1961

" A ceux qui crient à « l'Espagne éternelle » devant les milices de la République avec leurs chefs ouvriers élus et leurs titres ronflants, il faut rappeler la Commune de Paris et ses Fédérés, ses officiers-militants élus, ses « Turcos de la Commune », ses « Vengeurs de Flourens », ses « Lascars ». "

P. Broué, E. Témime

La Révolution et la Guerre d’Espagne

I.11 : La dislocation de la coalition antifasciste

Pour ceux qui, de bonne foi, pensent que les nécessités de la guerre – et elles seules – ont commandé l'évolution politique en Espagne républicaine, il n'est pas facile d'expliquer que le gouvernement Largo Caballero, sous lequel avaient été remportés des succès militaires aussi importants que la résistance de Madrid et la victoire de Guadalajara, ait pu tomber si peu de temps après. C'est que les problèmes proprement politiques priment en définitive les autres, conformément au principe souvent cité de Clausewitz suivant lequel « la guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens ». Le redressement de la situation militaire entre septembre 1936 et avril 1937 devient ensuite un facteur secondaire par rapport aux modifications du contexte politique, aux conditions de sa réalisation et à ses conséquences.

Largo Caballero, en prenant la tête du gouvernement, avait cru que sa seule présence le garantirait contre tout risque d'évolution à droite et qu'on tout état de cause l'Espagne demeurerait une « république de travailleurs.» [1]. Mais, ce faisant, il s'est enfermé dans un cadre qui n'est plus le cadre révolutionnaire. La politique de la France, de l'Angleterre, de l'U.R.S.S. qu'il a choisi de ne pas mécontenter pour éviter l'isolement du pays, sont devenus des facteurs primordiaux de sa politique intérieure, commandent la conception même de la politique de guerre.

De même, la restauration de l'État a permis la renaissance de forces qui semblaient définitivement écrasées au lendemain des journées de juillet : actionnaires expropriés ou propriétaires terriens, fonctionnaires anciens et nouveaux, représentants des partis politiques dont l'autorité, dans le nouvel « État populaire » tend à s'étendre aux dépens de celle des syndicats. A ce sujet, Carlos Rama écrit : « Ces trois forces conjuguées – fonctionnaires de l'État, propriétaires, politiques – trouvaient la solution de leurs problèmes dans la reconstruction de l'État, dans la restauration de l'appareil légal et dans son prestige politique, juridique et social » [2].

La reconstruction de l'État – un moyen pour gagner la guerre, aux yeux de Largo Caballero – bouleverse les données et le rapport des forces : elle devient aux yeux de larges couches, petite bourgeoisie, bureaucratie, un objectif en soi. L'autorité de Largo Caballero sur les ouvriers a pu la réaliser sous les apparences d'un compromis avec la révolution. Mais l'État restauré a de plus en plus tendance à rompre avec la révolution et à la combattre : les forces politiques qui s'expriment à travers lui rejoignent celles qui agissent sous la pression des forces des puissances occidentales et de l'U.R.S.S. De l'arrêt de la révolution, on veut passer à la lutte contre la révolution et, dans cette voie, Largo Caballero est désormais un obstacle.

Les pressions extérieures : le problème du Maroc

Aucun exemple n'illustre mieux les conséquences sur la guerre de sa politique « antifasciste » que la position du gouvernement Largo Caballero à l'égard du Maroc. Avant la révolution, les vues du « vieux », telles qu'elles s'exprimaient dans le programme du groupe socialiste de Madrid, étaient, sans ambiguïté, pour la reconnaissance du « droit d'autodétermination politique, y compris celui à l'indépendance ». La participation des Marocains à la guerre civile dans l'armée de Franco rendait ce problème plus aigu encore. Il est facile, en effet, de comprendre que la proclamation de l'indépendance du Maroc par le gouvernement républicain aurait pu avoir d'incalculables conséquences sur le moral des troupes indigènes servant dans l'armée rebelle : tous les groupes politiques républicains, les nationalistes marocains et Franco lui-même en avaient pris conscience [3].

Cependant, en 1936-37, le problème d'une alliance des républicains espagnols avec les nationalistes marocains dépasse de beaucoup le cadre de l'Espagne. La France et l'Angleterre, dont le Front populaire espagnol attend une aide, sont des puissances coloniales : une agitation révolutionnaire au Maroc espagnol constituerait une menace directe pour les positions françaises [4] au Maroc et au Maghreb et inquiéterait l'Angleterre aux prises avec l'agitation des Egyptiens et des Arabes de Palestine.

Certains éléments révolutionnaires proposent de « déchaîner la révolte dans le monde islamique » [5]. Le gouvernement Largo Caballero choisit la politique contraire : les délégations de nationalistes marocains venus demander à Valence argent et matériel repartent les mains vides [6]. Rien ne doit être fait qui puisse constituer une menace pour les intérêts anglais ou français. Franco a beau jeu, pour assurer ses arrières marocains, d'y autoriser les journaux et les réunions interdites au Maroc français par le gouvernement Léon Blum, l' « allié » potentiel du Front populaire espagnol. Le gouvernement Largo Caballero ira plus loin, proposant à Londres et Paris des concessions territoriales au Maroc [7]. Le désir de ne pas mécontenter les puissances occidentales le conduit ici à renoncer délibérément, non seulement au principe de l'autodétermination des peuples coloniaux, mais encore à une chance réelle de frapper Franco au cœur de sa puissance. L'arrêt de la révolution, ici, a une influence directe sur la conduite de la guerre. La volonté de respecter les accords internationaux depuis le traité d'Algésiras, derrière laquelle se retranche le ministre des Affaires étrangères, Alvarez del Vayo, prive l'armée populaire de l'instrument révolutionnaire du défaitisme dans l'armée ennemie que lui aurait fourni l'alliance de la révolution espagnole avec le nationalisme, nord-africain et qu'elle avait su si bien utiliser contre l'intervention italienne.

Les rapports avec l'U.R.S.S.

L'isolement de la République, le soutien matériel de l'U.R.S.S. ont donné un caractère particulier à l'action en Espagne des diplomates russes. Rosenberg et Antonov Ovseenko sortent immédiatement du rôle traditionnellement dévolu aux ambassadeurs et consuls. Ils ont des contacts et des discussions quotidiens avec hommes politiques et chefs militaires espagnols, interviennent dans la presse, prennent la parole dans des meetings publics pour y défendre la politique de leur gouvernement et apporter leur soutien à celui de l'Espagne [8]. Le gouvernement de l'U.R.S.S. conçoit son alliance avec l'Espagne sous une forme entièrement nouvelle, exempte de tout souci formaliste.

C'est Luis Araquistain qui, le premier, a rendu publique une lettre de Staline, Vorochilov et Molotov, remise par Rosenberg en décembre 1936 à Largo Caballero[9]. Les dirigeants russes demandent au chef du gouvernement espagnol s'il est satisfait de l'action des « camarades conseillers militaires », se préoccupent de savoir s'ils ne sortent pas de leur tâche de conseillers, le prient de donner son opinion « directe et sans ambages » sur le « camarade Rosenberg ». L'intérêt du document réside surtout dans les « conseils d'amis » donnés par le gouvernement russe au gouvernement espagnol. Il faut, selon lui, tenir compte des paysans et se les attacher par « quelques décrets, ayant trait à la question agraire et aux impôts », gagner l'appui ou, au moins, la bienveillante neutralité de la petite et moyenne bourgeoisie en les protégeant contre les confiscations et « en leur assurant, dans toute la mesure du possible, la liberté du commerce », attirer au gouvernement les amis d'Azaña « pour empêcher les ennemis de l'Espagne de la considérer comme une République communiste, ce qui constitue le pire danger pour l'Espagne », déclarer enfin solennellement que le gouvernement « ne tolérera pas que soit porté atteinte à la propriété et aux intérêts légitimes des étrangers établis en Espagne et citoyens des pays qui ne soutiennent pas les rebelles ».

Largo Caballero, le 12 janvier, répond brièvement. Relevant dans la note russe une phrase sur « l'action parlementaire, moyen d'action peut-être plus efficace en Espagne qu'en Russie », il précise sèchement que « l'institution parlementaire n'a pas, même parmi les simples républicains, d'enthousiastes défenseurs ». Il assure par ailleurs que les conseillers russes « accomplissent leur mission avec un véritable enthousiasme et un extraordinaire courage ». Quant à Rosenberg, « tout le monde l'aime ». Largo Caballero remercie les dirigeants russes de leurs conseils, souligne que la politique qu'ils lui suggèrent est en réalité la sienne. Il est vrai qu'il n'y a pas, à cette date, de divergence essentielle sur la politique générale entre Moscou et Valence. Le ton de la réponse de Largo Caballero traduit cependant un certain mécontentement : les « conseils » de Staline sont peut-être justes, mais le fait qu'ils aient pu être donnés dénote une certaine insuffisance d'information de la part de Staline en même temps qu'une condescendance qui froisse la susceptibilité du dirigeant espagnol.

Là, sans doute, se trouve la racine d'une mésentente qui va grandir. Dans quelques mois, le « Lénine espagnol » sera dénoncé par les communistes comme un « bureaucrate », un « cacique », un « saboteur de l'unité ». C'est que, sur la base de cette méfiance, des désaccords réels vont apparaître.

