1961

" A ceux qui crient à « l'Espagne éternelle » devant les milices de la République avec leurs chefs ouvriers élus et leurs titres ronflants, il faut rappeler la Commune de Paris et ses Fédérés, ses officiers-militants élus, ses « Turcos de la Commune », ses « Vengeurs de Flourens », ses « Lascars ». "

P. Broué, E. Témime

La Révolution et la Guerre d’Espagne

I.12 : Le gouvernement Negrin et la liquidation des oppositions

C'est la deuxième crise ministérielle depuis juillet 36 qui s'ouvre après le Conseil des ministres du 15 mai. Les conditions mêmes dans lesquelles elle se résout indiquent la profondeur des changements intervenus. C'est en effet au président Azaña, relégué au second plan depuis septembre, que revient le soin de la régler, par des consultations dans la plus pure tradition parlementaire.

La première solution envisagée, le remaniement du gouvernement par le remplacement des ministres communistes [1], échoue devant l'exécutif socialiste qui décide la démission de ses ministres. La crise officiellement ouverte, Azaña confie à Largo Caballero le premier « tour de piste ». C'est la première solution à tenter, et, comme disent les journalistes, c'est une hypothèque à lever. En effet, C.N.T. et U.G.T. d'une part, partis socialiste et communiste de l'autre se déclarent prêts à soutenir un gouvernement de même composition que le précédent, C.N.T. et U.G.T. affirmant en outre qu'elles ne participeront pas à un gouvernement qui ne serait pas présidé par Largo Caballero. Celui-ci propose immédiatement une nouvelle répartition des portefeuilles : l'U.G.T. aurait trois ministères, la Guerre cumulée avec la présidence, l'Intérieur, les Affaires étrangères, toutes les autres formations en auraient deux, le parti socialiste Finances et Agriculture, Industrie et Commerce, le parti communiste Instruction publique et Travail, l'Union républicaine, Communications et Marine marchande, la Gauche républicaine, Travaux publics et Propagande, la C.N.T. Justice et Santé. Largo Caballero espère-t-il faire accepter son projet aux partis ? Certes, la représentation de la C.N.T. est réduite de moitié, mais c'est l'U.G.T. qui détient les portefeuilles-clés. En outre, Prieto et Alvarez del Vayo disparaissent de la combinaison. En tout cas, Largo Caballero ne propose pas le « gouvernement syndical » dont parlent volontiers ses amis.

Les déclarations très diplomatiques des représentants des groupes parlementaires indiquent nettement leurs réticences à l'égard du nouveau gouvernement. Pour la Gauche républicaine, Quemades insiste sur le « maintien de l'ordre public » et la « reconstruction économique ». Irujo dit que les Basques souhaitent « un gouvernement de concentration nationale, présidé par un socialiste ayant la confiance des républicains », afin de « supprimer fermement les causes de désordre et d'insurrection ». C'est dans le même sens que va le socialiste Lamoneda, qui veut « un tournant radical dans la politique du ministère de l'Intérieur ». Le parti communiste, quant à lui, ne jette aucune exclusive nominale, mais réclame l'attribution de l'Intérieur et de la Guerre à des « personnalités jouissant du soutien de tous les partis et organisations composant le gouvernement ». Mais, à ce moment-là, Azaña sait déjà que les socialistes veulent Prieto à la Guerre et, par José Diaz, que les communistes s'opposent à ce que Largo Caballero cumule encore Guerre et présidence du Conseil.

Dans la nuit, Azaña réunit autour de lui Largo Caballero, Prieto, Lamoneda, José Diaz, Martinez Barrio, Quemades. Largo Caballero refuse d'abandonner la Guerre. Le P.C. refuse de participer dans ces conditions. Parti socialiste et Gauche républicaine font de la participation communiste la condition de la leur. La nouvelle combinaison Largo Caballero est donc une impasse. Azaña prie José Diaz de tenter un effort pour infléchir la position de son parti, puis fait appel à Negrin que les communistes, les socialistes et les républicains sont prêts à soutenir et dont la candidature semble préparée depuis des mois [2].

Le 17, on annonce la formation du gouvernement Negrin. Trois socialistes, de la tendance Prieto, occupent les postesclés, Negrin assurant les Finances et la présidence, Prieto la Défense nationale et Zugazagoitia l'Intérieur. Jesus Hernandez et Uribe conservent l'Instruction publique et l'Agriculture. Le catalan Ayguadé, de l'Esquerra, que la C.N.T. dénonce comme l'un des responsables des Journées de mai devient ministre du Travail. Irujo est ministre de la justice et le docteur Giral ministre des Affaires étrangères... La C.N.T. et l'U.G.T., fidèles à leur position initiale en faveur d'un gouvernement Largo Caballero, ne participent pas.

Juan Negrin

Le nouveau président du Conseil est peu connu. C'est un homme de quarante-six ans, en pleine force – il est doué d'une vitalité peu commune – qui, jusqu'à la guerre civile, n'a été, dans la politique, qu'un brillant dilettante. « Enfant chéri de la fortune », comme dit son admirateur Ramos Oliveira, né dans une famille riche des Canaries, il a parcouru le monde à son gré, obtenant à l'université de Leipzig les diplômes de médecine qui lui ont valu la chaire de Physiologie à l'université de Madrid en 1931. Marié à une Russe, il a de nombreuses relations dans le monde occidental. Il a adhéré au parti socialiste en 1929, est devenu député en 1931 et a constamment été réélu depuis. Il ne se considère ni comme un marxiste, ni comme un représentant de la classe ouvrière : socialiste « à l'occidentale », c'est un grand bourgeois et un universitaire distingué, bien plus proche d'un Prieto que d'un Largo Caballero. Mais il n'a pris part que de loin à la lutte interne dans le parti socialiste, n'a aucune ambition ni aucun goût pour les luttes politiques, auxquelles il passe pour préférer les plaisirs de la vie. Aussi est-il pratiquement inconnu lorsqu'il devient, sur proposition de Prieto, ministre des Finances dans le gouvernement Largo Caballero. Il ne l'a accepté, dira-t-il, que par devoir, convaincu que « la guerre avait un aspect international, décisif pour son résultat et que, de ce fait, un cabinet Largo Caballero avec des représentants de l'extrême-gauche socialiste et du communisme était une erreur grossière, pire... que l'entrée des fascistes à Getafe » [3].

