g P. Broué : Révolution en Allemagne - 27

1971

"L'histoire du K.P.D. (...) n'est pas l'épopée en noir et blanc du combat mené par les justes contre les méchants, opportunistes de droite ou sectaires de gauche. (...) Elle représente un moment dans la lutte du mouvement ouvrier allemand pour sa conscience et son existence et ne peut être comprise en dehors de la crise de la social-démocratie, longtemps larvée et sous-jacente, manifeste et publique à partir de 1914."


Révolution en Allemagne

Pierre Broué

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Essai de définition du rôle d'un parti communiste


XXVI: Lendemains de défaite

Les lendemains de l'action de mars révèlent l'étendue du désastre que ses dirigeants ont infligé eux-mêmes au parti allemand. Il n'a pas été capable d'entraîner dans l'action ses propres militants. Certains ont pris publiquement position contre la grève. Nombreux sont ceux qui, dans les jours qui suivent, claquent les portes ou partent sans bruit : en quelques semaines, le parti perd 200 000 membres [1]. De plus, la répression s'abat : les journaux sont interdits, ou suspendus, les militants arrêtés — parfois pour quelques heures ou quelques jours, mais souvent inculpés et détenus pour de longs mois. Les tribunaux d'exception font bonne mesure : au début de juin, on compte déjà quatre cents condamnés à quelque mille cinq cents années de réclusion, cinq cents à huit cents années de prison, huit à la réclusion à perpétuité et quatre à mort, pour les grévistes ou les combattants de mars qui sont loin d'avoir été tous jugés [2]. Brandler, le président du parti lui même, est condamné à cinq ans de réclusion pour « haute trahison » [3]. Des dizaines de milliers de grévistes sont licenciés et placés sur les listes noires du patronat. Dans bien des usines et des localités se sont en outre brisés les liens qui venaient à peine de se nouer entre le noyau communiste, dorénavant isolé et durement frappé, et les travailleurs qu'il commençait à influencer [4].

Sur le coup, les responsabilités n'apparaissent pas nettement. Bien des militants savent que, le 17 mars, le comité central n'avait réellement décidé qu'une riposte éventuelle à l'offensive le Hörsing dans la région de Mansfeld. Aujourd'hui encore, les Historiens d'Allemagne orientale s'en tiennent presque exclusivement à la version d'une réaction purement défensive des travailleurs d'Allemagne centrale face à une provocation des autorités [5]. Telle est en tout cas la première version propagée, au moins dès que la défaite est devenue évidente. Dès le 7 avril, à une assemblée de militants responsables de Berlin, Friesland affirme que le parti se devait de riposter à cette offensive, mais que les combats ont éclaté en Allemagne centrale contre la volonté et les consignes même de la centrale :

« A Berlin aussi, nous étions d'avis que l'insurrection armée ne peut être que la conséquence d'un mouvement du prolétariat lui-même, que la grève générale peut, quand elle est vraiment devenue un mouvement de masses, se transformer en lutte armée, mais qu'il faut essayer d'abord de faire que le prolétariat se heurte au patronat » [6].

Au lendemain de l'échec de l'action, les « fautes » commises par les communistes de Mansfeld, quelques maladresses et erreurs d'expression commises dans Die Rote Fahne, les « complications » introduites dans la conduite de l'action par le K.A.P.D., toujours prêt à employer terrorisme et provocation pour déclencher à tout prix grève générale et insurrection, expliquent, selon ce porte-parole de la centrale, le fait qu'une politique juste ait porté des fruits aussi désastreux. Il déclare devant les militants :

« Je le dis (...), la faute en incombe à la faillite des masses ouvrières qui n'ont pas compris la situation et n'ont pas donné la réponse qu'elles auraient dû donner » [7].

La contre-attaque de Levi.

Mais Levi ne l'entend pas ainsi. Pendant les journées capitales de mars, il n'était pas en Allemagne : à la veille de l'action, après une chaude discussion avec Béla Kun, il était parti pour l'Italie, ayant, dit-il, l'assurance que rien d'important ne pouvait se produire avant Pâques. C'est à Vienne qu'il a appris les événements et pu ainsi mesurer l'ampleur du tournant catastrophique pris dès le lendemain de sa démission et de celle de ses amis politiques. Sur sa réaction initiale, Clara Zetkin dira à Lénine et Trotsky :

« Il a été remué jusqu'au tréfonds par cette malheureuse action de mars. Il était convaincu qu'elle avait étourdiment mis en jeu l'existence du parti et gaspillé ce pour quoi Rosa, Karl et Leo, et tant d'autres, avaient donné leur vie. Il a pleuré, littéralement pleuré de douleur à la pensée que le parti était perdu. Il ne pensait pouvoir le sauver qu'en employant des moyens extrêmes » [8].

Il revient en toute hâte pour constater que les théories de Béla Kun ont pris corps et que, sous prétexte de « forcer » le parti à l'offensive, la nouvelle direction l'a conduit à la catastrophe. Son premier réflexe est d'écrire à Lénine, le 27 mars. Il lui rappelle combien il s'est lui-même réjoui de ne plus occuper de poste responsable à la tête du parti et l'assure que son attitude présente n'a rien à voir avec le fait que d'autres sont maintenant à sa tête.

« Mais la direction actuelle du parti — je crois pouvoir le dire avec certitude — conduit dans l'espace de six mois au plus le parti communiste à un effondrement total, et cet état de choses, ainsi que la gravité que j'attribue à la situation, me déterminent à m'adresser à vous » [9].

Il fait alors à Lénine le récit de ce qui s'est passé depuis l'arrivée de Béla Kun, « un camarade de l'I.C. » [10], et lui rapporte les entretiens de celui-ci avec Clara Zetkin et lui-même :

« Le camarade expliquait : La Russie se trouve dans une situation extraordinairement difficile. Il serait absolument nécessaire que la Russie soit soulagée par des mouvements en Occident et, sur cette base, le parti allemand devrait immédiatement passer à l'action. Le V.K.P.D. comptait aujourd'hui 500 000 adhérents, et avec cela, on pouvait dresser 1 500 000 prolétaires pour renverser le gouvernement. Il était donc pour engager immédiatement le combat avec le mot d'ordre de renversement du gouvernement» [11].

