1936

« Staline défend non pas des idées progressives, mais les privilèges de caste de la nouvelle couche sociale, de la bureaucratie soviétique, qui, depuis longtemps déjà, est devenue un frein au développement socialiste de l'U.R.S.S. Il est impossible de défendre ces privilèges par les méthodes de la démocratie prolétarienne ; on ne peut les défendre qu'à l'aide de falsifications, de calomnies et d'une sanglante répression. »

Lev Sedov

Le livre rouge du procès de Moscou

Les accusés qui n'étaient pas au procès

Outre les seize fusillés, il est fait mention dans l'affaire d'un grand nombre de personnes accusées d'être terroristes ou d'avoir pris part à l'activité terroriste. Aucune d'entre elles, pour des raisons inconnues et en complète contradiction avec les règles de la justice, ne fut impliquée dans le procès comme accusé, ni citée comme témoin. (Nous ne parlons pas de Safonova ni de Iakovlev, qui ne furent que les auxiliaires du procureur Vychinski. L'acte d'accusation informe que les affaires de 1) Gaven, 2) Guertik, 3) Karev, 4) Constant, 5) Matorine, 6) P. Olberg, 7) Radine, 8) Safonova, 9) Faïvilovitch, 10) Schmidt, 11) Esterman, 12) Kouzmitchev, sont « réservées ». Pourquoi ? Par l'arbitraire le plus pur. Gaven, par exeemple, dont nous parlerons plus amplement, bien qu'il ait été mentionné à diverses reprises comme ayant transmis les instructions terroristes de Trotsky à Smirnov, est absent du procès. Guertik, Faïvilovitch, Karev, Radine ont « organisé » l'assassinat de Vorochilov, etc. Mais en ce qui concerne ces douze personnes, l'acte d'accusation mentionne au moins que leur affaire est réservée. Or, il est d'autres personnes dont on ne nous dit rien. En voici la liste1 :

  1. ANICHEV, condamné à six années de prison dans le premier procès Zinoviev ;

  2. ARKUS, vieux membre du parti, fut à la direction des Finances ;

  3. BOGDAN, vieux membre du parti, ancien secrétaire de Zinoviev (s'est suicidé) ;

  4. BOUKHARINE, membre du Comité central du Parti communiste, ancien membre du Bureau polique, ancien dirigeant de l'Internationale communiste, directeur des Izvestia ;

  5. CHAROV, vieux bolchévik ouvrier, zinoviéviste ; condamné à huit ans de prison dans le premier procès Zinoviev ;

  6. CHATSKINE, l'un des dirigeants du groupe de Lominadzé, vieux membre du parti ; ancien dirigeant de l'Internationale communiste des jeunes ;

  7. CHLIAPNIKOV, vieux bolchévik, ancien membre du Comité central, dirigeant de l'ancienne Opposition ouvrière ;

  8. CHTYKGOLD, vieux membre du parti, ancien secrétaire de Sklianski, qui fut suppléant de Trotsky pendant la guerre civile ;

  9. DREITZER, sœur du fusillé ;

  10. EISMONT, vieux membre du parti, déjà arrêté en 1932 ;

  11. FEDOTOV ;

  12. FRIEDLAND, jeune théoricien soviétique ;

  13. FRIEDMAN ;

  14. FOURTYCHEV, vieux membre du parti ;

  15. GAÏEVSKI, vieux communiste, héros de la guerre civile ;

  16. GRUNSTEIN, vieux bolchévik, ancien forçat politique, occupa un poste important dans les affaires militaires ;

  17. HERTZBERG, vieux membre du parti, condamné dans le premier procès Zinoviev,

  18. IAKOVLEV ;

  19. IATSEK, vieux membre du parti ;

  20. IÉLINE ;

  21. IOUDINE ;

  22. KOUKLINE, l'un des plus vieux bolchéviks ouvriers, l'un des dirigeants de l'organisation du parti à Léningrad, ancien membre du Comité central, condamné à 10 ans de prison dans le premier procès Zinoviev ;

  23. KUNT ;

  24. LIEPSCHITZ, P. ;

  25. LOMINADZÉ, ancien secrétaire de l'Internationale communiste des jeunes, l'un des dirigeants du mouvement des Jeunesses, ancien membre du Comité central (s'est suicidé) ;

  26. MEDVÉDEV, vieux bolchévik, dirigeant de l'ancienne Opposition ouvrière ;

  27. MOUKHINE ;

  28. OKOUDJAVA, vieux bolchévik, dirigeant du parti dans le Caucase ;

  29. OUGLANOV, ancien secrétaire du Comité central et du Comité de Moscou, l'un des dirigeants de l'opposition de droite ;

