1919

Un ouvrage qui servira de manuel de base aux militants communistes durant les années de formation des sections de l'Internationale Communiste.


L'ABC du communisme

N.I. Boukharine


3
Le communisme et la dictature du prolétariat


22 : Le développement des forces productives dans le régime communiste (les avantages du communisme)

Le régime communiste, après avoir vaincu et guéri toutes les blessures, fera rapidement progresser les forces productives. Cette accélération des forces productives sera due aux raisons suivantes :

Premièrement, une grande quantité d’énergie humaine, jadis dépensée pour la lutte de classe, sera rendue libre. Représentons-nous combien se perdent présentement de force nerveuse, d’énergie, de travail, pour la politique, les grèves, les soulèvements et leur répression, la justice, la police, le pouvoir d’Etat, pour les efforts journaliers d’un côté comme de l’autre! La lutte de classes engloutit énormément de forces et de moyens. Toutes ces forces seront libérées; les hommes ne se combattront plus les uns les autres. Les forces libérées serviront au travail productif.

Deuxièmement : Les forces et les moyens qui sont détruits ou dépensés pour la concurrence, les crises, les guerres, seront conservés. Si l’on tient compte des seules pertes de guerre, cela représente déjà des sommes énormes. Et combien coûtent à la société la lutte entre vendeurs, la lutte entre acheteurs, la lutte des vendeurs contre les acheteurs! Que de produits périssent inutilement dans les crises! Combien de dépenses inutiles d’énergie proviennent du manque d’organisation et du désordre dans la production! Toutes ces forces, perdues aujourd’hui, seront conservées dans la société communiste.

Troisièmement : L’organisation et un plan rationnel, non seulement empêchent les dépenses superflues (la grande industrie économise de plus en plus), mais permettent d’améliorer la technique. On produira dans les usines les plus grandes, avec les moyens techniques les meilleurs. Car, même en régime capitaliste, il y a des limites à l’introduction des machines. Le capitalisme n’a recours aux machines que lorsque la force de travail à bon marché lui manque. Dans le cas contraire, il n’a pas besoin des machines : il encaisse sans elles un beau profit. La machine ne lui est nécessaire que quand elle lui économise la force de travail coûteuse. Et comme, en général, en régime capitaliste, la force de travail n’est pas chère, la misère de la classe ouvrière devient un obstacle à l’amélioration technique. Cela se manifeste surtout dans l’agriculture, où la force de travail ayant toujours été bon marché, le développement du machinisme est très lent. En société communiste, il s’agit non du profit, mais des travailleurs eux-mêmes. Toute amélioration y est immédiatement saisie au vol et réalisée. Le communisme ne suit pas les voies du capitalisme. Les inventions techniques, en régime communiste, progresseront également, car tous les travailleurs recevront une bonne instruction, et ceux qui actuellement succombent de misère (par exemple, les ouvriers bien doués) pourront développer entièrement leurs aptitudes.

La société communiste éliminera le parasitisme, c’est-à-dire l’existence de consommateurs qui ne font rien et vivent aux dépens des autres. Tout ce qui, en société capitaliste, est gaspillé, mangé et bu par les capitalistes, servira, dans la société communiste, à la production; les capitalistes, avec leurs laquais et leur suite, les prêtres, les prostituées, etc., disparaîtront, et tous les membres de la société feront un travail productif.

Le mode communiste de production signifie un développement énorme des forces productives, de sorte que chaque travailleur aura moins à faire. La journée de travail deviendra de plus en plus courte, et les hommes seront libérés des chaînes imposées par la nature. Quand l’homme ne dépensera que peu de peine pour se nourrir et se vêtir, il consacrera une grande partie de son temps à son développement intellectuel. La culture humaine s’élèvera à une hauteur jamais atteinte. Elle deviendra une culture générale vraiment humaine et non une culture de classe. En même temps que l’oppression de l’homme par l’homme, le joug de la nature sur l’homme disparaîtra. L’humanité mènera alors, pour la première fois, une vie vraiment raisonnable, au lieu d’une vie bestiale.

