1909

1905 fut écrit en 1905-1909 à Vienne et parut pour la première fois à Dresde. Il fut republié en 1922 en Russe, à partir de la traduction allemande et du manuscrit original.


1905

Léon Trotsky

LES FORCES MOTRICES DE LA REVOLUTION RUSSE


5,4 millions de kilomètres carrés en Europe, 17,5 millions en Asie, 150 millions d'habitants. Sur ces immenses espaces, tous les stades de la civilisation : depuis la sauvagerie primitive des forêts septentrionales où l'on se nourrit de poisson cru et où l'on fait sa prière devant un morceau de bois, jusqu'aux nouvelles conditions sociales de la vie capitaliste, où l'ouvrier socialiste se considère comme participant actif de la politique mondiale et suit attentivement les événements des Balkans ou bien les débats du Reichstag. L'industrie la plus concentrée de l'Europe sur la base de l'agriculture la plus primitive. La machine gouvernementale la plus puissante du monde qui utilise toutes les conquêtes du progrès technique pour entraver le progrès historique dans son pays...

Dans les chapitres précédents, nous avons essayé, en laissant de côté les détails, de donner un tableau général des rapports économiques et des contrastes sociaux de la Russie. Voilà le sol sur lequel croissent, vivent et luttent entre elles les classes. La révolution nous montrera ces classes au plus fort de leur lutte. Mais, dans la vie politique, agissent directement les groupes consciemment constitués : partis associations armée bureaucratie, presse, et au-dessus de tout cela, les ministres, les meneurs, les démagogues et les bourreaux. Il est impossible de discerner les classes du premier coup, elles restent ordinairement dans la coulisse. Cela n'empêche pas les partis, leurs chefs, les ministres et leurs bourreaux d'être les organes des classes. Que ces organes soient bons ou mauvais, cela importe certainement à la marche et à l'issue des événements. Si les ministres ne sont que les ouvriers journaliers " d'une objective raison d'Etat ", cela ne les affranchit pas du besoin d'avoir un peu de cervelle dans le crâne, circonstance qu'ils oublient trop souvent. D'autre part, la logique de la lutte des classes ne nous dispense pas d'employer notre logique subjective. Celui qui ne sait pas donner du champ à son initiative, son énergie, son talent et trouver quelque héroïsme dans les cadres de la nécessité économique, celui là ne possède point le secret philosophique du marxisme. Mais, d'un autre côté, si nous voulons comprendre le processus politique - dans la circonstance présente, la révolution en son ensemble -, nous devons pouvoir, sous le bariolage des partis et des programmes, sous la perfidie et les appétits sanguinaires des uns, sous le courage et l'idéalisme des autres, découvrir les contours réels des classes sociales, dont les racines plongent dans les retraites profondes de la production et dont les fleurs s'épanouissent dans les sphères supérieures de l'idéologie.

LA VILLE MODERNE

Le caractère des classes capitalistes tient étroitement à l'histoire du développement de l'industrie et de la ville. Il est vrai que le monde industriel se rattache moins en Russie que par tout ailleurs à la population des villes. En dehors des faubourgs, peuplés de fabriques, qui ne sont exclus de la ville que du point de vue administratif, il existe plusieurs dizaines de centres industriels considérables dans les gros villages. En somme, c'est en dehors des villes qu'on trouve 57 % des entreprises, comptant 58 % du nombre total des ouvriers. Et cependant la ville capitaliste demeure l'expression la plus achevée de la nouvelle société.

Les villes modernes de Russie se sont faites en quelques décennies. Dans le premier quart du XVIIe siècle, la population des villes s'élevait en Russie à 328 000 âmes, soit environ 3 % de celle du pays. En 1812, elle atteint 1,6 million d'âmes, ce qui ne fait encore que 4,4 %. Au milieu du XIXe siècle, les villes comptent 3,5 millions d'habitants, soit 7,8 %. Enfin, d'après le recensement de 1897, la population urbaine est déjà de 17,3 millions, soit environ 13 % de celle du pays. De 1885 à 1897, le nombre d'habitants a augmenté dans les villes de 33,8 %, et dans les villages de 12,7 % seulement. Certaines villes se sont accrues plus rapidement encore. La population de Moscou, dans les trente cinq dernières années, s'est élevée de 604 000 à 1 359 000, c'est à dire de 123 %. Cet accroissement a été encore plus actif dans les villes du Midi : Odessa, Rostov, Ekaterinoslav, Bakou...

Parallèlement à l'augmentation du nombre et de l'étendue des villes, s'est produite dans la seconde moitié du XIXe siècle une transformation complète de leur rôle économique et de la structure intérieure des classes.

Contrairement aux cités corporatives de l'Europe qui avaient lutté énergiquement, et avec succès en de nombreux cas, pour arriver à concentrer dans leurs murs toute l'industrie de production, les villes russes d'autrefois, de même que les cités des despotes asiatiques, n'accomplissaient presque aucune des fonctions de la production. C'étaient des centres militaires et administratifs, des forteresses de campagne et parfois des centres commerciaux, qui consommaient ce qu'on leur fournissait. La population de ces villes se composait de fonctionnaires et d'employés, entretenus aux frais du denier public, de commerçants et enfin d'agriculteurs qui avaient cherché un abri dans leurs murailles. Moscou même, la plus grande ville de l'ancienne Russie, n'était en somme qu'un grand village rattaché au manoir du tsar.

