1926

Ce livre ne concerne pas que l'Angleterre, même s'il aurait pu s'appeler "L'Angleterre et la Révolution". Il contient des leçons pour bien des pays, surtout sur les illusions du passage "démocratique" au socialisme et sur le "crétinisme parlementaire", comme aurait dit Lénine. Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur Cromwell, le chartisme, les trade-unions, le Labour Party...


Où va l'Angleterre ?

Léon Trotsky

VIII. Perspectives

Mrs. Lloyd George, femme de l'ancien Premier, ayant perdu un collier de perles de grande valeur, le Daily Herald, organe du Labour Party, émit des réflexions diverses sur les chefs libéraux qui passent à l'ennemi et offrent à leurs femmes des colliers de prix. L'éditorial de ce journal arrive à ce sujet à l'édifiante conclusion que voici : " L'existence du Labour Party dépend de la mesure dans laquelle il réussira à empêcher les leaders ouvriers de suivre le même chemin. " Arthur Ponsonby [1], libéral désespéré qui n'a pas cessé d'être un libéral, même au sein du Labour Party, médite, dans le même numéro, sur la perte du grand parti libéral, causée par ses chefs Asquith et Lloyd George. " Oui, lui fait écho l'éditorial, les chefs libéraux ont remplacé leurs mœurs et leurs manières simples par la façon de vivre des riches, avec lesquels ils entretiennent un commerce constant ; ils se sont assimilé leur attitude hautaine envers le peuple… ", etc., etc. Il ne semble y avoir rien d'étonnant à ce que les chefs du parti libéral, c'est-à-dire de l'un des deux partis bourgeois, mènent une vie bourgeoise. Mais, pour les libéraux du Labour Party, le libéralisme est un système abstrait de nobles idées, et les ministres libéraux qui achètent des colliers de perles à leurs femmes sont des traîtres au libéralisme. Les réflexions sur la façon de préserver les leaders ouvriers de la tentation de suivre ce chemin de perdition sont plus édifiantes. Il est évident qu'elles constituent un avertissement timide et maladroit donné à des leaders ouvriers à demi libéraux par des journalistes ouvriers de la même farine, contraints de compter avec l'humeur des lecteurs ouvriers. On se représente sans peine la débauche d'arrivisme qui règne sur les sommets ministériels du Labour Party britannique ! Il suffit de dire que Mrs Lloyd George elle-même fit allusion, dans une lettre de protestation adressée à la rédaction du Daily Herald, à certains faits, tels que le " cadeau royal " reçu par Macdonald d'un sien ami capitaliste. Après ces rappels; la rédaction s'est tenue coite. L'idée que la conduite des leaders du Labour Party peut être réglée à l'aide de narrations didactiques sur le collier de perles de l'épouse de Lloyd George, l'idée que la politique peut être dirigée à l'aide de prescriptions morales abstraites n'est qu'un piteux enfantillage. On le voit on ne peut mieux par l'exemple des organisations de la classe ouvrière anglaise. Le Daily Herald en est arrivé à concevoir la nocivité du commerce de la bourgeoisie pour les mœurs des leaders ouvriers. Mais ce commerce dépend intégralement de l'attitude politique à l'égard de la bourgeoisie. Si l'on se place sur des positions de lutte de classe irréconciliable, il n'y aura pas de possibilité de malpropres camaraderies : le leader ouvrier ne sera pas attiré par le milieu bourgeois et la bourgeoisie ne l'y admettra pas non plus. Mais les leaders du Labour Party défendent l'idée de la collaboration de classe et du rapprochement des chefs. " La collaboration et la confiance mutuelle entre patrons et ouvriers, - disait par exemple Mr. Snowden à l'une des séances parlementaires de cette année (1925), - est une condition essentielle de la prospérité du pays. " Nous entendons des discours analogues de la bouche de Clynes, des Webb et de toutes les autres autorités. Les leaders des trade-unions se placent au même point de vue : nous les entendons parler à tout moment de la nécessité de fréquentes rencontres entre délégués patronaux et ouvriers. Or, la politique des constantes relations amicales entre leaders ouvriers et hommes d'affaires bourgeois, à la recherche d'un terrain d'entente, c'est-à-dire du moyen d'éliminer ce qui les distingue les uns des autres, constitue, comme nous l'avons entendu proclamer par le Daily Herald, un danger, non seulement pour la moralité des chefs, mais aussi pour le développement du parti. Que faire ? Quand John Barnes [2] eut trahi le prolétariat, il se mit à dire : " Je ne veux pas de point de vue ouvrier particulier, de même que je ne veux pas de chaussures ouvrières et de margarine ouvrière. " Que John Barnes, devenu ministre bourgeois, ait, en s'engageant dans cette voie, amélioré sensiblement la qualité de son beurre et de ses chaussures, ce n'est pas discutable. Mais il est fort douteux que l'évolution de Barnes ait amélioré la qualité des chaussures des ouvriers des ports qui ont élevé Barnes sur leurs épaules. La moralité est conditionnée par la politique. Pour que le budget de Snowden plaise à la cité, il faut que Snowden lui-même soit plus près, par ses mœurs et sa moralité, des personnages de la banque que des mineurs du pays de Galles. Mais qu'en est-il de Thomas ? Nous avons relaté plus haut le banquet des propriétaires du chemin de fer, où Thomas, secrétaire de la Fédération des cheminots, jura que son âme n'appartient pas à la classe ouvrière, mais à la vérité, et qu'il était venu, lui, Thomas, à ce banquet, à la recherche de la vérité. Fait remarquable, cette infamie fut narrée en détail par le Times, tandis que le Daily Herald n'en souffla mot. La pauvre petite gazette moralise en vain. Essayez donc de modérer Thomas avec des prédictions sur le collier de perles de Mrs. Lloyd George! Il n'en sortira rien. Les Thomas, il faut les mettre à la porte. Et pour ce faire, ne pas taire leurs banquets et leurs autres embrassements avec l'ennemi, mais les crier sur les toits, démasquer leur jeu, appeler les ouvriers à épurer impitoyablement les rangs des organisations prolétariennes, Pour changer la moralité, il faut changer la politique.

