1909

1905 fut écrit en 1905-1909 à Vienne et parut pour la première fois à Dresde. Il fut republié en 1922 en Russe, à partir de la traduction allemande et du manuscrit original.


1905

Léon Trotsky

LA CLASSE PAYSANNE ET LA QUESTION AGRAIRE


D'après des calculs qui d'ailleurs sont très approximatifs, le revenu économique de la Russie, dans l'industrie d'extraction et de fabrication, atteint de 6 à 7 milliards de roubles par an, dont environ 1,5 milliard, c'est à dire plus d'un cinquième, est absorbé par l'Etat. La Russie est donc trois à quatre fois plus pauvre que les autres pays d'Europe. Le nombre de producteurs par rapport au chiffre total de la population est très restreint, nous l'avons vu, et leur productivité est à son tour très faible. Cela vaut pour l'industrie, dont la production annuelle est loin de correspondre au nombre de bras employés. Mais le rendement de l'agriculture se trouve à un niveau beaucoup plus bas encore : celle ci emploie, en effet, presque 61 % des forces productrices du pays et, malgré cela, son revenu n'est que de 2,8 milliards, c'est à dire au dessous de la moitié du revenu total de la nation.

Les conditions de l'économie rurale russe, qui sont celles de la classe paysanne dans son énorme majorité, ont été prédéterminées dans leurs traits essentiels par le caractère de " l'émancipation " de 1861. Cette réforme, réalisée dans l'intérêt de l'Etat, a été mise en pratique de manière à satisfaire les exigences de la noblesse, et non seulement le moujik a été lésé dans le partage de la terre, mais il s'est retrouvé en plus soumis au joug d'intolérables impôts.

Le tableau ci-dessous montre les quantités de terre qui ont été affectées, lors du partage de liquidation, aux trois principales catégories de paysans.

 Catégories de paysans   Paysan du sexe masculin en 1860   Nombre de déciatines [1] attribués   Nombre de déciatines par paysans 
 Paysans ayant appartenu à des propriétaires nobles   11.907.000   37.758.000   3,17 
 Paysans ayant appartenu à l'Etat   10.347.000   69.712.000   6,74 
 Paysans possesseurs de terres   870.000   4.260.000   4,90 
 Total   23.124.000   111.730.000   4,83 

Si l'on admet que la part de terre donnée aux anciens serfs de l'Etat (6,74 déciatines par homme) était, dans les conditions économiques d'alors, suffisante pour occuper les bras de toute une famille – ce qui d'ailleurs correspond à peu près à la réalité –, on verra que les affranchis des anciens propriétaires et les paysans de la troisième catégorie auraient dû recevoir en plus environ 44 millions de déciatines pour avoir leur compte. Les lots qui, du temps du servage, étaient exploités par les paysans pour leurs propres besoins ne correspondaient qu'à la moitié du travail qu'ils étaient capables de fournir pour la bonne raison qu'ils devaient trois jours de travail par semaine à leur propriétaire. Cependant, sur ces lots déjà insuffisants, on préleva dans l'ensemble – avec de grandes différences de modalité suivant les régions – environ 2 % des meilleures terres au profit des seigneurs. Ainsi le pillage des terres paysannes accompli au bénéfice de la noblesse ne fit qu'aggraver dans les campagnes la surpopulation, qui avait été une des conditions du système des corvées.

Les cinquante ans qui suivirent la réforme amenèrent des changements considérables dans la propriété des terres, qui passèrent des mains de la noblesse à celles des marchands et de la bourgeoisie paysanne, pour une valeur de 750 millions de roubles. Mais cette modification n'apporta presque aucun avantage à la masse paysanne.

Dans les cinquante gouvernements de la Russie occidentale, la répartition des terres se présentait en 1905 comme suit :

 En millions de déciatines 
 1). Lots   112 
Sur ce nombre appartiennent : 
aux anciens serfs de l'Etat :  66,3
aux anciens serfs des particuliers :   38,4 
 2). Terres appartenant à des particuliers   101,7 
Sur ce nombre appartiennent : 
à des sociétés et des compagnies : 
(sur ce nombre, 11,4 à des associations de paysans)
15,7
propriétés individuelles : 
jusqu'à 20 déciatines (sur ce nombre 2,3 à des paysans) 
 3,2 
de 20 a 50 déciatines   3,3 
au-dessus de 50 déciatines   79,4 
 3). Terres de la couronne et lotissements libres (oudieli)   145,0 
(Sur ce nombre, environ 4 à 6 défrichées et labourables) 
 4). Terres appartenants à des églises, à des monastères, aux municipalités et autres institutions)   8,8 

Le résultat de la réforme, nous l'avons vu, fut de donner en moyenne 4,83 déciatines par paysan, en ne comptant que les hommes ; quarante cinq ans plus tard, en 1905, le paysan ne possédait plus, par tête, que 3,1 déciatines, même si l'on tient compte des lots nouvellement acquis. En d'autres termes, la superficie des terres possédées par la classe paysanne avait été réduite de 36 %.