Il raconte ensuite à Lénine la façon dont se sont déroulés les événements de mars, insistant sur le fait que les actions menées l'ont été non comme des actions partielles du prolétariat mais comme des « entreprises privées du parti », aboutissant à dresser les communistes contre la majorité des autres prolétaires, à les isoler et à renforcer l'autorité, dans le mouvement ouvrier, des agents de la bourgeoisie. Il conclut par un appel à l'autorité de Lénine :

« Dans la mesure où je considère la situation actuelle du parti non seulement comme difficile, mais, dans ces circonstances, comme très dangereuse, et où je considère que le parti est en danger de mort, je me tourne personnellement vers vous dont j'ignore si vous êtes informé des détails de la politique de l'Internationale communiste, vous prie de réfléchir de votre côté à cette situation, et, éventuellement, d'agir en conséquence. Personnellement, je ne songe pas à m'opposer à cette politique de l'Internationale communiste en Allemagne. J'ai déjà dit au représentant de l'exécutif, à qui j'ai exposé mon point de vue, que je ne ferais rien qui puisse entraver cette action, car, après les récents événements, je n'ai que trop conscience qu'on écouterait volontiers mes remarques afin de pouvoir, sur leur base, m'étiqueter comme opportuniste. Je n'ai d'ailleurs, en dehors de mon dernier entretien avec le représentant de l'exécutif, fait aucun geste contre la politique de l'exécutif, et j'attends simplement la suite. Je n'irai pas plus loin maintenant que d'écrire peut-être une brochure où j'exposerai mon point de vue, mais n'y ferai pas de critiques des nouvelles instances en Allemagne, ni de l'exécutif. Les camarades qui portent la responsabilité n'auront pas le sentiment que je leur fais obstacle. Mais je ne devais, en ces jours et semaines qui peuvent être décisifs pour le parti allemand, rien négliger, et c'est sur cette base que je me tourne vers vous et vous prie, dans le cas où vous approuveriez mes remarques, même en partie seulement, d'entreprendre l'enquête nécessaire » [12].

Mais les événements s'accélèrent, et Levi, les 2 et 3 avril, se met à rédiger la brochure à laquelle il disait penser. Il la soumet à Clara Zetkin, qui la juge « tout simplement excellente » [13], puis tente, à deux reprises, d'être entendu par le comité central, qui refuse de l'écouter [14]. Le 7 avril, dans une assemblée de cadres à Berlin, il fait précisément ce qu'il avait écrit à Lénine qu'il ne ferait pas, et prononce un premier réquisitoire contre la politique de la centrale inspirée par l'exécutif [15].

Pour lui, le jugement à porter sur l'action de mars n'engage pas seulement le destin du communisme en Allemagne, mais celui de l'Internationale tout entière :

« Une telle action était tout à fait impossible d'un point de vue communiste » [16].

Les positions politiques qui s'étaient affrontées au cours des débats sur la scission italienne se sont clairement manifestées désormais, avec toutes leurs conséquences concrètes et leur portée : la sienne, rejetée par la centrale, « dont le point de vue était que les actions ne peuvent être menées par le parti communiste seul et qu'elles ne peuvent l'être que par le prolétariat », et l'autre, qui a malheureusement prévalu, selon laquelle « le parti communiste peut, pour sa part, entreprendre des actions sur la seule base de ses propres forces » [17]. Telle était en effet selon lui la conception qui avait inspiré les interventions au comité central d'hommes comme Paul Frölich et Brandler à la suite de Radek, celle surtout qui s'était exprimée dans l'appel de la centrale publié le 18 mars, véritable appel aux armes :

 « Tout ouvrier se moque de la loi et s'empare d'une arme là où il la trouve » [18].

Car, à cette date, souligne-t-il, il n'y avait pas encore de combats en Allemagne centrale ; ils n'ont éclaté qu'après la répétition quotidienne de tels appels, dont l'influence a été décisive :

« Je dis que ce qui s'est passé à Mansfeld a été la conséquence nécessaire de ce qui s'était joué à Berlin » [19].

Opposant la célèbre phrase du Manifeste communiste indiquant que les communistes n'ont pas d'intérêt distinct des travailleurs, à la citation de Bakounine figurant dans le titre de l'éditorial de Die Rote Fahne du 20 mars, il accuse la direction du parti d'avoir adopté cette conception typiquement anarchiste selon laquelle on pourrait « faire » la révolution, simplement parce qu'on est une « organisation bâtie sur le dévouement et l'esprit de sacrifice le plus élevé de ses membres, et sur la base d'une résolution radicale de ses dirigeants ». Il oppose à cette conception la conception marxiste suivant laquelle « aucun parti, fût-il le plus puissant, n'a la possibilité de faire la révolution pardessus la tête des autres prolétaires » [20]. C'est autant à la tradition spartakiste qu'à la tradition bolchevique que les dirigeants allemands ont tourné le dos, lorsque, comme vient de le reconnaître Friesland, ils ont lancé les chômeurs à l'assaut des usines :

« Il y avait encore une autre idée, celle de faire la révolution avec la minorité du prolétariat contre sa majorité. (...) Et il y a maintenant une idée fatale qui est le fondement de l'autre, celle que l'on peut aussi organiser des grèves contre la majorité du prolétariat » [21].

Le résultat de cette politique qu'il estime insensée a été la défaite, dont l'importance ne réside ni dans l'ampleur de la répression, ni dans la haine accrue de la bourgeoisie, mais dans le fait qu' « un mur de méfiance se dresse désormais entre la majorité du prolétariat » et les communistes [22].

Ce résultat est selon lui d'autant plus préjudiciable à l'action et au développement de l'influence des communistes que le rapport des forces à l'échelle mondiale s'est renversé depuis l'année précédente : l'offensive fasciste en Italie contre les organisations ouvrières, l'emploi de la troupe en Grande-Bretagne contre les mineurs en grève constituent des exemples de ce fait désormais majeur, la contre-offensive déclenchée partout par la contre-révolution.

« Notre voie. »

Le comité central se réunit clandestinement les 6 et 7 avril. Il refuse d'entendre Levi comme le lui demande Clara Zetkin, qui dépose en outre une motion blâmant la centrale et réclamant la convocation d'un congrès extraordinaire, laquelle est repoussée par 43 voix contre 6 et 3 abstentions [23]. En revanche, par 26 voix contre 4, il adopte une autre résolution qui justifie l'action de mars par la nécessité d'une tactique offensive et rejette la responsabilité de la défaite sur « la trahison » de la social-démocratie et la « passivité » de la classe ouvrière. Elle se termine par un appel au renforcement de la discipline :

« Le comité central approuve la position politique et tactique prise par la centrale, condamne vigoureusement la résistance passive et active de certains camarades individuellement pendant l'action, et demande à la centrale de mettre l'organisation sur pied de guerre par toutes les mesures adéquates » [24].

La première sanction frappe Max Sievers, membre du comité central et de la centrale, exclu pour indiscipline de l'un et l'autre organismes. Il est clair que d'autres têtes vont tomber.

