1909

1905 fut écrit en 1905-1909 à Vienne et parut pour la première fois à Dresde. Il fut republié en 1922 en Russe, à partir de la traduction allemande et du manuscrit original.


1905

Léon Trotsky

L'OPPOSITION ET LA REVOLUTION


Ainsi, le manifeste, au lieu de rétablir l'ordre, avait contribué à révéler dans toute son ampleur l’antagonisme qui existait entre les pôles sociaux : d'un côté la réaction pogromiste de la noblesse et des bureaucrates, de l'autre la révolution ouvrière. Durant les premiers jours, ou pour mieux dire durant les premières heures, il sembla même que le manifeste n'avait apporté aucun changement dans l'état d'esprit des éléments les plus modérés de l'opposition. Pourtant, ce n'était qu'une apparence. Le 18 octobre, une des plus puissantes organisations capitalistes, le Comptoir consultatif des métallurgistes, écrivait au comte Witte : “ Nous devons le déclarer sans ambages : la Russie n'a de foi que dans les faits ; son sang et sa misère ne lui permettent plus de donner créance à de pures paroles. ” En réclamant une amnistie complète, le Comptoir consultatif “ constate avec un plaisir tout particulier que du côté des masses révolutionnaires la violence ne s'est manifestée que dans des limites très étroites et que ces masses ont su observer une discipline vraiment incroyable ”. Le Comptoir déclare qu' “ en théorie ” il est peu porté à reconnaître la nécessité d'un suffrage universel ; mais il a dû reconnaître que “ la classe ouvrière, qui avait manifesté avec tant de force sa conscience politique et sa discipline de parti, doit participer à l'administration des affaires publiques ”. Tout cela était exprimé en termes larges et généreux, mais, hélas ! ce n'était pas pour longtemps. Il serait un peu trop simple d'affirmer que nous sommes ici en présence d'une politique exclusivement décorative. Sans aucun doute, certaines illusions jouaient un grand rôle dans cette affaire : le capital espérait encore qu'une large réforme politique déclencherait immédiatement un essor de l'industrie, affranchie de toute entrave. C'est ce qui explique qu'une partie considérable des entrepreneurs – si ce n'est la majorité – gardèrent vis‑à‑vis de la grève d'octobre une attitude d'amicale neutralité. On ne recourut presque pas au lock‑out. Les propriétaires des usines métallurgiques du secteur de Moscou décidèrent de refuser les services des cosaques.

Mais la plus grande marque d'approbation que les entrepreneurs libéraux donnèrent aux intentions politiques de la lutte fut de continuer à verser à leurs ouvriers leurs salaires pour tout le temps de la grève d'octobre : s'attendant à un épanouissement de l'industrie sous “ le régime de la légalité ”, ils inscrivirent sans discuter cette dépense sous la rubrique des frais extraordinaires de production. Mais, en payant aux ouvriers leurs journées de grève, le capital déclara sèchement : c'est la dernière fois ! La force de l'attaque menée par les ouvriers lui faisait comprendre la nécessité de la prudence. Les espérances les plus chères du capital ne furent pas justifiées : le mouvement des masses, après la promulgation du manifeste, ne s'apaisa pas ; au contraire, de jour en jour, il manifestait une force plus grande, une indépendance plus absolue, un caractère plus net de révolution sociale. Tandis que les planteurs de la production sucrière se voyaient menacés d'une confiscation des terres, toute la bourgeoisie capitaliste, dans son ensemble, devait reculer pas à pas devant les ouvriers, en augmentant les salaires et en diminuant les heures de travail.