Les métiers dans les villes n'occupaient qu'une place insignifiante : l'industrie de production était alors éparpillée dans l'artisanat rural, nous l'avons vu. Les ancêtres de 4 millions d'artisans villageois que comptait le recensement de 1897 avaient exercé les mêmes fonctions productives que l'artisanat urbain, comme en Europe, mais, différents en cela des maîtres ouvriers européens, ils n'avaient pris aucune part à la création des manufactures et des usines. Lorsque ces dernières firent leur apparition, elles prolétarisèrent une bonne moitié des petits artisans et soumirent les autres à leur action directe ou indirecte.

De même que l'industrie russe n'a pas connu l'époque médiévale du petit métier, les villes russes n'ont pas connu la montée progressive d'un Tiers Etat dans les corporations, les guildes, les communes et les municipalités. Le capital européen a créé l'industrie russe en quelques dizaines d'années, laquelle, à son tour, a créé les villes modernes, dans lesquelles les fonctions essentielles de la production sont assurées par le prolétariat.

LA GROSSE BOURGEOISIE CAPITALISTE

C'est au gros capital que fut donc dévolu sans coup férir le rôle principal dans l'économie du pays. Mais celui, immense, que joua en cette circonstance le capital étranger eut des conséquences fatales pour l'influence politique de la bourgeoisie russe. En raison des dettes contractées par l'Etat, une partie considérable du revenu national s'en allait chaque année à l'étranger, enrichissant et consolidant la bourgeoisie financière européenne. L'aristocratie de la Bourse qui, dans les pays d'Europe, détient l'hégémonie et qui n'a eu aucune peine à transformer le gouvernement du tsar en un vassal sur le plan financier, ne pouvait et ne voulait pas s'attacher à l'opposition bourgeoise russe, pour cette bonne raison d'abord qu'aucun autre gouvernement national ne lui aurait assuré les bénéfices usuraires qu'elle obtenait du tsarisme. Et, comme le capital financier, le capital industriel étranger, en exploitant les richesses naturelles et la main-d'œuvre de notre pays, réalisait sa puissance politique en dehors des frontières de Russie : dans les parlements français, anglais ou belge.

D'autre part, le capital russe ne pouvait se mettre à la tête de la lutte nationale contre le tsarisme parce qu'il se trouva dès le départ en butte à l'hostilité des masses populaires : du prolétariat qu'il exploite directement et de la classe paysanne qu'il dépouille par l'intermédiaire de l'Etat. Cela vaut en particulier pour la grosse industrie. Elle dépend actuellement partout des mesures gouvernementales et principalement des commandes de l'armée. Il est vrai qu'elle a intérêt à obtenir " un ferme statut d'ordre civil ", mais elle a encore plus besoin d'un pouvoir d'Etat fortement centralisé, grand dispensateur de tous les avantages et privilèges. Dans leurs usines, les entrepreneurs de la métallurgie se trouvent face à face avec la portion la plus avancée et la plus active de la classe ouvrière, qui profite de chaque faiblesse du tsarisme pour faire des incursions dans les apanages du capital.

L'industrie textile garde plus d'indépendance à l'égard de l'Etat ; de plus, elle est directement intéressée à l'accroissement du pouvoir d'achat des masses, qui ne saurait se faire sans une vaste réforme agraire. C'est pourquoi le centre de cette industrie, Moscou, manifesta en 1905 une opposition beaucoup plus violente, sinon plus énergique, à la bureaucratie autocratique que ne le fit Pétersbourg, cité de la métallurgie. La municipalité moscovite considérait avec une bienveillance indubitable le flot montant de la révolte. Mais elle se montra tout à coup d'autant plus résolue et fidèle au " principe " d'un pouvoir gouvernemental ferme que la révolution lui découvrait tout le contenu social de ses revendications et poussait, en même temps, les ouvriers du textile sur la route qu'avaient suivie les métallurgistes. La capitale de la contre révolution fit alliance avec la classe possédante contre révolutionnaire et trouva son chef en Goutchkov, marchand de Moscou, leader de la majorité dans la troisième Douma.

LA DÉMOCRATIE BOURGEOISE

En étouffant dans l'œuf l'artisanat russe, le capital européen avait, par là même, détruit le terrain social sur lequel aurait pu s'appuyer la démocratie bourgeoise. Est il possible de comparer le Moscou ou le Pétersbourg d'aujourd'hui avec le Berlin ou la Vienne de 1848, ou mieux encore avec le Paris de 1789 qui n'avait aucune idée des chemins de fer, ni du télégraphe, et considérait une manufacture de trois cents ouvriers comme une très grosse entreprise ? Il n'y a pas trace chez nous de cette solide petite bourgeoisie qui avait passé par l'école séculaire de l'administration autonome et de la lutte politique et qui, ensuite, joignant ses forces à celles d'un jeune prolétariat non définitivement constitué, prit d'assaut les bastilles de la féodalité. Par quoi fut elle remplacée ? Par une nouvelle classe moyenne, par les professionnels de l'intelligence : avocats, journalistes, médecins, ingénieurs, professeurs, maîtres d'école. Cette couche sociale, qui n'avait pas par elle-même de valeur dans la production générale, qui était peu nombreuse et sans indépendance au point de vue économique, sentant parfaitement sa faiblesse, n'a cessé de chercher la grande classe à laquelle elle pourrait se rattacher. Et voici le fait remarquable : elle a trouvé d'abord un appui non pas parmi les capitalistes, mais parmi les propriétaires fonciers !

