1918

« Le programme du parti communiste n'est pas seulement le programme de la libération du prolétariat d'un pays. C'est le programme de la libération du prolétariat du monde entier. Car c'est le programme de la révolution internationale. »

N.I. Boukharine

Le programme des Communistes (Bolcheviks)

IX.  La grande industrie au peuple travailleur (Nationalisation de l'industrie)

La nationalisation prolétarienne des banques est, nous l'avons vu, le pas décisif dans la voie de la reprise des moyens de production des mains des exploiteurs. Mais si le pouvoir des capitalistes, leur droit à la propriété demeure sur les fabriques et les usines, même sur la partie de la grande industrie qui ne dépend pas directement des banques, l'amélioration serait bien faible. Les employeurs retireraient de la banque des moyens financiers et messieurs les capitalistes exploiteraient leurs ouvriers en tout repos, soutirant des subsides au gouvernement pour les employer Dieu sait comment. C'est pourquoi le passage au régime communiste, inconcevable sans la nationalisation des banques, est inconcevable aussi sans la nationalisation prolétarienne de la grosse industrie.

Ici aussi, la classe ouvrière et notre parti s'efforcent de ne pas seulement détruire l'ancien régime, de ne pas arracher simplement aux capitalistes la domination de la production, mais aussi de créer de nouvelles conditions. C'est pourquoi on doit poursuivre la nationalisation de l'industrie, des grosses entreprises, et en premier lieu des branches d'industrie syndiquées.

Qu’est-ce qu’une industrie syndiquée ? Des syndicats (ou cartels) sont de grandes associations de capitalistes ; quand les possesseurs de quelques entreprises voient qu'il n'y a aucun intérêt à se voler mutuellement les acheteurs et qu’il est beaucoup plus profitable de former une solide association pour piller le public avec des forces réunies, ils organisent un syndicat ou une association encore plus étroite de fabricants, un trust. Quand les fabricants ne sont pas unis dans de telles associations, chacun d’eux fait descendre les prix des autres, chacun veut voler les clients de son concurrent et il ne peut le faire que s’il vend meilleur marché que lui ; il ne supporte pas cela et commence à se ruiner. Une telle lutte entre les fabricants-capitalistes conduit les petits industriels à la ruine ; les gros requins du capital, les industriels les plus riches sortent victorieux. Supposons que dans n'importe quelle branche d'industrie (la métallurgie par exemple), il ne reste plus que trois ou quatre grosses firmes. Quand l'une d'entre elles est plus forte que les autres, elle continue la lutte jusqu’à ce que les autres soient ruinées. Mais si leurs forces sont à peu près égales ? Il est clair que la lutte est vaine, tous les adversaires s'affaiblissent dans la même mesure. Ils sentent alors le besoin de conclure entre eux un pacte, ils organisent une association de ces entreprises et s'engagent à ne pas vendre leurs produits meilleur marché que certains prix fixés par eux. Ils se répartissent les commandes ou assignent une région à une firme, une autre région à une autre ; en un mot, ils se répartissent le marché à l'amiable. Quand les firmes entrées dans le syndicat produisent plus de la moitié de tous les produits de la branche d'industrie en question, le syndicat domine le marché, ses membres fixent de très hauts prix pour leurs produits et peuvent réduire leurs concitoyens à la mendicité. Il est naturel que celles qui sont entrées dans l'association créent une administration commune des entreprises autrefois séparées, tiennent un compte commun exact de tous les produits livrés, organisent la répartition des commandes ; en un mot, elles doivent organiser la production. Les capitalistes s’unissent dans leurs associations, non pour le peuple, non pour que le peuple reçoive davantage, mais pour le profit et le gain des capitalistes, pour piller complètement les ouvriers et voler les acheteurs.

On comprend maintenant pourquoi la classe ouvrière doit nationaliser d’abord les branches d'industries syndiquées, simplement parce que les capitalistes les ont organisées. Il est naturellement plus facile de venir à bout de la production organisée — même si messieurs les capitalistes l’ont organisée les premiers. On doit naturellement fortement modifier les organisations capitalistes. On doit en chasser les ennemis obstinés de la classe ouvrière, on doit y assurer une forte position des ouvriers afin que tout leur soit soumis ; on doit complètement détruire certaines choses. Mais un enfant comprendrait qu'il est plus facile de se rendre maître de telles branches d'industrie. Les choses se présentent ici comme pour les chemins de fer d’État. Ils ont été organisés par l’État bourgeois ; mais il était plus facile à l’État ouvrier de les reprendre en mains parce qu'ils avaient une administration centralisée, une organisation.

Dans l'Europe occidentale (en particulier en Allemagne) et aux États-Unis d'Amérique, presque toute la production fut remise aux mains de l'État capitaliste pillard pendant la guerre. La bourgeoisie comprit qu'elle ne pouvait obtenir la victoire que si la guerre criminelle était organisée au mieux. La guerre actuelle ne nécessite pas seulement l'abandon d'argent, elle demande que toute la production soit organisée pour la guerre, qu'il y ait un compte serré de toutes choses afin que rien ne reste inutilisé et que toutes les forces soient régulièrement réparties. Cela n’est possible que grâce à une administration réunie et centralisée. La bourgeoisie européenne réalisa cela en mettant presque toute la production à la disposition de son État pillard. On comprend bien que cette production n’est pas organisée pour l’avantage de la classe ouvrière, mais pour conduire la guerre pillarde et pour donner à la bourgeoisie la possibilité de s'enrichir. Il n'y a rien d'étonnant qu’à la tête de ces travaux forcés organisés se trouvent des généraux, des banquiers et de gros exploiteurs. Il n'y a rien d’étonnant non plus que la classe ouvrière y soit exploitée, et les ouvriers transformés en esclaves blancs, en serfs. D'un autre côté, si la classe ouvrière brise là le régime capitaliste, il lui sera très facile de reprendre la production et de l’organiser d'une nouvelle manière.

