1920

 

N. Boukharine

Économique de la période de transition

X : la contrainte « extra-économique » au cours de la période de transition


En économie politique théorique, c'est-à-dire dans la science qui étudie les lois spontanées de la société capitaliste marchande, les catégories « purement économiques » dominent. «  Dans les annales de l'histoire réelle, c'est la conquête, l'asservissement, la rapine à mains armées, le règne de la force brutale qui l'a toujours emporté. Dans les manuels béats de l'économie politique c'est l'idylle au contraire qui a de tout temps régné. A leur dire, il n'y eut jamais, l'année courante exceptée, d'autres moyens d'enrichissement que le travail et le droit ». Il est tout à fait hors de doute que tout au long du processus historique, la violence et la contrainte avaient joué un très grand rôle. C'est justement sur cette base que des théories qui faisaient de la violence l'alpha et l'omega de l'histoire ont pu se développer. D'autre part, toute une série de théories opposées reposent sur la négation de la force, et refusent tout bonnement de voir les phénomènes considérés d'une façon empirique, alors qu'une série de faits exigent obstinément son explication. Le marxisme ne peut raisonner qu'à partir de ce qui est réellement donné, en tant que facteur historique prédominant. Le pillage des terres communes en Angleterre et la période d'accumulation primitive, les esclaves aux travaux forcés de l'ancienne Egypte, les guerres coloniales, les « grandes émeutes » et les « révolutions glorieuses », l'impérialisme, la révolution communiste du prolétariat, les armées de travailleurs en République soviétique, tous ces phénomènes disparates ne sont-ils vraiment pas liés au problème de la contrainte ? Evidemment, ils le sont. Le chercheur vulgaire se tranquilliserait en regroupant l'ensemble sous une seule et même rubrique. Les tenants de la méthode dialectique doivent analyser ces diverses formes dans leur contexte historique, dans leurs liens avec l'ensemble, dans leurs particularités spécifiques, et dans leurs significations fonctionnelles parfois totalement opposées.

La violence et la contrainte sociales (dont il s'agit ici) ont une double relation avec l'économie : elles sont dans un premier temps fonction de cette économie; en second lieu, à leur tour, elles influent sur la vie économique. Leur influence peut se produire selon deux voies : soit elle entraîne le développement objectif des rapports économiques - alors elle satisfait des besoins sociaux latents, accélère le développement économique, apparaît comme un élément de progrès; soit elle a lieu en contradiction avec le développement - et dans ce cas elle ralentit la croissance, apparaît comme un obstacle au développement et, en règle générale, doit céder la place à une autre forme de contraintes, avec d'autres signes mathématiques si l'on peut s'exprimer ainsi. Le rôle de la violence est mis en relief surtout au cours des « époques critiques ». « Les guerres et les révolutions sont les locomotives de l'histoire ». Et ces deux « locomotives » sont des formes de violence exprimées d'ailleurs d'une façon extrêmement brusque. Marx écrivait, à propos du passage du féodalisme au capitalisme : « Les méthodes reposent sur l'emploi de la force brutale (par exemple le système colonialiste), mais toutes sans exception exploitent le pouvoir de l'État  (Staatsmacht), la force concentrée et organisée de la société, afin de précipiter violemment le passage de l'ordre économique féodal à l'ordre économique capitaliste et d'abréger les phases de transition (die Uebergänge). Et, en effet, la force est l'accoucheuse de toute vieille société en travail. La force est un agent économique (Œkonomische Potenz) ».

