1909

1905 fut écrit en 1905-1909 à Vienne et parut pour la première fois à Dresde. Il fut republié en 1922 en Russe, à partir de la traduction allemande et du manuscrit original.


1905

Léon Trotsky

LA GREVE DE NOVEMBRE


De péril en péril, de récif en récif, le ministère d'octobre faisait lentement son chemin. Où allait‑il ? Il l'ignorait lui-même.

Les 26 et 27 octobre éclata à Cronstadt, à trois portées de canon de Pétersbourg, une mutinerie militaire. Un certain nombre de soldats, conscients de la situation politique, cherchaient à retenir la masse, mais la fureur de la multitude fit explosion. Les meilleurs éléments de l'armée, voyant qu'ils ne pouvaient arrêter le mouvement, se mirent à sa tête. Ils n'eurent cependant pas le bonheur de prévenir les pogroms provoqués par les autorités et dans lesquels le rôle principal fut joué par les bandes du fameux thaumaturge Jean de Cronstadt, qui entraînèrent à leur suite une obscure foule de marins. Le 28, Cronstadt fut déclaré en état de siège et la malheureuse émeute fut écrasée. Des soldats et des matelots d'élite étaient menacés de la peine capitale.

Le jour de la prise de la forteresse de Cronstadt, le gouvernement voulut donner un sévère avertissement au pays ; il déclara l'état de siège dans toute la Pologne : c'était un gros os que le ministère du manifeste se décidait pour la première fois à jeter aux chiens de Peterhof, après onze jours d'existence. Le comte Witte assuma l'entière responsabilité de cette démarche : dans la communication gouvernementale, il mentait effrontément, faisant allusion à une tentative téméraire (!) de séparatisme de la part des Polonais et les prévenant qu'ils s'engageaient dans une voie dangereuse “dont ils avaient connu plus d'une fois les dures épreuves”. Le lendemain, pour ne pas se trouver captif de Trepov, il fut obligé de battre en retraite : il reconnut que le gouvernement envisageait non pas tant les événements réels que les conséquences possibles de leur développement, “en raison de l'excessive impressionnabilité des Polonais”. Ainsi, l'état de siège était, en son genre, un tribut constitutionnel que l'on accordait au tempérament politique du peuple Polonais.

Le 29 octobre, un certain nombre de cantons des gouverne­ments de Tchernigov, de Saratov et de Tambov, où s'étaient déclarés des troubles agraires, furent proclamés en état de siège. A ce qu'il paraissait, les moujiks de Tambov se distinguaient également par “une excessive impressionnabilité”.

De terreur, dans la société libérale, les dents claquèrent. Ce monde répondait par des grimaces dédaigneuses aux coquetteries de Witte, mais au fond de l'âme, espérait fermement en lui. Et à présent, derrière le dos de Witte, se montrait avec assurance Dournovo qui eut assez d'esprit pour prendre à son compte l'aphorisme de Cavour : “L'état de siège est un moyen de gouvernement dont se servent les imbéciles. ”

L'instinct révolutionnaire suggéra aux ouvriers qu'en laissant impunie l'attaque ouverte de la contre‑révolution ils encourageraient son impudence. Le 29, le 30 octobre et le 1er novembre il y eut dans la plupart des usines de Pétersbourg de grands meetings dans lesquels on réclamait du soviet d'énergiques mesures de protestation.

Le 1er novembre, après de violents débats, dans une réunion nombreuse et tumultueuse, le soviet adopta, à une écrasante majorité, la décision suivante :

“Le gouvernement continue à marcher sur des cadavres. Il livre à ses cours martiales les hardis soldats de l'armée et de la flotte de Cronstadt qui se sont dressés pour défendre leurs droits et la liberté du peuple. Le gouvernement met au cou de la Pologne opprimée la corde de l'état de siège.

“ Le soviet des députés ouvriers invite le prolétariat révolutionnaire de Pétersbourg à manifester par la grève politique générale, dont on a déjà constaté la force menaçante, et par des meetings de protestation, sa solidarité fraternelle avec les soldats révolutionnaires de Cronstadt et le prolétariat révolutionnaire de Pologne.

