1919

Un ouvrage qui servira de manuel de base aux militants communistes durant les années de formation des sections de l'Internationale Communiste.


L'ABC du communisme

N.I. Boukharine


3
Le communisme et la dictature du prolétariat


23 : La dictature du prolétariat

Pour réaliser le régime communiste, il faut que le prolétariat ait en mains tout le pouvoir, toute la puissance. Il ne pourra renverser le vieux monde tant qu’il ne possédera pas cette puissance, tant qu’il ne sera pas devenu, pour un temps, la classe dominante. Il va de soi que la bourgeoisie ne cédera pas ses positions sans lutte. Car le communisme signifie pour elle la perte de son ancienne prédominance, la perte de sa « liberté » de soutirer à l’ouvrier sa sueur et son sang, la perte de son droit au profit, à l’intérêt, à la rente, etc. La révolution communiste du prolétariat, la transformation communiste de la société se heurtent par conséquent à la résistance la plus furieuse des exploiteurs. La tâche du pouvoir ouvrier est donc de réprimer impitoyablement cette résistance. Et comme cette résistance sera inévitablement très forte, il faudra que le pouvoir du prolétariat soit une dictature ouvrière. « Dictature » signifie un gouvernement particulièrement sévère et beaucoup de décision dans la répression des ennemis. Naturellement, dans un tel état de choses, il ne saurait être question de « liberté » pour tous les hommes. La dictature du prolétariat est inconciliable avec la liberté de la bourgeoisie. Elle est nécessaire précisément pour priver la bourgeoisie de sa liberté, pour lui lier les pieds et les mains et lui enlever toute possibilité de combattre le prolétariat révolutionnaire. Plus la résistance de la bourgeoisie est grande, plus ses efforts sont désespérés, dangereux, et plus la dictature prolétarienne devra être dure et impitoyable et aller, dans les cas extrêmes, jusqu'à la terreur.

C’est seulement après la répression complète des exploiteurs, une fois leur résistance brisée, une fois la bourgeoisie mise hors d’état de nuire à la classe ouvrière, que la dictature du prolétariat s’adoucira; cependant, l’ancienne bourgeoisie se confondra petit à petit avec le prolétariat, l’Etat ouvrier s’éteindra graduellement, et toute la société se transformera en une société communiste sans classes.

Sous la dictature du prolétariat, qui n’est qu’une institution temporaire, les moyens de production appartiennent, non à toute la société sans exception, mais uniquement au prolétariat, à son organisation d’Etat. C’est la classe ouvrière, c’est-à-dire la majorité de la population, qui monopolise temporairement tous les moyens de production. C’est pourquoi les rapports de production ne sont pas complètement communistes. Il existe encore une division de la société en classes; il y a encore une classe dominante : le prolétariat; une monopolisation, par cette nouvelle classe, de tous les moyens de production; un pouvoir d’Etat (le pouvoir du prolétariat) qui soumet ses ennemis. Mais à mesure qu’est brisée la résistance des anciens capitalistes, propriétaires, bourgeois, généraux et évêques, le régime de la dictature prolétarienne devient, sans révolution aucune, le communisme.

La dictature prolétarienne est non seulement une arme pour la répression de l’ennemi, mais aussi le levier de la transformation économique. Il faut, par cette transformation, substituer à la propriété privée des moyens de production la propriété sociale; il faut enlever à la bourgeoisie (« exproprier ») les moyens de production et de circulation. Qui donc le fera et qui est tenu de le faire ? Evidemment, ce ne sont pas des individus, même d’origine prolétarienne. Si cela était fait par des individus ou même par de petits groupes séparés, ce serait, dans le meilleur cas, un partage, et, dans le pire, un simple brigandage. Il est donc clair que l’expropriation de la bourgeoisie doit s’accomplir par la force organisée du prolétariat. Et cette force est précisément l’Etat dictatorial prolétarien.