Indépendamment de la crainte inspirée par le prolétariat révolutionnaire et qui s'accrût considérablement pendant les deux derniers mois de 1905, certains intérêts plus étroits mais non moins sérieux poussaient le capital vers une alliance immédiate avec le gouvernement. Au premier plan, c'était un besoin prosaïque mais impérieux, le besoin d'argent ; les convoitises des entrepreneurs et leurs attaques avaient toutes pour objet la Banque d'Etat. Cette institution servait de presse hydraulique à la “ politique économique ” de l'autocratie, dont Witte fut le grand maître, pendant dix ans. Des opérations de la Banque et, en même temps, de l'opinion et des sympathies du ministre dépendait l'“ être ou ne pas être ” des grosses entreprises. Entre autres causes, certains prêts accordés en dépit des statuts, l'escompte de fantastiques lettres de change, et en général le favoritisme dans le domaine de l'économie politique contribuaient au revirement de l'opposition capitaliste. Lorsque, sous la triple influence de la guerre, de la révolution et de la crise générale, la Banque réduisit ses opérations au minimum, un grand nombre de capitalistes se trouvèrent aux abois. Ils ne se soucièrent plus de perspectives politiques générales, ils avaient besoin d'argent coûte que coûte. “ Nous ne croyons plus aux paroles, déclarèrent‑ils au comte Witte à deux heures du matin, dans la nuit du 18 au 19 octobre, donnez‑nous des faits. ” Le comte Witte plongea la main dans la caisse de la Banque d'Etat et leur distribua “ des faits ”… Une grande quantité de faits. L'escompte se releva brusquement, il fut de 138,5 millions de roubles en novembre et décembre 1905, contre 83,1 millions pour la même période en 1904. Le crédit des banques privées augmenta d'une manière encore plus considérable : 148,2 millions de roubles au 1er décembre 1905 contre 39 millions en 1904. Les opérations de tous genres s'accrurent également. “ Le sang et la misère de la Russie ” dont faisait état, nous l'avons vu plus haut, le syndicat capitaliste, furent escomptés par le gouvernement de Witte, et le résultat de cette opération se traduisit par la formation de l'Union du 17 octobre. Ainsi, nous trouvons à la base de ce parti non pas une faveur politique, mais un simple pot‑de‑vin. Dans la personne de ces entrepreneurs, organisés en unions “ professionnelles ” ou politiques, le soviet des députés ouvriers trouva dès ses premiers pas un ennemi résolu et conscient.

Mais si les octobristes eurent au moins l'audace de prendre nettement position contre la révolution, il faut souligner le rôle vraiment pitoyable que joua alors le parti des radicaux intellectuels et petits‑bourgeois qui devait, six mois plus tard, exercer sa faconde sur les planches du Palais de Tauride. Nous voulons parler des constitutionnels‑démocrates, les cadets.

Au plus fort de la grève d'octobre, le congrès fondateur de ce parti tenait ses séances. La moitié au moins des délégués manquait. La grève des chemins de fer leur avait coupé la route. Le 14 octobre, le nouveau parti définit son attitude devant les événements : “ Le parti, donnant son entier assentiment aux revendications, croit de son devoir de se déclarer entièrement solidaire avec le mouvement de grève. Il renonce résolument (résolument!) à l'idée d'obtenir un quelconque résultat au moyen de pourparlers avec les représentants du pouvoir. ” Il fera tout pour prévenir un affrontement, mais, s'il n'y réussit pas, il déclare d'avance que ses sympathies et son appui iront au peuple. Trois jours plus tard, le manifeste de la Constitution était signé. Les partis révolutionnaires sortirent brusquement des cachettes où ils étaient enterrés, et, sans avoir eu le temps d'essuyer la sueur de sang dont ils étaient couverts, se plongèrent corps et âme dans les masses populaires, les appelant et les groupant pour la lutte. Ce fut une grande époque : le marteau de la révolution forgeait de nouvelles âmes.

Mais que pouvaient faire en cette circonstance les cadets, politiciens en frac, orateurs de barreau, tribuns des zemstvos ? Ils attendirent passivement. Le manifeste existait mais le parlement manquait encore. Ils ne savaient pas quand et comment le parlement viendrait et même s'il viendrait. Le gouvernement ne leur inspirait aucune confiance, la révolution encore moins. Leur rêve eût été de sauver la révolution d'elle-­même, mais ils n'en voyaient pas le moyen. Ils n'osaient se montrer dans les réunions populaires. Leur presse donnait l'expression de leur débilité et de leur lâcheté. On lisait peu ce qu'ils imprimaient. Ainsi, en cette période de la révolution russe la plus chargée de responsabilités, les cadets n'avaient qu'à se croiser les bras. Un an plus tard, Milioukov, qui ne discutait point le fait, s'efforça de justifier son parti, non de ce qu'il avait refusé ses forces à la révolution, mais de ce qu'il n'avait rien fait pour l'entraver. “ Toute manifestation d'un parti tel que celui des constitutionnels‑démocrates, écrit‑il pendant les élections à la deuxième Douma, était absolument impossible dans les derniers mois de 1905. Ceux qui reprochent maintenant au parti de n'avoir point protesté alors, par l'organisation de meetings, contre les illusions révolutionnaires du trotskisme... ne comprennent pas ou ne se rappellent pas quel était alors l'état d'âme du public démocratique qui se rassemblait dans les meetings. ” Telle est la justification de ce parti “ populaire ” il n'osa pas se montrer au peuple, de crainte de l'épouvanter !