L'un des premiers facteurs de la détérioration des rapports semble avoir été la résistance de Largo Caballero aux propositions faites par l'U.R.S.S. de fusion en Espagne entre socialistes et communistes. Selon Araquistain, Largo Caballero aurait opposé une brutale fin de non-recevoir à une telle proposition, faite dans une nouvelle lettre de Staline apportée cette fois par l'ambassadeur d'Espagne à Moscou, Pascua. Le vieux leader de l'U.G.T. a pourtant été, de tous temps, le paladin de l'unité. Mais il faut admettre que l'évolution de la J.S.U., l'adhésion au P.C de l'ancienne direction des J.S. ne constituent pas à ses yeux un encouragement à cette politique. Surtout, il semble fort mécontent de l'attitude de la Junte de Madrid, dont les animateurs, nous l'avons vu, sont les hommes du P.C. et de la J.S.U. : il consacre plusieurs pages de Mis Recuerdos à ce qu'il appelle « l'opposition ouverte » de la Junte et de Miaja, leur volonté de réduire le gouvernement à un rôle subalterne. La toute-puissance du P.C. à Madrid, le contrôle qu'il exerce sur l'armée de la capitale par le triple biais du 5° régiment, des commissaires politiques et de corps des conseillers russes, soulèvent en lui bien des inquiétudes. Il a l'impression qu'Alvarez del Vayo, jusque-là son fidèle lieutenant, s'est mis aux ordres des Russes, et il le lui reproche violemment. A ses yeux, les conseillers russes et les communistes constituent un obstacle à son autorité. Il finit par se plaindre de l' « ingérence » de Rosenberg dans les affaires espagnoles et le congédie, suivant ses propres paroles « en termes fort peu diplomatiques ». Le 21 février 1937, Rosenberg est rappelé à Moscou [10] et remplacé par Léon Gaikiss. La crise, jusque-là reste secrète, éclate au grand jour. Elle s'est nourrie de nombreux incidents et de développements politiques intéressant l'ensemble des groupes de l'Espagne républicaine.

L'opposition de droite se cherche

Indispensable pour une reconstruction de l'État en 1936, Largo Caballero est devenu, en 1937, un obstacle pour ceux qui ne veulent pas d'une révolution sociale et veulent faire disparaître toute empreinte révolutionnaire de l' « État populaire ». La rupture de l'alliance entre Largo Caballero et les Russes leur donne une occasion. La réserve du gouvernement français et la poursuite de la non-intervention leur offrent un argument.

On assiste, dans le parti socialiste, à un renversement des alliances. Au moment où les amis de Largo Caballero s'éloignent des communistes, ceux de Prieto s'en rapprochent. L'exécutif, que dirigent Gonzalez Peña et Lamoneda, se fait le champion de l' « unité », signe en février un accord pour la généralisation à tous les échelons de Comités de liaison qui feront des deux partis ouvriers un seul bloc à l'intérieur du Front populaire. Prieto, à cette époque, va plus loin encore, et se prononce pour la fusion immédiate avec le parti communiste [11]. C'est que les raisons mêmes qui éloignent du P.C. Largo Caballero ne peuvent qu'en rapprocher Prieto. Les communistes et les socialistes de droite sont en effet d'accord pour la restauration de l'État, pour l'organisation d'une armée régulière, contre les collectivisations, pour la défense des classes moyennes, contre l'intervention des syndicats et pour l'arrêt de la révolution. Les uns et les autres situent le conflit, non sur le terrain d'une guerre de classes, mais à l'échelle internationale, comme un conflit entre démocratie et fascisme. L'évolution de la J.S.U., inquiétante pour Largo Caballero, est rassurante pour Prieto ; à son Congrès de Valence, en janvier 37, Santiago Carrillo se fait le champion de l' « unité nationale », prêche le renoncement à tout objectif socialiste immédiat : la coalition qu'il propose contre les trois ennemis, Franco, les « trotskystes » et les « incontrôlables », répond au désir des modérés de lutter dans la République contre les « extrémistes ».

Les républicains, eux aussi, se félicitent de cette évolution : la « révolution bolchevik » n'est plus qu'un épouvantail du passé, les communistes ont gagné leurs galons d'organisation « respectable ». A Madrid, les Jeunesses républicaines fondent avec la J.S.U. une « alliance » permanente. Les républicains espèrent, avec la normalisation, une médiation des puissances. Carlos Espla et d'autres dirigeants préparent un voyage en France, Azaña enverra Resteiro à Londres [12]. Le plan de réconciliation de Martinez Barrio est repris et rajeuni : on parle d'une Junte militaire sous le général Miaja qui obtiendrait l'appui de Londres pour une paix de compromis [13]. Rien de tout cela n'est encore très cohérent, ni organisé. La coalition antifasciste craque de tous côtés, mais il faudra qu'éclatent bien des incidents pour que se dessine un nouvel alignement des forces.

La chute de Malaga : coalition générale contre Largo Caballero

La première bataille publique n'est pas menée contre Largo Caballero, trop populaire encore pour être attaqué de front. Depuis la bataille de Madrid, les adversaires du gouvernement concentrent leurs attaques sur son homme de confiance, le général José Asensio. « Grand et fort, jeune d'allure, intelligent, bon militaire, démagogue... et un peu intrigant, audacieux, aventureux, ambitieux » [14], cet officier de carrière républicain qui avait endossé la « mono des milices » et combattu à Malaga puis à Somosierra, fait connaissance de Largo Caballero pendant l'été 1936, sur le front de la Sierra. Il est devenu son sous-secrétaire d'État à la Guerre. Dans ces fonctions, depuis septembre 36, il a joué un rôle éminent dans l'organisation de l'armée populaire et dans la conduite des opérations militaires et s'est déjà, à plusieurs reprises, heurté aux communistes, qui mènent contre lui une campagne systématique, discrète, mais efficace, de dénigrement à laquelle s'associe la C.N.T. [15].

La dramatique chute de Malaga, le 8 février, sera l'occasion de l'attaque publique contre lui. Assiégée depuis l'été 36, la cité andalouse n'a jamais reçu les renforts, ni surtout les armes et le matériel qu'elle demandait. Communistes et anarchistes s'y sont affrontés les armes à la main. Lors du débarquement des troupes italiennes qui vont la prendre, la flotte républicaine, ancrée à Carthagène, ne bouge pas. Quand le danger se précise, Valence ne prend aucune mesure. N'avait-on pas, à ce moment-là, le moyen de sauver Malaga sans dégarnir Madrid ? C'est l'hypothèse la plus probable. En tout cas, dans Malaga abandonnée, divisée, férocement bombardée, défendue sans conviction par des officiers qui ne sont pas maîtres de leurs troupes, le moral lâche : les miliciens, pris de panique, s'enfuient sur les routes encombrées de réfugiés, souvent à la suite de leurs chefs [16]. La chute de la ville, le ralliement aux nationalistes, au dernier moment, d'unités de gardes et d'asaltos, la répression terrible qui s'abat dès l'entrée des vainqueurs, produisent une impression profonde. Le 14, à Valence, un immense cortège commun C.N.T.-U.G.T. rassemble des centaines de milliers de manifestants, réclamant la mobilisation générale, l'épuration du corps des officiers, la réalisation effective du commandement unique. Largo Caballero approuve les mots d'ordre lancés, mobilise. Cependant, la presse communiste dénonce en Asensio le responsable de la défaite. Les républicains, les socialistes de droite, la C.N.T., se joignent à sa campagne : tous les partis de la coalition antifasciste exigent le départ du sous-secrétaire d'État. Largo Caballero, qui lui garde toute sa confiance, lutte jusqu'au bout pour le conserver auprès de lui et « pleure des larmes de rage » quand il se voit battu : le 21 février, Asensio démissionne [17]. C'est, pour le Président, une défaite personnelle.

Largo Caballero remplace son collaborateur par un autre de ses fidèles, Carlos de Baraibar [18]. Comme le journal Politica, de la gauche républicaine, critique cette nomination, le président du gouvernement répond personnellement au journal, puis, dans un long article, attaque, sans nommer personne, les espions et les agents de l'étranger qui fourmillent dans les milieux politiques, laisse entendre que les républicains rêvent d'un compromis avec Franco qu'imposerait une médiation occidentale. Carlos Espla renonce à son voyage.

La contre-attaque de Largo Caballero intimide les opposants, mais achète de lui aliéner les dernières sympathies. Républicains, socialistes de droite et communistes lui cherchent un successeur. On parle de Prieto, Martinez Barrio, Negrin. Le Temps écrit le 23 mars : « Un ministère présidé par exemple par M. Negrin, l'actuel ministre des Finances (M. Prieto, grand animateur de la combinaison restant discrètement au second plan), pourrait peut-être se prêter à une médiation et offrir à l'Espagne républicaine une porte de sortie préférable à une lutte sans espoir. »

Le conflit entre la C.N.T. et le P.C.

La chute de Malaga a aussi pour conséquence un regain d'hostilité entre le P.C. et la C.N.T. D'accord pour dénoncer la « trahison » et faire d'Asensio le bouc émissaire de la défaite, anarchistes et communistes s'accusent réciproquement d'avoir été les instruments de la trahison. Pour les communistes, les anarchistes de Malaga ont « joué à la révolution », multiplié les Comités, facteur d'indiscipline et d'irresponsabilité. Selon les anarchistes, le prosélytisme du P.C. a semé la division dans le front antifasciste et favorisé la mainmise des officiers traîtres. L'arrestation de Francisco Maroto, militant connu et chef de colonne de la C.N.T., sur l'ordre du gouverneur d'Almeria, met le feu aux poudres. En même temps, les socialistes dénoncent, dans un retentissant manifeste, l'activité des « tchékas » anarchistes, publiant une liste impressionnante de militants socialistes assassinés dans la région du Centre. La presse de la C.N.T. rétorque en dénonçant l'assassinat de plusieurs de ses militants, en Castille, par des troupes communistes. Le gouvernement tente d'apaiser les esprits, suspend les journaux de la C.N.T. et de la F.A.I. qui ont publié ces attaques, mais fait mettre Maroto en liberté provisoire [19].