Le 12 avril sort des presses la brochure de Levi, Notre voieContre le putschisme (Unser Weg - Wider den Putschismus) [25]. Elle constitue, en même temps qu'un réquisitoire passionné contre l'action de mars et la conception qui l'a inspirée, un exposé des conceptions d'ensemble de Levi sur la révolution et le rôle d'un parti communiste dans un pays avancé.

Pour lui, au centre du problème brutalement posé aux communistes allemands, se trouve la question du rythme de la révolution. Levi, qui tient pour acquises les « conditions objectives », dont l'existence de l'Internationale communiste n'est pas la moindre, se propose d'examiner les « conditions subjectives ». Il souligne, sans s'y attarder, que la bourgeoisie allemande est désormais sortie de sa crise d'après guerre et qu'elle a su se consolider suffisamment pour être capable de contre-attaquer. L'important, pour le moment, est la position du prolétariat dans la lutte de classes. Incontestablement, elle s'est améliorée, en particulier avec la fondation du V.K.P.D., mais l'existence d'un parti d'un demi-million de membres ne résout pas pour autant le problème fondamental, celui de la conquête des masses pour la conquête du pouvoir.

De ce point de vue, il serait dangereux de surestimer les résultats obtenus. Non seulement le parti communiste n'a pas encore été capable d'atteindre les classes moyennes afin de les grouper derrière le prolétariat, mais encore il ne constitue lui-même qu'une minorité au sein du prolétariat. Sans nourrir d'illusions électorales, tout en rejetant le vieil argument social-démocrate sur les 51 % de suffrages nécessaires avant d'entamer la lutte pour le pouvoir, Levi considère que les résultats électoraux peuvent, comme l'a écrit Lénine, constituer un excellent « thermomètre » pour mesurer la température des masses. Les chiffres sont clairs : 20 % des travailleurs suffisamment conscients pour donner leur voix à un parti ouvrier votent communiste. L'examen des effectifs syndicaux fait apparaître la même constatation : les 500 000 communistes du V.K.P.D. représentent un seizième des travailleurs organisés dans les syndicats. Les communistes sont donc loin de constituer la majorité au sein de la classe ouvrière. A elle seule, cette constatation suffirait à condamner comme prématurée toute action pour prendre le pouvoir. Mais il est nécessaire d'aller plus loin encore en s'inspirant de l'expérience bolchevique. Dans sa brochure Les bolcheviks garderont-ils le pouvoir ?, Lénine écrivait :

« Si le parti révolutionnaire n'a pas la majorité, ni dans les détachements avancés des classes révolutionnaires ni dans le pays, il ne peut être question d'insurrection. En outre, l'insurrection a besoin : 1) de la croissance de la révolution à l'échelle nationale ; 2) d'une faillite morale et politique complète de l'ancien gouvernement, par exemple du gouvernement de « coalition » ; 3) de grandes hésitations dans le camp des éléments intermédiaires, c'est-à-dire de ceux qui ne sont pas entièrement pour le gouvernement, encore qu'hier ils fussent pleinement pour lui » [26].

Aucune de ces conditions supplémentaires n'existe dans l'Allemagne d'aujourd'hui. Les bolcheviks, à la veille de la prise du pouvoir, contrôlaient au minimum la moitié de l'armée, alors que l'influence des communistes allemands dans l'armée est nulle; les bolcheviks dominaient les soviets de tous les centres industriels, alors que les communistes allemands n'étaient en majorité dans le prolétariat que dans cette Allemagne centrale où, précisément, leur situation est en train de s'effondrer.

Dans un tel rapport de forces, le devoir des communistes est, bien entendu, de travailler à créer une situation révolutionnaire qui leur permettra d'accélérer la conquête de la majorité :

« Nous avons toujours défendu l'idée qu'un parti politique peut, et qu'un parti communiste doit créer des situations de combat, par la clarté et la décision avec lesquelles il intervient, par la vigueur et l'audace de son travail d'agitation et de propagande, par l'influence intellectuelle et organisationnelle qu'il acquiert sur les masses, bref par des moyens politiques » [27].

Or c'est précisément à cette méthode, à cette tradition, à cette conception marxistes de la lutte politique que s'en prennent, depuis des mois, ceux qui proclament la nécessité de « rompre avec le passé », de « sortir de la passivité » et de « l'action purement propagandiste ». L'action de mars a, selon Levi, montré ce qu'était, dans la réalité, la nouveauté qu'ils prônent :

« La nouveauté, qui constitue certes une rupture avec le passé du parti communiste allemand unifié, c'est l'idée qu'on pourrait aussi créer des situations de combat par des moyens non politiques, par des méthodes policières, par la provocation » [28].

Appuyé sur des citations — anonymes — de membres de la centrale dans la session des 17 et 18 mars et sur des extraits de Die Rote Fahne, il entreprend de prouver comment cette philosophie de l'offensive a conduit la centrale à dresser les chômeurs contre les autres travailleurs, à contraindre les communistes, même en minorité dans leurs usines, à la grève et donc au chômage, les isolant de leurs camarades de travail, renonçant délibérément à l'influence acquise, livrant ainsi les entreprises à l'influence des bureaucrates. Pour lui, la crise qui secoue le parti ne s'explique pas autrement : on ne dirige pas un parti de masse comme Ludendorff dirigeait l'armée impériale, on ne peut diriger des militants ouvriers sans tenir compte de ce qu'ils ressentent, de ces sentiment qu'ils partagent avec la majorité de leur classe, des liens qui les unissent au reste des travailleurs avec qui ils vivent et luttent. Le résultat, c'est l'action de mars : « Le plus grand putsch bakouniste de l'histoire » [29].

Mais la centrale allemande n'est pas seule responsable de cette politique désastreuse : Levi, sans le nommer, vise Béla Kun, qu'il tient pour l'initiateur de l'action :

 « L'initiative de cette action n'est pas venue du parti allemand. Nous ne savons pas qui en porte la responsabilité. Il est déjà arrivé assez souvent que des émissaires du comité exécutif aient dépassé leurs pouvoirs, c'est-à-dire qu'on se soit aperçu après coup que les émissaires n'avaient pas reçu de pleins pouvoirs pour telle ou telle affaire. (...) Il y a donc eu une certaine pression exercée sur la centrale pour qu'elle se lance dans l'action maintenant, immédiatement et à tout prix » [30].

Il est donc nécessaire d'aborder le problème des relations entre le parti et l'exécutif de l'Internationale :

« Non seulement parce qu'une défaite si catastrophique du parti communiste allemand unifié atteint aussi l'Internationale communiste, mais parce que le comité exécutif de l'Internationale communiste porte, sans qu'il soit possible d'entrer dans les détails, au moins une part de responsabilité » [31].