Ce sont les mêmes préoccupations qui l'inspirent une fois installé au ministère des Finances ; il est le défenseur inconditionnel de la propriété capitaliste, l'adversaire résolu de la collectivisation, c'est lui que les ministres de la C.N.T. trouveront sur le chemin de toutes leurs propositions. C'est lui qui a réorganisé solidement les carabiniers. C'est lui aussi qui a présidé à l'envoi en U.R.S.S. de la réserve d'or de la République. Il jouit de la confiance des modérés et son nom sera mis en avant, pendant la crise, par Irujo d'abord. Il passe pour l'homme de Prieto. Il est en excellents termes avec les communistes qui l'ont assuré, d'avance, de leur soutien et, par l'intermédiaire de Jesus Hernandez, en ont fait leur candidat au gouvernement de coalition qu'ils préconisent. Avec lui, c'est leur politique, celle de Prieto – pour l'instant elles se confondent – qui triomphe.

Tandis que la F.A.I., dans un manifeste diffusé clandestinement, dénonce « la victoire, non seulement du bloc bourgeois-communiste, mais aussi de la France, de l'Angleterre et de la Russie », les réactions occidentales se révèlent favorables. Le Temps,du 17 mai, invitait le nouveau gouvernement à choisir entre « démocratie et dictature prolétarienne, entre ordre et anarchie ». Le New York Times du 19 annonce que Negrin a l'intention « d'utiliser à l'intérieur une poigne de fer », et précise : « En agissant ainsi, le gouvernement espère gagner les sympathies des deux démocraties qui signifient le plus pour l'Espagne – Gande-Bretagne et France – et garder le soutien de la nation qui l'a le plus aidée – la Russie. Le principal problème du gouvernement aujourd'hui est de pacifier ou d'écraser l'opposition anarchiste. » La revue officieuse française Affaires étrangères souligne la signification profonde du choix du nouveau président et du nouveau ministre des Affaires étrangères, le départ des extrémistes et l'importance croissante des Basques, le caractère « raisonnable » du nouveau gouvernement et les espoirs qu'il permet maintenant pour une solution de conciliation...

La presse des partis de la coalition salue en tout cas dans ce nouveau gouvernement le « gouvernement de la victoire ».

La suppression du P.O.U.M.

Dès avant la chute de Caballero, la presse du P.C. et du P.S.U.C. avait lancé contre le P.O.U.M. une véritable campagne de « chasse aux sorcières ». Elle s'est intensifiée après ce que les communistes appellent l' « insurrection fasciste de Barcelone ». Largo Caballero avait refusé la répression contre le P.O.U.M. Negrin ne peut qu'y consentir. Le 28 mai, La Batalla est supprimée. Julian Gorkin est inculpé pour son éditorial du 1° mai appelant les travailleurs à veiller « l'arme aux pieds » et proposant à la C.N.T. le « front uni révolutionnaire ». Le 16 juin, dans la nuit, tous les membres du Comité exécutif du P.O.U.M. sont arrêtés, Nin dans son bureau, d'autres chez eux, d'autres encore au front. La police, n'ayant pu trouver sur le moment Andrade ni Gorkin, arrête leurs femmes.

Le 11 juin paraît un premier acte d'accusation contre le P.O.U.M. Il affirme : « La ligne générale de la propagande de ce parti était la suppression de la République et de son gouvernement démocratique par la violence et l'instauration d'une dictature du prolétariat. » Rien d'extraordinaire dans cette accusation, normale contre des révolutionnaires qui se réclamaient de la pensée de Lénine. Pourtant, la suite de l'acte indique un autre état d'esprit : le P.O.U.M. est accusé d'avoir « calomnié un pays ami dont l'appui moral et matériel a permis au peuple espagnol de défendre son indépendance », d'avoir – allusion aux procès de Moscou – « attaqué la justice soviétique », et d'avoir été « en contact avec les organisations internationales connues sous la dénomination générale de « trotskystes » et dont l'action au sein d'une puissance amie démontre qu'elles se trouvent au service du fascisme européen ».

Le contenu et le ton même de l'acte d'accusation rappellent la menace de la Pravda :la même main qui, à Moscou, a frappé les vieux bolcheviks s'apprête à frapper en Espagne. Contre les accusés, les mêmes services fabriquent les mêmes « preuves », des faux maladroits destinés seulement à servir de support aux « aveux ». Dans l'affaire du P.O.U.M. c'est le « plan N », plan de Madrid sur papier millimétré découvert sur le phalangiste Golfin et où la police aurait déchiffré un message à l'encre sympathique désignant « N » contre un agent sûr. « N », c'est bien entendu Nin. Jesus Hernandez affirme que les dirigeants du P.C. furent exaspérés par la grossièreté de ce faux inutilisable. Miravittles déclare publiquement que le document est si évidemment faux que personne n'osera l'utiliser. Cette « preuve » sert pourtant à justifier l'arrestation.

Le 29 juillet une note d'Irujo, ministre de la Justice annonce le renvoi devant les tribunaux pour espionnage et haute trahison de Gorkin, Andrade, Bonet et sept autres dirigeants du P.O.U.M., aux côtés du phalangiste Golfin : la technique de l' « amalgame », éprouvée dans les procès de Moscou, continue à être de règle. La note précise :

« Il y a dans la cause de nombreux documents trouvés dans les locaux du P.O.U.M.: clefs, codes télégraphiques, documents, ayant trait au trafic d'armes, contrebande d'argent et d'objets de valeur, différents périodiques provenant de diverses capitales, communications d'éléments étrangers faisant allusion à des entrevues ayant eu lieu à l'intérieur du territoire loyal ou en dehors de celui-ci, participation d'éléments étrangers à des préliminaires d'espionnage et au mouvement subversif de mai. » Mais, répondant aux questions de la commission Maxton, Irujo déclare qu'il n'y a « aucune preuve d'espionnage contre aucun dirigeant du P.O.U.M. », et que « le document N est sans valeur ». Pour lui le P.O.U.M. répondra devant le tribunal de « son geste révolutionnaire contre la République ». Prieto partage ce point de vue d'un procès politique : « La République doit se défendre contre ceux qui veulent la révolution à tout prix, alors que ce n'est pas le moment en Espagne. » Seul, le parti communiste – qui ne peut accepter de reconnaître qu'on persécute des révolutionnaires – continue à parler d' « espions » et de « fascistes ». Le juge d'instruction le suit puisque son rapport déclare : « Les accusés s'étant mis d'accord avec des individus appartenant à la Gestapo allemande qui jusqu'à présent, n'ont pas encore été présentés (sic)ont réalisé au cours du mois de mai à Barcelone, dans le but de troubler l'action du gouvernement, des actes hostiles à caractère secret, ainsi qu'un soulèvement de type militaire. » Le 13 novembre, devant le Comité central du P.C., José Diaz demande, puisque la trahison du P.O.U.M. est « prouvée », que « le peloton d'exécution fonctionne pour en finir avec les traîtres et les terroristes » [4].