En cette période, l'Union des unions joua un rôle plus avantageux. La grève d'octobre se généralisa avec le concours actif des intellectuels radicaux. En organisant des comités de grève, en nommant des députations, ils suspendirent le fonctionnement d'institutions sur lesquelles les ouvriers n'avaient que peu de prise. C'est ainsi que le travail s'interrompit dans les administrations des zemstvos, dans les municipalités, les banques, les bureaux de tous genres, les tribunaux, les écoles et même au Sénat. Il faut signaler aussi l'importance vraiment considérable des secours en argent que l'aile gauche des intellectuels affecta au soviet des députés ouvriers. Cependant l'idée du rôle gigantesque qu'aurait joué l'Union des unions, au dire de la presse bourgeoise de Russie et d'Europe occidentale, apparaît comme absolument fantaisiste quand on considère ce que cette Union a réellement fait au vu et au su de tout le monde. L'Union des unions servit d'intendance à la révolution et parfois, c'est ce qu'elle fit de mieux, d'auxiliaire dans le combat. Mais elle ne prétendit jamais prendre la direction du mouvement.

L'aurait‑elle pu d'ailleurs ? L'élément originel de ce groupement, c'était encore et toujours le philistin cultivé à qui les vicissitudes historiques avaient rogné les ailes. La révolution l'avait secoué et élevé au‑dessus de lui‑même. Un beau matin, en se réveillant, il avait en vain demandé son journal. Le soir venu, cette même révolution avait éteint l'électricité dans l'appartement de l'intellectuel, et, sur le mur ténébreux, elle avait tracé des caractères de feu annonçant des journées de trouble, mais enfin de grandes journées. Le philistin voulait croire, et n'osait. Il voulait prendre son essor et ne le pouvait. Peut‑être comprendrons‑nous mieux le drame qui se passait en lui si nous le considérons au moment où il rédige une motion radicale, si nous considérons son attitude chez lui, à table, à l'heure du thé.

Le lendemain de la reprise du travail, après la grève, j'allai en visite dans une famille de ma connaissance où régnait l'atmosphère habituelle du radicalisme petit‑bourgeois. Sur le mur de la salle à manger était apposé le programme de notre parti que l'on venait d'imprimer en grand format : c'était le supplément du premier journal social‑démocrate paru depuis la grève. Toute la famille était surexcitée.

“ Pas mal... pas mal du tout

– De quoi s'agit‑il ?

– Il le demande ! Votre programme : lisez donc un peu!

– J'ai déjà eu l'occasion de le lire.

– Non, mais, comment trouvez‑vous ça ? Ils écrivent textuellement ceci : “ Le parti se donne pour but politique immédiat le renversement de l'autocratie tsariste – comprenez‑vous : le renversement – et veut la remplacer par la république démocratique... La ré‑pu‑bli‑que ! Comprenez‑vous cela ?

– Je crois le comprendre.

– Et on imprime cela dans des conditions légales, on vend cette feuille sous les yeux de la police, on peut l'acheter pour cinq kopecks à deux pas du Palais d'Hiver ! “ L'abolition de l'autocratie russe, qui en veut pour cinq kopecks ? ” Non, mais vraiment !

– Alors, ça vous plait ?

– “ Vous plaît... vous plaît ” Est‑il question de ça ? S'agit‑il de moi ? Je vous parle d' “ eux ”, à Peterhof, d'eux à qui vous mettez cela sous le nez. Dites‑moi, je vous prie : est‑ce que cela les arrange ?

– J'en doute ! ”

Le pater familias se montrait particulièrement excité. Deux ou trois semaines auparavant, il détestait encore la social-démocratie, de la haine stupide qui caractérise le petit‑bourgeois radical, infecté dès sa jeunesse de préjugés populistes ; aujourd'hui, un sentiment nouveau l'emplissait : sentiment de vénération mêlé d'inquiétude.

“ Ce matin, nous avons lu ce programme à la direction de la Bibliothèque impériale – le numéro leur a été envoyé... Ah ! si vous aviez vu ces messieurs ! Le directeur a fait venir ses deux adjoints et moi, il a fermé la porte à clef et nous a lu le programme depuis A jusqu'à Z. Ma parole, tout le monde en était suffoqué. “ Qu'en dites‑vous, Nicolas Nicolaïevitch ? me demanda le directeur.

“ – Non, vous, vous, Simon Petrovitch, qu'en dites‑vous ?