A l'heure où nous écrivons ces lignes (avril 1925), la politique officielle de l'Angleterre se déroule, malgré le gouvernement conservateur, sous l'égide du compromis : la " collaboration " des deux éléments de l'industrie s'impose, les concessions mutuelles aussi, et les ouvriers doivent, d'une façon ou de l'autre, " participer " aux bénéfices de la production, etc. Cet état d'esprit des conservateurs exprime à la fois la force et la faiblesse du prolétariat anglais. En créant son propre parti, il a contraint les conservateurs à s'orienter vers la conciliation. Mais il leur permet encore d'espérer la conciliation, puisqu'il laisse à la tête du parti ouvrier les Macdonald, les Thomas, etc.

Baldwin ne cesse de discourir sur la nécessité de la tolérance mutuelle, pour que le pays puisse se tirer sans catastrophe des difficultés de sa situation actuelle. Le leader ouvrier Robert Smillie exprime à propos de ces discours son entière satisfaction : " Magnifique appel à la tolérance adressé aux deux parties ! " Smillie promet de se conformer intégralement à cet appel. Il espère que les capitaines d'industrie témoigneront aussi de plus d'humanité vis-à-vis des revendications ouvrières. " Désir tout à fait légitime et raisonnable ", certifie le Times, organe dirigeant, avec la mine la plus sérieuse. Et tous ces fades discours retentissent parmi les difficultés du commerce et de l'industrie, le chômage chronique, les commandes anglaises aux chantiers de construction navale de l'Allemagne, la menace de conflits imminents dans diverses branches d'industrie, - et où ? dans cette Angleterre, qui a l'expérience des batailles de classes… En vérité, la mémoire des masses laborieuses est courte et l'hypocrisie des dirigeants sans limite. La mémoire historique de la bourgeoisie est dans ses traditions de domination, dans ses institutions, dans les lois du pays, dans l'expérience accumulée de l'art de gouverner. La mémoire de la classe ouvrière est dans son parti. Un parti réformiste est un parti de courte mémoire.

Si les allures conciliantes des conservateurs ne sont qu'hypocrisie, elles ont pourtant des causes sérieuses. Le souci du maintien de la paix intérieure et extérieure est actuellement l'un des principaux soucis des partis gouvernants de l'Europe. Ce qu'on appelle la réaction contre les méthodes de la guerre et de la première période de l'après-guerre ne s'explique pas uniquement par des causes psychologiques. Le régime capitaliste s'est montré, pendant la guerre, tellement puissant et tellement élastique qu'il a donné la vie aux illusions particulières du capitalisme de guerre. Une direction hardiment centralisée de la vie économique, la réquisition militaire des articles économiques dont la pénurie se faisait sentir, l'habitude de vivre à crédit, l'émission illimitée du papier-monnaie, l'élimination des périls sociaux à l'aide de violences sanglantes, d'une part, et de multiples aumônes, de l'autre, - ces méthodes parurent au début propres à la solution de toutes les questions, propres à surmonter toutes les difficultés. Mais la réalité économique rogna bientôt les ailes aux illusions du capitalisme de guerre. L'Allemagne se trouva tout au bord de l'abîme. L'État français, État d'un pays riche, ne sort pas d'une banqueroute voilée. L'État anglais est contraint d'entretenir une armée de sans-travail presque deux fois plus nombreuse que les armées du militarisme français. La richesse de l'Europe s'est avérée loin d'être illimitée. La continuation des guerres et des ébranlements signifierait la fin du capitalisme européen. D'où le souci de " régler " les relations entre les États et les classes. Les conservateurs anglais ont habilement spéculé, aux dernières élections, sur la peur des ébranlements. Au pouvoir, ils se présentent comme le parti de la conciliation, de l'entente, de la bienfaisance sociale, " La sécurité, voilà la clef de la position ", ces mots du libéral lord Grey [3] sont répétés par le conservateur Austen Chamberlain. La presse anglaise des deux partis bourgeois vit de les ressasser. L'aspiration à la paix, à la création des conditions " normales ", à là garantie d'une monnaie stable, au rétablissement de traités de commerce, ne résout par elle-même aucune des contradictions qui amenèrent la guerre impérialiste et que la guerre n'a fait qu'aggraver. Mais on ne peut comprendre les tendances actuelles de la politique intérieure et étrangère des partis dirigeants de l'Europe, qu'en adoptant cette tendance, et les groupements politiques dont elle entraîne la formation, pour point de départ.

Il est superflu de dire que les tendances pacificatrices se heurtent, à chaque pas, à la résistance de l'économie d'après-guerre. Les conservateurs anglais ont déjà commencé à saper la loi d'assurance contre le chômage. L'industrie anglaise, telle quelle est, ne peut être rendue plus apte à soutenir la concurrence que par une diminution des salaires. Or, celle-ci est impossible tant que subsiste l'assurance contre le chômage, assurance qui augmente la capacité de résistance de la classe ouvrière. Des escarmouches d'avant-postes ont déjà commencé sur ce terrain. Elles peuvent amener à des actions sérieuses. En tous cas, dans ce domaine, comme en d'autres, les conservateurs devront très prochainement reprendre leur voie naturelle, Et les milieux dirigeants du Labour Party se trouveront alors dans des situations de plus en plus embarrassantes

Il est opportun de rappeler ici les relations qui s'établirent à la Chambre des Communes au lendemain des élections de 1906, lorsqu'un groupe parlementaire travailliste important se forma pour la première fois dans l'arène parlementaire. Dans les deux premières années, les députés travaillistes furent entourés d'égards particuliers. A la troisième année, les relations se gâtèrent. En 1910, le Parlement " ignorait " déjà le groupe travailliste. Ce ne fut pas l'effet d'une intransigeance quelconque de la part de ce dernier, mais des exigences grandissantes des masses ouvrières en dehors du Parlement. Ayant élu bon nombre de députés, ces masses attendaient que leur sort s'améliorât. Cette attente fut 1°un des facteurs qui préparèrent le formidable mouvement gréviste de 1911-1913.