Pourtant l'affaire des « tchékas » ne fait que commencer. Le journal C. N. T. publie des accusations précises de Melchior Rodriguez, délégué des prisons, contre José Cazorla, conseiller à l'ordre public de la Junte de Madrid. Selon lui, le P.C. possède toujours à Madrid des prisons privées dans lesquelles sont interrogés, torturés et parfois abattus des militants de la C.N.T. arrêtés sans mandat régulier par des policiers communistes, ainsi que d'anciens détenus des prisons d'État, acquittés par les tribunaux populaires, mais aussitôt enlevés par les policiers aux ordres de Cazorla.

L'enquête ouverte par la Sûreté aboutit à la découverte, dans l'entourage de Cazorla, d'un véritable gang se faisant payer à prix d'or la libération de prisonniers régulièrement poursuivis. C. N. T., le 14 avril, titre : « Cazorla est un provocateur au service du fascisme », et exige sa destitution. La Junte, pressée de tous côtés, annonce à son tour une enquête. Le scandale est énorme : Largo Caballero saisit l'occasion de se débarrasser de la Junte, qu'il dissout le 23 avril. Madrid aura, désormais, un Conseil municipal [20].

Caballero contre le Parti Communiste

La dissolution de la Junte est une victoire de l'État restauré, et une revanche de Largo Caballero. Elle lui redonne l'initiative. Le même jour, El Socialista de Madrid et Castilla Libre dénoncent le « scandale de Murcie » : dans des prisons privées aux mains du P.C., des militants socialistes sont détenus et torturés. Le gouvernement révoque le gouverneur civil, complice de cette activité clandestine, fait arrêter et juger quatre policiers communistes compromis. Puis il s'attaque à l'autre bastion du parti communiste, l'Armée. Largo Caballero restreint les pouvoirs des commissaires politiques et se réserve personnellement le droit de les désigner. De nombreux commissaires doivent abandonner leurs fonctions. C'est une véritable déclaration de guerre au P.C., que les communistes prennent comme telle. Ils entament alors contre Largo Caballero une campagne dont la presse ne donne jamais qu'un écho déformé. Ils en font le responsable de tous les revers militaires. Pour eux, il se conduit en « patron » et en « cacique », veut tout contrôler alors qu'il est incompétent ; il méprise, dans son « orgueil criminel », les conseils des spécialistes russes, entend exercer tout seul le « commandement unique » et veut jouer au « petit Napoléon ». Protecteur du « traître » Asensio, il s'est refusé à épurer l'Armée et, jaloux, n'a pas voulu faire de Miaja le chef d'état-major dont l'armée populaire a besoin [21].

Dans cette lutte de couloirs, Largo Caballero n'a pas l'avantage. Après Guadalajara, il propose un plan d'offensive qui avait été mis au point par Asensio. Il s'agit d'attaquer en direction de l'Estremadure et de l'Andalousie, de façon à couper en deux la zone franquiste le long d'une ligne Mérida-Badajoz. La faiblesse des effectifs nationalistes dans cette région, les sympathies et même l'appui de guérilleros que rencontrerait l'offensive républicaine sont les arguments mis en avant pour soutenir ce projet dont le premier résultat serait de soulager le front Nord. Mais il rencontre l'opposition de Miaja, qui refuse de dégarnir Madrid, et des conseillers russes qui ne croient pas possible une telle opération avec les troupes miliciennes dont on dispose sur ce front.

Tout président du Conseil et ministre de la Guerre qu'il est Largo Caballero ne parvient pas à appliquer son projet d'offensive : les Russes ne lui offrent que dix avions et Miaja refuse les transferts de troupes nécessaires du front de Madrid. Il est clair que Largo Caballero n'a plus, sur l'État restauré, une autorité suffisante [22].

La montée de l'opposition révolutionnaire

Or, à ce moment, le gouvernement doit faire face à de nouvelles difficultés économiques et sociales, que la propagande héroïque et cocardière ne suffit plus à faire oublier. Les usines ne tournent guère, ou au ralenti. L'approvisionnement se fait mal. La situation est catastrophique dans le domaine du ravitaillement. Entre juillet 36 et mars 37, le coût de la vie a doublé, alors que les salaires n'augmentent en moyenne que de 15 %. Le minimum que promettent les cartes de rationnement est loin d'être toujours assuré. Il y a des queues interminables devant les boulangeries. Le marché noir, par contre, prospère. Partout, même à Barcelone, restaurants et cabarets fonctionnent de nouveau, mais à des prix prohibitifs. Les innombrables bureaux qui ont remplacé les Comites sont souvent des officines de corruption. La presse du P.O.U.M. et celle de la C.N.T.-F.A.I. sont remplies de lettres de lecteurs posant les problèmes du coût de la vie, réclamant la fin des privilèges et de l'inégalité. Le 14 avril à Barcelone, des femmes manifestent contre le prix des denrées. Les organisations syndicales comme les partis ne cessent pourtant de demander aux travailleurs toujours plus de sacrifices pour contribuer à la victoire militaire : elles se heurtent au scepticisme et à l'amertume.

Au cours des premiers mois de 1937 sont ainsi créées des conditions favorables au développement d'une opposition révolutionnaire au sein même des organisations qui ont, à l'automne, accepté la collaboration.

C'est le P.O.U.M., exclu le premier de la coalition antifasciste, qui semble s'engager d'abord dans cette voie. Certes, il compte dans ses rangs de nombreux défenseurs de la politique de collaboration. La Batalla mène pendant plusieurs semaines une campagne pour la réintégration du P.O.U.M. au gouvernement de la Généralité, dénonce « l'orientation contre-révolutionnaire » dont elle voit le point de départ dans l'élimination du P.O.U.M. Cependant les résistances à cette ligne ont été vives. Il a fallu le renfort de Nin au côté de Companys pour obtenir la « soumission » des poumistes de Lérida. Le journal des Jeunesses déplore franchement la participation du parti au gouvernement. Et les événements postérieurs semblent renforcer les tenants de la thèse de la « non-participation » : le 13 avril 1937, Juan Andrade écrit dans La Batalla que cette participation a été « négative et même nocive ». Le projet de thèse de Nin pour le Congrès du P.O.U.M. reste muet sur ce point décisif. La même incertitude, les mêmes contradictions apparaissent dans la ligne politique et les mots d'ordre immédiats. Le Comité central, en décembre, a réclamé l'élection d'une Constituante sur la base des Comités d'ouvriers, de paysans et de soldats. Nin, le 1° avril, traduit : « Congrès des syndicats ouvriers, des organisations paysannes et des organisations de combattants ». Le 4, Andrade oppose aux syndicats les Comités élus par la base, et, dans une série d'articles dans La Batalla en avril, reprend le mot d'ordre des Comités et Conseils dont il fait la forme espagnole du soviet. D'ailleurs, les attaques dont le P.O.U.M. est l'objet de la part du P.C. et du P.S.U.C., la persécution, dirigée contre lui par de nombreuses autorités locales, l'action de la censure ne lui laissent guère de choix. Il est rejeté définitivement de la coalition. De plus en plus nettement, il s'oriente vers une ligne d'opposition révolutionnaire, dénonçant les résultats d'une coalition antifasciste qui se transforme en Union sacrée, l'arrêt et le recul de la révolution, « les agissements contre-révolutionnaires du P.C. et du P.S.U.C. ». Le P.O.U.M. toujours désireux avant tout de ne pas s'isoler de la direction comme des militants de la C.N.T. s'efforce de les convaincre d'organiser avec lui, contre le bloc modéré, un Front uni révolutionnaire pour la défense du mouvement ouvrier et des conquêtes de la révolution.

L'action de son organisation de jeunesse, la Juventud comunista iberica, est exempte de ces indécisions et de ces ambiguïtés. La J.C.I. se prononce nettement, dans une campagne systématique [23], pour la dissolution du Parlement et pour une Assemblée constituante élue sur la base des Comités d'usine, des assemblées de paysans et de combattants. Contrairement à Nin, elle affirme, que c'est à l'organisation de tels Comités, de type « soviet », que doivent se consacrer les révolutionnaires. Elle propose l'organisation d'un Front de la Jeunesse révolutionnaire pour la victoire dans la guerre et la révolution.

C'est indépendamment du P.O.U.M. que se développe dans la C.N.T. un courant d'opposition révolutionnaire. A Barcelone, un groupe de militants hostiles à la militarisation des milices s'est organisé sous l'étiquette des « Amis de Durruti », qui publient le journal El Amigo del Pueblo. Dans un tract diffusé en mars 1937, ils font ce qui est à leurs yeux un bilan : « Huit mois de guerre et de révolution ont passé. Nous constatons avec une profonde douleur les échancrures qui s'accusent dans la trajectoire de la révolution... Il s'était créé un Comité antifasciste, des Comités de quartier, des Patrouilles de contrôle et, après huit mois, il n'en reste rien.» Leur position sur la guerre et la révolution rejoint celle du P.O.U.M. et de la J.C.I. : « La guerre et la révolution sont deux aspects qu'on ne peut séparer. En aucun cas, nous ne pouvons tolérer que la révolution soit ajournée à la fin du conflit militaire.» Au printemps de 1937, de nombreux organismes locaux de la C.N.T. et de la F.A.I. reprennent ces thèmes, qui se retrouvent un peu partout dans leur presse, jusque dans La Noche, le quotidien du soir de la C.N.T. de Barcelone, sous la plume de Balius, animateur des « Amis de Durruti » [24].