Comme d'une part le développement de l'activité industrielle et commerciale n'attirait pas à elle plus d'un tiers du surcroît annuel de la population paysanne ; comme d'autre part le mouvement de migration vers les provinces de la périphérie ne fit pas diminuer d'une façon sensible la population du Centre et comme enfin la Banque agricole donna aux paysans aisés ou très aisés la possibilité d'acquérir, de 1882 à 1905, 7,3 millions de déciatines de terre, le déséquilibre causé par l'accroissement naturel de la population ne fit que s'accentuer et la crise occasionnée par le manque de terre devint de plus en plus aiguë.

D'après des calculs approximatifs, il y a environ 5 millions d'hommes adultes qui ne trouvent pas à employer leur force. Parmi eux, il n'y a que très peu de vagabonds professionnels, mendiants et autres et seule une petite partie constitue les réserves de l'armée industrielle. L'écrasante masse de ces 5 millions d'" hommes inutiles " appartient à la classe paysanne des provinces où la terre est le plus fertile, des provinces de la " terre noire " (tchernozem). Ce ne sont pas des prolétaires, ce sont des paysans attachés à la glèbe. En appliquant leurs forces à une terre qui pourrait fort bien être travaillée sans eux, ils réduisent de 30 % la productivité du travail paysan et, confondus avec la masse des cultivateurs, ils échappent peut être à la prolétarisation, mais en instaurant le paupérisme parmi eux.

La seule issue que l'on puisse se représenter en théorie consisterait à intensifier l'économie agricole. Mais, pour cela, les paysans auraient besoin de connaissances, d'initiative ; il faudrait qu'ils puissent s'affranchir de la tutelle où on les maintient et jouir d'un statut juridique suffisamment stable, conditions qui n'existaient pas et ne pouvaient pas exister dans la Russie autocratique. De plus, et c'est là l'obstacle principal et essentiel qui entrave le perfectionnement de l'économie rurale, on manquait et on manque toujours de ressources matérielles. La réforme de 1861 est donc bien à l'origine de la crise de l'économie paysanne aussi bien en ce qui concerne le manque de matériel qu'en ce qui concerne le manque de terre.

Si insuffisants que fussent les lots attribués, les paysans ne les reçurent pas à titre gratuit. Ces terres qui les avaient nourris pendant la période du servage, c'est à dire qui leur appartenaient en propre et que la réforme avait, de plus, entamées, ils durent les racheter et l'argent qu'ils versèrent à leurs anciens maîtres fut prélevé par l'intermédiaire de l'Etat. Des agents du gouvernement, qui s'entendaient avec les propriétaires, procédèrent à l'estimation et, au lieu des 648 millions de roubles que représentait le revenu de la terre, ils chargèrent les épaules du paysan d'une dette de 867 millions. En plus de l'argent que versèrent les paysans pour racheter leur propre bien, ils versèrent à leurs anciens maîtres 219 autres millions, rançon de leur affranchissement. A cela il fallait ajouter des droits de fermage exorbitants, comme résultat du manque de terre, et les impôts énormes prélevés par le fisc gouvernemental. C'est ainsi que les impôts directs sur la terre grèvent chaque déciatine appartenant à un paysan de 1 rouble 56 kopecks, tandis que la déciatine appartenant à tout autre particulier n'est imposée que de 23 kopecks. Le budget de l'Etat pèse donc de tout son poids sur la classe paysanne. En se taillant la part du lion sur les revenus que donne la terre à l'agriculteur, l'Etat n'offre presque rien en échange à la population rurale pour relever son niveau intellectuel et développer ses forces productrices. Les comités locaux d'économie rurale, que le gouvernement avait organisés en 1902, constatèrent que les impôts directs et indirects absorbaient de 50 à 100 % et plus du revenu net d'une famille d'agriculteurs. Cette circonstance, d'une part entraînait l'accumulation d'arriérés dont il n'y avait pas d'espoir de sortir, d'autre part causait le marasme et même la décadence complète de l'économie rurale. Sur les immenses territoires de la Russie centrale, la technique du travail et le montant des récoltes étaient encore au niveau où ils se trouvaient mille ans auparavant. La récolte du froment en Angleterre est en moyenne de 26,9 hectolitres à l'hectare, en Allemagne de 17, en Russie de 6,7. Il faut ajouter que la productivité des champs qui appartiennent aux paysans est de 46 % inférieure à celle des terres des propriétaires nobles, et cette différence s'accentue les années de mauvaise récolte. Le paysan a désappris depuis longtemps de prévoir des réserves de blé pour les mauvaises années. Les nouveaux rapports commerciaux, fondés sur la monnaie d'une part et le fisc de l'autre, le contraignent à transformer toutes ses réserves en nature et tout le surplus de sa production en valeurs sonnantes qui sont immédiatement absorbées par les droits de fermage et le Trésor public. L'agriculteur, qui court fiévreusement après l'argent, épuise la terre qui manque d'engrais et n'est pas travaillée selon des méthodes rationnelles. C'est ainsi que le village, qui ne peut plus constituer de réserves, est livré aux famines qui sont pour lui comme des cataclysmes.