Un certain nombre de conclusions applicables au présent découlent de ce rappel de faits, Les avances de la majorité de Mr. Baldwin à la fraction parlementaire du Labour Party devront d'autant mieux se transformer en leur contraire, que la pression des ouvriers sur leurs députés, sur leurs groupes parlementaires, sur le capital et sur le Parlement sera plus résolue. Nous en avons déjà parlé à propos du rôle de la démocratie et de la violence révolutionnaire dans les rapports entre les classes. Nous abordons maintenant cette question du point de vue du développement intérieur du Labour Parti.


Les chefs du " Parti Ouvrier Indépendant " (I. L. P.) [4], Macdonald en tête, ont, dans le Labour Party anglais, un rôle dirigeant. Le Parti Ouvrier Indépendant s'est affirmé pacifiste, a condamné le social-impérialisme, et appartenu, de façon générale, à la tendance centriste, non seulement dès avant la guerre, mais aussi pendant la guerre. Son programme condamne " tout militarisme, quelle qu'en soit la forme ", A la fin de la guerre, le Parti Ouvrier Indépendant est sorti de la Ile Internationale ; il a même pris contact, en vertu d'une décision de la conférence de 1920, avec la IIIe Internationale, à laquelle les Indépendants anglais ont posé douze questions plus profondes les unes que les autres. La septième question était ainsi libellée : " Le communisme et la dictature du prolétariat ne peuvent-ils être institués que par la force des armes, ou les partis qui laissent cette question ouverte, peuvent-ils être admis dans la IIIe Internationale ? " Spectacle hautement édifiant ; le boucher brandit un couteau à lame courte, mais l'agneau laisse la question ouverte. Il reste qu'à cette époque critique, le Parti ouvrier Indépendant posait la question de l'adhésion à l'Internationale Communiste, tandis qu'il exclut à présent les communistes du Labour Party. La contradiction entre le passé tout récent du Parti Ouvrier Indépendant et le présent du Labour Party, surtout dans les mois où il s'est trouvé au pouvoir, saute aux yeux, Aujourd'hui encore la politique des Fabiens dans le Parti Ouvrier Indépendant, diffère de celle des mêmes Fabiens dans le Labour Party. La lutte des tendances centristes et social-impérialiste se reflète faiblement dans ces contradictions. Ces tendances se croisent et s'harmonisent en Macdonald lui-même, à la suite de quoi notre pacifiste chrétien construit des croiseurs légers, en attendant d'en construire des lourds.

Ce qui caractérise par-dessus tout le centrisme socialiste, c'est l'inachevé, le mitoyen, l'intermédiaire, Il tient, tant qu'il n'est pas contraint de conclure et de répondre à des questions fondamentales posées avec netteté. Aux époques de paix " organiques ", le centrisme peut tenir, doctrine officielle d'un parti ouvrier même grand et actif, ainsi qu'il arriva à la social-démocratie allemande d'avant-guerre, à une époque où la solution des questions fondamentales de la vie de l'État ne dépendait pas du parti du prolétariat. En général, le centrisme est surtout le propre des petites organisations que l'insuffisance de leurs sphères d'influence soustrait à la nécessité de donner des réponses claires à toutes les questions de la politique et d'encourir de ce fait une responsabilité pratique. Tel fut précisément le centrisme du Parti Ouvrier Indépendant. La guerre impérialiste a trop clairement révélé que la bureaucratie ouvrière et l'aristocratie ouvrière avaient eu le temps, au cours de la période antérieure de prospérité capitaliste, de subir une profonde transformation petite-bourgeoise, quant à toute la façon de vivre et à toute la formation spirituelle, Mais le petit-bourgeois garde jusqu'au premier choc l'apparence de la liberté. La guerre révéla et consacra d'un seul coup la dépendance du petit-bourgeois vis-à-vis du grand et du très grand bourgeois. Le social-impérialisme a été l'aspect de cette dépendance au sein du mouvement ouvrier. Le centrisme, par contre, dans la mesure où il s'est conservé ou reconstitué pendant la guerre et depuis, a exprimé l'effroi du bureaucrate ouvrier petit-bourgeois, à l'idée d'être entièrement et surtout manifestement le captif de l'impérialisme. La social-démocratie allemande qui, de longues années durant, fit encore du temps de Bebel, une politique en réalité centriste, ne put pas se maintenir sur cette position pendant la guerre, ne fût-ce que du fait de sa puissance. Il fallait qu'elle fût ou contre la guerre - et ç'eût été, en réalité, entrer dans la voie révolutionnaire - ou pour la guerre, et c'était passer ouvertement à la bourgeoisie. Le Parti Ouvrier Indépendant anglais, organisation de propagande au sein de la classe ouvrière, put non seulement garder pendant la guerre mais affermir son caractère centriste en " déclinant les responsabilités ", en s'adonnant aux protestations platoniques et à la prédication pacifiste, sans scruter à fond aucune de ses idées et sans causer à l'État en guerre, de difficultés sérieuses. L'opposition des social-démocrates indépendants d'Allemagne qui " déclinèrent les responsabilités " sans empêcher toutefois Scheidemann et Ebert de mettre toute la puissance de l'organisation ouvrière au service du capital en guerre, eut aussi un caractère centriste.

L'Angleterre nous a offert, après la guerre, un exemple tout à fait exceptionnel de " coexistence " des tendances sociales-impérialistes et centristes dans le mouvement ouvrier. Le Parti Ouvrier Indépendant était, comme nous l'avons déjà dit, on ne peut mieux adapté au rôle d'une opposition centriste dégagée des responsabilités, qui critique sans causer aux dirigeants de préjudice appréciable. Mais les " Indépendants " devinrent promptement une force politique, ce qui modifia à la fois leur rôle et leur physionomie.

