1909

1905 fut écrit en 1905-1909 à Vienne et parut pour la première fois à Dresde. Il fut republié en 1922 en Russe, à partir de la traduction allemande et du manuscrit original.


1905

Léon Trotsky

DECEMBRE


Le 4 décembre, le soviet de Moscou donne son adhésion au Manifeste financier, et, le 6 décembre – sous l'influence directe de graves désordres dans la garnison de Moscou –, il décide avec les partis révolutionnaires de déclarer à Moscou la grève politique générale pour le lendemain, 7 décembre, avec l'intention de la transformer en une insurrection armée (il représente à cette époque cent mille ouvriers). La conférence des députés de vingt‑neuf lignes de chemins de fer qui se tenait à Moscou les 5 et 6 décembre décida de donner son assentiment à l'arrêté du soviet. La même décision fut prise par le congrès des postes et télégraphes.

A Pétersbourg, la grève s'ouvrit le 8 ; elle atteignit son apogée le lendemain et, le 12, elle était déjà à son déclin. Elle fut beaucoup moins unie et générale que celle de novembre et ne rassembla guère plus des deux tiers des ouvriers. L'irrésolution de Pétersbourg s'explique par ce fait que les ouvriers de la capitale comprenaient plus clairement que partout ailleurs qu'il s'agissait, cette fois, non d'une simple manifestation, mais d'une lutte à mort. Le 9 janvier avait laissé une empreinte ineffaçable dans l'esprit des masses. En face d'une innombrable garnison dont le noyau était formé par les régiments de la garde, les ouvriers de Pétersbourg ne pouvaient prendre sur eux l'initiative de l'insurrection révolutionnaire ; leur mission – comme l'avait montré la grève d'octobre – était de porter le dernier coup à l'absolutisme lorsque celui‑ci serait suffisamment ébranlé par le soulèvement du reste du pays. Seule, une victoire importante en province pouvait donner à Pétersbourg la possibilité psychologique d'une action décisive. Mais cette victoire ne vint pas et, après maintes hésitations, on battit finalement en retraite.

Outre l'attitude passive de Pétersbourg, il faut signaler le rôle malheureux que joua dans le déroulement des événements le groupe de cheminots qui continua le travail sur la ligne de Pétersbourg à Moscou (chemin de fer Nicolas). Le comité du syndicat des cheminots de Pétersbourg se ressentit de l'incertitude générale qui se manifestait dans la capitale. Or, le gouvernement, dont l'attention était tout entière fixée sur cette importante voie de communication, profita de l'hésitation et fit occuper la ligne par ses troupes. Une partie des ateliers se mirent en grève, mais les chefs travaillaient au télégraphe et les équipes des chemins de fer sur la voie. On tenta à plusieurs reprises d'arrêter le trafic mais sans succès. Le 16 décembre, des ouvriers de Tver détruisirent une partie de la ligne pour empêcher l'envoi de troupes de Pétersbourg à Moscou. Mais il était trop tard : le régiment de la garde Semenovsky était déjà passé.

Pourtant, dans son ensemble, la grève des chemins de fer prit le départ avec beaucoup d'élan et d'unité. Avant le 10, la plupart des lignes avaient interrompu le trafic ; les retardataires donnèrent leur adhésion dans les jours qui suivirent. En déclarant la grève, la conférence du syndicat des cheminots disait : “Nous nous chargeons de faire revenir les troupes de Mandchourie en Russie beaucoup plus vite que ne le ferait le gouvernement... Nous prendrons toutes les mesures nécessaires pour le transport du blé destiné à ravitailler les paysans affamés et pour l'expédition de vivres à nos camarades de la ligne. ” Ce n'est pas la première fois que nous constatons un de ces phénomènes sur le sens desquels devraient méditer les anarchistes qui sont encore capables de réflexion : en paralysant le pouvoir gouvernemental, la grève générale impose à ceux qui l'organisent des fonctions publiques extrêmement importantes. Et il faut reconnaître que le syndicat des chemins de fer s'acquitta de sa tâche, dans l'ensemble, à merveille. Les trains qui transportaient des réservistes, des compagnies ouvrières et des membres d'organisations révolutionnaires circulaient avec une régularité et une vitesse remarquables, malgré la menace que représentait en beaucoup d'endroits la proximité des troupes gouvernementales. De nombreuses stations étaient administrées par des chefs élus. Sur les bâtiments des chemins de fer, des drapeaux rouges flottaient. Moscou commença la grève le 7. Le lendemain, on eut l'adhésion de Pétersbourg, de Minsk et de Taganrog ; ensuite, pour ne citer que les centres les plus importants, on eut, le 10, Tiflis, le 11, Vilna, le 12, Kharkov, Kiev, Nijni-­Novgorod, le 13, Odessa, Riga, le 14, Lodz, le 15, Varsovie. Au total, trente-trois villes faisaient la grève, contre trente‑neuf en octobre.