Mais même pendant les années " normales " la masse paysanne n'échappe jamais à une demi famine. Voici le budget du moujik, qu'il conviendrait de graver sur les ventres dorés des banquiers européens créanciers du tsarisme : pour sa nourriture, une famille de paysans dépense, par personne et par an, 19,5 roubles, pour son logement 3,8, pour les vêtements 5,5, pour les autres besoins matériels 1,4, pour les besoins intellectuels 2,5. Un seul ouvrier qualifié en Amérique consomme directement et indirectement autant que deux familles de paysans russes de six personnes chacune. Mais, pour couvrir ces frais que pas un moraliste politique n'oserait dire exagérés, l'agriculteur russe reste en déficit de plus d'un milliard de roubles par an. Les petites industries rurales rapportent aux campagnes environ 200 millions de roubles. En décomposant cette somme, l'économie rurale se trouve encore devant un déficit annuel de 850 millions de roubles : la somme précisément que le fisc soutire chaque année à la classe paysanne.

En caractérisant ainsi l'économie rurale, nous avons délibérément laissé de côté jusqu'à présent les différences qui existent suivant les régions, lesquelles ont, en fait, une importance considérable et se sont traduites d'une manière fort expressive dans les mouvements agraires (voir le chapitre " Le moujik se révolte ". Si l'on se borne à considérer les cinquante gouvernements de la Russie occidentale, et si l'on met à part la zone septentrionale des forêts, le reste du pays peut être, au point de vue de l'économie rurale et du développement économique en général, divisé en trois grands bassins :

1º La zone industrielle, qui englobe le gouvernement de Pétersbourg au nord et celui de Moscou au sud. Les industries, surtout les industries textiles, l'artisanat, la culture du lin, l'agriculture à rendement commercial, en particulier la culture potagère, caractérisent ce bassin septentrional, à économie capitaliste, que dominent Pétersbourg et Moscou. Comme tous les pays industriels, cette région n'a pas assez du blé qu'elle produit et elle recourt à l'importation des grains du Midi.

2º La région du Sud Est qui confine à la mer Noire et à la basse Volga, " l'Amérique russe ". Cette zone, qui n'a presque pas connu le servage, a joué le rôle de colonie par rapport à la Russie centrale. Dans les libres steppes qui attiraient des masses d'émigrants se sont installées rapidement les " fabriques de froment ", lesquelles utilisaient des machines agricoles perfectionnées, expédiaient le grain vers le Nord, dans la région industrielle, et vers l'ouest, à l'étranger. En même temps, la main d'œuvre était attirée vers l'industrie de fabrication, l'industrie " lourde " se développait et les villes s'accroissaient grâce à une activité fiévreuse. La différenciation de la main-d'œuvre dans la commune paysanne s'accuse ici très fortement. En face du paysan fermier se dresse le prolétaire de l'agriculture qui, souvent, est venu des gouvernements de la " terre noire ".