Ils devinrent une force en raison de la coïncidence de deux facteurs : d'abord, parce que l'histoire mit la classe ouvrière devant la nécessité de former son propre parti ; ensuite, parce que la guerre et l'après-guerre créèrent dans les premiers temps, par l'éveil de masses de millions d'hommes, une acoustique favorable aux idées du pacifisme ouvrier et du réformisme. Dès avant la guerre, il y avait dans les têtes des ouvriers anglais pas mal d'illusions démocratiques et pacifistes, c'est entendu. La différence n'en est pas moins énorme : le prolétariat anglais liait, par le passé, dans la mesure où il participait à la vie politique - et surtout dans la seconde moitié du XIXe siècle ses illusions démocratiques et pacifistes à l'activité du parti libéral. Ce parti ne justifia pas les espérances placées en lui et perdit la confiance des ouvriers. Un parti ouvrier surgit, conquête historique inappréciable, que rien n'effacera plus. Mais il sied de bien se rendre compte que les masses ouvrières ont été plus désenchantées du manque de bonne volonté du libéralisme que des solutions démocratiques et pacifistes de la question sociale, cela d'autant plus que les millions d'hommes des nouvelles générations abordent, pour la première fois, la politique. Elles ont reporté leurs espérances et leurs illusions sur le Labour Party. C'est justement pourquoi, et c'est seulement pourquoi les " Indépendants " ont eu la possibilité. de se mettre à la tête de ce parti. Derrière les illusions démocratiques et pacifistes des masses ouvrières, il y a leur volonté de classe éveillée, leur profond mécontentement, leur disposition à soutenir leurs revendications par tous les moyens que les circonstances peuvent commander. Mais la classe ouvrière ne peut bâtir un parti qu'avec le matériel idéologique et le personnel dirigeant que le développement antérieur du pays, toute sa culture théorique et politique, ont formé. Ici, de façon générale, les milieux intellectuels petits-bourgeois, y compris naturellement l'aristocratie et la bureaucratie ouvrière, exercent une grande influence. La formation du Labour Party britannique s'impose justement parce qu'un sensible mouvement à gauche s'était produit dans les masses du prolétariat. La tâche de préciser la physionomie politique de ce mouvement échut aux représentants existants du pacifisme impuissant, conservateur et protestant. Mais, transférant leur état-major sur le terrain de plusieurs millions d'ouvriers organisés, les " Indépendants " ne purent pas rester eux-mêmes, c'est-à-dire imprimer tout bonnement leur sceau sur le parti du prolétariat. Devenus les dirigeants d'un parti comprenant des millions d'ouvriers, ils ne purent déjà plus se contenter des réticences centristes et de la passivité pacifiste. Ils durent, d'abord en qualité d'opposition responsable, puis en qualité de gouvernement, répondre oui ou non aux questions les plus graves posées par la vie de l'État. A partir du moment où le centrisme devint une force politique, il dut sortir de ses propres limites, en d'autres termes : ou déduire les conséquences révolutionnaires de son opposition à l'État impérialiste, ou se mettre ouvertement au service de cet État. C'est naturellement la dernière hypothèse qui se réalisa. Le pacifiste Macdonald se mit à construire des croiseurs, à emprisonner des Hindous et des Égyptiens, à procéder dans la diplomatie à l'aide de faux documents. Devenu une force politique, le centrisme se réduisit, en tant que centrisme, à zéro. Le profond mouvement à gauche de la classe ouvrière anglaise, qui amena avec une promptitude imprévue, le parti de Macdonald au pouvoir, détermina le mouvement ostensible de ce parti à droite. Tel est le lien entre hier et aujourd'hui, et telle est la raison pour laquelle le petit Parti Ouvrier Indépendant considère ses propres succès avec une stupeur aigre-douce et s'efforce à paraître centriste.

Le programme pratique du Labour Party britannique, dirigé par les " Indépendants ", a, en réalité, un caractère libéral et n'est, surtout en politique étrangère, qu'un écho attardé de l'impuissance de Gladstone. Gladstone fut " contraint " d'occuper l'Égypte, tout comme Macdonald a été " contraint " de construire des croiseurs. Beaconsfield [5] exprimait avec plus de justesse que Gladstone les besoins impérialistes du capital. La liberté du commerce ne résout plus aucun problème. Renoncer à fortifier Singapour est une folie, du point de vue du système entier de l'impérialisme britannique. Singapour est la clef de deux océans. Qui veut conserver les colonies, c'est-à-dire continuer la politique du brigandage impérialiste, doit tenir cette clef. Macdonald demeure sur le terrain du capitalisme, mais y apporte de timides amendements qui, s'ils ne décident rien, n'écartent rien, augmentent par contre les difficultés et les périls.

Sur les destinées de l'industrie anglaise, la politique des trois partis n'offre pas de différence sérieuse. Le désarroi engendré par la peur d'un bouleversement en est le trait dominant, Les trois partis sont conservateurs, et redoutent par-dessus tout les conflits industriels. Le Parlement conservateur refuse aux mineurs l'établissement d'un minimum de salaire. Les députés des mineurs constatent que l'attitude du Parlement est un " appel direct à l'action révolutionnaire ", bien que pas un d'entre eux ne pense sérieusement à l'action révolutionnaire. Les capitalistes proposent aux ouvriers une enquête commune sur la situation de l'industrie houillère, dans l'espoir de démontrer ce qui n'a pas besoin d'être démontré, à savoir : qu'étant donné le système actuel de l'industrie houillère, désorganisée par la propriété privée, la houille revient cher, même avec des bas salaires. La presse conservatrice et libérale voit le salut dans l'enquête. Les leaders ouvriers la suivent. Tous craignent les grèves qui pourraient augmenter la supériorité des concurrents étrangers. Si cependant une rationalisation quelconque de la production est possible en régime capitaliste, ce ne peut être sans l'action la plus impérieuse des grèves. Paralysant, à l'aide des trade-unions, les masses ouvrières, les leaders entretiennent le processus de la stagnation et de la gangrène économiques.