“ – Moi, répondit‑il, vous savez, j'en ai perdu la langue. Hier encore, il n'était pas permis à un journal de dire la moindre chose d'un commissaire de police. Aujourd'hui, on déclare comme cela tout bonnement, tout franchement, à Sa Majesté l'Empereur : fiche‑nous le camp ! Ces gens‑là n'ont aucun souci de l'étiquette, aucun, aucun... Sitôt pensé, sitôt dit...

“ Alors un des adjoints dit :

“ – Le papier est rédigé d'une façon un peu lourde, il faudrait un peu de légèreté dans le style.

“ Simon Petrovitch le regarde par‑dessus ses lunettes :

“ – Mon cher, ce n'est pas un feuilleton de dimanche, c'est un programme, comprenez‑vous ? Le programme d'un parti... “ Et savez‑vous ce qu'ils ont dit pour terminer, ces messieurs de la Bibliothèque impériale ? “ Comment, ont‑ils demandé, de quelle manière se fait‑on recevoir membre du parti social‑démocrate ? ” Comment trouvez‑vous cela ?

– Fort bien.

– Hum... Mais, en fait, comment entre‑t‑on dans votre parti ? me demande mon interlocuteur après une légère hésitation.

– Rien de plus simple. La condition essentielle, c'est de reconnaître, d'admettre le programme. Ensuite, il faut se faire inscrire dans une section et payer régulièrement sa cotisation. Ce programme vous plaît, n'est‑ce pas ?

– Le diable l'emporte, il n'est pas mal, c'est indiscutable...

Mais que pensez‑vous de la situation présente ? Seulement, vous savez, dites‑moi cela non comme rédacteur d'un journal social-démocrate, mais, là, bien franchement?... Nous sommes loin encore de la république démocratique, bien entendu, mais tout de même, la constitution, nous l'avons !

– Non, à mon avis, la république est beaucoup plus proche et la constitution beaucoup plus éloignée que vous ne pensez.

– Le diable l'emporte ! Qu'avons‑nous donc en ce moment ? N'est‑ce pas la constitution ?

– Non, ce n'est que le prologue de la loi martiale.

– Quoi?... Des blagues ! Vous parlez dans votre vocabulaire de journaliste. Vous n'y croyez pas vous‑même. Haute fantaisie ! Fantasmagorie ! ...

– Non, c'est le plus pur réalisme. La révolution grandit en force et en audace. Voyez ce qui se passe dans les entreprises et les usines, dans les rues... Considérez enfin cette feuille de papier suspendue à votre mur. Il y a quinze jours, vous n'auriez pas osé la mettre là. Quant à “ eux ”, là‑bas, à Peterhof, ce qu'ils en pensent ? vous demanderai‑je à mon tour. Ils vivent encore, ils tiennent à l'existence. Et ils disposent encore de l'armée. Croyez‑vous donc qu'ils vont céder leurs positions et se rendre sans combat ? Non pas. Avant de nettoyer la place, ils mettront en œuvre toutes les forces dont ils disposent, jusqu'à la dernière baïonnette.

– Mais le manifeste ? L'amnistie ? Ce sont des faits, des faits !

– Le manifeste n'est que la déclaration d'une trêve momentanée, pour souffler un peu. L'amnistie ?... De vos fenêtres, vous apercevez la flèche de la forteresse de Pierre‑et‑Paul : elle n'a pas bougé. La prison des Croix non plus. Le service de la Sûreté non plus... Vous doutez de ma sincérité, Nicolas Nicolaïevitch. Eh bien, je puis vous dire ceci : personnellement, je suis dans les conditions requises pour bénéficier de l'amnistie, mais je ne mets aucun empressement à faire ma déclaration légale. Je vis et continuerai à vivre jusqu'au dénouement avec un faux passeport. Le manifeste n'a rien changé à ma situation au point de vue juridique, ni à ma conduite.

– Dans ce cas, vous autres, messieurs, vous devriez peut-être observer un peu plus de prudence dans votre politique ?

– Comment cela ?

– Ne pas parler du renversement de l'autocratie.

– Ainsi, vous vous imaginez que si nous nous exprimons plus poliment, Peterhof nous accordera la république et la confiscation des terres ?

– Hum... Je me dis que tout de même vous exagérez un peu...

– C'est ce que nous verrons... Pour le moment, au revoir il est temps pour moi d'aller à la séance du soviet. A propos, pour votre entrée dans le parti ? Vous n'avez qu'un mot à dire et nous vous inscrivons ; c'est l'affaire de deux minutes.

– Merci, merci beaucoup... Ça ne presse pas... La situation est encore si incertaine... Nous en reparlerons... Au revoir, au revoir ! ... ”


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