Le parti constitutionnel démocrate (k. d. ou " cadet ", qui a dominé les deux premières Doumas, s'est formé en 1905 par l'union de l'Association constitutionnelle des zemstvos avec l'Association dite " de l'affranchissement ". La fronde libérale des membres des zemstvos exprimait d'une part le mécontentement envieux des agrariens en face du monstrueux protectionnisme industriel que manifestait la politique gouvernementale ; elle traduisait d'autre part l'opposition de propriétaires plus attachés au progrès, que la barbarie agraire du pays russe empêchait d'élever leur économie particulière sur le pied du capitalisme. L'Association de l'affranchissement groupait les éléments intellectuels qu'une situation sociale " convenable " et le bien être qui en résultait empêchaient d'entrer dans la voie révolutionnaire. L'opposition des zemstvos eut toujours un caractère d'impuissance et de lâcheté, et le très auguste héritier exprimait une amère vérité lorsqu'il déclarait, en 1894, que les vœux politiques de ce groupe n'étaient que " d'absurdes rêveries ". D'autre part, l'intelligentsia, qui dépendait d'ailleurs matériellement de l'Etat, d'une façon directe ou indirecte, ou bien du gros capital que protégeait le gouvernement, ou bien de la propriété libérale censitaire, était incapable de déployer une quelconque opposition politique.

Par ses origines, le parti cadet unissait donc la faiblesse d'opposition des zemstvos à la faiblesse générale de l'intelligence diplômée. A quel point le libéralisme des zemstvos était superficiel, on le vit nettement dès la fin de 1905, lorsque les propriétaires, sous le coup des troubles agraires, se tournèrent brusquement vers le vieux pouvoir. Les intellectuels libéraux eurent la larme à l'œil lorsqu'ils durent quitter les manoirs des propriétaires où ils n'étaient en somme que des enfants adoptifs, et chercher à se faire reconnaître dans leur patrie historique, dans les villes [1]. Mais qu'y trouva l'intelligentsia en dehors d'elle même ? Le gros capital conservateur, le prolétariat révolutionnaire et un irréductible antagonisme de classe entre eux.

Ce fut ce même antagonisme qui scinda jusqu'à la base la petite production dans tous les domaines où elle avait gardé quelque importance. Le prolétariat des petits métiers vit dans l'orbite de la grosse industrie et se distingue peu du prolétariat industriel. Pris entre la grosse industrie et le mouvement ouvrier, les artisans russes constituent une classe obscure, affamée, aigrie qui, à côté du lumpen-proletariat, fournit des recrues aux Cent Noirs pour leurs démonstrations et aux pogroms...

En définitive, le groupe intellectuel de la bourgeoisie, groupe déplorablement attardé, né sous les malédictions socialistes, occupe une position très inconfortable devant les conflits de classe ; il est prisonnier des traditions de l'ancienne propriété et entravé par les préjugés du corps professoral ; il reste sans initiative, sans influence sur les masses et sans confiance dans le lendemain.

LE PROLÉTARIAT

Les causes historiques et mondiales qui ont fait de la démocratie bourgeoise en Russie une tête (pas très brillante) sans corps, ont déterminé aussi l'importance du rôle que doit jouer le jeune prolétariat russe. Mais quelles forces celui ci réunit il ?

Les chiffres très incomplets de 1897 nous donnent la réponse suivante :

 Nombre d'ouvriers 
 A. Industries minières, fabrication, voies de communication, constructions et entreprises commerciales   3.332.000 
 B. Agriculture, sylviculture, chasse et pêche   2.723.000 
 C. Journaliers et artisans   1.195.000 
 D. Domestiques, portiers, garçons de cour, etc.   2.132.000 
 Au total (hommes et femmes)   9.382.000 

En comptant les membres de la famille qui vivent dans la dépendance du travailleur, le prolétariat représente, en 1897, 27,6 % de la population, c'est à dire un peu plus du quart. L'activité politique est très diverse dans les différentes couches dont se compose cette masse, et le rôle de dirigeants dans la révolution appartient presque exclusivement aux ouvriers du premier groupe. Ce serait cependant une très grosse faute de mesurer l'importance effective et virtuelle du prolétariat russe par rapport à la révolution en se fondant sur sa quantité relative. Ce serait refuser de voir, sous les chiffres, les rapports sociaux.

L'influence du prolétariat est déterminée par son rôle dans l'économie moderne. Les moyens de production les plus puissants de la nation se trouvent sous sa dépendance, directe ou indirecte. Trois millions environ d'ouvriers (groupe A) produisent par leur travail la moitié au moins du revenu annuel du pays ! Les plus importants moyens de communication, les chemins de fer, qui à eux seuls transforment un immense pays en un tout économique, comme l'ont montré les événements donnent au prolétariat une position économique et politique d'une portée inappréciable. Il faut ajouter à cela les postes et télégraphes qui, sans dépendre directement de lui, se trouvent néanmoins sous son influence effective.