La grande faiblesse de cette opposition est de n'avoir avec elle aucun dirigeant espagnol de premier plan. Santillan se tait. C'est un étranger, l'Italien Berneri [25] qui fait figure de théoricien et d'inspirateur de la tendance révolutionnaire. Dans son hebdomadaire de langue italienne, Guerra di Classe, il polémique, dès le 5 novembre 1936, contre les partisans du « vaincre Franco d'abord » : « Gagner la guerre est nécessaire ; cependant on ne gagnera pas la guerre en restreignant le problème aux conditions strictement militaires de la victoire, mais en les liant aux conditions politiques et sociales de la victoire. » Vieil émigré, à l'horizon et à la culture plus vastes que ses camarades espagnols, il a dénoncé les procès de Moscou et établi un rapport entre la politique générale de Staline et l'attitude du P.C., « légion étrangère de la démocratie et du libéralisme espagnols » [26]. A ses amis de la C.N.T.-F.A.I. à qui il reproche leur « naïveté politique », il demande pourtant de veiller : « L'ombre de Noske [27] se dessine... Le fascisme monarchiste-catholique-traditionaliste n'est qu'un des secteurs de la contre-révolution... Le seul dilemme est celui-ci : ou la victoire sur Franco grâce à la guerre révolutionnaire, ou la défaite. »

Cette opposition sans chefs a pourtant des troupes de plus en plus nombreuses. Les Jeunesses libertaires catalanes avaient en septembre signé avec la J.S.U. un pacte d'unité d'action. Mais dans leur organe, Ruta,elles prennent des positions révolutionnaires. Un manifeste du 1° avril dresse contre le gouvernement Caballero un véritable réquisitoire [28]. Les jeunes libertaires catalans dénoncent la coalition des communistes et des républicains comme le reflet en Espagne de l'alliance de l'U.R.S.S. avec la France et l'Angleterre en vue d' « étrangler la révolution ».

On comprend que les mots d'ordre de la J.C.I. rencontrent dans leurs rangs un écho favorable. Le 14 février, plus de 50 000 jeunes assistent à Barcelone à un meeting pour la constitution en Catalogne du « Front de la jeunesse révolutionnaire ». Y prennent la parole, successivement, Fidel Mire, secrétaire des Jeunesses libertaires, Solano, secrétaire général de la J.C.I., et le jeune libertaire Alfredo Martinez, secrétaire du « Front » de Catalogne. Le mouvement s'étend rapidement à d'autres provinces : à Madrid [29] et au Levante, Jeunesses libertaires et J.C.I. organisent campagnes et meetings communs.

La jeunesse ouvrière se divise en deux camps. D'un côté, à l'appel de la J.S.U. se constitue l' « Alliance de la jeunesse antifasciste », dont Santiago Carrillo voudrait qu'elle soit « l'unité avec les Jeunes républicains, avec les jeunes anarchistes, avec les jeunes catholiques qui luttent pour la liberté... pour la démocratie et contre le fascisme et pour l'indépendance de la patrie contre l'invasion étrangère », mais qui se réduit à une alliance entre la J.S.U. et les jeunesses de partis républicains. De l'autre, dans le Front de la jeunesse révolutionnaire, se groupent les révolutionnaires de la J.C.I. et des J.L. Or, les jeunes ont été à l'avant-garde du mouvement révolutionnaire et de la lutte armée, Ils occupent, sinon dans partis et syndicats, du moins dans les forces armées une place importante. En dehors de la Catalogne, c'est la J.S.U. qui a regroupé et enrôlé derrière le P.C. la plus grande partie de la « jeune garde » militante. Nombre de ses militants, surtout les anciens de la Jeunesse socialiste, refusent de participer à l'Alliance, qu'ils jugent modérantiste, et affirment leurs objectifs révolutionnaires. Dès le lendemain de la Conférence de Valence, les protestations s'élèvent dans la J.S.U. contre la « nouvelle ligne », la « politique d'absorption et de confusionnisme », « l'abandon des principes marxistes » [30]. Le 30 mars le secrétaire de la fédération des Asturies, Rafaël Fernandez démissionne du Comité national de la J.S.U. Sa fédération rejette la ligne de Carrillo, dénonce le manque d'esprit démocratique dans l'organisation, signe avec les Jeunesses libertaires asturiennes un pacte pour la Constitution d'un Front de la jeunesse révolutionnaire [31]. Quelques jours après, c'est le secrétaire de la puissante fédération du Levante, José Gregori, qui démissionne à son tour du Comité national, soutenu, lui aussi, par sa fédération. Santiago Carrillo, dans Ahora, accuse les opposants de s'inspirer des trotskystes, de Franco et de Hitler. Le mouvement continue pourtant et, même en Catalogne, des groupes locaux adhèrent au Front révolutionnaire... La Crise ainsi ouverte dans la J.S.U. risque de mettre en question l'influence conquise par le P.C. sur une fraction importante de la jeunesse.

Une situation explosive

Ainsi, au printemps de 1937 se trouvent de nouveau réunies les conditions d'une poussée révolutionnaire. Les thèmes de l'opposition révolutionnaire rencontrent au moins en Catalogne, un écho grandissant parmi les travailleurs qui suivent la C.N.T. et voient leurs « conquêtes » remises en question. Dans l'U.G.T., l'armée, l'administration, les partisans de Largo Caballero réagissent contre les communistes. Les difficultés économiques, les scandales des « tchékas » offrent à l'agitation un terrain favorable.

L'aile modérée de la coalition gouvernementale s'en inquiète. A la pression extérieure pour l'arrêt de la révolution est venue s'ajouter, au cours des derniers mois celle de la petite bourgeoisie qui se remet des coups de la terreur initiale et voudrait voir liquider définitivement les vestiges révolutionnaires. Au Levante et en Catalogne, les paysans réagissent parfois avec violence contre les tenants de la collectivisation, et tournent leur colère contre les syndicats ou milices ouvrières qui les y ont contraints. En Catalogne, la G.E.P.C.I., adhérente de l'U.G.T., est l'organisation de masse qui incarne l'hostilité anti-révolutionnaire de la petite bourgeoisie urbaine. Le gouvernement basque, plus solide a, lui, pris l'offensive. Ses forces de police ont occupé l'imprimerie du journal C.N.T. del Norte, saisi à Bilbao lors des journées de juillet, et c'est le journal communiste Euzkadi roja qui prend possession des locaux. Les militants de la C.N.T. se défendent les armes à la main et le gouvernement Aguirre fait arrêter la direction régionale de la Confédération. Quelques jours après, le 24 mars, le gouvernement basque annonce de grandes fêtes, dans l'ensemble de l'Euzkadi, à l'occasion de Pâques, la fermeture de toutes les salles de spectacle pour le Vendredi saint... Les révolutionnaires s'indignent et songent à se regrouper. Républicains, socialistes de Prieto, communistes prennent conscience du danger que constitue le regroupement révolutionnaire qui menace, pensent qu'il faudrait en finir auparavant avec P.O.U.M., C.N.T. et F.A.I., et stabiliser définitivement la République.

Largo Caballero comprend son isolement. Auprès de lui, on parle de plus en plus d'un « gouvernement syndical » [32], on exalte l'unité C.N.T.-U.G.T., on revient aux projets de septembre 1936. Le 1° mai à Valence a lieu un meeting commun C.N.T.-U.G.T., où Carlos de Baraibar attaque, quoique en termes voilés, le P.C. et l'U.R.S.S., et exalte l'union de la C.N.T. et de l'U.G.T., qui sont, à elles deux, toute l'Espagne. Mais ce qui était possible au lendemain de la révolution ne l'est plus aujourd'hui. Ni la C.N.T. ni l'U.G.T. ne sont plus des forces homogènes : les milieux dirigeants sont divisés, la masse des adhérents se range chaque jour plus nettement dans l'un des deux camps qui se dessinent. Largo Caballero reste au milieu. Il se veut arbitre au nom de l'État, combat à sa droite ceux qui lui en disputent le contrôle, à sa gauche ceux qui refusent son autorité. Il ne veut pas relancer la révolution de crainte de perdre la guerre, mais ne veut pas non plus enlever aux travailleurs, en luttant ouvertement contre la révolution, leurs raisons de gagner la guerre. Cependant, représentant des ouvriers à la tête de l'État il n'est plus maître ni des uns ni de l'autre. Comme le conflit signifierait sa disparition, il cherche à l'éviter, mais n'y parvient provisoirement, comme écrit Rabasseire, qu'en « s'abritant derrière l'État fossile », en composant, en rusant, et, en définitive, en ne faisant rien. C'est Henri Rabasseire qui résume : « Il intriguait, il composait avec les forces qui avaient surgi, et tout en espérant les dominer, il confectionna de petites coteries personnelles ; la routine régnait plus que jamais – pour la simple raison qu'il s'était proposé la réunion de forces qui ne pouvaient être contenues par d'autres moyens. Il ne voulait ni la milice, ni l'armée régulière ; il ne voulait ni l'ancienne bureaucratie, ni la nouvelle organisation révolutionnaire ; il ne voulait ni la guérilla, ni les tranchées. Il promit aux communistes la mobilisation générale et le plan de fortifications, et aux anarchistes la guerre révolutionnaire; en fait, il ne fit ni l'un ni l'autre. » [33].