  30. PIATAKOV, vieux bolchévik, membre du Comité central, Commissaire du peuple adjoint à l'Industrie lourde ;

  31. POUTNA, dirigeant bien connu dans l'Armée rouge, jusqu'à ces derniers jours attaché militaire à Londres ;

  32. RADEK, ancien membre du Comité central, journaliste connu ;

  33. RIOUTINE, ancien membre du Comité central et dirigeant de l'organisation du parti à Moscou ;

  34. RYKOV, membre du Comité central, ancien président du Conseil des Commissaires du peuple, jusqu'à ces derniers jours, Commissaire du peuple aux Postes et Télégraphes ;

  35. SÉRÉBRIAKOV, l'un des plus vieux bolchéviks ouvriers, ancien secrétaire du Comité central ;

  36. SLEPKOV, jeune théoricien des droitiers de l' « école Boukharine », journaliste ;

  37. SMILGA, I.T., ancien membre du Comité central, l'un des dirigeants de l'insurrection d'Octobre, occupa des postes dirigeants dans les affaires militaires et économiques ;

  38. SOKOLNIKOV, vieux bolchévik, l'un des dirigeants de la guerre civile, ancien Commissaire du peuple aux Finances, ancien membre du Comité central ;

  39. STEN, l'un des dirigeants du groupe Lominadzé (« gauchistes »), vieux membre du parti, ancien membre de la Commission centrale de contrôle ;

  40. TOMSKI, ancien dirigeant des syndicats, ancien membre du Comité central et du Bureau politique (s'est suicidé) ;

  41. ZAIDEL.

Tous ces hommes sont accusés soit d'avoir eu une activité terroriste, et c'est l'écrasante majorité, soit d'avoir manifesté des sympathies pour le terrorisme et entretenu des liaisons avec les terroristes !

Il faut encore ajouter à cette liste ceux qui ont été condamnés en même temps que Zinoviev en janvier 1935 et qui ne figurent pas sur les listes précédentes : 1) SAKHOV, 2) GORCHENINE ; 3) TSARKOV, 4) FEDOROV, 5) HESSEN, 6) TARASSOV, 7) PÉRIMOV, 8) BACHKIROV, 9) BRAVO (cesont dans leur majorité de vieux bolchéviks). Il faut aussi compter les 78 vieux bolchéviks zinoviévistes (Zaloutski, Vardine et autres) internés dans un camp de concentration en relation avec le premier procès Zinoviev. Il faut encore ajouter le principal accusé de ce procès, TROTSKY, et aussi SÉDOV2. Nous obtenons ainsi une liste de 142 personnes ! Chacune d'elles est accusée des crimes les plus noirs. A quelques exceptions près, cette liste se compose des représentants les plus connus du bolchévisme.

Si quelqu'un avait à composer une liste des 20 à 25 représentants les plus marquants du bolchévisme, ceux qui ont joué le plus grand rôle dans l'histoire du parti et de la révolution, on pourrait sans crainte lui recommander de prendre pour base la liste des 142, plus les vieux bolchéviks exécutés à la suite du procès de Moscou. Dans cette liste entreraient six anciens membres du Bureau politique et chefs du parti : Boukharine, Zinoviev, Kamenev, Rykov, Tomski et Trotsky. Dans le Bureau politique de Lénine il y avait cinq d'entre eux, plus Lénine et Staline. Des membres du Bureau politique de Lénine il ne reste aujourd'hui que Staline seul. Les autres sont soit fusillés, soit accusés de terrorisme (Tomski s'est suicidé).

Dans le Testament de Lénine, il est mentionné six hommes : Trotsky, Staline, Zinoviev, Kamenev, Boukharine et Piatakov, ces deux derniers comme « les plus marquants parmi les jeunes ». Deux des révolutionnaires mentionnés par Lénine dans son Testament ont été fusillés par Staline ; Trotsky est pour ainsi dire condamné à mort ; Piatakov est en prison sous l'inculpation de terrorisme. Boukharine vient d'être grâcié, mais on ne sait pas pour combien de temps. De nouveau, Staline reste seul. Parmi les fusillés et ceux qui ont été mis en cause au procès comme ayant participé au terrorisme, il y a 19 anciens membres du Comité central : Boukharine, Chliapnikov, Evdokimov, Fédorov, Kamenev, Koukline, Lominadzé, Ouglanov, Piatakov, Radek, Rioutine, Rykov, Sérébriakov, Smilga, Smirnov, Sokolnikov, Tomski, Trotsky, Zinoviev (Boukharine et Rykov sont encore membres du Comité central!), et trois anciens membre de la Commission centrale de contrôle : Bakaïev, Gaven, Sten. Toute la fleur du parti bolchévik, tous les chefs de la révolution d'Octobre s'avèrent être des « chiens enragés », des « bandits », des « agents de la Gestapo ». Peut-on imaginer plus grande calomnie contre la révolution d'Octobre ? Si aux 142 que nous avons comptés plus haut, on ajoute les 16 fusillés, puis les 102 fusillés en relation avec l'assassinat de Kirov, les prétendus gardes-blancs, les 12 hommes de la Guépéou condamnés (voilà les véritables coupables !), on obtient en tout 286 personnes les plus diverses et qui souvent n'ont rien de commun entre elles, parmi lesquelles, à l'exception de Nikolaïev, de quelques-uns de ses amis et de quelques membres de la Guépéou de Léningrad, personne n'a eu le moindre rapport avec l'assassinat de Kirov. Elles n'en sont pas moins accusées par Staline d'avoir trempé dans cet assassinat et on ne sait pas combien de fois Staline exhibera encore le cadavre de Kirov ni combien de gens il accusera d'être responsables de cet assassinat ou d'y avoir participé. Et combien d'hommes ont été fusillés en secret, sans que personne n'en sache rien ? Combien de dizaines de milliers ont été déportés ou internés dans un camp de concentration ?