Les adversaires du communisme l’ont toujours représenté comme un partage égalitaire. Ils disent que les communistes veulent tout confisquer et tout partager entre tous d’une façon égale : la terre et les autres moyens de production, ainsi que les moyens de consommation. Rien n’est plus stupide qu’un tel racontar. D’abord, un partage général est impossible : on peut partager la terre, le bétail, l’argent. Mais on ne peut partager les chemins de fer, les machines, les bateaux à vapeur, les appareils compliqués, etc., etc… Ceci d’abord. Ensuite, ce partage ne réalise aucun progrès, mais il fait, au contraire, régresser l’humanité. Il signifierait la formation d’une masse de petits propriétaires. Or nous savons que de la petite propriété et de la concurrence entre petits propriétaires naît la grande propriété. Si donc le partage général était réalisé, l’histoire recommencerait et les hommes chanteraient à nouveau la vieille chanson.
Le communisme (ou socialisme) prolétarien est une grande économie commune, fraternelle. Il découle de tout le développement de la société capitaliste et de la situation du prolétariat dans cette société. Du communisme il faut distinguer [1] :
1. Le Socialisme lumpenprolétarien (l’Anarchisme). Les anarchistes reprochent aux communistes de conserver le pouvoir de l’Etat dans la société future. C’est inexact, nous l’avons vu. La vraie différence consiste en ce que les anarchistes consacrent plus d’attention à la répartition qu’à la production; ils se représentent l’organisation, non comme une grande organisation économique fraternelle, mais comme une multitude de petites communes « libres », s’administrant ellesmêmes.
Il est évident qu’un pareil régime ne saurait libérer l’humanité du joug de la nature : les forces productives n’y pourraient atteindre le niveau atteint en régime capitaliste, car l’anarchie n’accroît pas la production mais la disperse. Rien d’étonnant si, dans la pratique, les anarchistes penchent souvent vers le partage des objets de consommation et s’élèvent contre la grande production. Ils reflètent les idées et les aspirations non de la classe ouvrière, mais de ce qu’on appelle le Lumpenprolétariat, le prolétariat des va-nu-pieds qui vit mal sous le capitalisme, mais qui est incapable de tout travail indépendant et créateur.
2. Le Socialisme petit-bourgeois (de la petite bourgeoisie urbaine) : Il s’appuie non sur le prolétariat, mais sur les artisans en voie de disparition, sur la petite bourgeoisie des villes, et en partie sur les intellectuels. Il proteste contre le grand capital, mais seulement au nom de la « liberté » des petites entreprises. Il est, en général, favorable à la démocratie bourgeoise et opposé à la révolution socialiste, et cherche à atteindre son idéal par la « voie pacifique » : développement des coopératives, des associations de petits producteurs, etc… Sous le régime capitaliste, les coopératives dégénèrent souvent en vulgaires organisations capitalistes, et les coopérateurs eux-mêmes ne se distinguent presque en rien des purs bourgeois.
3. Le Socialisme agraire. — Il revêt différentes formes, frisant parfois l’anarchisme paysan. Son trait caractéristique, c’est qu’il ne se représente jamais le socialisme comme une grande économie et qu’il se rapproche beaucoup du partage et du nivellement : en opposition principalement avec l’anarchisme, il réclame un pouvoir fort, à la fois contre le propriétaire foncier et contre le prolétariat; son programme est la « socialisation des terres » de nos socialistes-révolutionnaires. Ceux-ci veulent éterniser la petite production, ils craignent le prolétariat et la transformation de l’économie populaire en une grande association fraternelle. Du reste, parmi certaines couches paysannes, il existe encore d’autres espèces de socialisme plus ou moins proches de l’anarchisme, qui ne reconnaissent pas le pouvoir de l’Etat, mais de caractère pacifique (tels le communisme des Sectaires, des Doukhobors, etc.). Ces tendances agraires et paysannes ne pourront disparaître qu’après de longues années, lorsque la classe paysanne aura compris tous les avantages de la grande économie (nous en reparlerons par la suite).
4. Le « Socialisme » esclavagiste et grand-capitaliste. — En réalité, il n’y a pas ici ombre de socialisme. Si, dans les trois groupes ci-dessus, on en trouve encore des traces, si on y trouve encore une protestation contre l’oppression, celui-ci n’est qu’un mot destiné à brouiller fallacieusement les cartes. La mode en a été introduite par des savants bourgeois, et après eux par les socialistes conciliateurs (partiellement, même, par Kautsky et Cie). Tel était, par exemple, le « communisme » du philosophe de l’ancienne Grèce, Platon. Il consistait en une organisation des maîtres exploitant « en camarades » et « en commun » la masse des esclaves privés de tous droits. Parmi les maîtres, égalité complète et tout en commun. Les esclaves n’ont rien, ils sont transformés en bétail. Il est évident que cela « ne sent même pas » le socialisme. Un même « socialisme » est aujourd’hui prêché par certains professeurs bourgeois sous le nom de « socialisme d’Etat », avec cette seule différence que les esclaves sont remplacés par le prolétariat moderne et les maîtres par les plus gros capitalistes. En réalité, ici non plus, il n’y a pas ombre de socialisme; c’est le capitalisme d’Etat, avec son travail obligatoire (nous en reparlerons plus loin).
Les socialistes bourgeois, agraire et lumpenprolétarien ont un trait commun : toutes ces espèces de socialisme non prolétarien ne tiennent pas compte de la véritable évolution. La marche de l’évolution conduit à l’agrandissement de la production. Or chez eux tout repose sur la petite production. C’est pourquoi ce socialisme n’est qu’un rêve, une « utopie », dont la réalisation reste absolument invraisemblable.

Notes

[1] Ce qui va suivre ne vaut guère que pour la Russie d’avant la révolution. (Note de l’Ed.)


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