Moscou est le centre du mouvement de décembre.

Déjà, au début du mois, on avait remarqué une forte effervescence dans certains régiments de la garnison de Moscou. Malgré tous les efforts de la social‑démocratie pour empêcher des explosions isolées, l'agitation perçait violemment. Chez les ouvriers, des voix disaient : “Il faut soutenir les soldats, il ne faut pas manquer l’occasion. ” Les soldats qu'on plaçait à la garde des usines subissaient l'influence des ouvriers. “ Quand vous déclencherez l'insurrection, disaient‑ils souvent, nous serons avec vous et nous vous ouvrirons l'Arsenal ! ” On entendait fréquemment des soldats et des officiers parler dans les meetings. Le 4 décembre, un soviet des députés soldats se constitua et leurs représentants se joignirent au soviet ouvrier. Des bruits confus mais persistants permettaient de penser qu'en d'autres villes l'armée avait fait cause commune avec les ouvriers. Telle était l'ambiance dans laquelle débuta la grève de Moscou.

Dès le premier jour, environ cent mille personnes abandonnent le travail. Dans une des gares, deux mécaniciens sont tués pour avoir voulu conduire des trains sans y être autorisés. Il y a en différentes parties de la ville des échauffourées. Un détachement des compagnies ouvrières fait main basse sur un magasin d'armurier. A partir de ce jour, les agents de police, dans les rues, ne se tiennent plus à leurs postes habituels ; ils ne se montrent guère que par groupes. Le lendemain, le nombre des grévistes s'élève à cent cinquante mille, la grève se généralise dans la ville et gagne les usines de la banlieue. Partout, la foule se rassemble, forme des meetings. A la gare où s'arrêtent les trains d'Extrême-Orient, la foule désarme les officiers de Mandchourie. Les ouvriers tirent d'un wagon quelques dizaines de pouds de cartouches. Un peu plus tard, ils s'emparent des équipements que contient un autre wagon.

Le 8 décembre, deuxième jour de la grève, le comité exécutif communique cette décision : “A l'apparition des troupes, on s'efforcera d'entrer en conversation avec les soldats et d'agir sur eux par la camaraderie... On évitera toute collision ouverte et on n'opposera de résistance armée que dans le cas où la conduite des troupes serait particulièrement provocante. ” Le mot décisif devait appartenir à l'armée, tout le monde le comprenait. Le moindre bruit favorable que l'on pouvait transmettre sur l'état d'esprit de la garnison volait de bouche en bouche. Et, en même temps, la foule révolutionnaire menait, contre les autorités moscovites, une lutte incessante pour la conquête de l'armée.

Ayant appris que des fantassins s'avançaient en cortège dans les rues aux sons de la Marseillaise, les ouvriers typographes envoient une députation à leur rencontre. Mais il est trop tard. Les chefs militaires ont fait entourer les soldats turbulents par des cosaques et des dragons qui les ont ramenés aux casernes ; et ensuite, le commandement a fait droit aux revendications de ces mêmes soldats... Dans la même journée, cinq cents cosaques, conduits par un officier de police, reçoivent l'ordre de tirer sur les manifestants. Les cosaques n'obéissent pas, entrent en conversation avec la foule et, enfin, à l'appel d'un sous‑officier, tournent bride et s'éloignent lentement. La foule les couvre d'acclamations.

Une manifestation ouvrière de cent mille personnes se heurte à un barrage de cosaques. Le trouble est grand. Mais deux ouvrières se détachent de la foule, brandissent des drapeaux rouges et se précipitent au-­devant des cosaques. “Tirez sur nous, crient‑elles, mais, tant que nous serons vivantes, nous ne vous rendrons pas le drapeau. ” Les cosaques sont étonnés, décontenancés. C'est un moment décisif. La foule, sentant leur hésitation, renchérit aussitôt : “Cosaques, nous venons à vous les mains vides, allez‑vous tirer sur nous ? – Ne tirez pas vous-mêmes et nous ne bougerons pas”, répondent les cosaques. Un officier furibond et, sans doute, apeuré, les invective en termes grossiers. Mais il est trop tard. Sa voix est étouffée par les cris d'indignation de la foule. Quelqu'un prononce un bref discours. La multitude le soutient par des ovations. Une minute encore, et les cosaques, tournant bride, repartent au galop, la carabine en bandoulière.