3º Entre le Nord, pays de la vieille industrie, et le Midi, pays de la nouvelle, s'étend la large zone de la " terre noire ", " l'Inde russe ". Sa population, relativement dense dès l'époque du servage et essentiellement agricole, a perdu, lors de la réforme de 1861, 24 % des terres dont elle disposait ; et ce sont les meilleurs lots, les plus indispensables, qui ont été enlevés aux paysans pour satisfaire les propriétaires. La valeur de la terre a rapidement augmenté, les propriétaires ont adopté un système d'économie purement parasitaire, ils ont fait travailler leurs terres avec les instruments et les bêtes de somme du village, ou bien ils les ont louées aux paysans qui, étant donné leurs conditions, n'ont pas pu se dégager d'un fermage astreignant. Des milliers et des milliers d'hommes quittent ce pays, émigrant vers le Nord, vers la région industrielle, et vers les steppes du Midi où leur trop grand nombre provoque une dévalorisation du travail. Dans la zone de la " terre noire ", il n'y a pas de grosse industrie ni d'agriculture capitaliste. Le fermier capitaliste est incapable de faire concurrence ici au fermier indigent et c'est finalement la charrue à vapeur qui est vaincue dans sa lutte contre le moujik, dont les facultés d'adaptation font qu'après avoir payé comme fermage non seulement tout le revenu de son " capital ", mais aussi la majeure partie de son salaire, il se nourrit d'un pain fait de farine mélangée avec de la sciure de bois ou de l'écorce moulue. Par endroits, la misère des paysans prend de telles proportions que la présence de punaises et de blattes dans l'isba est considérée comme un éloquent symptôme de bien être. Et en effet, Chingarev, médecin d'un zemstvo [2], lequel Chingarev est actuellement député libéral à la troisième Douma, a constaté que, chez les paysans dépourvus de terre, dans les districts du gouvernement de Voronej qu'il a explorés, on ne trouve jamais de punaises, tandis que, pour les autres catégories de la population rurale, la quantité des punaises qui logent dans les isbas est proportionnelle au bien être des familles. La blatte a, paraît il, un caractère moins aristocratique, mais elle aussi a besoin d'un confort plus grand que le miséreux de Voronej : chez 9,3 % de paysans, on ne trouve pas de blattes, en raison de la faim et du froid qui règnent dans les habitations.

Dans ces conditions, il est inutile de parler du développement de la technique. L'inventaire économique, y compris les bêtes de trait, est souvent vendu pour payer le fermage et les impôts, ou bien pour la nourriture du travailleur. Mais, quand il n'y a pas de développement des forces productrices, il n'y a pas de place pour une différenciation sociale. Dans la commune de la " terre noire " c'est la misère qui fait régner l'égalité. En comparaison avec le Nord et le Midi, les distinctions sociales parmi les paysans sont toutes superficielles. A défaut d'une différenciation des classes, à peine esquissée, on ne peut signaler qu'un très grave antagonisme entre les paysans appauvris et la noblesse parasite.

Les trois types économiques que nous venons de caractériser ne correspondent pas exactement, bien entendu, aux limites géographiques des régions. L'unité nationale et l'absence de barrières douanières intérieures ne permettent pas la formation d'organismes économiques individuels. Vers 1880, le demi-servage agricole de fait qui régnait dans les douze gouvernements de la " terre noire " s'étendait en outre à cinq autres gouvernements. Les bases capitalistes dominaient en outre dans la situation rurale de neuf gouvernements de la " terre noire " et dans dix étrangers à cette zone. Enfin, dans sept gouvernements, les deux systèmes se faisaient équilibre.

Une lutte où le sang n'est pas versé mais où les victimes ne manquent pas se poursuivait et se poursuit encore entre le fermage et l'économie capitaliste, et celle-ci est loin de pouvoir chanter victoire. Enfermé dans la souricière de son lot et manquant de tout autre gagne pain, le paysan est contraint, nous l'avons vu, de prendre en fermage la terre du propriétaire au prix demandé. Non seulement il renonce à tout bénéfice, non seulement il réduit au maximum sa consommation personnelle, mais il vend à droite et à gauche son inventaire agricole et il fait baisser ainsi le niveau de sa technique qui est déjà si primitive. Devant les " avantages " décisifs de la petite production, le gros capital perd tout intérêt à être employé en grand ; le propriétaire abandonne toute économie rationnelle et loue sa terre, par petits lopins, aux paysans. En provoquant sans cesse une augmentation des prix de fermage et de la valeur de la terre, la surpopulation du Centre contribue à faire baisser les salaires dans tout le pays. Elle supprime donc les avantages que l'on pourrait attendre de l'apparition des machines et des perfectionnements techniques, non seulement dans l'agriculture, mais même dans le domaine de l'industrie. Pendant les dix dernières années du XIXe siècle une profonde décadence économique a atteint une grande partie des régions méridionales, où l'on observe, avec l'augmentation des prix de fermage, une diminution progressive du cheptel paysan. La crise de l'économie agricole et l'appauvrissement de la population rurale rendent de plus en plus fragile la base du capitalisme intérieur. Dans la mesure où la grosse industrie vit des commandes de l'Etat, la misère grandissante du moujik est devenue pour elle aussi un danger menaçant, car cette indigence fait chanceler les bases mêmes du budget public.