Les journées de mai de Barcelone

C'est en Catalogne que subsiste l'essentiel des conquêtes révolutionnaires et de l'armement des ouvriers ; c'est là qu'est le bastion de l'opposition révolutionnaire. C'est là aussi que se trouve l'organisation la plus résolument décidée à mettre un terme à la révolution, le P.S.U.C. [34] qu'appuient fermement l'État républicain de Companys et la petite bourgeoisie impatiente de secouer le joug des anarchistes. C'est là que se produiront les événements qui mettront le feu aux poudres.

C'est d'abord, le 17 avril, l'arrivée à Puigcerda, puis à Figueras et dans toute la région frontière, des carabiniers de Negrin venus reprendre aux miliciens de la C.N.T. le contrôle des douanes qu'ils détiennent depuis juillet 36. Devant la résistance des miliciens, le Comité régional de la C.N.T. catalane se précipite sur les lieux pour négocier un compromis. Le 25 avril, à Molins de Llobregat, Roldan Cortada, dirigeant de l'U.G.T. et membre du P.S.U.C., est assassiné. Le P.S.U.C. réagit avec violence, dénonce les « incontrôlables » et les « agents fascistes cachés ». La C.N.T. condamne formellement le meurtre, exige une enquête qui mettrait, selon elle, ses militants hors de cause. Mais le meurtre de Roldan Cortada est venu aviver les souvenirs de l'époque des paseos et des règlements de compte du lendemain de la révolution. Le P.S.U.C. pousse son avantage. L'enterrement du leader U.G.T. est l'occasion d'une puissante manifestation : policiers et soldats des troupes contrôlées par le P.S.U.C. défilent en armes pendant trois heures et demie [35]. Les délégués du P.O.U.M. et de la C.N.T. venus à l'enterrement comprennent que la situation est plus grave qu'ils ne l'avaient cru : c'est une manifestation de force que le P.S.U.C a organisée contre eux. Le lendemain, lapolice de la Généralité fait à Molins de Llobregat une expédition punitive : elle y arrête les dirigeants anarchistes locaux, soupçonnés d'avoir participé à l'assassinat : et les ramène, menottes aux mains, à Barcelone. A Puigcerda, carabiniers et anarchistes échangent des coups de feu : huit militants anarchistes sont tués, et parmi eux, l'âme de la collectivisation de la région, Antonio Martin [36].

C'est le moment où, à Barcelone, se répand le bruit de l'arrivée d'une circulaire du ministère de l'Intérieur prescrivant le désarmement de tous les groupes ouvriers non intégrés dans la police d'État. Immédiatement, les ouvriers réagissent : pendant plusieurs jours, suivant le rapport des forces, ouvriers et policiers se désarment les uns les autres. Barcelone semble à la veille de combats de rues. Le gouvernement interdit toute manifestation et toute réunion pour le 1° mai. Solidaridad obrera dénonce ce qu'elle appelle « la croisade contre la C.N.T.» et invite les travailleurs à déjouer toute provocation. La Batalla appelle à veiller « l'arme aux pieds ».

C'est le lundi 3 mai que la bataille qui menaçait éclate, avec l'incident du central téléphonique. Le bâtiment a été repris en juillet aux insurgés par les hommes de la C.N.T. Depuis, le central, qui appartenait au trust américain American Telegraph and Telephon , a été saisi et fonctionne sous la direction d'un Comité U.G.T.-C.N.T. et d'un délégué gouvernemental. Il est gardé par des miliciens de la C.N.T. Il constitue un excellent exemple de ce qu'est la dualité de pouvoirs et de ce qu'il en subsiste puisque la C.N.T. catalane est ainsi à même de contrôler ou d'interrompre à volonté, non seulement les communications ou ordres du gouvernement catalan, mais aussi les communications entre Valence et ses représentants à l'étranger [37]. Ce jour-là, Rodriguez Salas, commissaire à l'Ordre public et membre du P.S.U.C., se rend au Central avec trois camions de gardes et y pénètre. Il désarme les miliciens du rez-de-chaussée, mais doit s'arrêter devant la menace d'une mitrailleuse en batterie dans les étages [38]. Aussitôt mis au courant, les dirigeants anarchistes de la police Asens et Eroles se précipitent à la Telefonica,où, selon Solidaridad obrera du 4 mai, « ils interviennent opportunément pour que nos camarades qui s'étaient opposés à l'action des gardes dans le bâtiment renoncent à leur juste attitude ». Mais, en même temps, la majorité des ouvriers se met en grève : Barcelone se couvre de barricades, sans qu'aucune organisation ait lancé le moindre mot d'ordre.

Le soir, dans la ville sur pied de guerre, se tient une réunion commune des Comités régionaux de la C.N.T., de la F.A.I., des Jeunesses libertaires et du Comité exécutif du P.O.U.M. Les représentants du P.O.U.M. déclarent que le mouvement est la riposte spontanée des ouvriers de Barcelone à la provocation et que le moment décisif est venu : « Ou nous nous mettons à la tête du mouvement pour détruire l'ennemi intérieur, ou le mouvement échoue et ce sera notre destruction. » Mais les dirigeants de la C.N.T. et de la F.A.I. ne les suivent pas et décident de travailler à l'apaisement.

Le lendemain, 4 mai, les ouvriers dont l'action est approuvée par le P.O.U.M., les Jeunesses libertaires et les Amis de Durruti, sont maîtres de la capitale catalane qu'ils encerclent peu à peu. Après une entrevue avec les dirigeants de la C.N.T., Companys prend la parole à la radio, désavoue l'initiative de Rodriguez Salas contre le central téléphonique et lance un appel au calme. Le comité régional de la C.N.T. l'appuie : « Déposez vos armes. C'est le fascisme que nous devons abattre. » Solidaridad obrera ne rend compte des événements de la veille qu'en page 8, ne dit pas un mot des barricades qui couvrent la ville. A 17 heures arrivent en avion, de Valence, Hernandez Zancajo, dirigeant de l'U.G.T., ami personnel de Largo Caballero et deux des ministres anarchistes, Garcia Oliver et Federica Montseny. Ils se succèdent sur les ondes, joignant leurs efforts à ceux de Companys et des dirigeants régionaux de la C.N.T. : « une vague de folie a passé sur la ville, s'écrie Garcia Oliver. Il faut immédiatement mettre fin à cette lutte fratricide. Que chacun reste sur ses positions... Le gouvernement... va prendre les mesures nécessaires » [39].

Le mercredi 5 mai, les ouvriers tiennent toujours les barricades. La radio diffuse le texte des accords passés entre la C.N.T. et le gouvernement de la Généralité : cessez-le-feu et statu quo militaire, retrait simultané des policiers et des civils armés. Rien n'est dit du contrôle de la Telefonica. Cependant le mouvement est en régression. Les éléments C.N.T. de la 26° division et des éléments de la 29° du P.O.U.M. qui s'étaient concentrés à Barbastro pour marcher sur Barcelone à la nouvelle des événements, ne dépassent pas Binefar : des délégués du Comité régional de la C.N.T. ont réussi à persuader le chef de la 26° division, Gregorio Jover, qu'il faut éviter tout geste agressif. Après quelque hésitation, c'est un autre dirigeant de la C.N.T., Juan Manuel Molina, sous secrétaire à la Défense de la Généralité qui parvient à persuader l'officier anarchiste Maximo Franco d'arrêter ses hommes à Binefar. Pourtant, à plusieurs reprises, tout risque de rebondir : des éléments du P.S.U.C. attaquent la voiture de Federica Montseny, le secrétaire de l'U.G.T. catalane, Antonio Sesé, dont la radio vient d'annoncer l'entrée au gouvernement est tué, vraisemblablement par des miliciens de la C.N.T. Les Amis de Durrruti appellent à continuer la lutte : la C.N.T.-F.A.I. les désavoue en termes très énergiques.