Levi rappelle les difficultés matérielles qui entravent les liaisons avec Moscou : l'exécutif est en fait coupé de l'Europe occidentale. L'une des causes de la crise actuelle réside dans la solution adoptée pour surmonter ces difficultés : l'envoi, par l'exécutif, dans les partis nationaux, d'hommes de confiance chargés de les contrôler. Il est compréhensible que ces hommes ne soient pas choisis parmi les meilleurs, les cadres russes du parti, si indispensables en Union soviétique même. Mais les hommes dont il dispose et qu'il utilise — les émigrés d'Europe centrale — sont des médiocres, dans le meilleur des cas. Pour désigner Béla Kun, Levi parle de « Turkestaner » : l'allusion, souvent mal comprise, est claire pour qui sait que c'est au Turkestan que Lénine a fait envoyer Béla Kun, à qui il reprochait son comportement lors de la capitulation de l'armée Wrangel. Le dirigeant hongrois n'est sorti de sa disgrâce que pour être chargé de mission en Allemagne. Rappelant les propos tenus à Berlin par Rákosi sur la nécessité de nouvelles scissions dans tous les grands P.C. au lendemain de Livourne, Levi indique qu'ils ont été désavoués par Radek dans un article encore inédit, affirmant que Rákosi n'a parlé là qu' « à titre personnel ». Il commente :

 « C'est un jeu bien frivole auquel on joue ici ; la méthode qui consiste à envoyer à l'extérieur des gens irresponsables que l'on peut ensuite, selon les besoins, approuver ou désavouer, est sûrement très commode, mais, quand bien même elle est sanctifiée par une longue tradition dans le parti, elle est catastrophique pour la III° Internationale » [32].

La position même des délégués de l'exécutif à l'égard des partis nationaux constitue un obstacle à la centralisation politique véritable nécessaire :

« Ils ne travaillent jamais avec la centrale du pays, mais toujours derrière son dos, et souvent contre elle. Ils trouvent audience à Moscou et les autres non. C'est un système qui doit obligatoirement miner toute confiance pour un travail en commun, tant chez les camarades de l'exécutif que dans les partis adhérents. Ces camarades sont la plupart du temps inutilisables pour la direction politique, et d'ailleurs trop peu familiarisés avec ces problèmes. Il en résulte une situation navrante : il manque une direction politique émanant du centre. Tout ce que l'exécutif fait dans ce sens, c'est d'envoyer des appels qui viennent trop tard et des excommunications qui viennent trop tôt. Une telle direction politique de la part de l'Internationale communiste ne peut conduire à rien d'autre qu'à une catastrophe. (...) L'exécutif n'agit pas autrement qu'une tchéka projetée par-dessus les frontières de la Russie : une situation impossible. Revendiquer précisément un changement, et que les mains incompétentes de délégués incompétents ne s'approprient plus la direction dans les différents pays, réclamer une direction politique et protester contre une police de parti, ce n'est pas revendiquer l'autonomie » [33].

Malgré la vigueur de ses critiques, Levi ne remet fondamentalement en cause ni l'existence ni les principes d'organisation de l'Internationale communiste. Sa conclusion le prouve : il attend, il espère fermement une correction des erreurs, convaincu qu'il est de défendre, en l'occurrence, les idées que Lénine et Trotsky défendent depuis des années dans le parti bolchevique.

Une réaction sévère.

Mais l'exécutif n'est pas prêt à la conciliation. Le 4 avril, il publie une déclaration au sujet de la démission de la centrale de Levi, Clara Zetkin, Däumig et des autres, qu'il caractérise comme une « désertion », affirmant :

« La raison pour laquelle le camarade Levi et son groupe ont quitté la centrale du parti communiste allemand n'était pas la question italienne, mais des vacillations opportunistes sur la politique allemande et internationale » [34].

L'exécutif exprime en outre le souhait que le comportement de Levi contribue à ouvrir les yeux « aux camarades qui se sont solidarisés avec lui ». Le 6 avril, pour la première fois, l'organisme dirigeant prend position sur l'action de mars, dans laquelle il salue « le premier assaut organisé du prolétariat allemand » depuis mars 1919, attribuant son échec à « l'inconcevable trahison du parti social-démocrate », et au refus des indépendants de se lancer dans la lutte aux côtés des communistes. Aux communistes allemands, l'exécutif déclare solennellement :

« L'Internationale communiste vous dit : « Vous avez bien agi. » La classe ouvrière ne peut vaincre en un unique assaut. Vous avez tourné dans l'histoire de la classe ouvrière allemande une page nouvelle. Préparez-vous à de nouveaux combats » [35].

Ainsi encouragée, la centrale, le 15 avril, décide d'exclure Levi du parti et le somme de restituer son siège de député. Une déclaration en gros caractères en première page de Die Rote Fahne [36] résume les griefs : remise à l'impression, le 3 avril, d'une brochure contenant des contre-vérités et des attaques contre la direction du parti et le représentant de l'Internationale, refus de la soumettre avant publication aux organismes dirigeants du parti, initiative prise à une date où les combats continuaient et où la répression frappait durement les militants du parti, expression publique d'opinions formellement condamnées par le comité central des 7 et 8 avril, non-participation, d'aucune façon que ce soit, à l'action décidée en mars par la direction, et rédaction d'une brochure contre les combattants communistes au moment même où se déroulaient les combats. La centrale, soulignant que Levi est exclu pour indiscipline, affirme qu'elle ne remet pas en question le droit de critiquer « avant et après l'action » :

« La critique sur la base du combat et de la pleine solidarité dans le combat est pour le parti une nécessité vitale et un devoir révolutionnaire. Cependant, la position de Paul Levi ne constitue pas une critique sur la base du parti et du combat, mais un soutien ouvert de ses ennemis » [37].

En fait, il y a quelques hésitations au sein de la centrale. Ernst Meyer dénonce dans Die Rote Fahne le « chemin de Levi » vers les indépendants [38], et Maslow polémique contre celui qu'il appelle « le Serrati allemand » [39]. Thalheimer, en revanche, rappelle les services rendus, le rôle éminent de Levi dans les heures difficiles. Il ajoute :

« Avec Levi, le mouvement communiste en Allemagne se sépare aussi d'un morceau de son propre passé. C'est d'un chef aux qualités immenses, variées et brillantes qu'il se sépare, mais aussi d'un chef qui n'avait pas su se fondre lui-même, avec sa peau, la racine de ses cheveux, sa chair et sa vie dans le parti, de sorte que sa personne même soit engagée sans retour dans l'affaire dont il s'occupait, c'est-à-dire le parti dans lequel elle s'incarne. C'est plus que sa vie qu'il faut donner au parti, c'est sa propre personnalité, sans réserves. Levi n'a pas pu le faire » [40].