* * *

Nous avons déjà dit que la composition de la liste des accusés était arbitraire, non seulement parce que nous avons affaire à un amalgame, mais aussi parce que tous les inculpés envisagés n'ont pu être brisés par Staline. La liste des accusés a certainement changé plus d'une fois et elle n'a été définitivement arrêtée que le jour même de la signature par le procureur de l'acte d'accusation. Le fait que les seize inculpés aient été choisis par Staline sur une liste beaucoup plus étendue, découle non seulement des considérations générales énoncées plus haut, mais peut aussi se démontrer quasi mathématiquement.

Le dossier de chaque inculpé porte un numéro (ces numéros sont indiqués entre parenthèses dans les citations des dépositions). Si nous rangeons les inculpés par ordre alphabétique, nous obtenons le tableau suivant3 :

Bakaïev

1

Berman-Iourine

4

David, Fritz

8

Dreitzer

10

Zinoviev

12

Kamenev

15

Mratchkovski

18

Olberg, V

21

Pikel

25

Reingold

27

Smirnov, I.N.

29

Les numéros des dossiers de ces onze inculpés suivent exactement l'ordre alphabétique (russe). Les dépositions de Goltzman ne sont pas du tout citées au cours du procès, de sorte que le numéro de son dossier nous reste inconnu. Les autres inculpés ont les numéros suivant4 :

Lourié, M

32

Lourié, N.

33

Evdokimov

36

Ter-Vaganian

38

Par ces tableaux, nous voyons que toute une série de numéros manquent, et avec les numéros manquent aussi les accusés à qui ils correspondaient. Pour un total de 19 personnes (plus le dossier n° 31, dont nous avons parlé en note), il y a 38 numéros. A qui correspondent donc les 18 autres ? Il nous paraît fort vraisemblable qu'à quelques exceptions près, comme celle de Safanova, que la Guépéou réserve peut-être pour un procès futur, ces « inculpés » absents sont ceux que Staline n'a pu réussir à briser et qu'il a vraisemblablement fusillés sans jugement.

Notes

1 Nous ne mettons pas sur cette liste les personnes qui, d'après les données judiciaires, se trouvent à l'étranger : Weiz, Slomovitz, etc.

2 On pourrait aussi inclure dans cette liste Ruth Fischer et Maslow.

3 Pour que la démonstration garde sa valeur, nous avons conservé, naturellement, l'ordre alphabétique russe.
Dans l'affaire figure encore un dossier n° 31, dans lequel ont été réunies les dépositions de Reingold, Pikel, Safonova et Dreitzer. C'est, semble-t-il, quelque affaire particulière. Il y a aussi un certain nombre de dossiers portant les numéros 3 (Karev), 14 (Matorine), 24 (Olberg Paul). Ils ne suivent pas l'ordre alphabétique, probablement parce que chacun d'entre eux se rapporte spécialement à l'un des inculpés : Karev à Bakaïev, Matorine à Zinoviev et à Kamenev, et Olberg à son frère. C'est pourquoi, sans doute, leurs numéros suivent les numéros des inculpés à qui ils sont liés.

4Le fait qu'Evdokimov et Ter-Vaganian viennent à la fin seulement s'explique, semble-t-il, parce que primitivement Staline n'avait pas l'intention de les faire entrer dans le procès. Indiquons aussi que les « aveux » d'Evdokimov ne datent que du 10 août, c'est-à-dire quelques jours avant la publication de l'acte d'accusation, et ceux de Ter-Vaganian du 14 août seulement, c'est-à-dire du jour même de la signature par le procureur de l'acte d'accusation. Ayant obtenu ces aveux, le procureur s'est empressé de rédiger l'acte d'accusation et de le signer. Les deux Lourié, vraisemblablement, n'étaient pas prévus non plus au début pour entrer dans ce procès et ils y furent mis plus tard.

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