Après le siège d'un meeting populaire, qui se termina par des violences contre la foule désarmée, une nervosité plus grande se fit sentir dans la ville. Les gens marchaient au hasard dans les rues et se rassemblaient de plus en plus nombreux. Les rumeurs les plus diverses se répandaient pour être oubliées aussitôt. Sur tous les visages se manifestait une radieuse animation mêlée d'inquiétude. “Il y a bien des gens qui s'imaginent, écrit Gorki, qui se trouvait alors à Moscou, que ce sont les révolutionnaires qui ont commencé à construire des barricades ; voilà une opinion certainement très flatteuse mais qui ne correspond pas tout à fait à la vérité ; ce sont les petites gens, les simples habitants, les sans‑parti qui ont entrepris les premiers ces constructions, et c'est ce qui fait tout le sel de l'affaire. Les premières barricades, sur la Tverskaïa, on les a élevées gaiement, en plaisantant, en riant ; à ce joyeux travail ont pris part des personnes des conditions les plus diverses, depuis le gros barine qui porte un riche pardessus jusqu'à la cuisinière et au garçon de cour qui récemment encore passait pour un solide soutien du pouvoir... Les dragons ont fait une salve sur la barricade, quelques personnes ont été blessées, deux ou trois tuées ; aussitôt, une clameur d'indignation s'est élevée, un cri unanime de vengeance et, en un clin d'œil, tout a changé. Après cette fusillade, on s'est mis à construire des barricades non par jeu, mais sérieusement, pour protéger sa vie contre le sieur Doubassov et ses dragons. ”

Les compagnies ouvrières, c'est‑à‑dire les combattants des organisations révolutionnaires organisées militairement, deviennent plus actives. Systématiquement, elles désarment les policiers qu'elles rencontrent. Ici, pour la première fois, on pratique la manœuvre devenue fameuse : on crie “Haut les mains ! ” dans le but de protéger l'assaillant contre un mauvais coup. Celui qui n'obéit pas, on le tue. On n'inquiète pas les soldats, on évite de les mécontenter. Dans une réunion, on adopte même cette décision : sera passé par les armes quiconque aura tiré sans l'autorisation du chef de la compagnie. Devant les usines et les entreprises, les ouvriers font de la propagande parmi les soldats. Pourtant, dès le troisième jour de la grève, des rencontres sanglantes ont lieu entre la foule et l'armée. Voici des dragons qui dispersent et pourchassent une réunion du soir sur une place que la grève a plongée dans l'obscurité. “Frères, ne nous touchez pas : nous sommes des vôtres ! ” Les soldats passent. Mais, un quart d'heure plus tard, ils reviennent en plus grand nombre et attaquent la foule. Ténèbres, panique, cris, malédictions : une partie de la foule cherche à se réfugier dans le pavillon du tramway. Les dragons exigent que les réfugiés se rendent. Refus. Quelques salves éclatent : un écolier est tué, quelques personnes sont blessées. Pris de remords ou de la crainte d'une vengeance, les dragons s'éloignent au galop. “Assassins ! ” La foule entoure les premières victimes et serre les poings avec fureur. “Assassins ! ” Encore un instant, et le pavillon souillé de sang devient la proie des flammes. “Assassins ! ” La foule cherche à donner une issue à ses sentiments. Dans les ténèbres et les dangers, elle avance, elle se heurte à des obstacles, elle pousse. On tire encore. “Assassins ! ” La foule édifie des barricades. C'est une besogne toute nouvelle pour elle, elle ne sait pas s'y prendre, elle y procède sans aucun système... A deux pas de là, dans l'obscurité, un groupe de trente à quarante personnes chante en chœur : “Vous êtes tombés victimes... ” Encore des coups de feu, des blessés, des tués. Les cours voisines deviennent des postes de secours, les habitants des maisons se tiennent en permanence sous les portes cochères et font office d’infirmiers.

En ouvrant les hostilités, l’organisation social‑démocrate de combat fit coller sur les murs de Moscou une affiche dans laquelle elle donnait des instructions techniques aux insurgés:

“Règle essentielle : 1° Ne pas agir en masse. Il faut mener les opérations par petits détachements de trois ou quatre hommes au plus. Que ces détachements se multiplient le plus possible et que chacun d'eux apprenne à attaquer vivement et à disparaître non moins vivement. La police s'efforce, avec une centaine de cosaques, de fusiller des milliers de personnes. A une centaine de cosaques, vous n'opposerez qu'un ou deux tireurs. Il est plus facile d'atteindre un groupe qu'un seul homme, surtout quand ce dernier tire à l'improviste et disparaît en un clin d'œil.