Levi fait immédiatement appel de la décision de la centrale auprès du comité central. Dès le 16, huit dirigeants et responsables connus se déclarent solidaires de lui et se portent garants de la véracité de ses affirmations : ce sont Däumig, Clara Zetkin, Otto Brass, Adolf Hoffmann, démissionnaires avec lui de la centrale en février, Curt Geyer, le délégué du parti à Moscou, et trois responsables de la commission syndicale, anciens dirigeants des délégués révolutionnaires, Paul Neumann, Heinrich Malzahn, Paul Eckert [41]. Incontestablement, tout un secteur de la direction allemande refuse d'accepter l'exclusion de Levi et les raisons invoquées. La crise du parti est désormais publique.

Le même jour, Lénine achève de rédiger une lettre adressée à Paul Levi et Clara Zetkin [42] en réponse à leurs lettres de la fin mars. Sur la question brûlante qui secoue le parti et va secouer l'Internationale, il écrit :

« En ce qui concerne les dernières grèves et le mouvement insurrectionnel, je n'ai absolument rien lu. Qu'un représentant de l'exécutif de l'Internationale ait proposé une tactique imbécile, gauchiste, d'action immédiate « pour aider les Russes », je le crois sans trop de peine : ce représentant se trouve souvent trop à gauche. A mon avis, dans de tels cas, vous ne devez pas céder, mais protester et porter immédiatement la question devant le plenum de l'exécutif » [43].

Ignorant encore la publication de la brochure de Levi, Lénine s'inquiète de ce projet et reproche aux deux dirigeants allemands leur démission de la centrale :

 « Démissionner de la centrale ! Cela, en tout cas, quelle erreur énorme ! S'il fallait admettre l'habitude que des membres responsables de la centrale démissionnent quand ils ont été mis en minorité, alors les partis communistes ne se développeraient et ne se redresseraient jamais. Au lieu de démissionner, il vaut infiniment mieux discuter la question litigieuse avec l'exécutif. Maintenant le camarade Levi veut écrire une brochure, c'est-à-dire aggraver la divergence ! Pourquoi diable tout cela ? C'est à mon avis une grosse erreur.
Pourquoi ne pas attendre ? Le 1° juin, congrès ici. Pourquoi pas une conversation privée ici, avant le congrès ? Sans polémiqué publique, sans démissions, sans brochures sur les divergences. Nous avons si peu de forces éprouvées que, pour ma part, je suis opposé à ce que des camarades démissionnent, etc. Faire tout son possible et même l'impossible — mais, coûte que coûte, éviter les démissions et ne pas aggraver les divergences » [44].

Ces conseils viennent trop tard : la brochure est publiée et la centrale a exclu Levi.

« Quel est le crime? »

Admis à présenter lui-même son appel devant le comité central, Levi attaque de nouveau. Une fois de plus, il dénonce l'action de mars et la responsabilité portée par Béla Kun — qu'il ne nomme toujours pas — aussi bien dans la conception « offensive » de la lutte que dans l'utilisation de la provocation. Aux thèmes déjà développés, tant dans l'assemblée du 7 avril que dans les pages de Notre voie, viennent cette fois s'ajouter quelques traits de cinglante ironie aux dépens de la centrale, de ses dérobades et de sa fuite devant ses responsabilités.

« La centrale dit : « Je n'ai pas voulu cela » ; l'exécutif dit : « Je n'ai pas voulu cela » ; les représentants de l'exécutif disent : « Nous n'avons pas voulu cela. » Ainsi, en dernière analyse, ce sont manifestement les travailleurs qui « ont voulu cela », et qui ont avancé la thèse selon laquelle il fallait forcer la révolution et passer de la « défensive » à l' « offensive » [45].

Pour le reste, son discours est une dénonciation de la mauvaise foi de ses accusateurs, une critique de la conception formelle et mécanique de la discipline au nom de laquelle on prétend le frapper, analyses qu'il appuie sur des exemples empruntés à l'histoire récente du mouvement communiste international. On lui reproche, dit-il, d'avoir publié des extraits de procès-verbaux de réunion des organismes dirigeants du parti. Lénine, pourtant, avait agi de même, en 1917, dans sa polémique publique contre Zinoviev et Kamenev. On lui reproche son défaitisme, un tableau sans nuances de la situation du parti, des appréciations catastrophiques. Il rétorque en évoquant l'attitude de Zinoviev lui-même en 1917 — qui ne lui a pas valu l'exclusion du parti bolchevique :

« Je n'ai jamais encore, je crois, émis une appréciation aussi catastrophiquement fausse d'une situation que, par exemple, le camarade Zinoviev, dans son appréciation de la situation en octobre 1917, quand il déclarait que la prise du pouvoir par les bolcheviks serait un putsch dénué de sens ; je n'ai jamais encore, dans une action aussi décisive que l'était pour l'existence des bolcheviks cette action d'octobre 1917, démissionné de mon mandat du parti et refusé ma coopération, comme Zinoviev alors, pour se poser ensuite en grand accusateur des « mencheviks » et des « indisciplinés » [46].

Il rappelle aux membres de la direction du parti comment lui-même, dans le passé, voulut garder à usage interne ses graves critiques contre la centrale au moment du putsch de Kapp, et comment Zinoviev et l'exécutif passèrent outre à sa volonté comme aux réticences personnelles des dirigeants allemands alors incriminés :

« La lettre fut à l'époque publiée dans l'Internationale communiste contre ma volonté. Quand j'entendis parler à Pétersbourg de cette publication, je m'y suis aussitôt opposé et j'ai dit que cette lettre n'avait pas été écrite pour être publiée. A l'époque, ce fut Zinoviev qui dit que, quand un parti fait des bêtises aussi catastrophiques que le parti allemand au moment du putsch de Kapp, la critique de ces bêtises n'est pas une affaire privée » [47].

A ceux qui opposent enfin à son attitude celle de Rosa Luxemburg ne désavouant pas en janvier 1919 l'action engagée dans la rue contre son opinion par Liebknecht et ses partisans, il réplique que cette attitude s'explique 

« par une perspective toute différente, à savoir qu'à ce moment-là ce furent de grandes masses qui se trompèrent, et non un petit cénacle de dirigeants qui précipita à leur perte des masses ne se trompant pas, et qu'il y eut alors un mouvement de masses véritable, grand, puissant, spontané, qu'il se trouva alors au Tiergarten de Berlin plus de travailleurs en une seule fois qu'il n'en est intervenu cette fois-ci dans toute l'Allemagne » [48].