Un des réactionnaires assez marqués qui appartiennent au Labour Party britannique, le docteur Haden Guest, chauvin, militariste et protectionniste, a impitoyablement raillé au Parlement anglais la politique de son propre parti en matière de liberté du commerce et de protectionnisme : l'attitude de Macdonald, d'après Guest, est purement négative et n'indique aucune issue à l'impasse économique. Le fait est que la non-viabilité du libre-échangisme est tout à fait évidente. L'effondrement du libre-échangisme a déterminé celui du libéralisme. Mais l'Angleterre ne peut pas davantage chercher une issue dans le protectionnisme. Pour un jeune pays capitaliste au début de son développement, le protectionnisme peut être une phase inévitable et favorable au progrès. Mais pour le plus vieux pays industriel, dont l'industrie, établie de matière à desservir le marché mondial, eut un caractère offensif et conquérant, le passage au protectionnisme est l'attestation historique du début d'un processus mortel, et signifie pratiquement dans la situation mondiale actuelle, la protection des branches de l'industrie les moins viables, au détriment des autres, mieux adaptées au marché mondial ou intérieur. On ne peut opposer au programme du protectionnisme sénile du parti de Mr. Baldwin que le programme pratique de la Révolution socialiste, et non le libre-échangisme, non moins sénile, non moins mort.

Mais pour aborder la réalisation de ce programme, il faut d'abord nettoyer le Labour Party des protectionnistes réactionnaires, tels que Guest, et des libre-échangistes réactionnaires, tels que Macdonald.


Où peut commencer, comment peut s'effectuer un changement de politique du parti ouvrier, inconcevable sans un changement radical de dirigeants ?

Le Parti Ouvrier Indépendant ayant, au Comité Exécutif et dans d'autres institutions des plus importantes du Labour Party britannique, la majorité absolue, constitue dans ce parti une fraction dirigeante. Ce système de rapports à l'intérieur du mouvement ouvrier anglais donne, remarquons-le, puisque l'occasion s'en présente, une documentation exceptionnellement précieuse sur la " dictature de la minorité " : car c'est justement ainsi, c'est-à-dire par la dictature de la minorité que les leaders du Labour Party britannique définissent le rôle du Parti communiste dans la République des Soviets. Nous voyons pourtant le Parti Ouvrier Indépendant, qui compte 30.000 membres, jouir d'une situation dirigeante dans une organisation appuyée, par les trade-unions, sur des millions de membres. Cette organisation, c'est-à-dire le Labour Party, arrive, grâce à la forme numérique et au rôle du prolétariat anglais, au pouvoir, Une infime minorité de 30.000 hommes reçoit ainsi le pouvoir, dans un pays peuplé de 40.000.000 d'habitants, et qui domine sur des centaines de millions d'hommes. La démocratie la plus authentique aboutit à la dictature du parti de la minorité. Il est vrai que la dictature du Parti Ouvrier Indépendant, ne vaut absolument rien au sens de la lutte des classes. Mais c'est déjà là une tout autre question. Si pourtant un parti de 30.000 hommes - sans programme révolutionnaire, sans trempe, sans traditions sérieuses, peut arriver au pouvoir, par l'intermédiaire d'un parti ouvrier amorphe, appuyé sur les trade-unions, rien qu'en usant des méthodes de la démocratie bourgeoise, pourquoi ces messieurs s'indignent-ils ou s'étonnent-ils quand le Parti communiste, trempé dans la théorie et dans la pratique, marchant à la tête des masses populaires depuis des dizaines d'années remplies de luttes héroïques, comptant des centaines de milliers de membres, arrive au pouvoir, en s'appuyant sur les organisations de masses des ouvriers et des paysans? L'avènement au pouvoir du Parti Ouvrier Indépendant fut, en tous cas, beaucoup moins fondé et beaucoup moins naturel que l'avènement du Parti communiste, en Russie.

Mais la carrière étourdissante du Parti Ouvrier Indépendant n'est pas uniquement intéressante du point de vue de la polémique avec les vues sur la dictature de la minorité communiste. Il est beaucoup plus important d'apprécier l'essor rapide des " Indépendants " du point de vue des destinées futures du Parti communiste anglais. Certaines conclusions se présentent alors d'elles-mêmes.

Le Parti Ouvrier Indépendant, né dans un milieu petit-bourgeois, et proche, par ses sentiments et son état d'esprit, de la bureaucratie syndicale, s'est naturellement trouvé avec celle-ci, à la tête du Labour Party, quand la pression des masses eut obligé les secrétaires de syndicats à constituer ce dernier. Mais le Parti Ouvrier Indépendant prépare et aplanit, par son avance merveilleuse, par ses méthodes politiques, par tout son rôle, les voies du Parti communiste. En des dizaines d'années, le Parti Ouvrier Indépendant n'a réuni que 30.000 membres. Mais quand les profondes transformations de la situation internationale et de la structure intérieure de la société anglaise eurent engendré le Labour Party, les dirigeants " Indépendants " furent l'objet de " demandes " inattendues. Le même développement politique prépare pour l'étape suivante des " demandes " plus pressantes encore; qui s'adresseront au communisme. A l'heure présente, le Parti communiste est très peu nombreux. Aux dernières élections, i1 n'a rassemblé que 53.000 voix, chiffre susceptible de produire, comparé aux 5.500.000 voix du Labour Party, une impression accablante sur l'observateur étranger à la logique du développement politique de l'Angleterre. S'imaginer que les communistes verront des dizaines d'années durant, leur influence grandir pas à pas, acquérant à chaque élection parlementaire quelques dizaines de milliers ou quelques centaines de milliers de voix nouvelles, ce serait se faire de l'avenir une idée radicalement fausse. Certes, le développement du communisme sera, pendant une période relativement longue, d'une relative lenteur ; mais un changement radical s'accomp1ira ensuite : Le Parti communiste prendra dans le Labour Party la place que les " Indépendants " y tiennent actuellement.

Que faut-il pour que se produise ce résultat ? La réponse, en termes généraux, est tout à fait claire. Le Parti Ouvrier Indépendant a connu un succès sans précédent, parce qu'il a aidé la classe ouvrière à former un troisième parti, le sien propre. Les dernières élections ont montré avec quel enthousiasme les ouvriers anglais considèrent l'instrument qu'ils se sont forgé. Mais le parti n'est pas une fin en soi. Les ouvriers en attendent de l'action et des résultats. Le Labour Party anglais a grandi presque soudainement en sa qualité de parti prétendant au pouvoir et déjà familiarisé avec lui. Malgré le caractère profondément compromettant du premier gouvernement, " ouvrier ", le Labour Party a acquis aux dernières élections plus d'un million de voix nouvelles. On a vu se former dans son sein une gauche amorphe, invertébrée, sans avenir propre. La seule formation d'une opposition atteste le développement des exigences des masses et la croissance parallèle de l'inquiétude dans le milieu dirigeant du parti. Il suffit d'avoir la moindre idée de la nature des Macdonald, des Thomas, des Clynes, des Snowden et de leurs pareils pour se représenter de quelle calamiteuse façon grandiront les contradictions entre les exigences des masses et le conservatisme stupide des milieux dirigeants du Labour Party, surtout en cas de retour de ce dernier au pouvoir.