“ Demain, 2 novembre, à midi, les ouvriers de Pétersbourg cesseront le travail aux cris de : A bas les cours martiales ! A bas la peine de mort ! A bas la loi martiale en Pologne et dans toute la Russie ! ”

Le succès de cet appel dépassa les espérances. La grève d'octobre n'était terminée que depuis quinze jours à peine, elle avait absorbé beaucoup d'énergie : et cependant, les ouvriers de Pétersbourg quittèrent les ateliers avec un ensemble saisissant. Avant midi, le 2 novembre, toutes les grosses usines et les entreprises qui avaient des représentants au soviet chômaient déjà. Un grand nombre d'entreprises industrielles, moyennes et petites, qui n'avaient pas encore participé à la lutte politique, adhéraient maintenant à la grève, élisaient des députés et les envoyaient au soviet. Le comité régional du réseau des voies ferrées de Pétersbourg adopta la décision du soviet et tous les chemins de fer, sauf celui de Finlande, interrompirent leur trafic. Au total, le nombre des grévistes de novembre dépassa celui de janvier et même celui d'octobre. Cependant les postes et les télégraphes, les voitures de place, les tramways à chevaux et la plupart des commis de magasin ne se joignirent pas au mouvement. Parmi les journaux, seuls paraissaient : le Pravitelstvenny Vestnik, les Viédomosti Peterbourgskavo Gradonatchalstva (“L'Information de la préfecture de Pétersbourg”) et les Izvestia ; les deux premiers sous la protection des troupes, le dernier sous la garde de compagnies ouvrières armées.

Le comte Witte fut absolument pris au dépourvu. Quinze jours auparavant, il croyait que, le pouvoir étant entre ses mains, il n'aurait plus qu'à exhorter, à guider, à arrêter, à menacer, à mener en un mot les choses comme il voudrait... La grève de novembre, protestation indignée du prolétariat contre l'hypocrisie gouvernementale, décontenança le grand homme d'Etat. Rien ne caractérise mieux son inintelligence des choses de la révolution, son effarement puéril devant les faits et, en même temps, sa hautaine suffisance, que le télégramme par lequel il s'imaginait apaiser le prolétariat. En voici le texte intégral:

“ Frères ouvriers, mettez‑vous au travail, renoncez à l'émeute, prenez pitié de vos femmes et de vos enfants. N'écoutez plus les mauvais conseils. Le Souverain nous a commandé d'appliquer notre sollicitude à la question ouvrière. Dans ce but, Sa Majesté Impériale a constitué un ministère du commerce et de l'industrie dont la tâche sera d'établir des rapports équitables entre les ouvriers et les entrepreneurs. Donnez‑nous le temps nécessaire et tout le possible sera fait pour vous. Suivez les conseils d'un homme qui vous veut du bien, qui a pour vous de la sympathie. Comte Witte. ”

Cet impudent télégramme, où une lâche colère qui dissimule son couteau prend des airs de hautaine bienveillance, fut reçu et lu à la séance du soviet, le 3 novembre, et souleva une tempête d'indignation. Avec une retentissante unanimité, on adopta aussitôt le texte de réponse que nous proposions et qui fut publié le lendemain dans les Izvestia:

“Le soviet des députés ouvriers, après avoir entendu lecture du télégramme du comte Witte à ses “frères ouvriers”, exprime d'abord l'extrême étonnement que lui cause le sans‑gêne d'un favori du tsar qui se permet d'appeler “frères” les ouvriers de Pétersbourg. Les prolétaires n'ont aucun lien de parenté avec le comte Witte.

“Sur le fond de la question, le soviet déclare:

“1. Le comte Witte nous invite à prendre pitié de nos femmes et de nos enfants. Le soviet des députés ouvriers invite en réponse tous les ouvriers à compter combien de nouvelles veuves et de nouveaux orphelins se pressent dans les rangs de la classe ouvrière depuis le jour où le comte Witte a pris le pouvoir.

“2. Le comte Witte signale la gracieuse sollicitude du souverain à l'égard du peuple ouvrier. Le soviet des députés ouvriers rappelle au prolétariat de Pétersbourg le Dimanche rouge du 9 janvier.

“ 3. Le comte Witte nous prie de lui donner “le temps nécessaire” et nous promet de faire pour les ouvriers “tout le possible”. Le soviet des députés ouvriers sait que Witte a déjà trouvé “le temps” de livrer la Pologne aux bourreaux militaires et le même soviet ne doute pas que le comte Witte ne fasse “tout le possible” pour étouffer le prolétariat révolutionnaire.