Tourné vers l'ancien lieutenant de Liebknecht, devenu aujourd'hui l'un de ses procureurs, il ajoute :

« Et je crois, camarade Pieck, que vous devez savoir aussi que la camarade Rosa Luxemburg pensa même qu'elle ne pouvait plus continuer à travailler avec Karl Liebknecht, tellement elle réprouvait sa conduite. Elle n'avait rien écrit de plus (...) quand la mort lui enleva sa plume » [49].

Levi estime donc qu'en publiant sa brochure, non seulement il n'a commis aucune faute contre la discipline, mais encore qu'il a agi conformément à l'impératif le plus élevé de l'action révolutionnaire. Ses adversaires, d'ailleurs, n'ont pas agi autrement et se sont, avant lui, arrogé le droit qu'ils lui contestent aujourd'hui :

« Le 10° congrès du parti communiste russe a eu lieu, si je ne m'abuse, le 6 mars de cette année, et vers le 15 mars nous avions déjà les rapports sur l'Europe, et Zinoviev y déclarait : « Nous avons engagé la lutte contre Levi » [50].

 Contre Pieck qui confond, à dessein semble-t-il, les dates de rédaction et de publication, Levi précise que la brochure a été rédigée les 3 et 4 avril, mais n'a été portée à l'impression que le 8, après que le comité central ait proclamé une fois de plus la justesse de sa propre politique et lui ait refusé le droit de venir en séance présenter sa critique, lui interdisant du même coup toute expression légale de sa position dans le parti sur une question aussi vitale et aussi brûlante. Il rappelle les sanctions prises sommairement contre ses partisans depuis la fin de l'action, déclare qu'elles constituent la preuve de la volonté de la centrale d'épurer le parti, et affirme qu'il n'a pas voulu tomber dans le piège qui lui était tendu :

« Si vous voulez épurer, je ne me laisserai pas non plus exclure par vous sur la base d'un paragraphe portant sur des questions d'organisation » [51].

De ce point de vue, il est absurde de l'accuser d'avoir « poignardé le parti dans le dos » pour s'être exprimé ouvertement après la fin de l'action. Le silence, de sa part, eût été criminel :

« Quand le parti est en danger (...), le devoir est de parler. (...) Ce n'est pas le frapper dans le dos : c'est le devoir suprême, quand un parti se trouve à ce point en défaut, que de dire la vérité, et je ne souhaite pas au parti de faire encore une fois de telles fautes, mais, si cela arrive, je souhaite qu'il se trouve quelqu'un pour agir de la même façon » [52].

Le remède qu'il a employé, une prise de position publique et fracassante, il le revendique bien haut, car il le considère comme le seul apte à combattre le mal :

« Le camarade Pieck a dit littéralement : « Mais le pire est que Levi a semé la méfiance à l'égard de la centrale et des représentants de l'exécutif. » Oui, j'ai fait cela et je me reconnais coupable de ce crime de lèse-majesté. Et j'ajoute même : j'ai été dans ma brochure consciemment plus loin, j'ai voulu faire plus que semer seulement la méfiance. (...) Le parti avait quitté ses anciennes voies, il s'était placé dans une situation fatale, seule une intervention pouvait empêcher d'un coup de nouvelles irruptions de la maladie, la « couper », comme on dit en médecine, et cette méthode, ce n'était pas de semer la méfiance à l'égard de la centrale, mais de démasquer et de flétrir impitoyablement tout ce crime politique, toute cette trahison des principes qui ont été jusqu'ici ceux du parti : c'était de couper la maladie, et je reconnais volontiers l'avoir fait et avoir voulu le faire » [53].

Certains communistes pensent de bonne foi que de telles critiques contre la direction du parti ou de l'Internationale, même justifiées, ne peuvent trouver place que dans les rangs du parti, entre communistes. Ils ont tort :

 « C'est une attitude complètement fausse que de penser que les communistes pourraient s'expliquer entre eux, sur leurs fautes, loin des regards indiscrets. Les fautes et les erreurs des communistes font, tout autant que leurs qualités, partie de l'expérience politique du prolétariat. Ils ne savent ni ne doivent priver les masses des unes ni des autres. S'ils ont commis des fautes, ils ne les ont pas commises contre le parti, même si elles le mènent à sa perte : si c'est là la seule voie par laqueIle le prolétariat peut tirer la leçon des événements, il faudrait que cela soit, parce que le parti est là pour le prolétariat et non l'inverse » [54].

C'est donc en pleine conscience que Levi a tenu à donner à sa critique du « crime » de mars tout l'éclat nécessaire : il est si grand désormais qu'il faudra bien en tirer les leçons, l'important étant que ce ne soit pas entre quatre murs, en sauvant les apparences. Il semble ici répondre indirectement aux propositions de Lénine dans sa lettre du 16 avril :

« Je comprends parfaitement aussi pourquoi l'exécutif veut laisser au 3° congrès mondial la décision en dernière instance sur ces problèmes d'anarchisme pratique qui ne sont pas du tout aussi nouveaux que le prétend l'exécutif. C'est tout simplement parce qu'il suppose que le parti allemand, qui a commis seul la bêtise, est aussi en fin de compte capable de la sanctionner. (...) Mais, en principe, toute cette méthode qui consiste, sur des questions aussi graves pour le parti, à faire traîner la discussion d'une instance à l'autre, ou d'un cénacle à un autre, est, je le répète, tout à fait conforme à la conception fondamentale qui a inspiré l'action : de même qu'on fait les âneries en cénacle, de même on pourrait procéder en cénacle à la correction des âneries. S'il y a quelque chose à apprendre de cette action de mars, cela ne pourra se faire qu'à condition que les masses connaissent et discutent les fautes dans le cadre le plus large et le plus libre » [55].

 C'est la divergence de fond, non seulement avec les gauchistes allemands, mais peut-être — sur ce point, Levi ne se hasarde pas — avec les communistes russes. Il s'agit en effet de ce que doit être un parti communiste en Europe occidentale, dans un contexte social différent de celui qu'a connu en Russie le parti bolchevique :

« Le parti communiste en Russie avant la révolution a dû se former dans un corps social où la bourgeoisie n'était pas du tout développée ; il a dû se former dans un corps social où l'antipode naturel propre au prolétariat, la bourgeoisie, n'existait encore qu'à l'état d'ébauche et où son grand ennemi était le féodalisme agraire. En Europe occidentale, la situation est complètement différente. Ici le prolétariat se trouve en face d'une bourgeoisie pleinement développée et des conséquences politiques de ce plein développement de la bourgeoisie, la démocratie ; sous la démocratie, c'est-à·dire sous ce qu'il faut entendre par démocratie sous la domination de la bourgeoisie, l'organisation des travailleurs prend d'autres formes que sous l'Etat du féodalisme agraire, sous l'absolutisme. Et ainsi, en Europe occidentale, la forme d'organisation ne peut être que celle d'un parti de masses ouvert, de ces partis de masses ouverts qui ne peuvent donc jamais être mus au commandement d'un comité central, qui ne peuvent être mus qu'uniquement dans le fluide invisible où ils se trouvent, dans l'interaction psychologique avec tout le reste de la masse prolétarienne. Ils ne se meuvent pas au commandement ; ils se meuvent dans le mouvement de ces mêmes classes prolétariennes dont il leur faut ensuite être les dirigeants et les conducteurs dans le mouvement. Ils dépendent d'elles comme elles d'eux, et c'est pourquoi, camarades, ce fut une erreur fatale, et j'en reparlerai plus tard, de la part de la centrale, après l'effondrement de cette action, d'avoir fait la tentative, pas du tout révolutionnaire, de liquider dans quelques instances l'ensemble des questions qui se posaient » [56].