Au cours de la période de transition, alors que la structure productive fait place à une autre, l'accoucheuse est alors la violence révolutionnaire. Cette violence révolutionnaire doit détruire d'une part les formes anciennes de « violence concentrée » devenues facteurs contre-révolutionnaires, l'ancien État et les types passés de rapports de production. Cette violence révolutionnaire doit par ailleurs favoriser activement la formation de nouveaux rapports de production, instaurant une forme nouvelle de «violence concentrée», l'État  d'une nouvelle classe, qui agit comme levier d'un bouleversement économique en transformant la structure économique de la société. Par suite, la violence joue d'une part le rôle de facteur de destruction, et d'autre part elle est une force de cohésion, d'organisation, de construction. Plus cette force «extra-économique », qui apparaît en réalité comme une « puissance économique» (« Œkonomische Potenz ») est importante, plus les « faux frais » de la période de transition sont faibles (pour des conditions semblables, bien sûr), plus elle est brève, plus rapidement est atteint un équilibre social sur des bases nouvelles, et plus vite aussi les forces productives se relèvent. Cette force n'est pas une quelconque grandeur transcendante, extra-empirique ou mystique, c'est la violence d'une classe opérant la transformation, sa puissance sociale. C'est pourquoi il est parfaitement compréhensible que son importance dépende avant tout du degré d'organisation de cette classe . Et la classe révolutionnaire est d'autant mieux organisée qu'elle se constitue en pouvoir d'État . Voilà pourquoi le pouvoir étatique apparaît comme une «force sociale concentrée et organisée ». Voilà également pourquoi le pouvoir étatique révolutionnaire est un puissant levier de bouleversement économique.

Pendant la période de passage du capitalisme au communisme, la classe révolutionnaire, créatrice d'une nouvelle société, est le prolétariat. Le pouvoir étatique du prolétariat, sa dictature, l'État  soviétique, servent de facteur de destruction des liens économiques anciens et de création des nouveaux. « Le pouvoir politique, à proprement parler, est le pouvoir organisé d'une classe, pour l'oppression d'une autre. Pour autant que ce pouvoir politique en tant que « violence concentrée » au-dessus de la bourgeoisie est lui-même une force économique, il devient une force de destruction des rapports de production capitalistes, en transférant au prolétariat la disposition de l'ossature matérielle de la production et en intégrant peu à peu les éléments humains non prolétaires de la production au système des nouveaux rapports socio-productifs . Par ailleurs, cette même « violence concentrée » se tourne partiellement vers l'intérieur, apparaissant comme un facteur d'auto-organisation et d'autodiscipline impérative des travailleurs . Il devient ainsi nécessaire d'analyser les deux aspects de la contrainte : par rapport aux couches sociales non prolétariennes et par rapport au prolétariat lui-même et aux groupes sociaux qui lui sont proches.

Le prolétariat dominant a contre lui, dans la première phase de sa domination, 1) les couches parasites (anciens propriétaires, rentiers de toutes sortes, entrepreneurs bourgeois ayant peu de rapports avec le processus de production); les capitalistes marchands, les spéculateurs, les courtiers et les banquiers ; 2) issue de ces mêmes couches, l'aristocratie administrative non productive (grands bureaucrates de l'État  capitaliste, généraux, évêques, etc.); 3) les organisateurs-entrepreneurs bourgeois, les directeurs (organisateurs de trusts et syndicats, « hommes d'affaires » du monde industriel, grands ingénieurs directement liés au monde capitaliste, etc.) ; 4) la bureaucratie qualifiée celle de l'État, de l'armée, de l'Église; 5) l'intelligentsia technique et l'intelligentsia en général (ingénieurs, techniciens, agronomes, zootechniciens, médecins, professeurs, avocats, journalistes, l'enseignement dans sa majorité, etc.) ; 6) les officiers; 7) la paysannerie aisée; 8) la moyenne et partiellement la petite-bourgeoisie des villes; 9) le clergé, même non qualifié.