Cependant, lors du procès, en octobre 1938, l'accusation de l'espionnage n'est pas retenue. Andrade, Gorkin, Bonet, Guironella, sont condamnés à quinze ans de prison pour avoir tenté de renverser l'ordre établi » [5]. Le P.O.U.M. et la J.C.I. sont dissous. En fait, dès avant cette date, l'arrestation des membres de Comité exécutif en juin, puis, à l'automne, de leurs remplaçants Rodes, Farré, Solano, Pelegrin, a décapité le P.O.U.M., direction, potentielle de l'opposition révolutionnaire : somme toute, l'objectif visé a été atteint.

L'assassinat d'Andrès Nin

Le procès du P.O.U.M. ne sera pourtant pas la suite des procès de Moscou : l'affaire est montée suivant les mêmes méthodes, faux policier, « amalgame » avec un fasciste authentique, accusation d'espionnage. Mais à ce mécanisme il manque une pièce de taille, les aveux, élément essentiel de la réussite des opérations de ce type. Il semble bien que ce soit la résistance d'Andrès Nin qui ait entraîné l'échec final d'une entreprise destinée à démontrer qu'en Espagne, comme en Russie les « trotskystes », adversaires du régime stalinien, étalent au service de Hitler, Mussolini, Franco.

Andrès Nin est arrêté, nous l'avons vu, le 16 juin, en même temps que ses camarades. Mais son nom ne figure pas sur la liste des dirigeants du. P.O.U.M. renvoyés devant le tribunal le 29 juillet. Depuis quelque temps déjà le bruit circule qu'il a été, après son arrestation, remis à des policiers communistes, transféré dans un préventorium de la région de Madrid et, là, assassiné. La première, Federica Montseny pose la question : « Qu'avez-vous fait de Nin ? » Le gouvernement répond : « Nin a été arrêté, il est détenu.» Mais, de bouche à oreille, des ministres laissent percer la vérité, avouent leur impuissance : Zugazagoitia déclare à Jordi Arquer, chef de colonne du P.O.U.M., que Nin est à Madrid dans une prison privée communiste ; il lui conseille de ne pas tenter de le retrouver car dans ce cas, aucun sauf-conduit officiel ne pourrait le protéger. Au Conseil des ministres éclatent de violents incidents : Negrin interpelle les ministres communistes, se déclare prêt à couvrir ce qu'il faut couvrir, mais exige d'être mis au courant. Bientôt, le 4 août, il faut, devant le scandale qui grandit [6], reconnaître une partie de la vérité. Le 4 août, le gouvernement publie une note qui déclare : « Des informations recueillies, il ressort que Nin a été arrêté par la police de sûreté générale, en même temps que les autres dirigeants du P.O.U.M., qu'il a été transféré à Madrid dans un préventorium habilité à cet effet et que, de là, il a disparu. »

L'affaire Nin a un énorme retentissement. Ancien secrétaire de la C.N.T., ancien secrétaire de l'Internationale syndicale rouge, le dirigeant du P.O.U.M. est mondialement connu dans le mouvement ouvrier et syndical. En Espagne et à l'extérieur se multiplient les comités, les commissions d'enquête, les lettres, les télégrammes. Sur les murs des villes revient la même question : « Où est Nin ? » Les militants du P.C., qui ont la rime facile, ont trouvé la réponse : « A Salamanque ou à Berlin. » Assaillis de questions, les ministres se contredisent : Irujo affirme que Nin n'a jamais été détenu dans une prison gouvernementale, alors que Zugazagoitia, ministre de l'Intérieur, dit qu'il y a été, mais qu'il en est parti, transféré « ailleurs »... Le ministre de la Justice désigne un juge d'instruction pour enquêter sur la disparition de Nin. Plusieurs policiers impliqués et menacés d'arrestation disparaissent, certains réfugiés à l'ambassade d'U.R.S.S. Finalement, le juge d'instruction échappe de justesse, à Valence, à une tentative d'enlèvement par des policiers gouvernementaux. Irujo, au Conseil des ministres, menace de démissionner. Il est soutenu par Zugazagoitia, qui dénonce l'activité du directeur général de la Sûreté, le communiste Ortega. Finalement, Ortega est révoqué, mais Nin n'est pas retrouvé. Dès le 8 août 1937, le correspondant à Madrid du New York Times avait pu écrire : « Quoique on ait tout fait ici pour étouffer l'affaire, tout le monde sait maintenant qu'on l'a retrouvé mort dans les faubourgs de Madrid, assassiné. »

La thèse des amis de Nin – l'enlèvement par les services secrets de la police soviétique, la N.K.V.D. – a aujourd'hui été confirmée par les révélations de Jesus Hernandez. On savait déjà que, parmi les policiers qui arrêtèrent les leaders du P.O.U.M. figurait un militaire russe, le capitaine Léon Narvitch [7], qui avait, quelques semaines auparavant, pris contact avec Nin et Andrade en se faisant passer pour un membre de l'opposition russe, servant en Espagne comme technicien. Jesus Hernandez raconte la suite du drame : Nin, livré à Orlov, chef de la N.K.V.D. en Espagne, par les policiers communistes qui l'ont arrêté, est emprisonné dans un préventorium, une villa de Alcala de Henares. Il s'agit d'obtenir de lui les « aveux » qui permettraient un procès public analogue à ceux de Moscou et consacreraient la thèse de Staline en affirmant une fois de plus l'alliance avec les fascistes de ses adversaires, oppositionnels et « trotskystes ». Mais Nin, qui est pourtant un grand malade, résiste à la torture et refuse d'« avouer ». Dès lors, il est impossible de le faire reparaître. Nin vivant se transformerait en un redoutable accusateur. Mais il est également impossible d'avouer sa mort en préventorium. Selon Hernandez, c'est le commandant Carlos qui, au moment où il devient nécessaire d'en finir, a l'idée d'une mise en scène qui accréditerait la thèse d'une évasion de Nin, grâce à l'intervention de « membres de la Gestapo » déguisés en combattants des brigades internationales. Ce sera la thèse exposée par les « responsables » du préventorium aux enquêteurs officiels. On ignore toujours, en tout cas, si le cadavre de Nin a finalement été retrouvé ou identifié.

Ces explications officielles ne trompent personne. Après l'assassinat, au cours des Journées de mai, de Berneri et d'Alfredo Martinez, il est clair qu'une « police » parallèle fait la chasse aux adversaires les plus redoutés de Staline, espagnols ou étrangers. La N.K.V.D. a, en Espagne, son réseau, dont on finit par connaître les chefs et les prisons, mais qui jouit d'une totale liberté d'action, La restauration de l'État a supprimé les « tchékas » des partis, des syndicats et des comités, mais la nouvelle légalité s'accommode de l'existence de cette toute-puissante police secrète.