Ne pas comprendre cette différence, s'obstiner à construire en Europe occidentale et en particulier en Allemagne un parti communiste sur le modèle russe, c'est courir le risque de ne jamais pouvoir construire un parti communiste de masse, et surtout de concrétiser l'actuelle scission du mouvement ouvrier sur des fondements et clivages sociaux à l'intérieur même de la classe ouvrière.

« Ce fait seul porte en lui le risque grave que la classe ouvrière éclate en son milieu, que deux couches, les organisés et les inorganisés, l'organisation communiste et l'organisation non communiste, non seulement se dressent l'une en face de l'autre comme des corps politiquement séparés, mais en un certain sens se scindent comme des réalités sociales distinctes, qu'une organisation englobe d'autres couches prolétariennes que l'autre, que le parti communiste ne soit donc pas ce qu'il doit être, l'organisation, certes, d'une partie du prolétariat, des prolétaires les plus avancés, une partie qui traverse tout le prolétariat, mais bien qu'il devienne une partie du prolétariat divisé verticalement selon des facteurs de différenciations sociales » [57].

Divergences dans la coalition contre Levi.

Génial pressentiment de ce que sera, quelques années plus tard, face aux nazis, la division du mouvement ouvrier allemand entre chômeurs communistes et travailleurs social-démocrates ? Ce danger, pour le moment, apparaît à Levi à travers les articles de Radek et le comportement de la centrale. Que ce soit là, pour lui, l'orientation de l'Internationale paraît à cette date peu vraisemblable : les références nombreuses à l'autorité et aux écrits de Lénine et de Trotsky ne sont pas simples effets de polémique, et Levi a quelques raisons de penser qu'après tout les deux dirigeants russes sont, dans le mouvement ouvrier, les « lévites » [58] les plus conséquents, et aussi les plus difficiles à exclure !

Cependant, le comité central confirme son exclusion par 38 voix contre 7, blâme les huit dirigeants — dont Däumig et Clara Zetkin — qui se sont portés garants de la véracité de ses accusations [59], exclut de la centrale Wegmann après Sievers, accepte la démission de Curt Geyer, revenu de Moscou et qui se solidarise avec Levi, les remplace par Walcher et Eberlein, deux vieux spartakistes, et l'ancien indépendant de gauche Emil Höllein [60].

Déjà se dessinent des clivages dans la majorité qui vient d'exclure Levi. La « nouvelle » gauche berlinoise, qui s'est fait remarquer par la force de ses attaques depuis l'automne de 1920, se manifeste avec un renouveau de vigueur. Maslow réclame une réorganisation de l'appareil de l'Internationale, dont il pense qu'elle devrait commencer par la suppression du bureau d'Europe occidentale [61]. Friesland, pour sa part, prend figure d'ultra en déclarant au comité central:

« Je regrette que Levi n'ait été exclu que pour infraction à la discipline ; c'est toute une conception du monde qui nous sépare de lui. Il n'existe aucune recette pour ne pas nous couper des masses, Quand nous avons devant nous une tâche vraiment révolutionnaire, il est de notre devoir de la remplir jusqu'au bout » [62].

Quelques jours après, le congrès du district de Berlin-Brandebourg permet de voir se dessiner les contours de la « gauche » qui fait pour le moment figure d'aile marchante du parti et tient solidement l'un des districts les plus importants du pays. Ruth Fischer y présente un rapport sur l'Internationale, dans lequel elle s'en prend à « l'opportunisme dans l'Internationale » dont elle voit l'expression dans les affirmations concernant « la stabilisation du capitalisme », ainsi que le recours aux « actions verbales » (Parolenaktionen) telles que le V.K.P,D. les a multipliées pendant « la période de la lettre ouverte ». La résolution finale, adoptée à une écrasante majorité, affirme :

« L'action de mars des communistes allemands constitue le premier pas du communisme d'Europe occidentale depuis 1919 vers une rupture avec cette politique » [63].

Rosenberg, de son côté, présente un rapport dans lequel il conclut à la nécessité d'accroître la centralisation de l'Internationale et de réaliser une « fusion aussi rapide et aussi complète que possible » avec le K.A.P.D., dont il souligne qu'elle est facilitée par le départ des « droitiers » du V.K.P.D. ; il suggère qu'elle soit préparée par la constitution immédiate d'un comité d'action formé paritairement des dirigeants des deux partis communistes. La conférence du district accorde à sa résolution autant de voix qu'elle en avait accordées à Ruth Fischer et à Geschke qui appelle à « politiser les syndicats » : plus de deux cents, contre une douzaine seulement [64].

Or c'est au même moment que les dirigeants du K.A.P.D. choisissent précisément d'attaquer la centrale du V.K.P.D. En ce même mois de mai paraît en effet sous ses auspices une brochure, vraisemblablement rédigée par Gorter, intitulée Le Chemin du Dr Levi, chemin du V.K.P.D. : Levi et ses accusateurs de la centrale y sont renvoyés dos à dos, et Gorter souligne que l'attitude du parti en mars n'a été finalement que le prolongement de son opportunisme passé, car, si l'action de mars n'a pas été un putsch, il n'en est pas moins correct de qualifier de putschiste l'attitude d'une centrale passant en quelques jours de l'opportunisme le plus plat au soulèvement armé [65]. La presse du K.A.P.D. affirme qu'il ne saurait être désormais question d'une réunification avec le V.K.P.D., et c'est une forte délégation, formée d'Appel, Schwab et Meyer qui, à la mi-mai, rejoint Reichenbach, déjà sur place à Moscou [66].

Car de la discussion au sein du 3° congrès mondial de l'Internationale communiste, commencée plusieurs mois à l'avance dans la foulée de l'action de mars, dépend maintenant la définition de la politique communiste. Et c'est à cette discussion que la centrale allemande doit se préparer, afin d'être à même de soutenir le bien-fondé de son action de mars et les mérites de la tactique offensive.