“ 2° En outre, camarades, ne cherchez point à occuper des positions fortifiées. La troupe saura toujours les prendre ou, tout simplement, les détruire avec son artillerie. Que nos positions stratégiques soient les cours de passage et tous les endroits d'où il est facile de tirer et facile de sortir. Si la troupe s'empare d'un endroit de ce genre, elle n'y trouvera personne, mais elle aura perdu beaucoup d'hommes. ”

La tactique des révolutionnaires fut déterminée dès le début par la situation même. Les troupes du gouvernement au contraire, pendant cinq jours entiers, se montrèrent absolument incapables de s'adapter à la tactique de l'adversaire et joignirent à la barbarie sanguinaire l'affolement et la sottise.

Voici un exemple de ce que furent ces accrochages. Une compagnie de Géorgiens s'avance ; ils comptent parmi les plus intrépides, les plus aventureux ; le détachement se compose de vingt‑quatre tireurs qui marchent ouvertement, en bon ordre, deux par deux. La foule les prévient : seize dragons, commandés par un officier, viennent à leur rencontre. La compagnie se déploie et épaule les mausers. A peine la patrouille apparaît-elle que la compagnie exécute un feu de salve. L'officier est blessé ; les chevaux qui marchaient au premier rang, blessés également, se cabrent ; la confusion se met dans la troupe, les soldats sont dans l'impossibilité de tirer. Au bout d'un instant, la compagnie ouvrière a tiré une centaine de coups de feu et les dragons, abandonnant quelques tués et quelques blessés, fuient en désordre. “Maintenant, allez‑vous-­en, disent les spectateurs, prévenants ; dans un instant, ils vont amener le canon. ” En effet, l'artillerie fait bientôt son apparition sur la scène. Dès la première décharge, des dizaines de personnes tombent, tuées ou blessées, dans cette foule sans armes qui ne s'attendait pas à servir de cible à l'armée. Mais, pendant ce temps, les Géorgiens sont ailleurs et font de nouveau le coup de feu contre les troupes... La compagnie est presque invulnérable ; la cuirasse qui la protège, c'est la sympathie générale.

Voici encore un exemple pris entre mille. Un groupe de treize ouvriers armés, embusqués dans un édifice, essuya pendant quatre heures le feu de cinq cents ou six cents soldats qui disposaient de trois canons et de deux mitrailleuses. Après avoir tiré toutes leurs cartouches et infligé des pertes sérieuses à l'armée, les francs‑tireurs s'éloignèrent sans une blessure. Mais les soldats démolirent à coups de canon plusieurs pâtés de maisons, brûlèrent quelques habitations en bois, massacrèrent, bon nombre de gens inoffensifs et affolés, tout cela pour tenter, en vain, de vaincre une douzaine de révolutionnaires...

On ne défendait pas les barricades. Elles ne servaient qu'à gêner la circulation des troupes, surtout des dragons. Dans le secteur des barricades, les maisons restaient hors de la portée de l'artillerie. Il fallait prendre toute la rue en enfilade pour s'emparer de l'obstacle et, lorsque l'armée prenait pied sur la barricade, elle n'y trouvait personne. A peine les soldats s'étaient-ils éloignés que le barrage se rétablissait pour ainsi dire de lui-même.

Le bombardement systématique de la ville par l'artillerie de Doubassov commence le 10 décembre. Les canons et les mitrailleuses fonctionnent sans relâche, foudroyant les rues. Déjà les victimes tombent, non plus une à une, mais par dizaines. Les gens, éperdus, affolés, courent çà et là, refusant de croire à la réalité du fait : ainsi donc, les soldats tirent, et non plus seulement sur des révolutionnaires isolés, mais sur l'obscur ennemi qui s'appelle Moscou, sur ses maisons où vivent des vieillards et des enfants, sur des passants, sur des multitudes désarmées... “Assassins et lâches ! Voilà comment ils rétablissent leur réputation, après s'être déshonorés en Mandchourie ! ”

Après la première canonnade, on élève des barricades fiévreusement. On conçoit ces sortes d'entreprises plus largement, on y procède par des moyens plus hardis. On démolit le vaste pavillon d'un marchand de fruits, on renverse un kiosque à journaux, on arrache les enseignes, on brise les grilles de fonte, on descend les câbles du tramway.