Dispersés, après la dissolution des colonnes du P.O.U.M., isolés, sans travail, les révolutionnaires étrangers antistaliniens sont une proie facile pour les services de Pedro et d'Orlov, qui poursuivent implacablement l'épuration annoncée par la Pravda.Pour un Georges Kopp, socialiste belge que la presse communiste présentera quelque temps comme l'espion n° 1 mais que la campagne de la presse socialiste étrangère fera libérer [8], ses victimes sont nombreuses. Bob Smilie, délégué des jeunes de l'I.L.P., meurt en prison à Valence, d'une appendicite suspecte. D'autres disparaissent sans laisser de trace : Kurt Landau, militant autrichien, ancien secrétaire de l'opposition de gauche internationale, solidaire du P.O.U.M. contre Trotsky, le jeune socialiste russe Marc Rhein [9], le trotskyste polonais Freund, dit Moulin, le trotskyste tchèque Erwin Wolf, ancien secrétaire de Trotsky [10], José Robles, ancien professeur à l'Université John Hopkins et ancien secrétaire du général Goriev [11]. En dehors des prisons « privées », les prisons d'État sont elles aussi remplies d'antifascistes, en majorité étrangers. La commission d'enquête dirigée par Félicien Challaye et l'Anglais Mc Govern a la stupeur de se voir accueillie, au Carcel modelo de Barcelone, en novembre 1937, par l'Internationale, que chantent cinq cents détenus. Il faudra une intervention personnelle de Manuel de Irujo et une amélioration du régime pénitentiaire pour arrêter, à Barcelone, la grève de la faim que font les détenus antifascistes animés par la femme de Landau.

La dissolution du Conseil de défense d'Aragon

Les gens du P.O.U.M. et les communistes antistaliniens ne sont pas les seuls visés par le « gouvernement » de la victoire ». Il apparaît très vite que le Conseil de défense d'Aragon ne pourra pas préserver la quasi-autonomie dont il a joui sous le gouvernement de Largo Caballero, et qui en fait le bastion des extrémistes de la C.N.T. et de la F.A.I. Son président, Joaquin Ascaso, et accusé d'avoir été l'inspirateur de l'action de certains éléments irréductibles pendant les Journées de mai. Sa liquidation, et celle des collectivités aragonaises, devient une nécessité pour un gouvernement désireux de prouver qu'il assure l'ordre et respecte la propriété. Elles seront un gage donné à tous les éléments républicains modérés en même temps qu'un coup porté aux révolutionnaires de la C.N.T.

La campagne est habilement menée. Le 19 juillet, dans une allocution radiodiffusée, Joaquin Ascaso accuse le gouvernement d'abandonner systématiquement le front d'Aragon et de refuser toute aide au Conseil, constitué pourtant de représentants de tous les partis et syndicats, P.C., J.S.U. et U.G.T. compris. C'est que, effectivement, socialistes, communistes et républicains ne sont encore jamais parvenus à organiser, de l'intérieur, une opposition sérieuse à la direction de la C.N.T. qui domine totalement le Conseil. Mais avec la constitution du gouvernement Negrin, les conditions changent et il leur devient possible de compter sur une aide extérieure. Le journal communiste Frente rojo, le 31 juillet, lance les premières accusations contre « les extrémistes... de certaines organisations... en liaison avec la cinquième colonne ». Quelques jours après se tient à Barbastro une assemblée de représentants des partis et syndicats aragonais hostiles à la domination de la C.N.T. à travers le Conseil : parti républicain, parti communiste et U.G.T., au nom du Front populaire, réclament la dissolution du Conseil à cause de sa politique « équivoque et contraire aux intérêts de l'économie de la région », demandent au gouvernement d'envoyer un « gouverneur fédéral », pour le représenter. Le 10 août paraît le décret de dissolution du Conseil d'Aragon. « L'Aragon, dit l'exposé des motifs, est resté en marge de ce courant centralisateur auquel nous devrons en grande partie la victoire qui nous est promise.» A l'autorité du Conseil est substituée celle d'un gouverneur civil, le républicain Mantecon. Immédiatement, la 11° division du commandant communiste Lister, envoyée par Prieto aux environs de Caspe, passe à l'action contre les Comités et les collectivités dont la presse du Front populaire unanime réclame la dissolution. Le journal du Conseil Nuevo Aragon est supprimé et remplacé par le communiste El Dia. Les Comités locaux sont remplacés par des Conseils municipaux installés par les troupes de Lister. Les locaux de la C.N.T. et des organisations libertaires sont occupés militairement, puis fermés. De nombreux responsables sont arrêtés, et parmi eux Joaquin Ascaso, le 12 août, inculpé de « contrebande » et de « vols de bijoux » [12]. Le 18 septembre, bénéficiant d'un non-lieu, il est remis en liberté. A cette date, l'objectif est atteint, le dernier pouvoir révolutionnaire a été définitivement liquidé.

En même temps, l'aile irréductible de la F.A.I. et de la C.N.T. a été frappée de façon décisive. Au lendemain des Journées de mai, Santillan s'est efforcé de convaincre ses amis Garcia Oliver et Vasquez que la C.N.T. et la F.A.I. se sont trompées en « arrêtant le feu (à Barcelone) sans avoir réglé les questions en suspens », et qu'il est encore temps en contre-attaquant de « récupérer les positions perdues». Dans les mois qui suivent, il est écarté de toute responsabilité confédérale : la F.A.I., qui partage son point de vue, est impuissante sans la C.N.T. dont la direction, faute d'une autre perspective, est entièrement acquise au soutien de Negrin. Au Cours du plenum du mouvement libertaire d'octobre 1938, on verra Mariano Vazquez s'en prendre aux irréductibles en condamnant l'activité des Patrouilles de contrôle, les « positions donquichottesques » du Conseil d'Aragon, les « manœuvres » de Joaquin Ascaso... Le 21 septembre 1937, des canons et des tanks, sur l'ordre du gouvernement, participent à l'assaut de Los Escolapios,siège du Comité de défense C.N.T.-F.A.I., dont les forces de l'ordre s'emparent après plusieurs heures de combat. En décembre, les Jeunesses libertaires entrent, aux côtés de la J.S.U., dans l'Alliance de la jeunesse antifasciste. Fidel Miro, compagnon d'Alfredo Martinez, assassiné en mai, siège aux côtés de Carillo, l'animateur de l'Alliance. Le Front de la jeunesse révolutionnaire appartient désormais au passé.

La liquidation de l'opposition loyale

Il ne reste plus, contre l'autorité gouvernementale, qu'un obstacle sérieux, l'opposition de Largo Caballero, toujours secrétaire de l'U.G.T., dont l'influence reste importante dans le parti et la J.S.U. et se manifeste dans les journaux que ses amis contrôlent, Claridad, Adelante de Valence et La Correspondencia de Valencia. Le « vieux » résiste, s'efforce de tenir tête, dans cette lutte d'appareil, aux forces conjuguées de Prieto et de l'État. Mais il évite de briser en public le front antifasciste ; quand il s'y décide, il est trop tard.