Toutes ces couches, classes et groupes sociaux mènent inévitablement une lutte active contre le prolétariat sous l'hégémonie politique des représentants du capital financier et sous l'hégémonie militaire. Il est nécessaire de repousser ces attaques et de désorganiser l'ennemi. Toutes les autres méthodes de lutte de l'ennemi (le sabotage par exemple) doivent être aussi réprimées, etc. Tout cela, seule une « violence concentrée » peut le faire. Au fur et à mesure que le prolétariat surmonte cette lutte et que toutes ses forces se rejoignent auteur d'un point de cristallisation de l'énergie sociale révolutionnaire - la dictature du prolétariat - le processus de décomposition de l'ancienne mentalité commence à s'accélérer dans les groupes économiquement utiles et non parasites du camp ennemi. Il faut prendre en considération tous ces éléments, les rassembler, leur fournir une situation nouvelle, les faire entrer dans des cadres de travail nouveaux . Et cela ne peut être fait que par l'organisation contraignante de l'État  prolétarien. Elle accélère le processus d'intégration de tous ces éléments humains qui sont utiles au nouveau système, et en premier lieu de l'intelligentsia technique. Il va de soi qu'adapter un tant soit peu ces forces de façon planifiée et rationnelle est impossible sans contrainte. Car les vestiges psychologiques anciens qui subsistent dans les esprits de ces catégories d'individus, avec leurs aspects individualistes et anti-prolétariens, font interpréter le plan de rationalisation sociale comme une grossière violation du droit « de la personne libre » . C'est pourquoi la contrainte étatique la plus apparente est alors absolument nécessaire. C'est seulement sur la voie du développement, et avec une rééducation constante de ces couches sociales dans la mesure où leur déformation de classe et leur transformation en simples travailleurs sociaux s'opèrent, que les éléments de contrainte peuvent être réduits. Il est compréhensible que le processus de rééducation psychologique soit d'autant plus difficile et douloureux que la situation du groupe considéré dans la hiérarchie capitaliste est plus élevée; au traitement social le plus dur de tous résistent les groupes sociaux, les individus les plus étroitement liés aux formes spécifiques et aux méthodes de la production capitaliste. Une lutte ouverte avec eux dans la première phase de la révolution, leur organisation alors qu'ils peuvent accomplir un travail social utile sans nuire à l'édification du communisme, la redistribution rationnelle de ces forces, une politique correcte envers eux, adaptée à leur mentalité - tout cela suppose en fin de compte une « sanction » de la « violence concentrée » qui monte la garde de la société communiste en devenir (im Werden).

Cependant la contrainte ne s'arrête pas aux classes dirigeantes et à leurs groupes proches. Au cours de la période de transition, et sous d'autres formes, elle s'applique aux travailleurs et à la classe dirigeante elle-même . Il faut que nous éclaircissions cet aspect.

On ne peut limiter l'analyse, pour la période de transition, à la condition de l'homogénéité totale d'une classe . Pour étudier des lois abstraites du mécanisme capitaliste il était inutile de s'arrêter aux mouvements moléculaires à l'intérieur des classes et à la différenciation des ces « ensembles réels ». Ils sont alors considérés comme une grandeur compacte, plus ou moins homogène. Le transfert de cette méthode - parfaitement sûre dans le cadre d'une analyse abstraite et théorique du « capitalisme pur » - à l'analyse de la période de transition avec ses formes extrêmement mouvantes, avec son dynamisme de principe si l'on peut dire, apparaîtrait comme une grossière erreur méthodologique . Non seulement le mécanisme des liaisons entre les choses, mais encore le mécanisme interne aux classes doivent être pris en considération. Les rapports des forces sociales et les rapports internes des classes diverses sont des grandeurs extrêmement mouvantes, dont la mobilité est particulièrement importante lors des « périodes critiques ».

En agissant sur la nature, disait Marx, l'homme modifie sa propre nature. Il en va de même en ce qui concerne la lutte sociale. C'est le sens même du processus d'éducation révolutionnaire du prolétariat. Si l'on considère ce processus du point de vue des couches intermédiaires, internes aux classes, on peut le voir comme un rapprochement des couches moyennes et inférieures de la classe ouvrière et de son avant-garde . Il se produit ici une transformation de « la classe en soi » en une « classe pour soi ». Le regard du « seigneur repenti » sur le « peuple » consiste en l'idéalisation de chaque membre de la « classe inférieure » in concreto. Le point de vue marxiste prolétarien opère avec des grandeurs réellement existantes.