De toutes parts s’élèvent des objections à la dictature du prolétariat. Il y a d’abord les anarchistes. Ils disent qu’ils luttent contre tout pouvoir, contre tout Etat, tandis que les bolchevikscommunistes sont pour le pouvoir des Soviets. Or, tout pouvoir est violence, limitation de la liberté. Aussi faut-il renverser les bolcheviks, le pouvoir des Soviets et la dictature du prolétariat. Plus de dictature, plus d’Etat! Ainsi parlent les anarchistes, avec l’illusion de se croire révolutionnaires. En réalité, ils ne sont plus à la gauche, mais à la droite des communistes. Pourquoi la dictature ? Pour donner le dernier coup à la domination de la bourgeoisie, pour soumettre par la violence (nous le disons ouvertement) les ennemis du prolétariat. La dictature du prolétariat, c’est une hache aux mains du prolétariat. Celui qui n’en veut pas, qui a peur des actions décisives et craint de faire du tort à la bourgeoisie, celui-là n’est pas révolutionnaire. Lorsque la bourgeoisie sera complètement vaincue, nous n’aurons plus besoin de la dictature du prolétariat. Mais tant qu’il s’agit d’un combat mortel, le devoir sacré de la classe ouvrière consiste dans la répression absolue de ses ennemis. Entre le Communisme et le Capitalisme, il faut une période de dictature du prolétariat.
Contre la dictature se dressent aussi les social-démocrates, en particulier les mencheviks. Ces messieurs ont complètement oublié leurs propres écrits d’autrefois. Dans notre ancien programme, élaboré en commun avec les mencheviks [1], il est dit textuellement : « La condition indispensable de la révolution sociale est la dictature du prolétariat, c’est-à-dire la conquête par le prolétariat du pouvoir politique qui lui permettra de briser toute résistance des exploiteurs. » Cette thèse a été souscrite en parole par les mencheviks. Mais lorsqu’il s’agit de passer à l’action, ils se mettent à crier contre la violation des libertés de la bourgeoisie, contre l’interdiction des journaux bourgeois, contre la « terreur des bolcheviks », etc. Cependant, Plékhanov luimême approuvait jadis complètement les mesures les plus impitoyables contre la bourgeoisie; il disait que nous pouvions la priver du droit de vote, etc. Actuellement, tout cela est oublié par les mencheviks, qui sont passés dans le camp de la bourgeoisie.
Beaucoup de gens nous font enfin des objections d’ordre moral. On dit que nous raisonnons comme des Hottentots. Le Hottentot dit : « Quand je vole la femme de mon voisin, c’est bien; quand c’est lui qui me vole la mienne, c’est mal. » Et les bolcheviks, dit-on, ne se distinguent en rien de ces sauvages, car ne disent-ils pas : « Quand la bourgeoisie violente le prolétariat, c’est mal; quand le prolétariat violente la bourgeoisie, c’est bien. »
Ceux qui parlent ainsi ne comprennent pas du tout ce dont il s’agit. Chez les Hottentots, il y a deux hommes égaux qui, pour la même raison, se volent leurs femmes. Mais le prolétariat et la bourgeoisie ne sont pas égaux. Le prolétariat est une classe formidable, la bourgeoisie n’est qu’une poignée d’individus. Le prolétariat lutte pour l’affranchissement de toute l’humanité, la bourgeoisie pour le maintien de l’oppression, de l’exploitation, des guerres; le prolétariat lutte pour le communisme, la bourgeoisie pour maintenir le capitalisme. Si le capitalisme et le communisme étaient une seule et même chose, la bourgeoisie et le prolétariat ressembleraient aux Hottentots. Mais, seul, le prolétariat lutte pour le monde nouveau : tout ce qui se met au travers du combat est nuisible.

Notes

[1] En 1903, avant la séparation entre social-démocrates bolcheviks et social-démocrates menchéviks. (Note de l’Ed.)


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