La minorité des J.S.U. est la première écrasée. Après la rébellion de Fernandez et Gregori, au nom des fédérations des Asturies et du Levante, elle semble d'abord se développer, renforcée par l'appoint d'anciens dirigeants des J.S., Leoncio Perez, Martinez Dasi, Tundidor Lopez, sur la double ligne de l'opposition au P.C. et à la politique d'Union sacrée et de la lutte pour la démocratie interne. En juin, ils sont en pleine offensive, prévoient la sortie d'un hebdomadaire, Renovacion,réclament un congrès qui élirait une direction comprenant des représentants de toutes les tendances. Mais, bientôt, la chute des Asturies va les priver de leur bastion. Le silence de Largo Caballero les laisse réduits à leurs seules forces, face au gouvernement qui leur interdit toute manifestation publique. La rébellion de la J.S.U. s'éteint, faute, d'appui extérieur.

Dans le parti socialiste, c'est autour des journaux contrôlés par Largo Caballero et ses amis que se déroule la bataille. Dès le mois de mai, Hernandez Zancajo cesse d'être directeur de Claridad ;bientôt Carlos de Baraibar et Araquistain sont exclus du comité de rédaction. En juillet, le secrétariat de l'U.G.T. fait connaître que Claridad,de même que Las Noticias de Barcelone, ne représentent plus l'opinion de la centrale. A la mi-juillet, le plenum provincial de la fédération socialiste de Valence prononce la dissolution de tous les comites de liaison avec le P.C. tant que Jesus Hernandez et la Pasionaria n'ont pas retiré les accusations portées contre Largo Caballero. Le 26, sur décision de la commission exécutive nationale, l'organisation socialiste de Valence s'empare des locaux de la fédération provinciale. Une commission, accompagnée du gouverneur socialiste Molina Conejero, tente de s'emparer des locaux de son journal Adelanle, organe de la fédération provinciale, fidèle à Largo Caballero. Les militants résistent : le journal sera enlevé de force, sur ordre du ministre socialiste de l'Intérieur Zugazagoitia, par un détachement de gardes d'assaut. Un plenum extraordinaire du parti socialiste approuve la saisie. Le 27, la rédaction d'Adelante est confiée à l'ancien secrétaire de Prieto, Cruz Salido, membre de l'exécutif.

 Caballero n'a plus à sa disposition que La Correspondencia de Valencia, quotidien du soir de l'U.G.T. Il va bientôt le perdre aussi. Dès le lendemain de la constitution du gouvernement Negrin en effet, l'offensive a commencé contre la direction au sein de l'U.G.T. Le 28 mai, par 24 voix contre 14, le comité national désapprouve l'attitude de l'exécutif pendant la crise et son refus de soutenir un gouvernement qui ne serait pas présidé par Largo Caballero. Les communistes exploitent ce vote hostile à la direction dans une campagne, fort bien agencée, pour la réorganisation des organismes de direction par une représentation proportionnelle des tendances, communiste, socialiste, sans partis. L'exécutif démissionne, mais revient sur sa décision, car la majorité, qui comprend non seulement les communistes, mais bon nombre de socialistes simplement hostiles à la non-participation, n'est pas prête à le remplacer. Le 1° août pourtant, les grandes fédérations d'Industrie contrôlées par des communistes ou des pro-communistes exigent une nouvelle réunion du comité national. L'exécutif Caballero s'y refuse et riposte par l'exclusion, pour non-paiement des cotisations, les fédérations d'Industrie qui ne sont pas en règle, 200 000 travailleurs au total, dont les mineurs, les Cuirs et Peaux, le Gaz et l'Electricité, les enseignants, les employés de banque... Le 28 septembre, la minorité exige la convocation dans les 48 heures d'un comité national pour discuter de l'exclusion « d'un tiers des fédérations de l'U.G.T. ». Adelante,journal du parti socialiste, annonce la réunion du comité national pour le 1° octobre. Le 30 septembre, Caballero et l'exécutif dénoncent cette convocation, qui est un acte d'indiscipline. Le 1° octobre se réunissent dans l'escalier du local de l'exécutif, les délégués de 31 fédérations sur 42 – dont 13 suspendues –, sous la présidence de Felipe Pretel, trésorier de l'exécutif et secrétaire général du commissariat, collaborateur d'Alvarez del Vayo.

L'assemblée prend le titre de Comité national, annule les exclusions, élit un nouvel exécutif[13] présidé par Gonzalez Peña, se déclare fidèle inconditionnellement au gouvernement Negrin. Le ministre de l'Intérieur suspend La Correspondencia de Valencia :des ouvriers manifestent à Valence et protestent. Le 6 l'exécutif de Caballero, dans un manifeste, annonce qu'il prépare un Congrès national. Il dénonce la collusion des « scissionnistes » et du gouvernement : le ministre Giner de los Rios a donné aux postiers l'ordre d'acheminer tout le courrier de l'U.G.T. et de payer les chèques à l'exécutif Gonzalez Peña. Les banques reçoivent des ordres semblables. De son cote, le Comité de liaison P.S.-P.C. dénonce la « conduite scissionniste et dictatoriale » de l'exécutif Caballero, salue le « Comité national de l'U.G.T. qui met fin à la situation de violence et de malaise » en « se rangeant aux côtés du gouvernement ».

Le conflit est désormais public : Largo Caballero annonce qu'il va faire appel à l'opinion ouvrière par une série de conférences prononcées dans les plus grandes villes de la zone républicaine. Le gouvernement laisse faire, espérant un échec à Madrid où l'on estime généralement que la popularité du « vieux » à baissé. Or, le 17 octobre, quand il prend la parole au cinéma Pardinas, les cinq plus grandes salles qui retransmettent son discours regorgent de monde et la foule s'entasse sur les trottoirs, autour des haut-parleurs. Il raconte ses démêlés avec les communistes, la manière dont ils ont fait tomber son gouvernement, dénonce la coalition des socialistes de droite et des communistes, l'emploi de l'autorité de l'État pour le déloger du contrôle de l'U.G.T. Il critique férocement la politique du gouvernement Negrin, sans proposer cependant une politique de rechange, sans lancer aucun mot d'ordre. Son discours est celui d'un opposant loyal qui ne menace en rien le régime [14]. Il produit pourtant une impression énorme par l'écho qu'il rencontre. Le gouvernement, effrayé, décide de l'empêcher de poursuivre : le 21, en route pour Alicante, il est arrêté et ramené à Valence où il est gardé à vue à son domicile. Sa seule protestation sera une lettre ouverte au président des Cortes : il ne se bat plus. Le gouvernement, dès lors, exploite son avantage : le 28 novembre, il reconnaît comme seule légitime l'autorité du Comité exécutif dissident, celui que préside Gonzalez Peña. Le 30, il fait saisir La Correspondencia de Valencia. L'exécutif Caballero, qui se préparait à convoquer un congrès, est pratiquement mis hors la loi. Il reste alors à faire sanctionner la nouvelle situation par la Fédération syndicale internationale. Au début de janvier, Léon Jouhaux, secrétaire de la C.G.T. française, vient à Valence au nom de la F.S.I. pour essayer de trouver une solution de « compromis ». Il aboutit le 2 janvier : quatre caballeristes, Diaz Alor, Zabalza, Tomas et Hernandez Zancajo entrent à l'exécutif présidé par Gonzalez Peña. La « scission » de l'U.G.T. est terminée: il n'y aura pas de congrès. Largo Caballero est définitivement battu, et ne jouera plus aucun rôle dans la vie politique espagnole[15].