Le prolétariat a pris le pouvoir en tant que classe. Il ne faut pas conclure pour autant à l'homogénéité de cette classe, où chaque membre représenterait la moyenne idéale. L'avant-garde du prolétariat attire activement à elle d'autres éléments. Elle est une grandeur consciente, agissant avec réflexion, organisatrice. Elle attire les sympathisants, qui « sympathisent » instinctivement avec la révolution mais ne peuvent clairement formuler les objectifs et préciser la ligne à suivre. Au regard du développement il n'y a pas de frontière entre l'avant-garde et cette couche très étendue. Par contre il se produit une intégration constante dans la couche progressiste de forces de plus en plus nouvelles. Ce processus tient lieu de soudure interne, et c'est celle-ci qui crée la classe. Les milieux sympathisants représentent une couche d'indifférents, et ce que l'on nomme des compagnons de route. Le processus d'éducation entraîne cependant un développement de l'avant-garde du prolétariat, l'étend numériquement, intègre toutes les couches importantes de la classe, et l'ensemble constitue de plus en plus une « classe pour soi ».

Si l'on aborde cette question sous d'autres angles, on trouvera par exemple les groupes suivants : le noyau formé par le prolétariat industriel qui a rompu ses liens avec la paysannerie, le prolétariat typique, employé constamment dans l'industrie; l'aristocratie ouvrière, parfois liée fortement aux intérêts du capital (particulièrement les ouvriers qualifiés américains, allemands, anglais, les typographes de presque tous les pays, etc.) ; les travailleurs saisonniers, intégrant et délaissant périodiquement la sphère industrielle; les ouvriers ayant quelques parcelles de propriété privée (maisonnettes, quelquefois un bout de terre, etc.); les ouvriers liés à la campagne, parfois occupés à la terre; les travailleurs devenus tels du fait de la guerre, n'ayant pas connu l'apprentissage capitaliste, parfois recrutés parmi la petite-bourgeoisie urbaine, artisans, commerçants. etc.; les travailleurs particulièrement marqués politiquement et socialement par l'État  capitaliste (par exemple certaines couches d'employés de chemins de fer); les ouvriers agricoles, puis salariés agricoles, ou ouvriers paysans, etc.

On obtient ainsi une image assez bigarrée de « l'essence » des différentes catégories de la classe ouvrière et par suite de leur « conscience » sociale. Il est clair que parmi ces groupes il s'en trouve qui sont parfaitement corrompus par le capitalisme et dont les motivations sont étroitement égoïstes et mercantiles. Et même les larges cercles de la classe ouvrière portent sur eux la marque du monde capitaliste-marchand. Par suite, une discipline contraignante devient absolument indispensable et son caractère contraignant est d'autant plus fortement ressenti que la discipline interne est moins volontairement acceptée, c'est-à-dire plus faible est l'esprit révolutionnaire d'une couche ou d'un groupe du prolétariat donnés. Même l'avant-garde du prolétariat unie au parti de la révolution, au parti communiste, établit une telle auto-discipline contraignante dans ses propres rangs; celle-ci est peu ressentie par la plupart des éléments de cette avant-garde, car elle correspond à ses motivations internes, mais elle n'en est pas moins réelle. Elle n'est pas établie par une force étrangère, mais est l'expression même de la volonté collective, obligatoire pour chacun.

Il va sans dire que cet élément de contrainte, qui correspond ici à une auto-contrainte de la classe ouvrière, se développe à partir du centre de cristallisation vers la périphérie de plus en plus amorphe et atomisée. C'est une force qui pousse à la cohésion des différentes particules de la classe ouvrière, qui apparaît subjectivement à certaines catégories comme une pression extérieure, mais qui pour l'ensemble de la classe ouvrière, est objectivement un élément d'auto-organisation accélérée.

Dans la société communiste l'« individu » sera totalement libre, et il n'existera plus de normes extérieures, quelles qu'elles soient, aux rapports entre les individus; il s'y substituera l'auto-activité sans contrainte. Dans la société capitaliste, il n'y avait jamais place pour l'auto-activité de la classe ouvrière, et il n'existait que la contrainte du côté de la classe ennemie. Dans la période de transition, l'auto-activité de la classe ouvrière s'acquiert en même temps que la contrainte établie par la classe ouvrière en tant que classe pour soi, pour toutes ses parties . La contradiction entre la contrainte et l'esprit d'initiative s'exprime dans lc caractère contradictoire de cette même période de transition, alors que le prolétariat est déjà sorti du cadre de la contrainte capitaliste, mais n'est pas encore devenu le forgeron de la société communiste.