Tandis que la classe paysanne est dispersée dans tout le pays, le prolétariat est mobilisé en grandes masses dans les fabriques et dans les centres industriels. Il forme le noyau de la population urbaine dans toutes les villes qui jouissent d'une importance économique et politique. Tous les avantages que possède la ville en pays capitaliste : concentration des forces et des moyens de production, réunion des éléments les plus actifs de la population et groupement des biens de la civilisation, deviennent tout naturellement des avantages de classe pour le prolétariat. Cette classe s'est dessinée et constituée avec une rapidité inouïe dans l'histoire. A peine né, le prolétariat russe s'est trouvé en face d'un pouvoir d'Etat centralisé au maximum et d'un capital dont les forces n'étaient pas moins concentrées. Il n'a pas connu les traditions corporatives et les préjugés de l'artisanat. Dès ses premiers pas, il s'est engagé sur la voie de la lutte sans merci.

Ainsi, l'insignifiance de l'artisanat, et en général de la petite production, et le caractère très développé de la grosse industrie russe ont eu pour résultat, en politique, de repousser au second plan la démocratie bourgeoise, au bénéfice de la démocratie prolétarienne. La classe ouvrière, en assumant les fonctions productives de la petite bourgeoisie, s'est chargée également du rôle politique que cette bourgeoisie avait détenu jadis et des prétentions historiques qu'elle avait eues à diriger les masses paysannes, à l'époque où celles ci s'émancipaient du joug de la noblesse et du fisc.

Le lieu politique sur lequel l'histoire mit à l'épreuve les partis urbains, ce fut la question agraire.

LA NOBLESSE ET LES PROPRIÉTAIRES DE BIENS FONDS

Le programme des cadets, ou pour mieux dire leur ancien programme, qui envisageait l'expropriation forcée de la moyenne et de la grosse propriété d'après une " juste estimation ", constitue, selon l'opinion des membres du parti, le maximum de ce qui peut être obtenu " par les procédés créateurs d'un travail législatif ". En fait, la tentative libérale d'expropriation des grosses propriétés par voie législative amena seulement la suppression par le gouvernement du droit électoral et le coup d'Etat du 3 juin 1907. Les cadets considéraient la liquidation des biens fonds de la noblesse comme une opération purement financière et s'efforçaient en toute conscience de rendre leur " juste estimation " aussi acceptable que possible pour les propriétaires. Mais la noblesse considérait les choses d'un œil tout différent. Avec son instinct infaillible, elle avait aussitôt compris qu'il ne s'agissait pas simplement de vendre 50 millions de déciatines, même à très haut prix, mais de la liquidation de tout son rôle social de classe dirigeante, et elle refusa carrément de se laisser mettre aux enchères. Dans la première Douma, le comte Saltykov s'écriait, s'adressant aux propriétaires : " Que votre devise et votre mot d'ordre soient : Pas un pouce de nos terres, pas un grain de sable de nos champs, pas un brin d'herbe de nos prairies, pas une souche de nos forêts ! " Et cette voix ne clamait pas dans le désert : non, les années de la révolution sont justement pour la noblesse russe une période de concentration de classe et d'affermissement politique. Pendant la plus sombre réaction, sous Alexandre III, la noblesse n'était qu'une caste, fût elle la première de toutes. L'autocratie, qui veillait à conserver son indépendance, ne la laissait pas une seconde sortir d'une étroite surveillance policière et employait son contrôle à museler même sa cupidité. Mais, à présent, la noblesse est, dans le plein sens du mot, la caste qui commande : elle contraint les gouverneurs de province à danser au son de sa musette, elle menace les ministres et les déplace ouvertement, elle adresse au gouvernement ultimatum sur ultimatum et en obtient réponse. Son mot d'ordre est : Pas un pouce de nos terres, pas une parcelle de nos privilèges !

Entre les mains des 60 000 particuliers qui possèdent des terres avec un revenu annuel de plus de 1000 roubles, sont concentrés environ 75 millions de déciatines : évaluées sur le marché à 56 milliards de roubles, elles apportent à leurs possesseurs plus de 450 millions de roubles de revenu net par an. Les deux tiers au moins de cette somme reviennent à la noblesse. La bureaucratie se rattache étroitement à la noblesse foncière. Pour l'entretien de 30 000 fonctionnaires qui reçoivent plus de 1000 roubles d'appointements, on dépense par an presque 200 millions de roubles. Et justement ces moyens et hauts fonctionnaires sont en majorité des nobles. Enfin, la noblesse dispose sans partage des organes du zemstvo autonome et des revenus qui en découlent.

Si, avant la révolution, une bonne moitié des zemstvos avaient à leur tête des propriétaires " libéraux ", qui s'étaient fait remarquer par un travail purement " civilisateur ", les années révolutionnaires changèrent cette situation du tout au tout : ce sont les zemstvos qui donnèrent à la réaction ses représentants les moins conciliants. Le tout puissant Conseil unifié de la noblesse étouffe dès le début les tentatives que fait le gouvernement, dans l'intérêt de l'industrie capitaliste, pour " démocratiser " les zemstvos ou affaiblir les entraves de la classe paysanne.

En présence de pareils faits, le programme agraire des cadets, comme base d'une entente par voie législative, n'est qu'une misérable utopie et il n'est pas étonnant qu'ils y aient renoncé tacitement.