Elle doit en chasser les généraux et les banquiers et nommer partout de ses propres hommes. Mais elle peut utiliser cet appareil de comptes, de contrôle et d'administration que les pillards du capitalisme ont déjà créé. C’est pourquoi il est mille fois plus difficile aux ouvriers de l'Europe occidentale de commencer (de détruire le formidable État bourgeois) ; mais il leur sera beaucoup plus facile après de venir à bout de la production organisée déjà par la bourgeoisie.

La bourgeoisie russe qui vit son pouvoir intenable, le prolétariat se rapprochant de la victoire, avait grand’peur de suivre la voie où s'était engagée la bourgeoisie de l’Europe occidentale. Elle vit que la production organisée tomberait aux mains de la classe ouvrière avec le pouvoir de l’État. C'est pourquoi elle ne se préoccupa d'aucune organisation et sabota au contraire, au temps de Kerenski, la production.

On doit cependant remarquer qu’en Russie, déjà avant la guerre, les plus importantes branches de l'industrie furent syndiquées, grâce en partie au capital étranger. On peut le dire surtout pour ce qu’on appelle la grosse industrie (charbonnages, métallurgie, etc.). Ces formidables syndicats « Prodameta », « Produgol », « Prodwagon », « Krowlja », sont connus de chacun. Il est nécessaire de nationaliser d’abord cette grosse industrie (cela est déjà fait, par ex. : la production de l’Oural est nationalisée presque sans exception), mais toute la grande industrie doit ensuite être nationalisée. Par le passage de la grande industrie aux mains de l’État ouvrier, les petites entreprises en deviendront aussi dépendantes. Car beaucoup de petites entreprises dépendaient très fortement des grosses avant la nationalisation. Il arrive qu'elles sont de simples ateliers de réparation des gros industriels. Dans un autre cas, la grande entreprise consomme leurs produits, ou bien elles en dépendent comme acheteuses de matières premières, ou bien encore elles dépendent des banques, etc.

Par la nationalisation des banques et de la grande industrie, elles seront aussi soumises, dans une certaine mesure, à la production nationalisée. Il reste naturellement encore une quantité de petits patrons, d'artisans etc. Il y en a beaucoup en Russie. Mais les artisans ne forment pas la pierre angulaire de notre industrie, c'est l'usine ; la nationalisation de la production par l’État ouvrier porte au capital un coup irrémédiable.

Les banques et la grande industrie sont deux forteresses importantes du capital. Leur expropriation par la classe ouvrière, par le gouvernement ouvrier, est la fin du capitalisme et le commencement du socialisme. Les moyens de production, ce support essentiel de la vie humaine, sont ainsi enlevés des mains d'une petite bande d’exploiteurs et remis dans celles de la classe ouvrière, du gouvernement des ouvriers et paysans.

Les menchéviki et les socialistes-révolutionnaires de droite qui ne veulent pas dévier d'un pas du droit chemin et qui marchent la main dans la main avec la bourgeoisie, s’indignent effroyablement de toute nationalisation opérée par le pouvoir des soviets. Ils sentent fort bien, comme la bourgeoisie, que c'est porter un coup brutal en plein cœur du régime capitaliste qui leur est si cher et si confortable. C'est pourquoi ils embrument l'esprit des ouvriers en leur racontant qu’ils ne sont pas encore « assez murs » pour le socialisme, que nous avons une industrie tellement arriérée qu’il est impossible de l’organiser, etc. Nous avons déjà montré que la chose n'est pas ainsi. Le retard de la Russie ne provient pas du fait qu’il y a peu de grandes entreprises dans notre industrie. Au contraire, il y en a beaucoup. Notre retard provient de ce que toute notre industrie prend trop peu de place en regard de notre agriculture, mais il ne faut pas déprécier l’importance de notre industrie pour cela. Ce n’est pas en vain que la classe ouvrière est à la tête des forces vives de la Révolution.

Le fait suivant est encore intéressant : Messieurs les menchéviki et les socialistes-révolutionnaires de droite proposèrent en son temps, alors que le pouvoir était dans leurs mains et dans celles de la bourgeoisie, un programme pour le contrôle d’État sur l'industrie. Ils n’écrivaient pas alors sur notre état retardé. Ils pensaient alors qu’il était possible d'organiser l'industrie. D'où vient cette différence ? C’est très simple. Les menchéviki et les socialistes-révolutionnaires de droite considèrent qu'il est nécessaire que l’État bourgeois organise la production. (En Europe occidentale, Guillaume, Georges et le président Wilson sont aussi d’accord.) Le parti des communistes désire, au contraire, que l’État prolétarien organise la production. La question est ainsi clairement résolue. C'est de nouveau la même histoire : les menchéviki et les socialistes-révolutionnaires retournent au capitalisme, les communistes avancent vers le socialisme et le communisme, Les communistes comptent la nationalisation des banques et de la grande industrie comme les pas les plus importants dans cette voie.

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