Mise en place d'un appareil de répression

Le gouvernement Negrin, cependant, veille à mettre en place le dispositif nécessaire à l'efficacité d'une éventuelle répression. Le ministre de la Justice, Irujo, commence par réorganiser les Tribunaux populaires, réservant par décret le droit de présentation des jurés aux seules organisations légales à la date du 16 février. La F.A.I. était illégale et se trouve ainsi exclue des Tribunaux populaires. Mais ceux-ci manifestent encore trop d'indépendance et sont enclins à la mansuétude quand ils ont à juger des accusés antifascistes. La liquidation totale de l'opposition exige un instrument plus docile. Un décret du 23 juin 37 institue donc des tribunaux spéciaux destinés à réprimer les crimes d'espionnage et de haute trahison. Ils sont composés de trois juges civils et deux juges militaires, tous nommés par le gouvernement. La définition du « délit d'espionnage et de haute trahison » est suffisamment extensive pour permettre l'utilisation de cette arme terrible contre tout opposant, même non fasciste... Sont, en effet, considérés comme tels, le fait « d'accomplir des actes hostiles à la République, au dehors ou à l'intérieur du territoire national », de « défendre ou propager des nouvelles, émettre des jugements défavorables à la marche des opérations de guerre ou au crédit et à l'autorité de la République », les « actes ou manifestations tendant à affaiblir le moral public, démoraliser l'armée ou diminuer la discipline collective ». Les peines prévues vont de six ans d'internement à la peine de mort. Circonstance aggravante, elles sont les mêmes pour le délit accompli que pour « la tentative et le délit subissant un échec, la conspiration et la proposition, ainsi que la complicité et la protection ». Le décret permet toutes les provocations et donne à la police des pouvoirs discrétionnaires puisqu'il prévoit que « seront exempts de peine ceux qui, après avoir donné leur accord pour commettre un de ces délits, le dénonceraient aux autorités avant qu'il ne soit accompli ».

C'est pratiquement interdire toute manifestation d'opposions et toute critique. C'est donner au gouvernement la possibilité de condamner pour « haute trahison » quiconque exprime un désaccord avec tout ou partie de sa politique. C'est en vertu de ce décret que seront jugés les dirigeants du P.O.U.M., pour des actes antérieurs à sa promulgation.

Cette politique de répression, cependant, ne s'étale pas au grand jour. Comme avant la révolution, les réunions syndicales doivent être autorisées par le délégué à l'Ordre public, après une demande faite au moins trois jours à l'avance. Comme avant la révolution, la censure, justifiée au départ par des nécessités militaires, s'exerce maintenant sur les prises de position politiques. Dès le 18 mai, Adelante paraît avec une première page en blanc sous le titre : « Viva Largo Caballero ». Le 18 juin, le gouvernement se réserve le monopole des émissions radiophoniques et saisit les émetteurs des centrales. Le 7 août, Solidaridad obrera est frappée de cinq jours de suspension pour avoir commis une infraction aux instructions de la censure en paraissant avec des « blancs » à la place des passages censurés : la censure fonctionne et exige qu'il ne reste pas trace de son activité. Le 14 août, une circulaire interdit toute critique à l'égard du gouvernement russe: « Avec une insistance qui permet de deviner un plan précis destiné à offenser une nation exceptionnellement amicale, créant ainsi des difficultés au gouvernement, divers journaux se sont occupés de l'U.R.S.S. d'une manière qui ne peut être admise... Cette licence absolument condamnable ne devrait pas être permise par le Conseil des censeurs... Le journal qui ne se conformerait pas serait suspendu indéfiniment, même s'il a été censuré ; dans ce cas, le censeur sera traduit devant le tribunal spécial chargé de crimes de sabotage. » La censure jouera, de même que la police et la poste, un rôle actif dans la scission de l'U.G.T., « coupant » systématiquement les déclarations de l'exécutif Caballero ou les articles de la C.N.T. consacrés à cette question.

Le S.I.M.

Il faut réserver une place à part, dans cet appareil de répression, au S.I.M. – Servicio de investigacion militar – créé, sur une initiative d'Indalecio Prieto, par un décret du 15 août 1937. Initialement service de contre-espionnage, il devient très vite une police politique toute-puissante, pouvant, sans jugement et sans autre enquête que la sienne, décider arrestations ou libérations. Après le républicain Sayagües, il est dirigé par le socialiste Uribarri, ex-officier de la garde civile qui s'entend directement avec les Russes des « services spéciaux », puis, après sa fuite en France [16] par Santiago Garcès qui passe pour avoir été l'un des auteurs de l'assassinat de Nin. Prieto, créateur du S.I.M., a longuement raconté comment il a vu le service lui échapper. Le commandant Duran, communiste, chef du S.I.M. de Madrid, nomme des militants communistes à tous les postes importants et les « techniciens » russes protesteront quand Prieto voudra les renvoyer dans l'armée. Quelques mois après sa création, le S.I.M., qui échappe complètement à l'autorité du ministre de la Défense nationale, compte plus de 6000 agents, et dirige des prisons et des camps de concentration [17].