“Malgré l'ordre donné par la police de tenir les portes cochères fermées, disent les journaux réactionnaires, on ne l'a pas fait, et on a fait tout autre chose : les portes ont été enlevées de leurs gonds et employées à la construction des barricades ! ” Le 11 décembre, toute la ville, en ses principaux centres, est couverte d'un réseau de barricades. Des rues entières sont prises dans la toile d'araignée du fil de fer barbelé.

Doubassov déclare que tout rassemblement “de plus de trois personnes” sera passible de fusillade. Mais les dragons tirent même sur les passants isolés. Ils les fouillent d'abord, et, s'ils ne trouvent pas d'armes, les laissent partir pour leur envoyer, ensuite une balle par‑derrière. On tire sur les badauds qui lisent les affiches de Doubassov. Il suffit que, d'une fenêtre, parte un coup de feu, souvent tiré par un agent provocateur, pour que la maison soit immédiatement bombardée. Des plaques de sang, des éclaboussures de cervelle, des mèches de cheveux agglutinés, tout cela collé aux enseignes, aux devantures des boutiques, jalonnent la route qu'ont suivie les projectiles. En divers endroits des maisons montrent des brèches béantes. Devant un des bâtiments qui furent détruits – épouvantable réclame de l'insurrection – est exposée une assiette contenant un morceau de chair humaine, avec une pancarte disant : “Donnez votre obole pour les victimes ! ”

En deux ou trois jours, un revirement de la garnison la dressa brusquement contre les révoltés. Dès le début des troubles dans les casernes, les autorités militaires avaient pris une série de mesures : elles avaient mis en congé les réservistes, les volontaires, tous ceux dont la fidélité était douteuse, et elles avaient amélioré l'ordinaire. Quand il s'agit d'écraser l'insurrection, on fit marcher d'abord celles des troupes sur lesquelles on pouvait le plus compter. Les régiments qui n'inspiraient pas confiance, qui se composaient d'éléments obscurs et ignorants, restaient consignés dans les casernes. Doubassov ne les fit marcher qu'au second tour. Ils entrèrent dans la lutte à contre-cœur, avec beaucoup d'hésitation. Mais l'influence d'une balle perdue, la propagande menée par les officiers, la faim, la fatigue, les amenaient à commettre les pires sévices. Doubassov ajoutait à ces motifs de colère l'effet de l'eau‑de‑vie. Les dragons restèrent pendant tout ce temps à moitié ivres.

Cependant, cette guerre de surprises, si elle irritait, fatiguait aussi ; l'hostilité générale de la population jetait les soldats dans l'abattement. Les 13 et 14 décembre furent des journées critiques. Les troupes, mortellement lasses, murmuraient et refusaient d'aller au combat contre un ennemi qu'on ne voyait pas et dont on s'exagérait les forces. Ces jours‑là, il y eut plusieurs suicides parmi les officiers...

Doubassov écrivait à Pétersbourg que, sur quinze mille hommes dont se composait la garnison de Moscou, on ne pouvait mettre “à l'œuvre” que cinq mille ; les autres n'inspiraient pas confiance ; il demandait des renforts. On lui répondit qu'une partie de la garnison de Pétersbourg avait été envoyée dans les provinces baltiques, qu'une autre partie était sujette à caution, et qu'on avait besoin du reste sur place. Les documents où étaient relatés ces pourparlers furent dérobés à l'état‑major ; on les connut en ville dès le lendemain ; l'entrain et l'espérance ranimèrent les cœurs. Cependant, Doubassov arriva à ses fins. Il réussit à obtenir la communication téléphonique avec Tsarskoïe‑Selo et déclara qu'il ne répondait plus “du maintien de l'autocratie”. Alors, l'ordre fut donné d'expédier à Moscou un régiment de la garde Semenovsky.