La social démocratie a mené la critique du programme cadet principalement sur la ligne de la " juste estimation ", et elle a eu raison. Déjà, du côté financier, le rachat de tous les domaines, qui rapporterait aux propriétaires plus de 1 000 roubles par an, ajouterait à notre dette publique de 9 milliards une somme ronde de 5 à 6 milliards ; autrement dit, les seuls intérêts de la dette dévoreraient annuellement 750 millions. Mais ce n'est pas le côté financier, c'est le point de vue politique qui a, dans cette affaire, une valeur décisive.

Les conditions de la réforme dite " émancipatrice " de 1861, comprenant une somme exagérée de rachat pour les terres paysannes, indemnisaient en fait les propriétaires de l'affranchissement de leurs serfs (dans la mesure approximative de 250 millions, c'est à dire de 25 % du prix total de rachat). La " juste estimation ", elle, contribuait à liquider les grands droits historiques et les privilèges de la noblesse. Celle ci avait pu donner son adhésion à la réforme à demi émancipatrice, elle avait pu s'y résigner. Elle faisait preuve alors d'un sûr instinct, de même qu'aujourd'hui lorsqu'elle se refuse résolument à terminer son existence de classe par un suicide - quand bien même ce serait d'après une " juste estimation ". Pas un pouce de nos terres et pas une parcelle de nos privilèges ! Sous l'étendard qui porte cette devise, la noblesse s'est définitivement emparée de l'appareil gouvernemental ébranlé par la révolution, et elle a montré qu'elle lutterait avec tout l'acharnement dont est capable une classe dirigeante quand il s'agit pour elle de vie ou de mort.

Ce n'est pas une entente parlementaire qui pourra résoudre la question agraire, mais bien l'élan et la pression révolutionnaire des masses.

LA CLASSE PAYSANNE ET LA VILLE

La barbarie sociale et politique de la Russie a ses attaches dans les campagnes ; mais cela ne veut pas dire que la population rurale ait été incapable de former une classe qui par ses propres forces pourrait rompre ces attaches. Disséminée en Russie d'Europe sur une étendue de 5 millions de verstes carrées, dans 500 000 localités, la classe paysanne n'a tiré de son passé aucune expérience d'union pour la lutte politique. Pendant les révoltes agraires de 1905 1906, les paysans soulevés ne songeaient qu'à chasser les propriétaires des limites du village, du district ou, enfin, du canton. Contre la révolution paysanne, les nobles propriétaires disposaient d'un appareil gouvernemental tout fait et tout centralisé. Pour le vaincre, les paysans auraient dû agir par une insurrection simultanée et résolue. Mais ils en furent incapables, en raison même de toutes les conditions d'existence qui leur étaient faites. Le crétinisme local est une malédiction qui pèse sur toutes les révoltes paysannes. Les gens du village ne s'en affranchissent qu'au moment où ils cessent de songer à leurs intérêts purement paysans et se joignent aux mouvements révolutionnaires des nouvelles classes sociales.

Déjà, pendant la révolution des paysans allemands, dans le premier quart du XVIe siècle, malgré la faiblesse économique et l'inconsistance politique des villes dans l'Allemagne de ce temps-là, la classe paysanne s'était mise tout naturellement sous la direction immédiate des partis urbains. Révolutionnaire du point de vue social et par l'objectif qu'elle poursuivait, mais sans unité et sans puissance politique, elle n'était pas capable de constituer son propre parti et, suivant les circonstances locales, elle passait la main soit au parti bourgeois. d'opposition, soit à la plèbe révolutionnaire des villes. Celle ci, unique force capable d'assurer la victoire à la révolution paysanne, bien qu'elle s'appuyât sur la classe la plus radicale de la société d'alors, sur l'embryon du prolétariat contemporain, était elle aussi, toutefois, complètement dépourvue de liens nationaux et n'avait pas une conscience claire des buts révolutionnaires. Tous ces empêchements tenaient au peu de développement économique du pays, à l'état primitif des voies de communication et au particularisme national. De cette manière, il n'y eut pas de collaboration révolutionnaire entre le village révolté et la plèbe urbaine et il ne pouvait pas y en avoir. Le mouvement paysan fut écrasé...

Plus de trois siècles plus tard, la même situation se représenta lors de la révolution de 1848. La bourgeoisie libérale, loin de souhaiter soulever les paysans et les unir autour d'elle, craignait par dessus tout l'extension d'un mouvement rural qui aurait principalement contribué à renforcer contre elle les positions des éléments radicaux de la plèbe urbaine. Cette dernière, d'autre part, n'était pas encore arrivée à prendre figure sociale et politique, à surmonter son manque d'unité et ne put, par conséquent, rejeter au second plan la bourgeoisie libérale pour prendre la tête des masses paysannes. La révolution de 1848 essuya une défaite...

Mais, soixante ans auparavant, nous voyons en France la triomphale réalisation des problèmes révolutionnaires, et cela grâce précisément à la coopération des paysans et de la plèbe urbaine, c'est à dire des prolétaires, des demi prolétaires et du lumpen proletariat de l'époque ; cette " coopération " se présenta sous l'aspect de la dictature de la Convention, c'est à dire de la dictature exercée par la ville sur le village, par la capitale sur la province et par les sans culottes sur Paris.