“ 4. Le comte Witte déclare être un homme qui nous veut du bien et qui a pour nous de la sympathie. Le soviet des députés ouvriers déclare qu'il n'a nul besoin de la sympathie des favoris du tsar. Il exige un gouvernement populaire sur la base du suffrage universel, égalitaire, direct et secret. ”

Des gens renseignés affirmaient que le comte eut un accès d'étouffement quand il reçut la réponse de ses “frères” en grève.

Le 5 novembre, l'agence télégraphique de Pétersbourg communiquait ceci : “ En raison des bruits qui se sont répandus en province au sujet de l'institution d'une cour martiale et de l'application de la peine de mort aux simples soldats et matelots qui ont participé aux désordres de Cronstadt, nous sommes autorisés à déclarer que tous les bruits de ce genre sont prématurés (?) et dénués de tout fondement... Aucune cour martiale n'a jugé ni ne jugera les coupables des événements de Cronstadt. ” Cette déclaration catégorique ne marquait pas autre chose que la capitulation du gouvernement devant la grève et ce fait ne pouvait, bien entendu, être dissimulé par l'assertion enfantine au sujet de “bruits en province” alors que le prolétariat de Pétersbourg, par sa protestation, avait suspendu la vie commerciale et industrielle de la capitale. Quant à la Pologne, le gouvernement était entré plus tôt encore dans la voie des concessions en déclarant qu'il avait l'intention de rapporter la loi martiale dans les gouvernements du royaume de Pologne dès que “l'agitation serait tombée [1]”.

Dans la soirée du 5 novembre, le comité exécutif, estimant que le moment psychologique avait atteint son apogée, présenta en séance du soviet une motion destinée à terminer la grève. Pour caractériser la situation politique d'alors, je citerai le texte du discours lu par le rapporteur du comité exécutif:

“On vient de publier un télégramme du gouvernement qui déclare que les matelots de Cronstadt seront jugés non par une cour martiale mais par le conseil de guerre de la région.

“Ce télégramme n'est pas autre chose que la preuve de la faiblesse du gouvernement tsariste et la preuve de notre force. De nouveau, nous pouvons féliciter le prolétariat de Pétersbourg d'avoir remporté une immense victoire morale. Mais parlons franchement : si cette déclaration gouvernementale n'avait pas été faite, nous aurions dû malgré tout inviter les ouvriers de Pétersbourg à cesser la grève. D'après les télégrammes d'aujourd'hui, il est visible que partout en Russie notre manifestation politique est sur la voie du déclin. Notre grève actuelle n'avait que le caractère d'une démonstration. Ce n'est que de ce point de vue que nous pouvons en apprécier le succès ou l'insuccès. Notre but direct et immédiat a été de montrer à l'armée qui se réveille que la classe ouvrière est pour elle, qu'elle ne l'abandonnera pas aux outrages et aux violences sans dire son mot. N'avons‑nous pas atteint ce but ? N'avons‑nous pas gagné le cœur de tout honnête soldat ? Qui pourrait le nier ? Dans ces conditions, est‑il possible d'affirmer que nous n'ayons rien obtenu ? Peut‑on considérer la cessation de la grève comme une défaite pour nous ? N'avons‑nous pas montré à toute la Russie que, quelques jours après la grande lutte d'octobre, alors que les ouvriers n'avaient pas encore eu le temps de laver et de soigner leurs plaies, la discipline des masses était si grande qu'il suffisait d'un mot du soviet pour que tous les prolétaires quittassent leur travail comme un seul homme ? Regardez ! Cette fois‑ci, les usines les plus en retard sur le mouvement, qui jamais n'avaient abandonné le travail, ont adhéré à la grève et leurs députés se trouvent parmi nous, au soviet. Les éléments avancés de l'armée ont organisé des meetings de protestation et participé de cette manière à notre manifestation. N'est‑ce pas une victoire ? N'est-ce pas un brillant résultat ? Camarades, nous avons fait ce que nous devions faire. La Bourse européenne a rendu de nouveau les honneurs à notre force, à notre énergie. Il a suffi que l'on connaisse la décision du soviet des députés ouvriers pour que cette information soit suivie d'une chute marquée de nos valeurs à l'étranger. Ainsi, chacune de nos décisions, que ce soit une réponse au comte Witte ou au gouvernement dans son ensemble, a porté un coup décisif à l'absolutisme.