Nous supposons en esquissant cette perspective que la situation internationale et intérieure du capitalisme anglais, à l'heure actuelle, loin de s'améliorer, continuera à empirer. Si cette prévision s'avérait inexacte, si la bourgeoisie anglaise réussissait à cimenter l'Empire, à reprendre sa situation antérieure sur le marché mondial, à relever l'industrie, à donner du travail aux sans-travail, à augmenter les salaires, le développement politique serait une rétrogradation : on verrait le conservatisme aristocratique des trade-unions s'affermir à nouveau, le Labour Party s'acheminer vers son déclin, la droite s'y fortifier et cette droite se rapprocher du libéralisme, qui connaîtrait à son tour un regain de forces vives. Mais nous n'avons pas la moindre raison de formuler de semblables prévisions : au contraire, quelles que soient les variations partielles de la conjoncture économique et politique, tout nous annonce l'aggravation et l'approfondissement des difficultés que l'Angleterre traverse à présent et par là même l'accélération du rythme de son développement révolutionnaire. Et, dans ces conditions, le retour du Labour Party au pouvoir, à l'une des prochaines étapes, paraît très probable, et le conflit entre la classe ouvrière et son petit milieu dirigeant fabien devient inévitable.

Le chemin des " Indépendants " croisa celui du prolétariat : voilà ce qui explique leur rôle actuel. Cela ne veut nullement dire que ces chemins se soient à jamais confondus. La croissance rapide de l'influence des " Indépendants " n'est que le reflet de la pression extraordinairement vigoureuse de la classe ouvrière. Mais cette pression, justement, conditionnée par toute la situation, dressera les ouvriers anglais contre leurs chefs " Indépendants ". Les qualités révolutionnaires du Parti communiste britannique s'exerçant bien entendu avec une politique juste - se transformeront au fur et à mesure du développement de ce conflit en quantité génératrice de millions d'hommes.

Une sorte d'analogie s'esquisse entre les destinées du Parti communiste et Au Parti Ouvrier Indépendant. L'un et l'autre ont longtemps été des sociétés de propagande, davantage que des partis de la classe ouvrière. Puis, le développement historique de l'Angleterre ayant subi une modification profonde, le Parti Indépendant s'est trouvé à la, tête du prolétariat. Nous supposons que le Parti communiste connaîtra dans quelque temps le même essor [6]. A un moment donné, le chemin de son développement se confondra avec la grande route historique du prolétariat anglais, Mais cette fusion s'accomplira tout autrement qu'il n'arriva au Parti Indépendant. La bureaucratie syndicale servit à ce dernier de trait d'union. Les " Indépendants " ne peuvent diriger le parti ouvrier que dans la mesure où la bureaucratie syndicale affaiblit, neutralise et déforme la pression du prolétariat mû par ses intérêts de classe. Le Parti communiste, au contraire, ne pourra se mettre à la tête de la classe ouvrière que dans la mesure où celle-ci se trouvera irréductiblement en contradiction avec la bureaucratie conservatrice, dans les trade-unions et dans le Labour Party. Le Parti communiste ne peut se préparer à son rôle dirigeant que par la critique impitoyable du personnel dirigeant du mouvement ouvrier anglais, en démasquant chaque jour son rôle conservateur, anti-prolétarien, impérialiste, monarchiste, ancillaire, dans tous les domaines de la vie sociale et du mouvement de classe.

La gauche du Labour Party représente une tentative de renaissance du centrisme au sein du parti social-impérialiste de Macdonald. Elle exprime ainsi l'inquiétude dont est saisie une partie de la bureaucratie ouvrière, en présence de l'évolution des masses à gauche. L'illusion serait monstrueuse de penser que les éléments de gauche de la vieille école sont capables de diriger le mouvement révolutionnaire du prolétariat anglais dans la lutte pour le pouvoir. Ils constituent une formation achevée. Leur élasticité est très limitée, leur qualité de gauche profondément opportuniste ; ils ne mènent pas, ils ne sont pas capables de mener les masses au combat. Ils rénovent, dans les limites de leur médiocrité réformiste, le vieux centrisme irresponsable, sans empêcher Macdonald, ou plutôt, en l'aidant à porter la responsabilité de la direction du parti et, dans certains cas, des destinées de l'Empire britannique.

Ce tableau, s'est révélé avec la plus grande netteté au congrès du Parti Ouvrier Indépendant, tenu à Gloucester (Pâques 1925). Les " Indépendants " y approuvèrent par 398 voix contre 139, tout en grognant contre Macdonald, la prétendue activité du gouvernement travailliste. L'opposition, d'ailleurs, ne put se permettre le luxe d'une désapprobation que parce que la majorité était acquise à Macdonald. Le mécontentement des gauches à l'égard de Macdonald était celui du centrisme à l'égard de lui-même. La politique de Macdonald ne peut pas être améliorée à l'aide d'une mosaïque d'amendements. Le centrisme, arrivé au pouvoir, fera inévitablement une politique à la Macdonald, c'est-à-dire une politique capitaliste. On ne peut opposer de façon sérieuse à la politique de Macdonald que celle de la dictature socialiste du prolétariat. L'illusion serait très grande de croire le Parti Indépendant capable de devenir le parti révolutionnaire du prolétariat. Les Fabiens doivent être éliminés, " relevés de leurs fonctions ", On n'y arrivera qu'au prix d'une lutte implacable contre le centrisme des " Indépendants ".

