant donné qu'ils n'opèrent que sur des valeurs réalisées, même quand il s'agit de créances.

Pour le commerce d'argent comme pour le commerce de marchandises, il y a dédoublement de la fonction : malgré l'intervention des commerçants d'argent, une partie des opérations techniques de la circulation monétaire se maintient dans les attributions des producteurs et des commerçants de marchandises.


Notes

[1] Nous rappelons encore que nous nous servons de l'expression « capital commercial » pour traduire Waarenhändlungskapital, capital du commerce de marchandises. (NdT)

[2] « De la grande variété des monnaies, tant au point de vue du titre que de l'efrigie soit des princes soit des villes, résulta la nécessité de se servir partout de la monnaie locale pour les transactions commerciales qui devaient être soldées en argent. Pour faire leurs paiements, les commerçants qui se rendaient aux marchés étrangers, se munissaient d'argent ou d'or en barre, et de même ils convertissaient en lingots, dès leur rentrée, les monnaies étrangères qu'ils rapportaient de leur voyage. C'est ainsi que les établissements de change, qui servaient d'intermédiaires pour l'échange des métaux précieux non monnayés et la monnaie locale et inversement, acquirent une grande importànce et devinrent très lucratifs. - (Hüllmann, Stâdiewesen des Milielalters, Bonn, 1826-29, 1, p. 437). - « La banque de change ne tient pas sa dénomination de la lettre de change, mais de ce qu'on y changeait des monnaies, Longtemps avant la fondation en 1609 de l'Ainsterdamsche Wisselbank, on avait dans les villes commerciales néerlandaises, des changeurs, des maisons de change et même des banques de change L'entreprise de ces changeurs avait pour but de changer les nombreuses monnaies que les commerçants étrangers apportaient dans le pays, contre des pièces ayant cours légal. Peu à peu le champ de leur activité prit de l'extension... ils devinrent les caissiers et les banquiers de leur époque. Mais le gouvernement d'Amsterdam ne tarda pas à voir un danger dans cette asso­ciation des opérations de caisse et de change, et il décida pour le prévenir de créer un grand établissement public chargé des deux fonctions. Cet établissement fut la célèbre Banque de change d'Amsterdam, qui fut fondée en 1609. De même les banques de change de Venise, de Gênes, de Stockholm, de Hambourg ont dû leur naissance au change des pièces de monnaie. De toutes ces banques, celle de Hambourg est la seule qui existe encore. parce que dans cette ville commerçante, qui n'a pas de monnaie à elle, la nécessité d'une pareille institution se fait toujours sentir, etc. » (S. Vissering, Handboek van Praktische Staathuishoud­hunde, Amsterdam, 1860, 1, p. 247).

[3] « L'institution des caissiers n'a peut-être conservé son caractère originaire et autonome nulle part avec autant de pureté que dans les villes commerciales néerlandaises (Voir sur l'origine des caissiers à Amsterdam, E. Lusac, Holland's Rijkdom, 3° volume). Le caissier reçoit des commerçants qui ont recours à ses services. une certaine somme d'argent pour laquelle il leur ouvre un « crédit » dans ses livres. Il touche leurs créances et les en crédite : il reçoit d'eux des ordres de paiement (kassiers brieljes) qu'il exécute et qu'il porte à leur débit. Il compte pour ces opérations une légère commission, qui ne constitue une rémunération suffisante pour son travail que parce qu'elle se répète sur un grand nombre de transactions. Lorsque deux commerçants ayant le même caissier ont réciproquement des paiements à se faire, les opérations se l'ont d'une manière très simple par des inscriptions aux livres du caissier, qui journellement établit le compte de l'un et de l'autre. Le caissier a donc en réalité pour rôle de servir d'intermédiaire pour ces paiements ; il doit rester étranger aux entreprises industrielles, aux spéculations, aux ouvertures de crédit en blanc, ayant pour règle de ne faire, pour ceux à qui il a ouvert un compte dans ses livres, que des paiements à concurrence de leur crédit. » (Vissering. l.c., p. 134.) - Voici ce que Hullmann écrit au sujet des institutions analogues qui fonctionnèrent à Venise : « Tenant compte des dispositions locales qui font qu'à Venise il est plus gênant que n'importe où de transporter des valeurs en espèces, les commerçants vénitiens fondèrent des unions de banques, offrant une sécurité suffisante et soumises à une surveillance et une administration rigoureuses. Les affiliés à ces institutions y déposaient des sommes déterminées, qui leur permettaient de transmettre à la banque des ordres de paiement à leurs créanciers. Des inscriptions aux livres établissaient ce qui avait été déboursé et encaissé pour chaque participant. Ces établissements, qui furent le point de départ des banques de virement, sont très anciennes. Il convient cependant de ne pas les faire remonter au douzième siècle et surtout de ne pas les confondre avec la Banque des emprunts d'État fondée en 1171 » (Hüllmann, l.c., p. 550).


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