“ Certains camarades exigent que la grève continue jusqu'à ce que les matelots de Cronstadt soient traduits devant un jury de cour d'assises et jusqu'à l'abrogation de la loi martiale en Pologne. En d'autres termes, ils veulent que la grève tienne jusqu'à la chute du gouvernement actuel car – il faut s'en rendre compte bien nettement, camarades – contre notre grève le tsarisme fera donner toutes ses forces. Si l'on estime que le but de notre manifestation était de renverser l'autocratie, il est clair que nous ne l'avons pas atteint. De ce point de vue, nous aurions dû étouffer l'indignation dans nos poitrines et renoncer à la manifestation que nous avons faite pour protester. Mais notre tactique, camarades, n'est pas établie sur ce plan. Les manifestations que nous organisons, ce sont des batailles successives. Le but poursuivi est de désorganiser l'ennemi et de conquérir les sympathies de nouveaux amis. Or, quelle sympathie peut être plus importante pour nous que celle de l'armée ? Comprenez‑le bien : lorsque nous discutons la question de savoir s'il faut continuer, oui ou non, la grève, en fait, nous nous demandons si la grève doit garder son caractère de démonstration ou se transformer en bataille décisive, c'est‑à‑dire nous mener à la victoire complète ou à la défaite. Nous ne craignons ni les batailles, ni les défaites. Nos défaites ne sont que les degrés qui nous mènent à la victoire. Nous l'avons prouvé plus d'une fois déjà à nos ennemis. Mais, pour chaque bataille, nous cherchons les conditions les plus favorables. Les événements travaillent pour nous et nous n'avons aucune raison d'en forcer la marche. Dites‑moi, s'il vous plait, pour qui il vous paraît avantageux de retarder l'heure du combat décisif, pour nous ou bien pour le gouvernement ? L'avantage est pour nous, camarades ! Car demain nous serons plus forts qu'aujourd'hui, et après‑demain plus forts que demain. N'oubliez pas, camarades, que les circonstances ne nous permettent que depuis peu d'organiser des meetings pour des milliers de personnes, d'unifier les masses du prolétariat et d'imprimer la parole révolutionnaire dans l'esprit de la population du pays tout entier. Il est nécessaire de profiter au mieux de ces circonstances pour une large propagande, pour l'organisation des rangs du prolétariat. La période de la préparation des masses à l'action décisive doit être prolongée autant que nous le pourrons, peut‑être d'un ou deux mois, afin qu'ensuite nous marchions comme une armée bien groupée, bien organisée. Il serait bien entendu plus avantageux pour le gouvernement de nous fusiller immédiatement, puisque nous ne sommes pas encore prêts pour le combat final. Certains camarades éprouvent aujourd'hui, comme au jour où nous renonçâmes à la manifestation des funérailles, un doute que voici : Si nous battons en retraite en ce moment, saurons-nous soulever encore une fois les masses ? La multitude ne s'apaisera‑t‑elle pas ? je vous réponds : Croyez‑vous que le régime actuel puisse faire le nécessaire pour l'apaisement ? Avons‑nous donc des raisons de nous inquiéter, de craindre qu'à l'avenir il n'y ait plus d'événements qui obligent le peuple à se soulever ? Croyez‑moi, ces événements ne manqueront pas, ils seront beaucoup trop nombreux, le tsarisme y pourvoira. N'oubliez pas en outre que nous avons encore devant nous une campagne électorale qui doit mobiliser tout le prolétariat révolutionnaire. Et qui sait si la campagne électorale ne se terminera pas par une explosion, si le prolétariat ne fera pas sauter le pouvoir existant ? Dominons donc nos nerfs et ne cherchons point à devancer les événements. Nous devons faire confiance au prolétariat révolutionnaire. S'est‑il calmé après le 9 janvier ? Après la commission de Chidlovsky ? Après les événements de la mer Noire ? Non, le flot révolutionnaire monte sans cesse et le moment n'est pas loin où il déferlera sur le régime de l'autocratie.