L'État fort

Ainsi l'État « démocratique » reconstruit par Largo Caballero devient-il sous Negrin un État fort. Il se proclame toujours « démocratique et parlementaire », mais les Cortes squelettiques ne sont plus qu'une assemblée de figurants, et il n'est question d'élections ni aux Cortes ni aux Conseils municipaux [18]. Aucune opposition véritable ne peut s'exprimer au grand jour et la critique est assimilée à la trahison. On continue à parler de la « révolution populaire », mais la réalité est une constante remise en question des conquêtes révolutionnaires. Le gouvernement Negrin s'est affirmé partisan de la liberté des cultes, et, sous la patiente impulsion d'Irujo, est parvenu à desserrer l'étreinte qui pesait sur les prêtres et l'Église catholique. Bien des propriétaires fonciers portés « disparus » reviennent, d'autres sortent de prison. Tous réclament leurs terres, saisies en 35 : ils ont pour eux le droit et la loi, ainsi que l'appui gouvernemental [19]. En Catalogne, l'application du décret de collectivisation est suspendue, parce que « contraire à l'esprit de la Constitution ». Le décret du 28 août 1937 permet au gouvernement, par l'intervención,de prendre en mains toute entreprise métallurgique ou minière. L'Economist écrira bientôt (26 février 1938) : « L'intervention de l'État dans l'industrie allant à l'encontre de la collectivisation et du contrôle ouvrier, rétablit le principe de la propriété privée » [20]. Agents de maîtrise et directeurs reprennent leur place. L'État perçoit pour son compte les dividendes des actions « saisies» aux factieux et paie ceux des capitalistes étrangers.

La centralisation est telle que les autonomistes catalans et les nationalistes basques quittent finalement le gouvernement [21]. L'armée populaire se transforme définitivement en armée régulière de type traditionnel. Le Code de justice militaire nouveau prévu par Largo Caballero n'a jamais vu le jour et c'est l'ancien qui est en vigueur. Le gouvernement Negrin rétablit la hiérarchie des soldes [22]. Prieto interdit aux officiers « ouvriers » de dépasser le grade de commandant. Il restreint les pouvoirs et diminue le nombre des commissaires politiques[23], interdit aux militaires toute participation à des manifestations politiques (5 oct. 37). On voit renaître l'esprit de caste des officiers et Winston Churchill peut écrire:

« Au cours de l'année écoulée, le caractère du gouvernement républicain espagnol s'est nettement modifié dans le sens d'un mouvement simultané vers un système militaire et gouvernemental plus ordonné... Les anarchistes ont été mis à la raison par le fer et par le feu... On a formé une armée qui possède de la cohésion, une organisation stricte et une hiérarchie de commandements... Quand, dans quelque pays que ce soit, toute la structure de la civilisation et de la vie sociale est détruite, l'État ne peut se reconstituer que dans un cadre militaire... Dans sa nouvelle armée,... la République espagnole possède un instrument dont la signification n'est pas seulement militaire, mais politique... »

Le leader conservateur anglais conclut : « Les deux partis ont progressé de façon continue vers une expression cohérente de l'état d'esprit espagnol. N'est-ce pas le moment pour tous les vrais amis de l'Espagne de faire tous les efforts pour amener une pacification ? » [24]. Dans un article retentissant qui dresse le bilan de l'action de Negrin au 8 novembre 37, le Times peut écrire : « Deux nouveaux facteurs sont en train de prendre de l'importance : l'un concerne le caractère de la révolution, l'autre le caractère de la guerre. Le premier consiste dans une ferme réaction contre la violence d'en bas ; le deuxième consiste dans l'action en profondeur et en largeur de cette aspiration à l'indépendance qui est un des sentiments latents les plus forts du caractère national espagnol. Le premier, s'il va assez loin, changera le caractère de la révolution ; le deuxième, s'il aboutit à sa conclusion logique, doit finir par souder intimement les uns aux autres les partis opposés à l'heure actuelle de l'Espagne gouvernementale. »

Gouvernement de la « victoire » comme dit le parti communiste, ou gouvernement de la « réconciliation nationale » comme le souhaitent les conservateurs anglais ? Une page, en tout cas, est tournée. Quand, le 1° octobre 1937, les Cortes se réunissent à nouveau, Caballero est absent, et bien entendu, il n'y a aucun dirigeant anarchiste : ils n'étaient, en février 36, ni candidats, ni élus. Mais le conservateur Miguel Maura est là, et aussi Portela Valladares, revenu de France où il s'était réfugié, et qui proclame sa joie de voir « l'Espagne marcher vers une reconstruction sérieuse et profonde ». Quand, une semaine après, la presse franquiste, pour le discréditer, rendra publiques ses offres de service à la « cause nationale », il n'y aura pas grand-chose à répondre du coté républicain : la « respectabilité » se paie. Les attaques de la presse de la C.N.T. contre Maura et Valladares sont censurées, comme le discours du vieux Pestaña dénonçant l'emprise communiste et le recul de la révolution.

Celle-ci, en fait, est terminée. L'État est restauré. Un militaire qui a « maltraité par la parole » un supérieur dans le service risque la peine de mort. Les ouvriers dans les usines travaillent sous la stricte discipline de la « militarisation ». Deux galeries et demie sur six, au Carcel modelo de Barcelone, sont réservées aux détenus du P.O.U.M. et de la C.N.T.

Ceux qui ont vaincu la Révolution vont-ils gagner la guerre ? A cette condition seulement, les sacrifices et les souffrances du peuple espagnol pourraient avoir un sens, leurs propres actes une justification. Les hommes qui avaient commencé cette guerre dans le désordre et l'enthousiasme, ou du moins ceux qui restent, continuent à se battre : ils le font désormais dans l'ordre et la discipline, sous un gouvernement qui mérite les éloges de Winston Churchill et du Times. Mais, pour se battre contre Franco et ses alliés, l'Espagne « démocratique » et respectable de 1937 est aussi isolée que l'était l'Espagne révolutionnaire de 1936.

Notes

[1] Selon Largo Caballero, c'était la seule solution qui permettait de conserver un gouvernement pour le 16 mai, date fixée pour le début de l'offensive d'Estrémadure.

[2] Voir à ce sujet l'article du Temps du 23 mars déjà cité (chap. XI). Krivitsky dit que Stachevski, attaché commercial de l'U.R.S.S. et homme de confiance de Staline, voyait en Juan Negrin le successeur de Largo Caballero dès le mois de novembre 1937 (op. cit. p. 127). Hernandez (op. cit. p. 71) raconte comment il alla lui-même offrir à Negrin le soutien du P.C.

[3] Epistolario Prieto-Negrin, p. 41.

[4] Il n'est pas sans intérêt de remarquer qu'une grande partie de ce rapport est consacrée à « l'infiltration dans les rangs du parti d'éléments trotskystes ».

[5] Arquer était condamné à onze ans, Escuder et Rebull acquittés. Largo Caballero et Federica Montseny avaient déposé en faveur des accusés.