Le 15 décembre, la situation changea brusquement. L'intervention de la garde étant assurée, les groupes réactionnaires de Moscou reprirent courage. On vit apparaître, dans les rues, une “milice” armée, recrutée dans les bas‑fonds par l'Union du peuple russe. Les forces actives du gouvernement s'accroissaient au fur. et à mesure de l'arrivée de troupes qu'on expédiait des villes voisines. Les francs‑tireurs des compagnies ouvrières étaient exténués. Les Moscovites étaient las de craindre pour leur vie et de vivre dans l'inconnu. L'enthousiasme des masses prolétariennes tombait, toute espérance de victoire s'en allait. Les magasins, les comptoirs, les banques, la Bourse s'ouvrirent. La circulation se ranima dans les rues. Un journal put paraître. Tous sentirent que la vie des barricades était finie. Presque partout, dans la ville, la fusillade s'apaisa. Le 16 décembre, les troupes arrivèrent de Pétersbourg et de Varsovie, et Doubassov resta maître de la situation. Il prit alors résolument l'offensive, et le centre de la ville fut complètement débarrassé de ses barricades. Reconnaissant qu'il n'y avait plus d'espoir, le soviet et le parti décidèrent de cesser la grève le 19 décembre.

Pendant toute l'insurrection, le quartier de Presnia, ce Montmartre moscovite, avait vécu d'une existence à part. Le 10 décembre, alors que dans le centre le canon tonnait, le calme régnait encore à Presnia. Les meetings se succédaient, mais ne satisfaisaient plus les masses. Elles avaient soif d'agir et elles pressaient leurs députés. Enfin, à quatre heures de l'après‑midi, on reçut du centre l'ordre de dresser des barricades. Tout s'anima dans le quartier. On ne vit pas là le désordre qui avait caractérisé le centre. Les ouvriers se répartirent par groupes de dix, élurent des chefs, se munirent de pelles, de pics, de leviers, de haches, et descendirent en bon ordre dans la rue comme si la ville les envoyait à des travaux de terrassement. Personne ne restait oisif. Les femmes amenaient au‑dehors des traîneaux, transportaient du bois, des battants de portes. Les ouvriers sciaient et abattaient les poteaux télégraphiques et les réverbères. On entendait le choc des haches dans tout le quartier comme s'il s'agissait d'une coupe en forêt.

Presnia, isolée de la ville par des troupes et entièrement couverte de barricades, devint le camp retranché du prolétariat. Partout, les compagnies ouvrières établissaient des postes de surveillance ; des sentinelles armées allaient et venaient, la nuit, entre les barricades et demandaient aux passants le mot de passe. Les jeunes ouvrières se distinguèrent par leur entrain. Elles étaient heureuses d'aller en reconnaissance, elles causaient volontiers avec les policiers et obtenaient de cette manière d'utiles renseignements. Quel était le nombre des tireurs armés dans Presnia ? Deux cents, tout au plus. Ils disposaient de quatre-vingts carabines ou mausers. Malgré le petit nombre de ces forces actives, des escarmouches avec les troupes se produisaient à chaque instant. On désarmait les soldats, on tuait ceux qui résistaient. Les barricades démolies étaient reconstruites par les ouvriers. Les compagnies s'en tenaient rigoureusement à la tactique de guérilla : les francs‑tireurs formaient des groupes de deux ou trois hommes, ouvraient le feu sur les cosaques et les artilleurs du haut des maisons, des dépôts de bois, des wagons vides, changeaient rapidement de place et recommençaient plus loin à cribler les soldats de balles... Le 12 décembre, les francs-tireurs arrachèrent aux dragons et aux artilleurs un canon. Pendant un quart d'heure, ils tournèrent autour de l'engin sans savoir ce qu'ils devaient en faire. Leur embarras prit fin quand un fort détachement de dragons et de cosaques vint reconquérir la pièce.

Le soir du 14 décembre, la compagnie de Presnia amena dans une usine six artilleurs qu'elle avait fait prisonniers. On leur servit à manger à la table commune. Pendant le repas, des discours politiques furent prononcés. Les soldats écoutèrent attentivement et sans cacher leurs sympathies. Après le souper, on les laissa partir sans les avoir fouillés et en leur laissant même leurs armes : on ne voulait pas exaspérer l'armée.

Le soir du 15 décembre, la compagnie ouvrière arrêta dans la rue le chef de la Sûreté, Voïlochnikov ; on procéda à une perquisition dans l'appartement du policier, on confisqua les photographies d'un certain nombre de personnes sur lesquelles il exerçait sa surveillance et six cents roubles appartenant au Trésor. Voïlochnikov fut, séance tenante, condamné à mort et fusillé dans la cour de la fabrique Prokhorov. Il écouta la sentence avec calme et mourut courageusement, plus noblement qu'il n'avait vécu.

Le 16, l'artillerie essaya ses canons sur Presnia. Les francs-tireurs répondirent par un feu soutenu et contraignirent l'artillerie à reculer. Mais, le même jour, on apprit que Doubassov avait reçu de Pétersbourg et de Varsovie des renforts importants et le découragement se fit sentir. Il y eu la panique et les tisserands furent les premiers à prendre la fuite, regagnant leurs villages. Des files de piétons, le sac sur l'épaule, s'allongèrent sur toutes les routes.