Le jeudi 6 mai, l'ordre est presque rétabli. Companys proclame qu'il n'y a « ni vainqueurs, ni vaincus ». La masse des ouvriers de Barcelone a écouté les appels au calme et le P.O.U.M. s'incline : « Le prolétariat, proclame-t-il, a remporté sur la contre-révolution une victoire partielle... Travailleurs, retournez au travail. » Le nouveau gouvernement, composé provisoirement d'un républicain, de Mas de la C.N.T. et Vidiella de l'U.G.T., ne comprend plus ni Comorera ni Rodriguez Salas. L'interprétation de Companys paraîtrait la bonne si ne se produisait à ce moment l'intervention de Valence. C'est investis d'une mission gouvernementale d'apaisement que Garcia Oliver et Montseny sont venus à Barcelone avec, s'il faut les croire, promesse expresse qu'aucune intervention militaire ne se produirait avant qu'ils ne l'aient demandée eux-mêmes. Dès le 5 mai pourtant des navires de guerre sont arrivés dans la rade, sur ordre de Prieto. Quelques heures après, sur la demande expresse de Companys et sous la pression des ministres, Largo Caballero décide de prendre en mains l'ordre public et la défense en Catalogne. Le général Pozas, l'ancien chef de la garde civile l'allié au P.C., reçoit le commandement des troupes de Catalogne. Pour assurer l'ordre, le gouvernement envoie du front de Jamma une colonne motorisée de 5 000 gardes. Pourtant – et cela illustre bien l'ambiguïté et les incertitudes du moment – ces forces de police qui viennent rétablir l'ordre en Catalogne et dont il semble, au premier abord, que les anarchistes aient tout à redouter, sont commandées par l'ancien chef de la colonne anarchiste Tierra y Libertad, le lieutenant-colonel Torres Iglesias : certains gardes feront leur entrée à Barcelone au cri de « Viva la F.A.I. ! »

Avec leur arrivée, les combats cessent définitivement. Le bilan officiel s'élève à 500 tués et 1 000 blessés : parmi les victimes, du côté gouvernemental, outre Antomo Sesé, on cite un officier communiste, le capitaine Alcalde, du côté révolutionnaire, Domingo Ascaso, le frère de Francisco et « Quico » Ferrer, le petit-fils de l'illustre pédagogue, tous tombés dans la rue. Mais on découvre bientôt d'autres victimes. Dans la soirée du 6, on trouve les cadavres de Camillo Berneri et de son ami et collaborateur Barbieri. Les deux hommes enlevés chez eux, dans la journée, par des miliciens de l'U.G.T., ont été abattus à bout portant. Au même moment on note la disparition d'Alfredo Martinez, le secrétaire du Front de la Jeunesse révolutionnaire dont on retrouvera le cadavre quelques jours plus tard. L'un comme l'autre avaient dénoncé les procès de Moscou, stigmatisé comme « contre-révolutionnaire » l'attitude du P.C., du P.S.U.C. et de leurs alliés. L'un et l'autre faisaient figure de dirigeants de l'opposition révolutionnaire. Quoique aucune enquête ne soit possible en ces jours de désordre – ses conclusions d'ailleurs ne pouvaient guère être publiées –, i1 ne fait de doute pour personne que Berneri et Martinez ont péri victimes d'un règlement de comptes politique. Beaucoup pensent qu'il s'agit de la suite de l'avertissement de la Pravda et de la première intervention brutale des services secrets russes.

Signification des journées de mai

L'origine des Journées de mai a donné lieu à bien des discussions et des polémiques. Provocation d'agents fascistes agissant dans les rangs du P.O.U.M., comme l'a affirmé le P.S.U.C. [40] ? Provocation de la bourgeoisie catalane appuyée sur les gouvernements occidentaux et destinée à liquider les positions révolutionnaires en Catalogne, comme le pensent certains anarchistes [41] ? Provocation du P.S.U.C., dans le même but, comme le pensent d'autres ?

Il semble que cette discussion soit bien vaine : la « provocation » d'un, deux ou même dix agents n'a d'efficacité que si la situation s'y prête. Or elle s'y prêtait, nous l'avons vu. Nous ne croyons pas que les communistes du P.S.U.C., qui n'agissaient d'ailleurs pas indépendamment des forces républicaines et du gouvernement catalan, aient voulu le 3 mai l'épreuve de force. L'assaut du central téléphonique était une étape de plus dans la restauration de l'État. Nous pensons même que la réaction les a surpris et que s'ils espéraient se débarrasser par la force des anarchistes catalans, ils ne s'y attendaient pas ce jour-là – ce qui n'exclut d'ailleurs pas qu'ils aient, dans les journées suivantes, fait l'impossible pour exploiter la situation et prendre l'avantage, au fur et à mesure que s'effritait le mouvement révolutionnaire. En réalité, dans la tension qui régnait en ce début de mai, l'attaque du central fut effectivement ressentie par les ouvriers catalans comme une provocation.

Du côté ouvrier, en effet, la réaction fut spontanée, si l'on veut bien entendre par là que les Comités de défense C.N.T.-F.A.I. des quartiers y jouèrent le premier rôle en l'absence de toute directive. A elle seule, la discipline des ouvriers déposant les armes sur les directives de la C.N.T. le prouverait s'il en était besoin. George Orwell, qui a vécu dans les rangs du P.O.U.M. les Journées de mai, écrit : « Les travailleurs descendaient dans la rue par un mouvement spontané de défense, et il n'y avait que deux choses qu'ils étaient pleinement conscients de vouloir : la restitution du central téléphonique et le désarmement des gardes d'assaut qu'ils haïssaient » [42].

Robert Louzon, dans son étude sur les Journées de mai [43] se déclare frappé de l'écrasante supériorité des ouvriers en armes, maîtres, pratiquement sans combat, des neuf dixièmes de la ville. Mais il souligne que cette force ne fut utilisée que pour la défensive : pendant toute la durée des troubles, six tanks restent, sans combattre, derrière l'immeuble de la C.N.T. Les canons de 76 n'ont jamais été pointés, ceux de Montjuich, aux mains des miliciens de la C.N.T., n'ont jamais, tiré [44]. Il affirme : « Depuis le premier coup de feu jusqu'au dernier, les Comités régionaux de la C.N.T. et de la F.A.I. n'ont jamais donné qu'un seul ordre, qu'elles ont donné sans discontinuer, par la radio, par la presse, par tous les moyens, l'ordre de cesser le feu.» Pour lui, les dirigeants de la C.N.T. redoutaient par-dessus tout un pouvoir dont ils ne savaient que faire, étaient prêts « à tous les abandons, à tous les renoncements, à toutes les défaites ». Dans leurs conversations privées, les dirigeants de la C.N.T. invoquent, pour justifier leur prudence, la menace des navires de guerre étrangers dans le port. Pour eux, en réalité, la question était réglée depuis l'automne précédent. Ils avaient choisit la collaboration, non la prise du pouvoir. A Santillan qui, très vite, critique une attitude qu'il a d'abord approuvée, Garcia Oliver et Vazquez répondent : « Il n'y a rien à faire qu'attendre les événements et nous y adapter le mieux possible » [45].

Quant aux dirigeants du P.O.U.M., ils craignaient depuis longtemps, si l'on en croit Victor Serge, « que l'indécision, la mollesse, l'incapacité politique des dirigeants anarchistes n'eussent pour résultat un soulèvement spontané qui, faute de direction, et d'ailleurs déclenché sur provocation, offrirait aux contre-révolutionnaires l'occasion d'infliger au prolétariat une saignée ». Se sachant nettement minoritaires, ils ont refusé de prendre le risque de s'isoler en tentant de déborder la C.N.T. : « Les ordres... qui émanaient directement de la direction du P.O.U.M., précise Orwell, nous enjoignaient de soutenir la C.N.T., mais de ne pas tirer, à moins qu'on ne tirât sur nous d'abord ou que nos locaux fussent attaqués. »

Il est certes permis de penser [46] que la réaction spontanée des travailleurs de Barcelone pouvait ouvrir la voie à un nouvel élan révolutionnaire, et qu'elle était l'occasion de renverser la vapeur. L'historien se contentera de constater que les dirigeants anarchistes ne l'ont pas voulu et que ceux du P.O.U.M. n'ont pas cru le pouvoir. Le « match nul » annoncé par Companys n'en était pas un : les Journées de mai sonnent en réalité le glas de la révolution, annoncent la défaite politique pour tous et la mort pour certains des dirigeants révolutionnaires.

Conséquences immédiates des journées de mai

La première conséquence visible est, en tout cas, la fin de l'autonomie catalane, la mainmise par l'État et le gouvernement de Madrid sur les rouages essentiels de la vie politique et économique du pays. Mais cela ne semble pas signifier le déclenchement du pogrome redouté par la C.N.T. et le P.O.U.M. Certes, les armes sont confisquées, journaux et radios placés sous le contrôle de la censure, mais le délégué à l'Ordre public affirme solennellement que ses forces « ne considéraient aucun syndicat ni aucune organisation antifasciste comme des ennemis ». C'était là la position dictée par Caballero et son ministre de l'Intérieur, Galarza. Dès le 4 mai, en effet, leur officieux porte-parole, Adelante, de Valence, écrit que les événements de Barcelone sont une « collusion inopportune et pauvrement préparée entre des organisations d'orientation différente et d'intérêts syndicaux et politiques opposés, les uns et les autres à l'intérieur du front général antifasciste de Catalogne ».

C'est dans cette perspective et ce contexte que se placent les nombreux appels au calme de la C.N.T. et la déclaration de la Casa C.N.T., le dernier jour des barricades : « La C.N.T. et la F.A.I. continuent de collaborer loyalement comme par le passé avec tous les secteurs politiques et syndicalistes du front antifasciste. La meilleure preuve en est que la C.N.T. continue à collaborer avec le gouvernement central, celui de la Généralité, et toutes les municipalités. » Pour circonscrire l'incendie, les dirigeants de la C.N.T. croient qu'il suffit de n'en pas parler, et un communiqué du 6 mai déclare : « Aussitôt que nous avons connu l'extension de ce qui s'était produit, nous avons lancé des ordres à toutes les organisations pour qu'elles maintiennent la sérénité et évitent la propagation de faits qui pourraient avoir des conséquences fatales pour tous.» Malheureusement pour la C.N.T., au moment où elle s'efforce de dissimuler l'ampleur des événements de Barcelone, la presse communiste mène une vigoureuse campagne contre l'insurrection « préparée par les trotskystes du P.O.U.M. » dans laquelle elle voit la main de « la police secrète allemande et italienne ». La campagne est si bien faite et la C.N.T. si discrète qu'on verra même Frente libertario,organe des milices confédérales de Madrid, épouser la thèse du P.C. et écrire : « Ceux qui se rebellent... contre le gouvernement élu par le peuple... sont des complices d'Hitler, de Mussolini et de Franco », qu' « il faut traiter inexorablement ». « Match nul » apparent sur le moment, les Journées de mai vont, dans les semaines suivantes, être gagnées par ceux des protagonistes qui ont pour eux une ligne politique claire, de la détermination et de l'audace.