L'une des principales formes de contrainte de type nouveau, qui s'applique à la classe ouvrière elle-même, est l'élimination de ce que l'on appelle « la liberté du travail ». Celle-ci dénotait dans la société capitaliste l'une des multiples fictions de cette société, tandis qu'en réalité, le monopole des moyens de production détenus par les capitalistes contraignait les travailleurs à vendre leur force de travail. Cette « liberté » se réduisait en premier lieu à une possibilité relative de choix du patron (passage d'une usine à une autre), possibilité de « donner son congé » et « d'être congédié ». En second lieu, cette « liberté» supposait une concurrence entre les travailleurs eux-mêmes. Dans cette dernière acception, la « liberté du travail » est déjà partiellement surmontée par les organisations de travailleurs pendant la période capitaliste, en ce sens que les syndicats ouvriers ont en partie éliminé la concurrence des travailleurs entre eux en les unissant, en poussant à l'organisation les éléments atomisés de la classe, en les rassemblant et les rendant plus forts dans leur lutte contre la classe des capitalistes. Les syndicats ouvriers ont exigé que seuls leurs membres soient admis dans les usines; ils ont boycotté (c'est-à-dire employé la violence) les briseurs de grève, cette représentation vivante de la « liberté du travail» bourgeoise, etc... Avec la dictature du prolétariat la question de « l'employeur » n'est plus posée du fait de «l'expropriation des expropriateurs ». D'autre part, les résidus de non-organisation, de désolidarité, d'individualisme, de corporatisme étroit, les vices de la société capitaliste, se manifestent dans la méconnaissance des tâches du prolétariat tout entier qui convergent dans les tâches et les exigences de la dictature soviétique et de l'État  des travailleurs. Comme il est nécessaire que ces tâches soient accomplies à tout prix, il est compréhensible qu'il soit nécessaire, du point de vue du prolétariat c'est-à-dire au nom d'une liberté effective et non fictive de la classe ouvrière, de limiter ce qu'on appelle la « liberté du travail ». Car celle-ci n'est pas conciliable avec une économie correctement organisée et «planifiée », ni avec une répartition de la « »orce de travail » y correspondant. Par suite, le régime du travail obligatoire et de la répartition étatique de la force de travail dans la dictature du prolétariat révèle déjà un degré relativement élevé d'organisation de l'ensemble de l'appareil et de stabilité du pouvoir du prolétariat en général.

Pour le régime capitaliste, la contrainte est justifiée par ce qu'on appelle « l'intérêt général » alors qu'en réalité il s'agit de l'intérêt des groupes capitalistes. Pour la dictature du prolétariat par contre, la contrainte est réellement l'instrument de la majorité dans l'intérêt de cette majorité .

Le prolétariat en tant que classe est une classe unifiée qui d'une façon générale est débarrassée des préjugés du propriétaire. Mais il doit agir parfois côte à côte avec une très nombreuse paysannerie. Si les paysans cossus (koulaks) combattent activement les mesures prises par la dictature du prolétariat, la « violence concentrée » du prolétariat doit porter des coups plus ou moins décisifs à la Vendée des koulaks. Mais les masses des paysans moyens - et en partie aussi des pauvres - oscillent continuellement entre la haine envers l'exploitation capitaliste par les grands propriétaires fonciers, haine qui les entraîne vers le communisme, et les sentiments du propriétaire (et par conséquent en période de famine, ceux du spéculateur), ce qui les pousse dans les bras de la réaction. Celle-ci se manifeste dans la résistance au monopole d'État  du blé, dans les aspirations à la liberté du commerce qui est en fait de la spéculation et à la spéculation qui correspond à un commerce libre, dans la résistance au système du travail obligatoire et en général à toute forme de jugulation par l'État  de l'anarchie économique. Ces stimulants se manifestent particulièrement quand les villes appauvries ne peuvent au début fournir un équivalent pour les céréales et d'autres services qui vont dans une « caisse commune ». C'est pourquoi la contrainte est dans ce cas une nécessité absolue et impérieuse.