Dans la Russie moderne, la suprématie sociale de la population industrielle par rapport au monde rural est incomparablement plus grande qu'à l'époque des anciennes révolutions européennes et, en même temps, dans les villes russes d'aujourd'hui, le chaos de la plèbe a cédé la place à un prolétariat industriel nettement défini. Une seule circonstance n'a pas changé : la classe paysanne, en temps de révolution, ne peut, tout comme autrefois, servir d'appui qu'au parti qui entraînera avec lui les masses urbaines les plus révolutionnaires et qui ne craindra pas d'ébranler la propriété féodale par vénération Pour les biens de la bourgeoisie. Ce parti, maintenant, ce ne peut être que la social démocratie.

LE CARACTÈRE DE LA RÉVOLUTION RUSSE

Par la tâche directe et immédiate qu'elle se donne, la révolution russe est proprement " bourgeoise ", car elle a pour but d'affranchir la société bourgeoise des entraves et des chaînes de l'absolutisme et de la propriété féodale. Mais la principale force motrice de cette révolution est constituée par le prolétariat, et voilà pourquoi, par sa méthode, la révolution est prolétarienne. Ce contraste a paru inacceptable, inconcevable à de nombreux pédants qui définissent le rôle historique du prolétariat au moyen de calculs statistiques ou par des analogies historiques superficielles. Pour eux, le chef providentiel de la révolution russe, ce doit être la démocratie bourgeoise, tandis que le prolétariat qui, en fait, a marché à la tête des événements pendant toute la période d'élan révolutionnaire, devrait accepter d'être tenu en lisières par une théorie mal fondée et pédantesque. Pour eux, l'histoire d'une nation capitaliste répète, avec des modifications plus ou moins importantes, l'histoire d'une autre. Ils n'aperçoivent pas le processus, unique de nos jours, du développement capitaliste mondial qui est le même pour tous les pays auxquels il s'étend et qui, par l'union de conditions locales avec les conditions générales, crée un amalgame social dont la nature ne peut être définie par la recherche de lieux communs historiques, mais seulement au moyen d'une analyse à base matérialiste.

Entre l'Angleterre, d'une part, pionnier du développement capitaliste, laquelle, pendant une longue suite de siècles, a créé de nouvelles formes sociales et une puissante bourgeoisie qui en est l'expression et, d'autre part, les colonies d'aujourd'hui, auxquelles le capital européen apporte, sur des vaisseaux tout montés, des rails tout faits, des traverses, des boulons, des wagons salons pour l'administration coloniale, et dont ensuite il persuade par la carabine et la baïonnette les indigènes de sortir de leur état primitif pour s'adapter à la civilisation capitaliste, il n'y a aucune analogie dans le développement historique, bien que l'on puisse découvrir un lien profond et intime entre des phénomènes si différents d'aspect.

La nouvelle Russie a pris un caractère tout particulier par suite du fait qu'elle a reçu le baptême capitaliste, dans la seconde moitié du XIXe, siècle, du capital européen qui s'est présenté sous sa forme la plus concentrée et la plus abstraite, comme capital financier. L'histoire antérieure de ce capital n'est aucunement liée à l'histoire de la Russie d'autrefois. Pour atteindre chez lui les hauteurs inaccessibles de la Bourse moderne, le capital a dû s'arracher aux rues étroites, aux ruelles de la cité où s'exercent les petits métiers et où il avait appris à marcher, à ramper ; il a dû, dans une lutte incessante contre l'Eglise, faire progresser la technique et la science, grouper étroitement autour de lui toute la nation, s'emparer du pouvoir en se révoltant contre les privilèges féodaux et dynastiques ; il a dû se frayer une libre carrière, mettre hors de combat l'artisanat dont il était sorti ; il a dû ensuite s'arracher à la chair même de la nation, aux influences ancestrales, aux préjugés politiques, aux sympathies de la race, aux longitudes et latitudes géographiques, pour planer, en grand carnivore, sur le globe terrestre, empoisonnant aujourd'hui par l'opium l'artisan chinois qu'il a ruiné, enrichissant demain d'un nouveau cuirassé les eaux russes, se saisissant après demain des mines diamantifères de l'Afrique du Sud.

Mais, lorsque le capital anglais ou français, quintessence de l'œuvre historique des siècles, est transporté dans les steppes du Donetz, il est absolument incapable de manifester les forces sociales, les passions, les valeurs relatives qu'il a progressivement absorbées. Sur un territoire nouveau, il ne peut répéter le développement qu'il a déjà accompli, il reprend son œuvre au point où il l'a laissée dans son pays. Autour des machines qu'il a apportées avec lui à travers les mers et les douanes, il rassemble aussitôt, sans étapes intermédiaires, les masses prolétaires et il infuse à cette classe l'énergie révolutionnaire des vieilles générations bourgeoises, qui s'était figée en lui.