“ Ce qui nous attend, c'est une lutte décisive et sans merci. Arrêtons pour le moment la grève, satisfaits de la victoire morale qu'elle a remportée, et appliquons toutes nos forces à créer et à renforcer ce dont nous avons le plus besoin : l'organisation, encore l'organisation, et toujours l'organisation. Il suffit de regarder autour de soi pour voir que, dans ce domaine, chaque jour nous apporte de nouvelles conquêtes.

“ En ce moment, les cheminots et les fonctionnaires des postes et télégraphes s'organisent. Par le rail et par le télégraphe, ils feront une seule fournaise de tous les foyers révolutionnaires du pays. Ils nous donneront la possibilité de soulever au moment voulu toute la Russie en vingt‑quatre heures. Il est nécessaire de se préparer pour ce moment‑là et de pousser la discipline et l'organisation au plus haut degré. Au travail, camarades !

“ Pour l'instant, il est indispensable de passer à l'organisation militaire des ouvriers, à leur armement. Que dans chaque usine l'on constitue des groupes de combattants, par dix hommes, avec un chef élu, par centaines avec un centenier et qu'un commandant prenne autorité sur ces bataillons. Que la discipline dans ces groupes soit poussée à tel point que toute l'usine puisse se mettre en marche au premier appel. N'oubliez pas qu'à l'heure de l'engagement décisif, nous ne devons compter que sur nous-mêmes. La bourgeoisie libérale commence déjà à nous considérer avec méfiance et hostilité. Les intellectuels démocrates hésitent. L'Union des unions, qui s'est jointe si volontiers à nous pendant la première grève, a beaucoup moins de sympathie pour la seconde. Un de ses membres me disait ces jours‑ci : “Avec vos grèves, vous indisposez la société contre vous. Se pourrait‑il que vous espériez vaincre l'ennemi par vos propres forces ? ” Je lui ai rappelé le moment de la Révolution française où la Convention décréta : “Le peuple français ne traitera pas avec un ennemi qui occupe son territoire. ” Un des membres de la Convention cria : “Serait‑ce que vous avez conclu un traité avec la victoire ? ” On lui répondit : “Non, nous avons conclu un traité avec la mort. ”

“Camarades, lorsque la bourgeoisie libérale, fière dirait‑on d'avoir trahi, nous demande : “Seuls, sans nous, pensez‑vous pouvoir lutter ? Avez‑vous conclu un traité avec la victoire ? ”, nous lui jetons à la figure notre réponse : “Non, nous avons conclu un traité avec la mort. ”

A une écrasante majorité, le soviet adopta la décision suivante : “Cesser la manifestation de la grève le lundi 7 novembre, à midi. ” Des affiches portant la résolution du soviet furent répandues dans les fabriques et les usines et collées en ville. Au jour et à l'heure fixés, la grève s'arrêta avec ensemble, comme elle avait commencé. Elle avait duré cent vingt heures, trois fois moins que la loi martiale en Pologne.

L'importance de la grève de novembre n'est pas en ceci bien entendu qu'elle a sauvé du nœud coulant quelques dizaines de matelots ; ce serait peu de chose dans une révolution qui dévore les existences par dizaines de milliers ! Son importance n'est pas non plus en ceci qu'elle contraignit le gouvernement à rapporter le plus vite possible la loi martiale en Pologne ; un mois de plus ou de moins sous le régime des lois d'exception n'est rien pour ce pays qui a tant souffert. La grève d'octobre fut un cri d'alarme adressé au pays tout entier. Qui sait si une furieuse bacchanale de réaction ne se serait pas déclenchée dans tout le pays, au cas où l'expérience risquée en Pologne aurait réussi ? Mais le prolétariat était là, il montra qu'il “existait, veillait et était prêt à rendre coup pour coup [2] ! ” Dans cette révolution qui, par la solidarité que manifestèrent les races si diverses du pays, fait un contraste magnifique avec les événements de 1848 en Autriche, le prolétariat à Pétersbourg, au nom de la révolution même, ne pouvait abandonner silencieusement aux mains de l'impatiente réaction ses frères de Pologne, il n'en avait pas le droit. Et, du moment qu'il se souciait de son propre lendemain, il ne pouvait ignorer, il n'avait pas le droit d'ignorer la révolte de Cronstadt. La grève de novembre fut un cri de solidarité jeté par le prolétariat, par‑dessus les têtes du gouvernement et de l'opposition bourgeoise, aux prisonniers de la caserne. Et ce cri fut entendu.