Dans la nuit du 16 au 17, Presnia fut investie par le cercle de fer des troupes gouvernementales. Entre six et sept heures du matin s'ouvrit une furieuse canonnade. L'artillerie effectuait jusqu'à sept décharges à la minute. Cela dura, avec une interruption d'une heure, jusqu'à quatre heures de l'après-­midi. Un grand nombre d'usines et d'habitations furent démolies et brûlées. Le tir venait de deux côtés. Tout le quartier, rempli de feu et de fumée ressemblait à un enfer. Les maisons et les barricades étant enveloppées par les flammes, des femmes et des enfants couraient par les rues à travers des nuées noires de fumée, sous le grondement des canons et le claquement sec des détonations. La lueur de l'incendie était si haute et si intense que, le soir tombé, on y voyait encore comme en plein jour, à une grande distance à la ronde. La compagnie, jusqu'à midi, tint tête à l'infanterie mais, sous les salves incessantes, elle fut contrainte de cesser le combat. Dès lors, il n'y eut plus à garder les armes qu'un petit groupe de partisans agissant à leurs risques et périls. Dans la matinée du 18, Presnia fut débarrassée de ses barricades.

Les autorités permirent à la population “pacifique” de sortir du quartier et même, par négligence, on omit de fouiller ceux qui sortaient. Les tireurs des compagnies ouvrières sortirent les premiers, quelques‑uns même avec leurs armes. Les exécutions et les violences auxquelles se livra ensuite la soldatesque déchaînée eurent lieu lorsqu'il ne restait plus un seul franc‑tireur dans le quartier.

Les soldats de la garde qu'on avait envoyés pour “mater la révolte” et qui commirent leurs premiers exploits en cours de route, avaient reçu cet ordre : “Ne pas faire d'arrestations. Pas de quartier ! ” Ils ne rencontrèrent de résistance nulle part.

Pas un coup de feu ne fut tiré sur eux. Et cependant ils tuèrent sur la voie ferrée environ cent cinquante personnes. Ils fusillaient sans aucune forme de procès. Ils traînaient les blessés hors des wagons‑ambulances et les achevaient. Les cadavres restaient sur place, sans sépulture. Parmi ceux que fusillèrent les soldats de Pétersbourg se trouvait le mécanicien Oukhtomsky, qui avait enlevé sur sa locomotive une compagnie ouvrière poursuivie et n'avait échappé aux mitrailleuses que grâce à la vitesse folle qu'il avait fait prendre à la machine. Avant d'être exécuté, il raconta son exploit aux bourreaux : “ Tous sont sauvés, dit‑il tranquillement et fièrement en achevant son récit, vous ne les aurez pas. ”

L'insurrection à Moscou avait duré neuf jours : du 9 au 17. Quelle était, en fait, l'importance des cadres de combat du sou­lèvement ? En somme, insignifiante. De sept cents à huit cents hommes étaient entrés dans les compagnies formées par les partis : cinq cents social‑démocrates, de deux cent cinquante à trois cents socialistes‑révolutionnaires ; environ cinq cents che­minots pourvus d'armes à feu opéraient dans les gares et sur les voies ferrées, environ quatre cents francs‑tireurs recrutés parmi les ouvriers typographes et les commis de magasin servaient de détachements auxiliaires. Il y eut aussi quelques petits groupes de partisans. A ce propos, il n'est pas permis d'oublier ici quatre volontaires du Monténégro qui se rendirent fameux. Excellents tireurs, intrépides et inlassables, ils agissaient ensemble : ils ne tuaient que les policiers et les officiers. Deux d'entre eux finirent par être tués, le troisième fut blessé, le quatrième perdit sa winchester. On lui donna une carabine neuve et il repartit seul pour sa terrible chasse. Chaque matin, on lui remettait cinquante cartouches et il se plaignait de n'en avoir jamais assez. Il vivait dans une sorte d'ivresse furieuse. Il pleurait les camarades tombés et les vengeait farouchement.