A l'époque héroïque de l'histoire de France, nous voyons la bourgeoisie, qui ne se rend pas encore compte de contradictions dont sa situation est pleine, prendre la direction de la lutte pour un nouvel ordre des choses non seulement contre les institutions surannées de la France, mais même contre les forces réactionnaires de toute l'Europe. Progressivement, la bourgeoisie, représentée par ses fractions, se considère comme le chef de la nation et le devient, entraîne les masses dans la lutte, leur donne un mot d'ordre, leur enseigne une tactique de combat. La démocratie introduit dans la nation le lien d'une idéologie politique. Le peuple - petits bourgeois, paysans et ouvriers - élit comme députés des bourgeois, et c'est dans le langage de la bourgeoisie que les communes écrivent les instructions destinées à leurs représentants. Elle prend conscience de son rôle de Messie. Pendant la révolution même, bien que les antagonismes de classe se révèlent déjà, le mouvement puissant de la lutte révolutionnaire rejette les uns après les autres de la voie politique les éléments les plus inertes de la bourgeoisie. Aucune couche n'est emportée avant d'avoir transmis son énergie aux couches suivantes. La nation, dans son ensemble, continue à combattre pour les fins qu'elle s'est assignées, par des moyens de plus en plus violents et décisifs. Une fois que la masse nationale s'est mise en mouvement et que se sont séparées d'elle les sphères supérieures de la bourgeoisie possédante pour faire alliance avec Louis XVI, les exigences démocratiques de la nation, dirigées désormais contre cette bourgeoisie, amènent le suffrage universel et la république, formes logiquement indispensables de la démocratie.

La grande Révolution française est vraiment une révolution nationale. Plus que cela. Ici, dans des cadres nationaux, la lutte mondiale de la classe bourgeoise pour la domination, pour le pouvoir, pour un triomphe sans partage, trouve son expression classique.

En 1848, la bourgeoisie n'était déjà plus capable de jouer un rôle de ce genre. Elle n'a ni voulu, ni osé prendre sur elle la responsabilité de liquider par la révolution un régime social qui entravait sa domination. Sa tâche s'est ramenée - et elle s'en rendait compte - à introduire dans l'ancien régime les garanties indispensables pour assurer non pas sa domination politique, mais le partage du pouvoir avec les forces du passé. Non seulement elle s'est refusée à mener les masses à l'assaut de l'ordre ancien, mais elle s'est adossée au vieux régime pour les repousser lorsqu'elles cherchaient à l'entraîner. Elle a reculé consciemment devant les conditions objectives qui auraient rendu possible sa domination. Les institutions démocratiques lui apparaissaient non comme le but de la lutte, mais comme une menace à son bien être. La révolution pouvait être faite non par elle, mais contre elle. Voilà pourquoi, en 1848, pour le succès de la révolution il aurait fallu une classe qui fût capable de marcher en tête des événements en laissant de côté la bourgeoisie, en agissant malgré elle, qui pût non seulement la pousser en avant par une violente pression, mais, au moment décisif, rejeter du chemin son cadavre politique.

Ni la petite bourgeoisie, ni la classe paysanne n'étaient capables de jouer ce rôle.

La petite bourgeoisie était hostile à la fois au passé et au futur. Elle ne s'était pas encore libérée des entraves créées par les rapports sociaux du Moyen Age, que déjà elle était sans force pour résister au développement de l'industrie " libre " ; elle n'avait pas encore marqué les villes de son emprise, mais elle avait déjà cédé son influence à la moyenne et grosse bourgeoisie ; embourbée dans ses préjugés, abasourdie par les événements, exploitante et exploitée, cupide et impuissante en sa cupidité, cette petite bourgeoisie attardée ne pouvait prendre la direction de l'histoire mondiale.

La classe paysanne manquait encore plus d'initiative. Disséminée, éloignée des villes, centres nerveux de la politique et de la culture, obtuse, bornant ses regards à un étroit horizon, indifférente à tout ce que la ville avait déjà conçu, cette classe ne pouvait exercer une action dirigeante. Elle s'était calmée dès que ses épaules avaient été débarrassées du fardeau des contraintes féodales et elle avait payé la ville, qui avait combattu pour son droit, d'une noire ingratitude : les paysans affranchis étaient devenus des fanatiques de " l'ordre ".

La démocratie intellectuelle, dépourvue de toute force de classe, était à la remorque de sa sœur aînée, la bourgeoisie libérale, lui servait de queue politique, ou bien se séparait d'elle dans les moments critiques pour manifester son impuissance. Elle s'embrouillait dans des contradictions et des contrastes mal définis encore et elle portait partout avec elle cette confusion.

Le prolétariat était trop faible, il manquait d'organisation, d'expérience et de connaissances. Le développement capitaliste était allé assez loin pour rendre nécessaire l'abolition des anciennes conditions féodales, mais pas assez encore pour mettre en avant la classe ouvrière, produit des nouvelles conditions de production, comme force politique décisive. L'antagonisme du prolétariat et de la bourgeoisie s'était trop affirmé pour que celle ci pût sans crainte assumer le rôle d'un dirigeant national ; mais cet antagonisme n'était pas encore assez fort pour permettre au prolétariat de se charger de ce rôle.

L'Autriche donna un exemple particulièrement significatif et tragique de cette situation, en montrant que les rapports politiques n'étaient pas encore suffisamment définis au moment de la période révolutionnaire.