Ces circonstances expliquent assez pourquoi la question agraire est devenue le pivot de la vie politique en Russie. Les partis révolutionnaires et les partis d'opposition qui composaient la première et la seconde Douma en décembre 1905 se sont heurtés à ce problème ; en vain ils l'ont envisagé sous tous ses aspects ; pour finir ils se sont retrouvés eux mêmes mis en question. Maintenant, c'est la troisième Douma qui tourne autour de la question agraire comme un écureuil dans sa cage. Et c'est contre cet écueil que le tsarisme risque fort de se briser.

Ce gouvernement de nobles et de bureaucrates est incapable, même avec les meilleures intentions, d'effectuer une réforme radicale dans un domaine où les palliatifs ont perdu depuis longtemps toute efficacité. Les 6 à 7 millions de déciatines de terre utilisable dont dispose l'Etat seraient absolument insuffisants pour donner du travail à ces " hommes inutiles " que l'on estime à 5 millions. Le gouvernement ne pourrait d'ailleurs que vendre ces terres aux paysans, et cela d'après les prix qu'il aurait consentis lui même aux propriétaires : c'est à dire qu'en supposant même la transmission rapide et complète de ces millions de déciatines aux paysans, le rouble du moujik, maintenant comme en 1861, tomberait une fois de plus dans les poches sans fond de la noblesse et du gouvernement au lieu de trouver une utilisation productive.

La classe paysanne ne peut passer directement de son état de misère et de famine à une agriculture intensive et rationnelle qui serait en quelque sorte le paradis ; pour que ce passage devienne possible, il faudrait que le paysan, dans les conditions de travail qui lui sont actuellement faites, puisse recevoir immédiatement matière suffisante à employer ses forces. Remettre toutes les grosses et moyennes propriétés agricoles à la disposition du village est la première et indispensable condition de toute réforme agraire profonde. Mais, en regard des dizaines de millions de déciatines qui ne sont pour les propriétaires qu'un moyen d'extirper des rentes usuraires, les 1 840 domaines, qui représentent 7 millions de déciatines, où la grosse culture se présente sous un aspect relativement moderne, n'ont qu'une importance très secondaire. La vente des domaines privés aux paysans n'apporterait donc que peu de changement à leur situation : ce que le moujik paye à présent comme fermage, il devrait le payer comme droit de rachat. Un seul moyen reste à envisager : la confiscation.

Mais il n'est pas difficile de démontrer que la confiscation même des gros domaines ne suffirait pas à sauver les paysans. Le revenu total de l'économie rurale s'élève à 2,8 milliards de roubles ; sur ce chiffre, 2,3 milliards sont dus aux paysans et ouvriers agricoles, et environ 450 millions à la noblesse foncière. Nous avons noté plus haut que le déficit annuel de la classe paysanne est de 850 millions. Par conséquent, le revenu que l'on réaliserait sur les terres confisquées aux propriétaires n'arriverait pas à couvrir ce déficit.

Les adversaires de l'expropriation de la noblesse ont utilisé plus d'une fois des calculs de ce genre. Mais ils laissaient de côté le principal aspect de la question : l'expropriation prendra toute sa valeur si, sur les biens fonds confisqués aux oisifs, peut se développer librement une économie rurale de haute culture qui augmente considérablement le revenu agricole. La culture à la manière américaine n'est à son tour possible sur le sol russe qu'après l'abolition définitive de l'absolutisme, du tsarisme, de son fisc, de sa tutelle bureaucratique, de son militarisme dévorant, de ses engagements financiers devant la Bourse européenne. Le programme agraire, pour être complet, devrait être : expropriation de la noblesse, abolition du tsarisme, démocratie.

Et ce serait le seul moyen de faire évoluer enfin l'économie rurale, le seul moyen de développer ses forces productrices et par là même son besoin de produits industriels. L'industrie recevrait une puissante impulsion et prendrait pour elle une partie considérable de la main d'œuvre actuellement inutile dans les campagnes. Dans tout cela ne se trouve pas encore la " solution " de la question agraire : sous le régime capitaliste, elle ne peut être résolue. Mais, en tout cas, la liquidation révolutionnaire de l'autocratie et du régime féodal doit intervenir avant tout le reste.

La question agraire en Russie est un poids énorme pour le capitalisme, un appui et en même temps la difficulté principale pour le parti révolutionnaire, la pierre d'achoppement pour le libéralisme, un memento mori pour la contre-révolution.


Notes

[1] La déciatine correspond à peu près à l'hectare. (NdT)

[2] Assemblée élue de district. (NdT)


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