Ainsi, par rapport aux anciens groupes bourgeois, la contrainte exercée par la dictature du prolétariat est la contrainte d'une classe d'un autre genre, classe qui mène la lutte de classes par la contrainte : par rapport à la masse paysanne non-koulak, la contrainte du prolétariat est une lutte de classes dans la mesure où les paysans sont des propriétaires et des spéculateurs , et elle est un élément d'union et d'organisation de travail, d'éducation et d'engagement dans l'édification communiste dans la mesure où les paysans sont des travailleurs et non des exploiteurs, adversaires du capitalisme; enfin, par rapport au prolétariat lui-même, la contrainte est une méthode d'organisation mise en place par la classe ouvrière elle-même, c'est-à-dire une méthode d'auto-organisation forcée et accélérée.

D'un point de vue historique plus large, la contrainte exercée par le prolétariat sous toutes ses formes, depuis la fusillade jusqu'au service du travail obligatoire, est, aussi paradoxal que cela puisse paraître la méthode d'élaboration d'une humanité communiste à partir des matériaux humains de l'ère capitaliste En effet, l'époque de la dictature du prolétariat est également l'époque de la déformation des classes. Le capitalisme s'accompagne d'une désagrégation plus ou moins régulière de la société : il a entraîné la décomposition de la paysannerie, anéanti la « classe moyenne », poussé les contradictions de classe à l'exacerbation maxima. La dictature du prolétariat, traduisant dans les premiers temps la scission éclatante du monde capitaliste commence, après l'établissement d'un certain équilibre, à unir de nouveau l'humanité . L'ancienne bourgeoisie, frappée, brisée, résignée, réduite à la misère, s'accoutumant au travail physique, se transforme et se rééduque spirituellement. Une partie périt dans la guerre civile, et la partie qui survit représente déjà une autre catégorie sociale. L'intelligentsia de même. La paysannerie, bien plus stable que tous les autres dans le bouleversement général, s'intègre au processus générai et se rééduque lentement et sûrement. Même le prolétariat « modifie sa propre nature ». Ainsi les traits particuliers des classes s'effacent, elles commencent à se désagréger en tant que classes, s'alignant sur le prolétariat. La période de déformation des classes s'ouvre. Le levier de cette déformation est la dictature du prolétariat. Comme violence concentrée, elle anéantit finalement toute violence. Etant l'expression la plus élevée de la classe, elle anéantit toute classe. Régime de classe, organisée en pouvoir d'État, elle prépare le dépérissement de tout État . Menant la lutte pour son existence, elle annihile sa propre existence. Dans une société communiste sans classe et sans État  où la discipline extérieure cèdera la place au penchant naturel au travail de l'homme social, les normes extérieures de la conduite de l'homme n'ont plus de raisons d'être. La contrainte sous n'importe quelle forme disparaîtra à jamais .


Notes de Lénine

[1] N.B. Définition impeccable.

[2] Il faudrait ajouter : (dépend) 1) de son nombre, 2) de son rôle dans l'économie du pays, 3) de ses liens avec la masse des travailleurs 4) de son degré d'organisation.

[3] Très bien !

[4] Juste !

[5] Exact !

[6] Les forces du prolétariat autour de la dictature du prolétariat. On ne peut pas le dire ainsi.

[7] Exact !

[8] Exact !

[9] C'est le mot (en français).

[10] Exact !

[11] Il ne s'agit pas de « condition » (c'est de l'idéalisme) mais de faits matériels : il n'y a pas d'homogénéité totale.

[12] Exact !

[13] Très bien !

[14] Exact !

[15] Nous y voilà !

[16] Exact !

[17] Exact !

[18] Exact !

[19] « Les plus décisifs » (et non plus ou moins).

[20] Exact !

[21] Exact !

[22] Exact !

[23] Nous y voilà !

[24] Très bien !

[25] Ce chapitre est excellent !

Notes de l'auteur

[a] K. MARX, Le Capital, Livre l, op. cit., t. III, p. 154.

[b] Ainsi dans les œuvres de E. DÜHRING; chez les auteurs plus récents, GUMPLOVlCZ, et au dernier rang, Franz OPPENHEIMER.