Notes

[1] Voir chap. XXXII. On compte environ 350 000 adhérents au début mars, et on saura en 1922 que 150 000 cotisations seulement étaient payées en août 1921.

[2] Die Rote Fahne, 9 juin 1921. Depuis six semaines, l'organe du K.P.D. publiait régulièrement un « bilan ». Knittel, dans Die Märzkämpfe 1921, donne simplement le chiffre de deux mille cinq cents années de prison.

[3] Die Rote Fahne, 7 juin 1921. Voir également Der Hochverratprozess gegen Heinrich Brandler vor dem aussenordentlichen Gericht am 6. Juni 1921 in Berlin. Ruth Fischer (op. cit., p. 216) situe à tort ce procès, qu'elle date pourtant correctement, après le putsch de Kapp. Elle précise qu'il s'y défendit de façon plus légaliste que politique. En fait, Brandler revendiqua devant ses juges la responsabilité de toutes les décisions prises par la centrale, ce qui signifiait bien sûr qu'il dénia énergiquement toute tentative de putsch de la part de son parti : un comportement essentiellement défensif. Les gens de la gauche devaient lui reprocher d'avoir affirmé devant le tribunal que la lutte pour la dictature du prolétariat pouvait être conduite dans le cadre de la Constitution de Weimar. Dans une lettre du 17 juin à la centrale (Sowiet, n° 6, 1921, pp. 172-174), Brandler justifie son attitude par la nécessité de ne pas fournir d'arguments à la répression gouvernementale et donc de protéger les militants : il insiste sur le fait que son avocat, Weinberg, lui a donné l'assurance, qu'il tenait de Pieck et Thalheimer, que la centrale était d'accord sur ce mode de défense. Selon Véra Mujbegović (op. cit., p. 280) qui cite le procès-verbal de la réunion de la centrale du 15 juillet 1921 (I.M.L.-Z.P.A. 3/1, p. 55), cette dernière aurait décidé de ne pas prendre position en tant que telle sur le comportement de Brandler, mais d'autoriser ceux de ses membres qui le désiraient à exprimer publiquement leurs critiques dans la presse du parti sous leur responsabilité personnelle. C'était là l'un des premiers signes de la dislocation de la coalition du camp de mars.

[4] H. Malzahn, « Die Märzaktion und unsere Gewerkschaîtsarbeit » Unser Weg (Sowjet), n° 2, 15 mai 1921, pp. 35·38.

[5] Voir notamment Die Marzkämpfe, 1921.

[6] « Funktionrsitzung der V.K.P. am 7 april 1921 in Kleiens Festsälen, Hasenkleide ». Archives Levi P 83/9, f. 11.

[7] Ibidem, p. 17.

[8] C. Zetkin, Souvenirs sur Lénine, p. 43.

[9] Archives Levi. P 55/4, Zwischen Spartakus und Sozialdemokratie. p. 37.

[10] Ch. Beradt indique malencontreusement en note qu'il s'agit de ... Rákosi (Zwischen Spartakus und Sozialdemokratie, p. 37, n° 1) !

[11] Ibidem, p. 38.

[12] Ibidem, pp. 43-44.

[13] Ch. Beradt, op. cit., p. 49.

[14] Ibidem, Archives Levi, P. 113/6.

[15] Compte rendu du débat. Archives Levi, P. 83/9.

[16] Ibidem, f. 21.

[17] Ibidem, f. 22.

[18] Die Rote Fahne, 18 mars 1921.

[19] P. 83/9, f. 26.

[20] Ibidem, f. 30.

[21] Ibidem, f. 33.

[22] Ibidem, f. 35.

[23] Texte de la motion présentée par Clara Zetkin dans Die Rote Fahne, 30 avril 1921, et Unser Weg (Sowjet), n° 1, 1° mai 1921, pp. 4-10.

[24] Die Rote Fahne, 9 avril 1921.

[25] Remise à l'imprimeur le 3 avril, selon Radek (Sol die V.K.P.D … , p. 108) et selon Levi lui-même devant le C.C. le 4 mai (Was ist das Verbrechen ?, p. 31) le 8 avril, après le refus réitéré du C.C. de le recevoir.

[26] Œuvres, t. XXVI, p. 131.

[27] Unser Weg, p. 33.

[28] Ibidem, p. 33.

[29] Ibidem, p. 39.

[30] Ibidem, p. 29.

[31] Ibidem, p. 51.

[32] Ibidem, p. 51.

[33] Ibidem, p. 55.

[34] Die Rote Fahne, 14 avril 1921 ; J. Degras, op. cit., t. I, pp. 219-220.

[35] Die Rote Fahne, 14 avril 1921; J. Degras, op. cit., t. I, pp. 217-218.

[36] Die Rote Fahne, 16 avril 1921.

[37] Die Rote Fahne, 16 avril 1921.

[38] Ibidem, 15 avril 1921.

[39] Ibidem, 15 avril 1921 (éd. du soir).

[40] « Das Oberste Gesetz », Die Rote Fahne, 16 avril 1921.

[41] Die Rote Fahne, 17 avril 1921. Ces trois derniers militants avaient été accusés d'avoir saboté la grève mais avaient été lavés de cette accusation par une déclaration des présidents Brandler et Stoecker devant le comité central (Archives Levi, P. 83/9, f. 17).

[42] Archives Levi, P. 55/10, P. 63/3; Leninski Sbornik, t. XXXVI, Moscou 1959, pp. 220-221. Le texte allemand original dans BzG, 1963, n° 1, pp. 74-75.

[43] Ibidem, p. 74.

[44] Ibidem, pp. 74-75.

[45] Was ist das Werbrechen ? Die Märzaktion oder die kritik daran ? p. 17.

[46] .Ibidem, p. 35.

[47] Ibidem, p. 32.

[48] Ibidem, p. 33.

[49] Ibidem.

[50] Ibidem, p. 43.

[51] Ibidem, p. 44.

[52] Ibidem, p. 8.

[53] Ibidem, p. 31

[54] Ibidem, p. 44.

[55] Ibidem, pp. 28-29.

[56] Ibidem, pp. 20-21.

[57] Ibidem, p. 21.

[58] Ainsi appelle-t-on les partisans de Paul Levi.

[59] Die Rote Fahne, 6 mai 1921. Le C.C. avait siégé les 3. 4 et 5.

[60] Bericht..., pp. 63-64.

[61] Die Rote Fahne, 10 mai 1921.

[62] Ibidem.

[63] Die Rote Fahne, 13 mai 1921.

[64] Ibidem, 15 mai 1921.

[65] Bock, op. cit., pp. 305-306.

[66] Ibidem, p. 259.


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