Le prolétariat de Vienne manifesta, en 1848, un héroïsme sublime et une grande énergie révolutionnaire. Il marchait et retournait sans cesse au feu, poussé seulement par un obscur instinct de classe, sans se rendre compte du but final de la lutte, en tâtonnant et en adoptant mot d'ordre sur mot d'ordre. La direction du prolétariat fut prise d'une manière bien étonnante par les étudiants, le seul groupe démocratique qui ait joui alors, grâce à son activité, d'une grande influence sur les masses, et par conséquent sur les événements. Mais, bien que les étudiants fussent capables de se battre bravement sur les barricades et de fraterniser honnêtement avec les ouvriers, ils ne pouvaient pas assurer la direction générale de la révolution qui leur avait confié " la dictature de la rue ". Lorsque, le 26 mai, tous les ouvriers de Vienne se soulevèrent à l'appel des étudiants pour s'opposer au désarmement de la Légion académique, lorsque la population de la capitale s'empara de la ville, lorsque la monarchie en fuite perdit toute influence sur les événements, lorsque, sous la pression populaire, les dernières troupes furent évacuées et que le pouvoir gouvernemental de l'Autriche ne fut plus qu'un spectre, on ne trouva pas de force politique pour saisir le gouvernail. La bourgeoisie libérale se refusa consciemment à utiliser un pouvoir obtenu par des " moyens de brigandage ". Elle ne rêvait que le retour de l'empereur, qui s'était retiré dans le Tyrol, laissant Vienne orpheline. Les ouvriers furent assez courageux pour briser la réaction, mais insuffisamment organisés et conscients pour prendre en mains l'héritage. Incapable de servir de pilote, le prolétariat ne put contraindre la démocratie bourgeoise, qui, comme elle le fait souvent, se dérobait au moment où l'on avait le plus besoin d'elle, à jouer ce grand rôle historique. La situation qui résulta de tout cela a été fort bien caractérisée par un contemporain en ces termes : " La république est établie à Vienne, mais malheureusement personne ne s'en est aperçu... " Des événements de 1848 1849, Lassalle tira cette leçon irréfutable qu'aucune lutte en Europe ne peut obtenir de succès si, dès le début, elle ne s'est affirmée comme purement socialiste ; qu'on ne tirera jamais plus aucun avantage d'une lutte dans laquelle les questions sociales n'entreront que comme un obscur élément et resteront au second plan, d'une lutte conduite sous l'enseigne trompeuse d'une renaissance nationale ou d'un républicanisme bourgeois…

Dans la révolution dont l'histoire fixera le début à l'année 1905, le prolétariat s'est mis en marche pour la première fois sous un étendard qui lui appartenait en propre, vers un but qui était bien à lui. Et, en même temps, il est hors de doute qu'aucune des anciennes révolutions n'a absorbé autant d'énergie populaire et n'a donné aussi peu de conquêtes positives que la révolution russe jusqu'à l'heure présente. Nous sommes loin de vouloir prophétiser, nous ne croyons pas pouvoir annoncer les événements qui se produiront dans les semaines ou les mois qui vont suivre. Mais, pour nous, une chose est claire : la victoire n'est possible que sur la voie indiquée, formulée en 1849 par Lassalle. De la lutte de classe à l'unité de la nation bourgeoise, il n'y a pas de retour. Le " manque de résultats " de la révolution russe montre seulement un aspect passager de son caractère social le plus profond. Dans cette révolution " bourgeoise " sans bourgeoisie révolutionnaire, le prolétariat, par la logique même des événements, est conduit à prendre l'hégémonie sur la classe paysanne et à lutter pour la conquête du pouvoir souverain. Le premier flot de la révolution russe s'est brisé contre la grossière incapacité politique du moujik qui, dans son village, dévastait le domaine du seigneur pour mettre la main sur ses terres et qui ensuite, revêtu de l'uniforme des casernes, fusillait les ouvriers. Tous les événements de cette révolution peuvent être considérés comme une série d'impitoyables leçons de choses, au moyen desquelles l'histoire inculque violemment au paysan la conscience du lien qui existe indéfectiblement entre ses besoins locaux et le problème central du pouvoir. C'est à l'école des conflits violents et des défaites cruelles que s'élaborent les premiers principes dont l'adoption déterminera la victoire révolutionnaire.

" Les révolutions bourgeoises, écrivait Marx en 1852, se précipitent plus rapidement de succès en succès, leurs effets dramatiques sont plus imposants, les hommes et les événements sont comme éclairés par un feu de Bengale, l'extase est l'état d'âme dominant de chacune de leurs journées ; mais elles sont éphémères, elles atteignent bientôt leur point culminant et la longue apathie qui suit l'ivresse s'empare de la société avant qu'elle ait pu se ressaisir et s'assimiler les résultats de la période de tempête et d'attaque (Sturm und Drang). Tout au contraire, les révolutions prolétariennes se critiquent incessamment elles mêmes, elles interrompent à chaque instant leur marche, reviennent en arrière et recommencent ce qui paraissait accompli, elles raillent impitoyablement les maladresses, les faiblesses, les insuffisances de leurs premières tentatives, elles ne semblent renverser l'adversaire que pour lui donner l'occasion de reprendre des forces et de se redresser plus puissant encore ; sans cesse elles battent en retraite, effrayées par l'imprécision et l'immensité de leur tâche, jusqu'au moment où, enfin, seront réalisées les conditions qui leur interdiront tout recul, lorsque la vie elle même leur dira de sa maîtresse voix : Hic Rhodus, hic salta ! (Le Dix huit Brumaire de Louis Bonaparte.)


Note

[1] Cf., en annexe, " Le prolétariat et la révolution russe ".


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