Plus le problème de la conquête du pouvoir se pose en termes nets et brutaux et plus le Parti Ouvrier Indépendant s'y dérobe, en substituant au problème révolutionnaire capital des inventions bureaucratiques sur les meilleures façons, parlementaires et financières, de nationaliser l'industrie. Une des commissions du Parti Ouvrier Indépendant est arrivée à conclure que le rachat des terres, des fabriques et des usines doit être préféré à la- confiscation, car, la commission le pressent, la nationalisation s'accomplira graduellement en Angleterre, pas à pas, selon le vœu de Baldwin, et il ne serait pas " équitable " de priver de revenus un groupe de capitalistes, tandis qua d'autres toucheraient encore les intérêts de leurs capitaux. " Il en serait autrement, dit le compte rendu de la commission (que nous citons d'après le Times), si le socialisme, au lieu de s'instituer graduellement, surgissait d'un seul coup à la suite d'une Révolution catastrophique : les arguments produits contre la confiscation perdraient alors la plus grande partie de leur force. Mais nous ne pensons pas que cette hypothèse soit probable et nous ne nous sentons pas appelés à l'étudier dans le présent rapport. " Il n'y a pas, en général, de raison de repousser en principe le rachat des terres, des fabriques et des usines. Par malheur, les possibilités politiques et financières d'une telle opération ne coïncident jamais. L'état des finances de la République nord-américaine y rendrait le rachat parfaitement possible. Mais la question même ne se pose pas en Amérique en termes pratiques, et il n'y a pas de parti qui puisse la poser sérieusement. Et lorsque ce parti aura surgi, la situation économique des États-Unis devra subir des modifications très accusées. Par contre, en Angleterre, la question de la nationalisation se pose en termes catégoriques comme celle du salut de l'économie anglaise. Mais l'état des finances est tel que la possibilité du rachat est plus que douteuse. L'aspect financier de la question est du reste secondaire. Le principal est de créer les conditions préalables de la nationalisation avec ou sans indemnité. En fin de compte, C'est de la vie ou de la mort de la bourgeoisie qu'il s'agit. La Révolution est justement inévitable parce que la bourgeoisie ne se laissera jamais étrangler par une opération bancaire conçue à la manière fabienne. La société bourgeoise ne peut consentir, dans son état actuel, à une nationalisation même partielle qu'en y posant des conditions telles que le succès de cette mesure en serait compromis au plus haut point, ainsi que le principe et que le parti ouvrier. Et contre toute politique de nationalisation vraiment hardie, même partielle, la bourgeoisie se dressera en tant que classe. Les autres branches d'industrie recourront au lock-out, au sabotage, au boycott des industries nationalisées, leur feront en un mot une guerre à mort. Quelle que soit la prudence des premières mesures, il s'agira toujours, en définitive, de briser la résistance des exploiteurs. Quand les Fabiens nous disent ne pas se sentir "appelés" à étudier "cette hypothèse", il faut bien constater que ces messieurs se sont en général trompés sur leur mission. Il est fort possible que les plus laborieux d'entre eux se rendront un jour utiles dans quelques bureaux de l'Etat ouvrier de l'avenir en y travaillant au recensement partiel des éléments de la balance socialiste ; ils ne sont bons à rien quand il s'agit de la façon de créer l'Etat ouvrier, c'est-à-dire de la condition première, fondamentale, de l'économie socialiste.

Quelques mots réalistes ont échappé à Macdonald dans une de ses chroniques hebdomadaires du Daily Herald (4 avril 1925) : " La situation du parti, écrivait-il, est telle, de nos jours, que la lutte sera de plus en plus chaude et vive. Le parti conservateur nous fera une guerre à mort et plus le pouvoir du parti ouvrier sera menaçant, plus la pression des membres réactionnaires (du parti conservateur) deviendra impétueuse." C'est tout à fait exact. Plus le danger de l'avènement de la classe ouvrière au pouvoir sera imminent, et plus l'influence d'hommes, tels que Curzon (ce n'est pas pour rien que Macdonald vit en ce dernier le modèle des politiques de l'avenir), grandira dans le parti conservateur. L'appréciation des perspectives donnée cette fois par Macdonald semble juste. Mais, en réalité, le leader du Labour Party ne conçoit pas lui-même la portée et le poids de ses paroles. Il n'invoque la résistance à outrance des conservateurs, appelée à devenir d'autant plus acharnée que les événements se développeront davantage, que pour démontrer l'inopportunité de constituer des comités communs aux différents partis parlementaires. Or, les prévisions formulées par Macdonald ne vont pas seulement à l'encontre des comités de partis parlementaires, mais proclament l'impossibilité de résoudre par les méthodes parlementaires la crise sociale actuelle. Le parti conservateur luttera à outrance. Très juste. Mais cela veut dire que le Labour Party ne le vaincra que s'il fait preuve d'une résolution supérieure. Il ne s'agit pas de la rivalité de deux partis, mais des destinées de deux classes, Et quand deux classes engagent un duel à mort, la question n'est jamais tranchée par un décompte de suffrages. Jamais rien de semblable n'arriva dans l'histoire. Jamais rien de semblable n'arrivera tant qu'il y aura des classes.

Mais il ne s'agit pas de la philosophie générale de Macdonald ni de ses expressions parfois heureuses ; il ne s'agit pas de la façon dont il justifie son activité, ni de ce qu'il veut, mais de ce qu'il fait et du résultat de ses actions. Si nous abordons la question de ce côté, il s'avère que le parti de Macdonald prépare, par tout son travail, l'impétuosité formidable et les rigueurs exceptionnelles de la Révolution prolétarienne en Angleterre. Le parti de Macdonald affermit l'assurance de la bourgeoisie, et tend au suprême degré la longue patience du prolétariat. Quand cette longue patience sera épuisée, le prolétariat cabré se trouvera face à face avec la bourgeoisie, que la politique du parti de Macdonald n'aura fait qu'affermir dans la conscience de sa puissance. Plus les Fabiens entraveront le développement révolutionnaire de l'Angleterre et plus la déflagration sera terrible et furieuse.