[c] Cf. à ce propos F. ENGELS, Anti-Dühring, Paris, éditions sociales, 1972, pp. 214, 215. Et aussi F. ENGELS, Violence et économie dans l'établissement du nouvel empire allemand in Le Rôle de la violence dans l'histoire, Paris, Ed. sociales, 1962, p. 37 et sq., quatrième partie. Cette partie projetée à propos de la « théorie de la violence » fut publiée par BERNSTEIN dans la Neue Zeit juste après la mort d'ENGELS.

[d] K. MARX, Le Capital, Livre l, op. cit., t. III, p. 193.

[e] KAUTSKY, BAUER et tutti quanti parlent avec irritation et indignation de la violence « d'où qu'elle vienne » ... Les créateurs du socialisme scientifique avaient d'autres opinions sur ce problème. ENGELS écrivait par exemple à propos de DUHRING : « Que la violence joue encore dans l'histoire un autre rôle, un rôle révolutionnaire [ ... ] de cela, pas un mot chez M. DUHRING. C'est dans les soupirs et les gémissements [écoutez ! écoutez !, N. BOUKHARINE] qu'il admet que la violence soit peut-être nécessaire pour renverser le régime économique d'exploitation [...] par malheur. Car tout emploi de la violence démoralise celui qui l'emploie [ ... ]. Dire que cette mentalité de prédicateur sans élan, sans saveur et sans force, a la prétention de s'imposer au parti le plus révolutionnaire que connaisse l'histoire », (ENGELS, Anti-Dühring, p. 193), En lisant les considérations de KAUTSKY à propos de la « bestialité » et de « l'humanité », on pense aux lignes brillantes d'ENGELS sur « les vrais socialistes ». « Quelqu'un d'humain », comme on dit de nos jours, une certaine « réalisation » de cette humanité ou plus correctement de la monstruosité, très peu de propriété de troisième ou quatrième main, bien peu au-delà des souffrances du prolétariat l'organisation du travail, l'extension des inévitables et écœurants cercles pour la promotion des classes populaires. Cela voisine avec une ignorance sans limite dans les questions de la vie sociale réelle ...

Voilà le contenu de toutes leurs publications, qui perd ses dernières parcelles d'énergie et d'activité grâce à ... « l'impartialité absolue » de ses idées. Et c'est avec une substance aussi ennuyeuse qu'ils veulent révolutionner l'Allemagne, ébranler le prolétariat, engendrer dans les masses la capacité de penser et d'agir ! Ces traits philistins et pusillanimes des « vrais socialistes » étaient aussi typiques des rapports à l'intérieur du parti. « C'est une caractéristique de ces vieilles femmelettes - disait MARX - qu'elles s'efforcent d'étouffer et de museler toute sérieuse lutte de parti » [*]. (Cité par MEHRING, op. cit., p. 121). N'est-ce pas un vrai portrait des théoriciens « sans passion », « neutres », « indépendants » ?

[*] Très bon ! (note de Lénine)

[f] MARX-ENGELS, Manifeste du Parti communiste, II, « Prolétaires et communistes », op. cit., p. 87.

[g] La conception de KAUTSKY et des siens est donc dépourvue de sens, quand ils conçoivent la révolution comme un vote parlementaire, où c'est une grandeur arithmétique (la moitié de la population + 1) qui est déterminante. Cf. LÉNINE, « Les élections à l'Assemblée constituante et la dictature du prolétariat », L'Internationale Communiste, 1919, n° 7-8.

[h] Dans la Russie soviétique le communiste qui a enfreint la loi sur l'initiative du parti reçoit une punition bien plus forte que les « simples mortels » [**].

[**] Il faudrait dire : « reçoit sur l'initiative du parti ». (note de Lénine)

[] Les criailleries des mencheviks russes contre la coercition à l'époque de la dictature du prolétariat correspondent exactement aux vociférations capitalistes contre la violation de la liberté du travail par les syndicats qui placent des piquets de grève et empêchent les capitalistes d'embaucher les briseurs de grève. On sait bien que la clique capitaliste a réalisé ses plus grands méfaits justement sous le mot d'ordre de la défense de la liberté du travail [***].

[***] Exact ! (note de Lénine)

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