La chute de Largo Caballero

Le parti communiste met toutes ses forces à réclamer le châtiment des « trotskystes », de ces « fascistes camouflés qui parlent de révolution pour semer la confusion ». Le 9 mai, dans un discours à Valence, José Diaz somme le ministre de l'Intérieur de frapper les « incontrôlables » ou de démissionner. « La cinquième colonne est démasquée, s'écrie-t-il, ce qu'il faut, c'est l'anéantir. » Le 11, Adelante, porte-parole de Largo Caballero, répond : « Si le gouvernement devait appliquer les mesures de répression auxquelles l'incite la section étrangère du Komintern, il agirait comme un gouvernement Gil Robles ou Lerroux, il détruirait l'unité de la classe ouvrière et nous exposerait au danger de perdre la guerre et de miner la révolution... Un gouvernement composé en majorité de représentants du mouvement ouvrier ne peut utiliser des méthodes qui sont l'apanage de gouvernements réactionnaires et de tendances fascistes.» Désormais, les jours du gouvernement sont comptés [47]. Le 14 mai, plusieurs quotidiens madrilènes annoncent pour le lendemain un remaniement ministériel qui donnerait satisfaction au parti communiste sur les questions d'ordre public et de conduite de la guerre. Le 15, au Conseil des ministres, c'est Uribe, ministre communiste de l'Agriculture, qui prend la parole pour demander la dissolution et la mise hors la loi du P.O.U.M.et l'arrestation de ses dirigeants. Largo Caballero réplique que, militant d'organisations ouvrières longtemps persécutées par les réactionnaires, il se refuse à dissoudre quelque organisation ouvrière que ce soit. Les ministres de la C.N.T. le soutiennent; Federica Montseny, ouvrant un dossier, entreprend de démontrer que les Journées de mai sont le résultat d'une provocation dans laquelle le P.S.U.C. a joué les premiers rôles. Uribe et Hernandez se lèvent alors et quittent la salle du conseil. « Le gouvernement continue », affirme Caballero mais les ministres républicains et les amis de Prieto ne l'acceptent pas [48]. Largo Caballero démissionne.

Notes

[1] Déclaration de Largo Caballero aux Cortes, le l° octobre 36. Le Temps du 3 octobre y avait vu « l'annonce de la réorganisation de l'Etat dans le sens d'une révolution socialiste et prolétarienne ».

[2] Carlos A. Rama, La Crisis española en el siglo veinte, p. 270.

[3] Santillan fait allusion aux négociations menées par le Comité central avec les nationalistes marocains, La Batalla mène campagne pour l'indépendance du Maroc et l'alliance des républicains avec Abdel-Krim. Koltsov s'étonne de la passivité des gouvernants républicains vis-à-vis du Maroc. Quant à Franco, il déclare : « Nous autres, nationalistes espagnols, nous comprenons très bien le nationalisme des autre peuples, et nous le respectons. »

[4] Au moment où le gouvernement de Front populaire français prononce la dissolution du mouvement nationaliste révolutionnaire l'Etoile Nord-africaine (plus tard reconstituée comme P.P.A. puis M.T.L.D.), des militants de ce parti, comme Bastiani, sont en train de se battre dans les rangs des brigades internationales.

[5] Voir notamment l'article de Berneri dans Guerra di Classe, du 24 octobre 1936.

[6] G, Munis (op. cit, p. 329), parle notamment d'une délégation conduite en Espagne par un militant trotskyste français. (Etait-ce David Rousset, comme l'affirment certains de ses anciens amis ?)

[7] C'est le Times du 18 mars qui, annonçant son rejet par le Foreign Office, parle le premier de cette proposition – jamais démentie – dont Morrow affirme qu'elle fut faite par une note datée du 9 février. « Le gouvernement espagnol, dit le journal conservateur, était disposé à examiner une modification de la situation au Maroc espagnol,... un accord territorial ». Largo Caballero – silencieux sur ce point –affirme dans Mis Recuerdos qu'il négociait avec les nationalistes marocains lorsqu'il fut renversé. Voir à ce sujet l'ouvrage de Bolloten, pp. 136-138.

[8] Rosenberg parle au cinéma Monumental à Madrid, les 1° et 9 novembre. Antonov, dans un meeting en plein air, fait acclamer Companys par 400 000 personnes.

[9] Ce texte, paru d'abord dans le Cincinnati Time.Star a été largement reproduit depuis lors.

[10] Selon Garcia Pradas, Largo Caballero avait fait savoir à Moscou qu'il pensait que Rosenberg, malade, avait besoin de « changer d'air ».

[11] Alvarez del Vayo (The last Optimist, p. 288) fait le récit de cette réunion de l'exécutif. Il s'était prononcé lui-même pour l'unité d'action, jugeant l'unité organique inopportune. Pietro Nenni (La Guerre d'Espagne, p. 67) relate un entretien avec Prieto qui, le 3 mars 1937, soutient la nécessité de la fusion immédiate.

[12] Sur les projets de voyage d'Espla, voir le Temps, 23 mars. Azaña déclare à Fischer qu'il a envoyé Besteiro au couronnement du roi d'Angleterre pour y demander la médiation anglaise en vue d'un cessez-le-feu suivi d'un retrait des troupes étrangères et d'une conférence des puissances pour un « règlement démocratique » (op. cit. p. 420). Une note du gouvernement Largo Caballero avait rejeté le 15 décembre le projet franco-anglais prévoyant un armistice suivi d'un plébiscite. En févier, Cordell Hull, secrétaire d'Etat américain aux Affaires étrangères (déclaration au Washington Post, 26 février), fait de nouvelles propositions.

[13] Le Comité national de la C.N.T. notamment s'émeut, dans une note du 26 avril, des informations données par le Daily Express sur les initiatives en vue d'amener au pouvoir un gouvernement Miaja pour une « paix honorable » entre chefs militaires.

[14] Gorkin, Canibales Politicos,p. 215-17, Gorkin a connu Asensio en prison.

[15] Selon Gorkin (ibid. p. 218), Asensio expliquait la haine des communistes à son égard par deux incidents : il avait refusé d'avaliser les comptes financiers du 5° régiment et menacé de faire fusiller Margarita Nelken pour sa propagande en faveur du P.C. parmi les gardes d'assaut.

[16] Le lieutenant-colonel Villalba, commandant militaire de Malaga, accusé d'avoir déserté le Q.G. et abandonné ses troupes, fut traduit en Conseil de guerre. Mais les Cortes refusèrent la levée de l'immunité parlementaire du commissaire Bolivar, député communiste, qui était resté à ses côtés. Il est difficile, dans les affaires de ce genre, de faire la part de ce qui était trahison, impuissance ou incapacité, de ce qui fut répression justifiée et vengeance politique.

[17] Accusé de haute trahison, après la chute de Gijon, sous le gouvernement Negrin, Asensio fut acquitté et reçut de nouveaux commandements. Son coaccusé, son chef d'état-major, Martinez Cabrera, acquitté avec lui, fut finalement fusillé, mais par Franco.

[18] Carlos de Baraibar, gravement malade après la révolution de Juillet, avait été tenu à l'écart de toute activité pendant plusieurs mois. Selon son récit (La traicion del stalinismo, p. 70-71), les communistes lui avaient offert leur soutien pour le ministère de la Guerre ; son refus de participer à cette opération dirigée contre Largo Caballero lui aurait valu, dès lors, leur inimitié.

[19] Accusé de haute trahison sous Negrin, condamné à mort puis gracié, Maroto sera finalement, lui aussi, fusillé par Franco.

[20] Le Conseil municipal est prévu par un décret du 18, publié à la Gaceta le 21. C'est le 24, au cours d'une conférence de presse que Miaja annonce la dissolution de la Junte, que le parti communiste devait approuver publiquement. Dans l'affraire Cazorla, les communistes et les J.S.U. restèrent seuls à défendre le jeune commissaire à l'ordre public. Dans un éditorial du 23 février intitulé « L'ordre public à Madrid », haché de blanc par la censure, le journal républicain A.B.C., pourtant souvent pro-communiste, conseille à Cazorla de respecter la loi. Le 24 avril, la Junte, dissoute, déclare dans une note qu'elle interrompt l'enquête sur l'affaire. Le 26, Cazorla proteste dans une note à la presse, refusant le silence accusateur et menaçant de se défendre lui-même si les autres membres de la Junte se désintéressent de son sort. Quelques jours après, dans un compte rendu de mandat paru dans A.B.C., il se contente d'insister sur les difficultés de la lutte contre la « cinquième colonne », camouflée dans les organisations antifascistes. L'affaire restait sans conclusion.

[21] Nous résumons ici le réquisitoire dressé par Hernandez après la chute de Largo Caballero, dans son discours du 29 mai.

[22] Des gens qui se trouvaient aussi éloignés en 1936 que Casado, Hernandez, Araquistain, mais qu'une commune hostilité au P.C. rapproche après la guerre confirment les accusations de Caballero sur ce point de l'offensive d'Estremadure. Mais il est difficile de suivre Hernandez qui fait de cette affaire le facteur déterminant de la chute du gouvernement. Largo Caballero affirme que les ministres communistes l'ont soutenu pour faire obéir Miaja et que l'offensive était prête pour le 16 mai. Si c'est exact, rien n'en avait transpiré.

