1919 |
Un ouvrage qui servira de manuel de base aux militants communistes durant les années de formation des sections de l'Internationale Communiste. |
L'ABC du communisme
Le communisme et la dictature du prolétariat
Pour réaliser le régime communiste, il faut que le prolétariat ait en mains tout le pouvoir, toute la puissance. Il ne pourra renverser le vieux monde tant quil ne possédera pas cette puissance, tant quil ne sera pas devenu, pour un temps, la classe dominante. Il va de soi que la bourgeoisie ne cédera pas ses positions sans lutte. Car le communisme signifie pour elle la perte de son ancienne prédominance, la perte de sa « liberté » de soutirer à louvrier sa sueur et son sang, la perte de son droit au profit, à lintérêt, à la rente, etc. La révolution communiste du prolétariat, la transformation communiste de la société se heurtent par conséquent à la résistance la plus furieuse des exploiteurs. La tâche du pouvoir ouvrier est donc de réprimer impitoyablement cette résistance. Et comme cette résistance sera inévitablement très forte, il faudra que le pouvoir du prolétariat soit une dictature ouvrière. « Dictature » signifie un gouvernement particulièrement sévère et beaucoup de décision dans la répression des ennemis. Naturellement, dans un tel état de choses, il ne saurait être question de « liberté » pour tous les hommes. La dictature du prolétariat est inconciliable avec la liberté de la bourgeoisie. Elle est nécessaire précisément pour priver la bourgeoisie de sa liberté, pour lui lier les pieds et les mains et lui enlever toute possibilité de combattre le prolétariat révolutionnaire. Plus la résistance de la bourgeoisie est grande, plus ses efforts sont désespérés, dangereux, et plus la dictature prolétarienne devra être dure et impitoyable et aller, dans les cas extrêmes, jusqu'à la terreur.
Cest seulement après la répression complète des exploiteurs, une fois leur résistance brisée, une fois la bourgeoisie mise hors détat de nuire à la classe ouvrière, que la dictature du prolétariat sadoucira; cependant, lancienne bourgeoisie se confondra petit à petit avec le prolétariat, lEtat ouvrier séteindra graduellement, et toute la société se transformera en une société communiste sans classes.
Sous la dictature du prolétariat, qui nest quune institution temporaire, les moyens de production appartiennent, non à toute la société sans exception, mais uniquement au prolétariat, à son organisation dEtat. Cest la classe ouvrière, cest-à-dire la majorité de la population, qui monopolise temporairement tous les moyens de production. Cest pourquoi les rapports de production ne sont pas complètement communistes. Il existe encore une division de la société en classes; il y a encore une classe dominante : le prolétariat; une monopolisation, par cette nouvelle classe, de tous les moyens de production; un pouvoir dEtat (le pouvoir du prolétariat) qui soumet ses ennemis. Mais à mesure quest brisée la résistance des anciens capitalistes, propriétaires, bourgeois, généraux et évêques, le régime de la dictature prolétarienne devient, sans révolution aucune, le communisme.
La dictature prolétarienne est non seulement une arme pour la répression de lennemi, mais aussi le levier de la transformation économique. Il faut, par cette transformation, substituer à la propriété privée des moyens de production la propriété sociale; il faut enlever à la bourgeoisie (« exproprier ») les moyens de production et de circulation. Qui donc le fera et qui est tenu de le faire ? Evidemment, ce ne sont pas des individus, même dorigine prolétarienne. Si cela était fait par des individus ou même par de petits groupes séparés, ce serait, dans le meilleur cas, un partage, et, dans le pire, un simple brigandage. Il est donc clair que lexpropriation de la bourgeoisie doit saccomplir par la force organisée du prolétariat. Et cette force est précisément lEtat dictatorial prolétarien.
De toutes parts sélèvent des objections à la dictature du prolétariat. Il y a dabord les anarchistes. Ils disent quils luttent contre tout pouvoir, contre tout Etat, tandis que les bolchevikscommunistes sont pour le pouvoir des Soviets. Or, tout pouvoir est violence, limitation de la liberté. Aussi faut-il renverser les bolcheviks, le pouvoir des Soviets et la dictature du prolétariat. Plus de dictature, plus dEtat! Ainsi parlent les anarchistes, avec lillusion de se croire révolutionnaires. En réalité, ils ne sont plus à la gauche, mais à la droite des communistes. Pourquoi la dictature ? Pour donner le dernier coup à la domination de la bourgeoisie, pour soumettre par la violence (nous le disons ouvertement) les ennemis du prolétariat. La dictature du prolétariat, cest une hache aux mains du prolétariat. Celui qui nen veut pas, qui a peur des actions décisives et craint de faire du tort à la bourgeoisie, celui-là nest pas révolutionnaire. Lorsque la bourgeoisie sera complètement vaincue, nous naurons plus besoin de la dictature du prolétariat. Mais tant quil sagit dun combat mortel, le devoir sacré de la classe ouvrière consiste dans la répression absolue de ses ennemis. Entre le Communisme et le Capitalisme, il faut une période de dictature du prolétariat.
Contre la dictature se dressent aussi les social-démocrates, en particulier les mencheviks. Ces messieurs ont complètement oublié leurs propres écrits dautrefois. Dans notre ancien programme, élaboré en commun avec les mencheviks [1], il est dit textuellement : « La condition indispensable de la révolution sociale est la dictature du prolétariat, cest-à-dire la conquête par le prolétariat du pouvoir politique qui lui permettra de briser toute résistance des exploiteurs. » Cette thèse a été souscrite en parole par les mencheviks. Mais lorsquil sagit de passer à laction, ils se mettent à crier contre la violation des libertés de la bourgeoisie, contre linterdiction des journaux bourgeois, contre la « terreur des bolcheviks », etc. Cependant, Plékhanov luimême approuvait jadis complètement les mesures les plus impitoyables contre la bourgeoisie; il disait que nous pouvions la priver du droit de vote, etc. Actuellement, tout cela est oublié par les mencheviks, qui sont passés dans le camp de la bourgeoisie.
Beaucoup de gens nous font enfin des objections dordre moral. On dit que nous raisonnons comme des Hottentots. Le Hottentot dit : « Quand je vole la femme de mon voisin, cest bien; quand cest lui qui me vole la mienne, cest mal. » Et les bolcheviks, dit-on, ne se distinguent en rien de ces sauvages, car ne disent-ils pas : « Quand la bourgeoisie violente le prolétariat, cest mal; quand le prolétariat violente la bourgeoisie, cest bien. »
Ceux qui parlent ainsi ne comprennent pas du tout ce dont il sagit. Chez les Hottentots, il y a deux hommes égaux qui, pour la même raison, se volent leurs femmes. Mais le prolétariat et la bourgeoisie ne sont pas égaux. Le prolétariat est une classe formidable, la bourgeoisie nest quune poignée dindividus. Le prolétariat lutte pour laffranchissement de toute lhumanité, la bourgeoisie pour le maintien de loppression, de lexploitation, des guerres; le prolétariat lutte pour le communisme, la bourgeoisie pour maintenir le capitalisme. Si le capitalisme et le communisme étaient une seule et même chose, la bourgeoisie et le prolétariat ressembleraient aux Hottentots. Mais, seul, le prolétariat lutte pour le monde nouveau : tout ce qui se met au travers du combat est nuisible.
Notes
[1] En 1903, avant la séparation entre social-démocrates bolcheviks et social-démocrates menchéviks. (Note de lEd.)