Comment donc un petit bataillon d'ouvriers put‑il lutter pendant une semaine et demie contre une nombreuse garnison ? La réponse à cette énigme révolutionnaire est qu'il faut tenir compte de l'état d'esprit des masses populaires. Toute la ville, toutes ses rues, ses maisons, ses palissades, ses portes et ses passages s'associent en un immense complot contre les soldats du gouvernement. Une population d'un million d'âmes se dresse comme un mur vivant entre les francs‑tireurs et les troupes régulières. Il n'y a que quelques centaines d'ouvriers armés. Mais la construction et la restauration des barricades, ce sont les masses qui s'en chargent. Une foule nombreuse entoure les révolutionnaires actifs d'une atmosphère de sympathie efficace et nuit comme elle le peut aux plans du gouvernement. Qui sont‑ils, ces sympathisants, dont le nombre s'élève à des centaines de milliers ? Ce sont des petits‑bourgeois, des intellectuels, mais encore et surtout des ouvriers. Du côté du gouvernement il ne reste, en dehors d'une populace qui se vend, que la couche supérieure des capitalistes. La municipalité de Moscou qui, deux mois avant l'insurrection, se faisait encore remarquer par son radicalisme, se place aujourd'hui résolument à la suite de Doubassov. Non seulement l'octobriste Goutchkov, mais M. Golovine, cadet, futur président de la deuxième Douma, entrent au conseil du général gouverneur.

Quel est le nombre des victimes de la révolte de Moscou ? On ne saurait le dire exactement et il ne sera jamais établi. D'après les données fournies par quarante‑sept ambulances et hôpitaux, on enregistra huit cent quatre­vingt‑cinq blessés, cent soixante‑quatorze tués ou morts de leurs blessures. Mais les cadavres n'étaient reçus dans les hôpitaux que par exception ; en règle générale, on les déposait dans les commissariats de police, pour les enlever ensuite et les enterrer secrètement. Le cimetière reçut en ces quelques jours quatre cent cinquante-quatre personnes tuées ou mortes de leurs blessures. Mais un grand nombre de cadavres furent expédiés par wagons hors de la ville. Nous ne serons pas très loin de la vérité sans doute si nous supposons que la révolte coûta à la population moscovite environ mille morts et autant de blessés, dont quatre‑vingt‑six enfants, et certains tout petits. Ces chiffres prendront une signification plus claire si l'on se rappelle que, sur le pavé de Berlin, après l'insurrection de mars 1848 qui infligea une blessure inguérissable à l'absolutisme prussien, on ne releva que cent quatre-vingt‑trois cadavres... Le nombre des pertes subies par les troupes fut tenu secret par le gouvernement, qui dissimula de même le chiffre des victimes de la révolution. Le rapport officiel ne parle que de quelques dizaines de soldats tués et blessés. En réalité, il faudrait parler de quelques centaines.

Si on laisse de côté les provinces‑frontières (le Caucase et les provinces baltiques), le soulèvement de décembre n'atteignit nulle part l'importance qu'il eut à Moscou. Et cependant, dans un grand nombre de villes, il y eut des barricades, des rencontres avec les troupes, des tirs d'artillerie : à Kharkov, à Alexandrovsk, à Nijni‑Novgorod, à Rostov, à Tver... .

Lorsque la révolte eut été partout brisée, s'ouvrit l'ère des expéditions de répression. Comme l'indique ce terme officiel, leur but n'était pas de lutter contre des ennemis, mais de tirer vengeance des vaincus : Dans les provinces baltiques, où l'insurrection éclata quinze jours avant celle de Moscou, ces expéditions se faisaient en petits détachements qui exécutaient les atroces commissions dont les chargeait la caste ignominieuse des barons de l'Ostsee, d'où sortent les plus féroces représentants de la bureaucratie russe. Des Lettons, ouvriers et paysans, furent fusillés, pendus, battus de verges et de bâtons jusqu'à ce que mort s'ensuive, exécutés aux sons de l'hymne des tsars. En deux mois, dans les provinces baltiques, d'après des renseignements fort incomplets, sept cent quarante‑neuf personnes furent mises à mort, plus de cent fermes ou manoirs furent brûlés ou détruits de fond en comble, d'innombrables victimes reçurent le fouet.

C'est ainsi que l'absolutisme par la grâce de Dieu luttait pour son existence. Du 9 janvier 1905 jusqu'à la convocation de la première Douma d'Etat qui eut lieu le 27 avril 1906, d'après des calculs approximatifs mais non exagérés en tout cas, le gouvernement du tsar fit massacrer plus de quinze mille personnes ; environ vingt mille furent blessées (et beaucoup d'entre elles en moururent) ; soixante‑dix mille individus furent arrêtés, déportés, incarcérés. Ce prix ne semblait pas trop élevé, car l'enjeu n'était autre que l'existence même du tsarisme.


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