Le correspondant du Times, dans le récit qu'il donna de la grève de novembre, rapportait cette parole d'un colonel de la garde : “On ne peut malheureusement nier que l'intervention des ouvriers qui ont pris la défense des mutins de Cronstadt ait eu une influence morale fort regrettable sur nos soldats. ” Dans cette “regrettable influence morale” est contenu l'essentiel de la grève de novembre. D'un seul coup, elle remua les masses de l'armée et, au cours des journées qui suivirent, occasionna une série de meetings dans les casernes de la garnison de Pétersbourg. Au comité exécutif, et même aux séances du soviet, on vit apparaître non seulement des soldats isolés, mais des délégués de la troupe qui prononcèrent des discours et demandèrent à être soutenus ; la liaison révolutionnaire s'affermit parmi eux, les proclamations se répandirent à profusion dans ce secteur.

L'effervescence gagna même les rangs les plus aristocratiques de l'armée. L'auteur du présent livre eut, pendant la grève de novembre, l'occasion de participer comme “orateur parlant au nom des ouvriers” à une assemblée de militaires unique en son genre. Cela vaut la peine d'être raconté.

J'avais reçu une carte d'invitation de la baronne Ikskul von Hildebrand ; je me présentai à neuf heures du soir dans un des plus riches hôtels particuliers de Pétersbourg. Le portier, qui avait l'air d'un homme résolu à ne plus s'étonner de rien, m'ôta mon pardessus et l'accrocha dans une longue rangée de capotes d'officiers. Le laquais attendait, pour me présenter, d'avoir ma carte de visite. Hélas ! Un homme qui se cache de la police ne saurait avoir de carte de visite. Pour le tirer d'embarras, je lui remis le billet d'invitation de la maîtresse de maison. Un étudiant vint à moi dans le salon d'attente, puis un privat‑docent radical, rédacteur d'une “grande” revue, et, enfin, la baronne elle‑même. Ces gens s'attendaient sans doute à trouver en moi, “envoyé des ouvriers”, une physionomie plus rébarbative. Je me nommai. On m'invita aimablement à entrer. Quand la portière fut soulevée, j'aperçus une société de soixante à soixante-dix personnes. Sur des chaises disposées en lignes régulières étaient assis, d'un côté du passage, trente ou quarante officiers, parmi lesquels de brillants militaires de la garde ; de l'autre côté, des dames. Dans un coin, en avant, on apercevait un groupe de redingotes noires : c'étaient des publicistes et des avocats radicaux. Assis devant une table qui servait de chaire, un vieillard faisait fonction de président. A côté de lui, je reconnus Roditchev, le futur “tribun” des constitutionnels-démocrates. Il parlait de l'application de la loi martiale en Pologne, des obligations de la société libérale et de la partie pensante de l'armée vis‑à‑vis de la situation polonaise ; il s'exprimait d'un ton ennuyé et las, ses pensées étaient courtes et lasses, et lorsqu'il acheva son discours on entendit des applaudissements empreints de lassitude. Après lui, Pierre Strouvé prit la parole ; hier encore, c'était “l'exilé de Stuttgart”, à qui la grève d'octobre avait rouvert le chemin de la Russie et qui en avait profité pour prendre immédiatement place à l'extrême droite du libéralisme des zemstvos et pour entreprendre une campagne effrontée contre la social‑démocratie. Orateur pitoyable, bégayant et mangeant ses mots, il démontrait que l'armée devait se tenir sur le terrain du manifeste du 17 octobre et le défendre contre toute attaque de la droite comme de la gauche. Cette sagesse de serpent conservateur avait un air très piquant sur les lèvres d'un ancien social‑démocrate. J'écoutais son discours et je me rappelais que, sept ans auparavant, cet homme avait écrit : “Plus on avance vers l'orient de l'Europe, plus la bourgeoisie apparaît faible, lâche et vile en son attitude politique. ” Ensuite, sur les béquilles du révisionnisme allemand, ce même homme avait passé dans le camp de la bourgeoisie libérale, afin de démontrer par l'exemple la justesse de l'aphorisme que nous venons de citer... Après Strouvé, le publiciste radical Procopovitch parla de la mutinerie de Cronstadt ; on entendit ensuite un professeur disgracié dont le choix hésitait entre le libéralisme et la social‑démocratie et qui parla de tout et de rien. Enfin, un avocat réputé (Sokolov) invita les officiers à tolérer la propagande dans les casernes. Les discours prenaient un ton de plus en plus résolu, l'atmosphère s'échauffait, les applaudissements du public devenaient de plus en plus bruyants. A mon tour, je signalai que les ouvriers étaient désarmés, qu'avec eux la liberté était démunie, qu'entre les mains des officiers se trouvaient les clefs des arsenaux de la nation, qu'à la minute décisive ces clefs devraient être transmises à ceux à qui elles appartenaient de droit, c'est‑à‑dire au peuple. Ce fut la première, et, sans doute, la dernière fois de ma vie que j'eus l'occasion de parler devant un auditoire de ce genre...