[23] Voir notamment les articles de W. Solano et Luis Roc dans Juventud comunista.

[24] Parmi les Journaux anarchistes acquis à l'opposition révolutionnaire, il faut citer Idea., de Bajo Llobregat. Carlos Rama distingue nettement entre le courant anarchiste pur qu'il représente et celui des « Amis de Durruti », dont la phraséologie révèle une influence marxiste. Balius, d'ailleurs avait fait partie du Bloc Ouvrier et Paysan. D'autre part, des trotskystes étrangers, Moulin et Franz Heller, collaboraient avec son groupe.

[25] Né en 1897, militant des Jeunesses socialistes devenu anarchiste pendant la guerre, Camillo Berneri, professeur de philosophie à l'université de Florence, a émigré après la victoire de Mussolini. Engagé volontaire en juillet 36 dans les colonnes de la C.N.T., il jouit d'un grand prestige dans le mouvement libertaire international et d'une autorité certaine dans celui d'Espagne.

[26] Guerre de classe en Espagne, p. 17.

[27] Noske : socialiste allemand allié à l'état-major, qui vainquit en 1919 la révolution allemande des Conseils et dont les officiers assassinèrent Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg.

[28] « Le gouvernement central boycotte l'économie catalane afin de nous obliger à renoncer à toutes les conquêtes révolutionnaires. On demande des sacrifices au peuple et les ouvriers et les miliciens donnent des parts importantes de leur solde, mais le gouvernement garde son or, garantie de la nouvelle République bourgeoise et parlementaire. On respecte les joyaux et les fortunes des capitalistes... et on maintient des salaires fabuleux en les triplant parfois... Tandis que le peuple souffre de privations, on permet aux commerçants un agiotage honteux et criminel... On refuse des armes au front d'Aragon parce qu'il est fermement révolutionnaire, pour pouvoir couvrir de boue les colonnes qui y opèrent... On envoie au front les enfants du peuple, mais on garde à l'arrière, à des fins contre-révolutionnaires, les troupes en uniforme. »

[29] Le 2 mars, au Congrès des Jeunesses libertaires de Madrid, l'intervention d'Enrique Rodriguez, secrétaire de la J.C.I. et membre du P.O.U.M., est acclamée. Garcia Pradas, qui fait figure de dirigeant de l'opposition révolutionnaire dans la capitale, attaque violemment le P.C. et la J.S.U. Il déclare que la jeunesse révolutionnaire doit s'unir pour une « révolution sociale » et qu'elle « n'acceptera jamais le mot d'ordre de la République démocratique et parlementaire ».

[30] Santiago Carrillo avait déclaré à Valence le 15 janvier 37 : « Nous ne luttons pas pour une révolution sociale. Notre organisation n'est ni socialiste, ni communiste. La J. S. U. n'est pas une Jeunesse marxiste. »

[31] C'est probablement à la suite de l'opposition de la fédération des J.S.U. des Asturies qu'avait été organisé le voyage dans le Nord d'une délégation de l'exécutif de la J.S.U. Deux des dirigeants de la J.S.U., Rodriguez Cuesta et Trifon Medrano meurent à la suite de l'explosion d'une bombe dans un local de Bilbao où ils tenaient une réunion, le 18 février.

[32] Les dirigeants du P.C. sont d'ailleurs ceux qui parlent le plus de ce gouvernement dont ils combattent énergiquement la proposition. L'idée de « gouvernement syndical » semble avoir été la reprise, sous une forme encore plus édulcorée, du vieux mot d'ordre de « gouvernement ouvrier » abandonné en septembre par les amis de Caballero.

[33] Op. cit. p. 152.

[34] M. Benavides, porte-parole de Comorera et du P.S.U.C., écrit : « On a attribué au P.S.U.C. cette phrase : « Avant de prendre Saragosse, Il faut prendre Barcelone. » Elle reflétait exactement la situation et exprimait fidèlement l'aspiration du pays qui réclamait la dévolution à la Généralité du pouvoir détenu par les anarchistes » (op. cit., p. 426).

[35] La Batalla écrit à ce sujet : « Manifestation contre-révolutionnaire, de celles qui ont pour objet de créer, au sein des masses petites-bourgeoises et des couches arriérées de la classe ouvrière, une ambiance de pogrome contre l'avant-garde du prolétariat catalan : la C.N.T., la F.A.I., le P.O.U.M. ».

[36] Antonio Martin, ancien contrebandier, fut, après juillet 36, un efficace chef de « douaniers ». C'est, selon Santillan, ce qui, lui aurait valu de si solides inimitiés. Cependant républicains, socialistes et communistes font de lui le bourreau de Puigcerda et le responsable d'une longue période de terreur. Manuel D. Benavides dans son livre Guerra y Revolucion en Cataluña,dresse un long réquisitoire contre celui qu'il appelle « le boiteux de Malaga ».

[37] Arthur Koestler raconte que, pour les communications secrètes entre Valence et l'ambassade de Paris, le ministre Del Vayo et l'ambassadeur Araquistain utilisaient leurs épouses, deux sœurs d'origine suisse-allemande dont les conversations, dans leur dialecte natal, échappaient à tout contrôle. Selon Benavides, les conversations d'Azaña étaient souvent interrompues par le Comité de contrôle C.N.T. (op. cit. p. 424).

[38] Les mesures ultérieures prises par le gouvernement semblent prouver que Rodriguez Salas avait agi avec l'accord du ministre, le républicain Ayguade. Il est en revanche intéressant de relever la diversité des motifs invoqués par la presse communiste pour justifier l'Initiative de Rodriguez Salas : assurer le fonctionnement du central (Dœily Worker du 11 mai, reprendre le central au P.O.U.M. et aux incontrôlables qui s'en étaient emparés la veille (Corr. 1nt. 29 mai), ou installer tout simplement un délégué du gouvernement (Rodriguez Salas à la Presse) …

[39] Après ce discours, le bruit circule parmi les ouvriers des barricades que Garcia Oliver et ses amis, prisonniers de la police de la Généralité, étaient contraints sous la menace de lancer ces appels au calme ! Du côté du P.S.U.C., on prétend que Garcia Oliver a prévenu ses amis de ne tenir compte d'aucune consigne qu'il pourrait donner sans la faire précéder d'un « mot de passe »...

[40] Dans une note du 11 mai, l'ambassadeur d'Allemagne déclare tenir de Franco en personne que les journées de mai ont été l'œuvre de ses agents ; il précisait que Barcelone comptait treize agents franquistes. Mais rien n'indique que ces agents se trouvaient au sein du P.O.U.M. plutôt que dans le P.S.U.C., ou dans quelque autre organisation syndicale ou politique.

[41] Santillan raconte que l'écrivain argentin Gonzalez Pacheco, Venant de Bruxelles, y avait entendu de la bouche de l'ambassadeur Ossorio y Gallardo que l'on savait ce qui allait se préparer à Barcelone. Cela, et la présence des navires de guerre anglais et français au large, le conduit à penser à une provocation d'origine internationale, dans laquelle les communistes étaient partie prenante, comme le démontrerait la présence à Barcelone le jour des troubles de José del Barrio, commandant de la 27° division, et de son chef d'état-major.

[42] Controversy, août 1937. Voir aussi, dans son ouvrage Catalogne libre, le chapitre sur les Journées de mai.

[43]  « Les Journées de mai furent-elles un 15 mai ? » (parallèle avec la révolution de 1848), La Révolution prolétarienne, 10 juin 37.

[44] Santillan raconte qu'avant de se rendre chez Companys, il fit pointer sur le bâtiment les canons des batteries côtières avec ordre au commandant de lui téléphoner à intervalles réguliers dans le bureau de Companys et de commencer le tir s'il ne répondait pas en personne.

[45] Santillan, op. cit. p. 164.

[46] Comme l'ont affirmé le trotskyste Félix Morrow ou, dans une certaine mesure, Santillan, qui regretta très vite le rôle qu'il avait joué pour l'établissement d'un cessez-le-feu sans conditions.

[47] Jesus Hernandez a raconté la séance du bureau politique du P.C. où fut, d'après lui, décidée la chute de Caballero. Selon sa version, José Diaz et lui-même auraient plaidé contre une initiative qui aurait équivalu à « briser le front de lutte ». Contre eux, le conseiller d'ambassade de l'U.R.S.S., présent à la réunion avec Geroe, Codovila, Stepanov et Orlov, aurait fait prévaloir le point de vue de Moscou, en affirmant : « Caballero ne veut plus écouter nos conseils », et « il a refusé la suspension de La Batalla et la proclamation de l'illégalité du P.O.U.M. ».

[48] Hernandez ayant écrit que Prieto avait suivi les ministres communistes et réclamé, après leur départ, la démission du gouvernement, Prieto a affirmé (Entresijos de la Guerra de España, p. 52) qu'il s'était contenté de mettre en garde Caballero qui voulait « continuer, en lui faisant remarquer qu'il ne pouvait le faire sans en avoir rendu compte au président Azaña ». Le souci de Prieto, après son expulsion du gouvernement Negrin, de se démarquer des communistes dans le passé, explique cette interprétation, peu convaincante à vrai dire : le déroulement de la crise ministérielle et son dénouement prouvent en effet l'accord, au moins tacite, entre Prieto et les ministres communistes sur la nécessité du renversement de Largo Caballero.

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