[6] Aux yeux de ceux qui le dénoncent, le « scandale » a deux aspects principaux. D'un simple point de vue démocratique, il est scandaleux que sous un gouvernement qui se targue d'avoir restauré la légalité et mis fin aux violences, un détenu puisse être livré par la police à des tueurs et que les autorités tentent de dissimuler la vérité. Par ailleurs, même après les semaines de paseos et de règlements de comptes, l'affaire Nin, par le caractère froidement concerté de l'enlèvement, la mise en scène, l'orchestration qui l'accompagnent, révèle la toute-puissance de la N.K.V.D. et la détermination des communistes de ne reculer devant rien pour se débarrasser d'un adversaire : d'autres leaders de la coalition antifasciste commencent à redouter pour eux-mêmes le sort de Nin. Enfin, aux yeux de bien des sympathisants communistes, l'enlèvement et l'assassinat d'un communiste dissident marquaient un véritable changement de nature du communisme stalinien dont les coups mortels n'étaient dirigés que contre les révolutionnaires.

[7] Le capitaine Narvitch sera assassiné à Barcelone, et Munis accusé du meurtre. Les amis de Munis soutiennent que Narvitch fut assassiné par le N.K.V.D, parce qu'il en savait trop. Il semble qu'il le fut par des hommes du P.O.U.M.

[8] Georges Kopp, devenu en Espagne lieutenant-colonel, avait quitté la Belgique après avoir été condamné à une lourde peine de prison pour avoir acheté et expédié des armes pour l'Espagne.

[9] Marc Rhein était le fils du leader menchevik russe Abramovitch. Correspondant d'un journal social-démocrate suédois, il était plutôt sympathisant des thèses « antifascistes ».

[10] Erwin Wolf, en collaboration avec Léon Sedov, le fils de Trotsky, avait contribué à anéantir la thèse du procureur Vichinsky sur le fameux voyage de Piatakov à Copenhague, après les procès de Moscou : l'hôtel Bristol, où Piatakov affirmait avoir rencontré Léon Sedov, n'existait plus.

[11] Fischer (op. cit. p. 429) parle longuement de la disparition de Robles, dont le fils, peu après, devait être condamné à mort par Franco. L'écrivain John Dos Passos a enquêté sur sa disparition.

[12] Il s'agissait de la vente de bijoux saisis pour le compte du Conseil d'Aragon à l'automne 1936.

[13] Edmundo Dominguez est vice-président, Rodriguez Vega secrétaire et Pretel, trésorier. Ce sont tous des socialistes nuance Del Vayo.

[14] Il donne pleinement raison au commentateur du Times qui écrit le 8 octobre qu'il est « une espèce d'opposition au sein du Front populaire qui est prête à accepter la charge du gouvernement si la roue venait à tourner ».

[15] Il est intéressant de noter sur « point l'accord total des dirigeants de la C.G.T. française, socialistes et communistes, avec Negrin, contre Largo Caballero, dont l'« arbitrage » de Jouhaux consacre la défaite acquise grâce à l'intervention de l'Etat. Quelques mois après, c'est Vincent Auriol qui tentera en vain de convaincre Largo Caballero d'accepter un rapprochement avec Negrin.

[16] Voir la brochure de Prieto Como y por qué sali del ministerio de Defensa nacional. Uribarri a commencé par se plaindre des pressions des « spécialistes » russes, puis il a cédé et s'est entendu directement avec eux, par-dessus la tête du ministre. Au début de mai 1938, il s'enfuit en France a la tête d'une petite fortune en bijoux et en or volés au cours d'opérations policières. Le gouvernement espagnol demandera en vain son extradition.

[17] Après la deuxième guerre mondiale, de nombreux auteurs ont rapproché les événements d'Europe orientale, la mainmise du parti communiste et de l'U.R.S.S. sur l'Etat, de ce qui s'était passé en Espagne républicaine sous le gouvernement Negrin. Julian Gorkin a intitulé un essai inédit : L'Espagne, premier essai de démocratie populaire. Cette comparaison est équivoque, dans la mesure où la genèse des démocraties populaires, mal connue, est trop souvent présentée de façon tendancieuse, soit comme le résultat d'un mouvement de masses, une sorte de révolution dirigée par le P.C., soit comme le résultat d'une conquête directe par l'armée rouge.

Les ressemblances sont frappantes, mais seulement si l'on s'en tient à des faits incontestables, généralement laissés dans l'ombre :

- les pays d'Europe orientale ont d'abord connu en 1945 une vague révolutionnaire. En Allemagne et en Tchécoslovaquie, elle s'est concrétisée par la formation de « Conseils ouvriers » (v. Benno Sarel, La classe ouvrière d'Allemagne orientale, pp. 17-49, et Paul Barton, Prague a l'heure de Moscou, pp. 120 et sq.).

- ensuite, le parti communiste, allié dans un « Front National » aux sociaux-démocrates et aux républicains démocrates souvent revalorisés par lui, s'emploie à détruire les Conseils et à restaurer l'Etat, dans lequel il se réserve le contrôle absolu de la police politique, et, dans la mesure du possible, de l'Armée (voir Barton, op. cit., et François Fejtö, Hisloire des Démocraties populaires, avec, page 107, une référence de Rakosi au contrôle de la police).

- dans une troisième étape, la seule qui soit bien connue, c'est la tactique du « salami » décrite par Rakosi : le P.C. se débarrasse, par tranches successives, de ses alliés de la veille. Son appareil contrôle le parti unifié, formé par la fusion socialiste-communiste (S.E.D. allemand, P.O.U.P. polonais, Parti des Travailleurs hongrois, etc.). Il contrôle ses alliés par des personnalités qu'il a su se gagner, et reste finalement le maître. (Ainsi en Espagne s'est-il servi de Prieto contre Largo Caballero, puis de Negrin contre Prieto).

[18] Le parti communiste, à la fin de 37, mènera campagne pour des élections générales. Il s'agit à ce moment, pour lui, d'une riposte et d'un moyen de pression contre les tentatives de Prieto de réduire son influence.

[19] La fédération U.G.T. des Travailleurs de la terre du Levante surnomme Uribe, ministre de l'Agriculture, l' « ennemi public n° 1 ».

[20] Le Conseil du Travail, créé par le catalaniste Ayguadé, comprend 31 membres dont 7 représentants de l'Etat, 12 du patronat et 12 des syndicats.

[21] Ayguadé et Irujo démissionnent le 11 août 1938 parce qu'ils sont en « désaccord fondamenta1 » avec la politique de gouvernement à l'égard de la Catalogne. Un Catalan et un Basque, Moix, du P.S.U.C. et Tomas Bilbao, de la petite Action nationaliste basque, prennent leur place, mais leur présence n'a guère de signification.

[22]  La solde d'un simple soldat passe de 10 pesetas à 7 par jour: celle d'un sous-lieutenant à 25, d'un capitaine à 50, d'un lieutenant-colonel il 100.

[23] Seuls subsistent les commissaires de brigade, de division, d'armée.

[24]  Journal politique, p. 177-178.

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