La “regrettable influence morale” du prolétariat sur les soldats engagea le gouvernement à exercer des actes de répression. On procéda à des arrestations dans un des régiments de la garde ; une partie des matelots furent envoyés sous escorte de Pétersbourg à Cronstadt. Des soldats, de toutes parts, s'adressaient au soviet, demandant ce qu'il fallait faire. A ces questions nous répondîmes par un appel devenu fameux sous le nom de Manifeste aux soldats. En voici le texte :

“Le soviet des députés ouvriers répond aux soldats :

“Frères soldats de l'armée et de la flotte !

“Vous vous adressez souvent à nous, soviet des députés ouvriers, pour obtenir un conseil ou un appui. Lorsqu'on a arrêté des hommes au régiment Preobrajensky, vous nous avez demandé du secours. Lorsqu'on a arrêté des élèves de l'école militaire électrotechnique, vous nous avez demandé assistance. Lorsque les équipages de la flotte ont été envoyés sous escorte de Pétersbourg à Cronstadt, ils ont cherché notre protection.

“Un grand nombre de régiments nous envoient leurs députés.

“Frères soldats, vous avez raison. Vous n'avez pour vous défendre que le peuple ouvrier. Si les ouvriers ne viennent pas à votre secours, il n'y a point de salut pour vous. La caserne maudite vous étouffera.

“Les ouvriers tiennent toujours pour les soldats honnêtes. A Cronstadt et à Sébastopol, les ouvriers ont lutté et sont morts avec les matelots. Le gouvernement avait décidé que les matelots et les soldats de Cronstadt passeraient en cour martiale ; les ouvriers de Pétersbourg ont immédiatement cessé tout travail.

“Ils consentent à endurer les tortures de la faim, mais ils ne veulent pas rester passifs et silencieux devant les tourments que l'on inflige aux soldats.

“Nous, soviet des députés ouvriers, nous vous disons, soldats, au nom de tous les ouvriers de Pétersbourg :

“Vos peines sont nos peines, vos besoins sont nos besoins la lutte que vous menez, c'est bien celle que nous avons entreprise. Notre victoire sera votre victoire. Nous sommes attachés à la même chaîne. Ce n'est qu'en unissant leurs efforts que le peuple et l'armée briseront cette chaîne.

“Comment obtenir la liberté des soldats de Preobrajensky ? Comment sauver ceux de Cronstadt et de Sébastopol ?

“Pour cela, il faut débarrasser le pays de toutes les prisons tsaristes, de tous les conseils de guerre. Par des coups isolés, nous n'obtiendrons rien en faveur de ceux de Preobrajensky, de Sébastopol et de Cronstadt. C'est par un puissant élan de toute la masse que nous balaierons l'arbitraire et l'autocratie du sol de notre patrie.

“Qui peut se charger de cette grande tâche ?

“Le peuple ouvrier uni avec les soldats ses frères.

“Frères soldats, réveillez‑vous, levez‑vous, venez à nous ! Soldats honnêtes et hardis, groupez‑vous en associations!

“Réveillez ceux qui dorment ! Amenez de force les traînards ! Entendez‑vous avec les ouvriers ! Etablissez une liaison avec le soviet des députés ouvriers!

“Et en avant, pour la justice, pour le peuple, pour la liberté, pour nos femmes et nos enfants !

“Une main fraternelle vous est tendue, celle du soviet des députés ouvriers. ”

Ce manifeste parut dans les tout derniers jours de l'existence du soviet.


Notes

[1] La loi martiale fut rapportée par un oukase du 12 novembre. (1909)

[2] Ce sont les termes de la résolution du soviet. (1909)


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