La bourgeoisie anglaise a été éduquée dans un esprit impitoyable. Son existence insulaire, la philosophie morale du calvinisme, la pratique coloniale, l'orgueil national l'y ont amenée. L'Angleterre est maintenant de plus en plus repoussée au second plan. Ce processus inéluctable crée une situation révolutionnaire. La bourgeoisie anglaise, contrainte de s'incliner devant l'Amérique, de battre en retraite, de louvoyer, d'attendre, nourrit une inflexibilité croissante qui se manifestera dans la guerre civile, sous des formes effroyables. La canaille bourgeoise de la France de 1870, battue par les Prussiens, prit ainsi sa revanche sur les communards ; les officiers de l'armée écrasée des Hohenzollern se payèrent de même sur les ouvriers allemands.

La froide cruauté dont l'Angleterre gouvernante fait preuve à l'égard des Hindous, des Égyptiens, des Irlandais, et qui revêt l'apparence d'un orgueil de race, révélera en cas de guerre civile, son caractère de classe, et apparaîtra dirigée contre le prolétariat.

D'autre part, la Révolution allumera infailliblement dans la classe ouvrière anglaise les passions les plus grandes, si astucieusement contenues et réprimées par le dressage social, par l'Église et la presse, si habilement canalisées à l'aide de la boxe, du football, des courses et des autres sports.

Les péripéties concrètes de la lutte, sa durée, son issue dépendront intégralement de la situation intérieure et surtout internationale du moment où elle se déroulera. Dans sa lutte décisive contre le prolétariat, la bourgeoisie anglaise bénéficiera de l'appui le plus efficace de la bourgeoisie des États-Unis : le prolétariat anglais s'appuiera, en premier lieu, sur la classe ouvrière de l'Europe et sur les masses populaires opprimées des colonies britanniques. Le caractère de l'Empire britannique conférera inéluctablement à cette bataille de géants une ampleur internationale. Ce sera l'un des plus grands drames de l'histoire du monde. Les destinées du prolétariat anglais y seront liées aux destinées de l'humanité entière. La situation mondiale et le rôle du prolétariat anglais dans la production et dans la société lui assurent la victoire, à la condition qu'il soit bien dirigé avec une résolution révolutionnaire. La Parti communiste doit se déployer et venir au pouvoir comme le parti de la dictature du prolétariat. Il n'y a pas de chemin de traverse. Ceux qui y croient et ceux qui en parlent ne peuvent que tromper les ouvriers anglais. Telle est la conclusion essentielle de notre analyse [7].


Notes

[1] Arthur Ponsomby, sous-secrétaire d'État aux Affaires étrangères dans le gouvernement travailliste de Ramsay Macdonald (1923-1924). Partisan du rapprochement anglo-soviétique, auquel il travailla avec zèle, lors des négociations d'août 1924. Ponsomby appartient à une famille aristocratique. Fut, dans sa jeunesse, page de la reine Victoria. Occupa plus tard diverses fonctions aux Affaires Etrangères et milita dans le parti libéral. Devenu pacifiste vers la fin de la guerre, rompit avec le parti libéral, pour adhérer à l'organisation pacifiste du " contrôle démocratique " et au Labour Party.

[2] John Barnes. Un des plus vieux leaders ouvriers anglais, fondateur et militant de la Fédération social-démocrate. Le nouveau mouvement trade-unioniste, qui prit son essor vers 1880, trouva en lui un chef remarquable. Orateur talentueux et influent, Barnes dirigea, à diverses reprises, de grandes grèves et des manifestations mémorables (mentionnons la fameuse grève des dockers). Condamné, en 1888, à six semaines de prison à la suite d'une manifestation. S'orienta par la suite à droite et sortit en 1889 de la Fédération social-démocrate. Député aux Communes en 1882. Se rapprocha deux ans plus tard des libéraux et entra en 1905 dans un ministère libéral. L'évolution de Barnes du mouvement ouvrier au cabinet libéral caractérise bien les mœurs politiques des leaders opportunistes du mouvement ouvrier britannique.

[3] Lord Edward Grey. Leader des libéraux indépendants, partisans du rapprochement avec les conservateurs. Un des leaders libéraux de la Chambre des Communes. Détint de 1905 à 1916, dans tous les ministères, le portefeuille des Affaires étrangères. Fut un des créateurs de l'Entente et un des responsables de la guerre mondiale. Ambassadeur de Grande-Bretagne à Washington en 1919-1920. Personnage influent de la Société des Nations, membre de la Chambre Haute.

[4] Independent Labour Party.

[5] Benjamin Beaconsfield (Disraeli) ; Célèbre homme d'État et écrivain anglais (1804-1881). Écrivit dans sa jeunesse des romans satiriques. Se consacra à partir de 1832 à la vie politique et se joignit aux whigs. Après le rapprochement de la haute finance et des tories, rompit avec les whigs et devint un des leaders du parti tory. Représentant typique de la haute banque, Beaconsfield fut ardemment protectionniste (voir la note 9). Chancelier de l'Échiquier, en 1852, dans le ministère réactionnaire Derby, auquel succéda, au bout de dix mois, un ministère libéral Gladstone. Beaconsfield redevenait en 1858 chancelier de l'Échiquier dans le deuxième ministère Derby, qui dura dix-huit mois. En 1866, le cabinet Derby revenait une troisième fois au pouvoir et Beaconsfield aux Finances. Premier ministre en 1868, dut démissionner dans la même année. Revint au pouvoir en 1874, au moment où s'éveillait l'impérialisme anglais, et y resta jusqu'en 1880. La politique de Beaconsfield, qui aspira à étendre à l'extérieur les possessions et l'influence de la Grande-Bretagne, et fut, à l'intérieur, favorable aux petites réformes libérales, caractérise fort bien l'impérialisme anglais.

[6] Cette prévision a naturellement un caractère conditionnel, de vue générale, et ne doit en aucun cas être assimilée aux prévisions astronomiques des éclipses lunaires ou solaires. Le cours réel des événements est toujours plus complexe que des prévisions nécessairement schématiques Note de Trotsky.

[7] L'édition russe de 1925 et la première édition anglaise de ce livre se terminaient ici. Les deux chapitres suivants ont été ajoutés à des dates ultérieures.


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