1971

"L'histoire du K.P.D. (...) n'est pas l'épopée en noir et blanc du combat mené par les justes contre les méchants, opportunistes de droite ou sectaires de gauche. (...) Elle représente un moment dans la lutte du mouvement ouvrier allemand pour sa conscience et son existence et ne peut être comprise en dehors de la crise de la social-démocratie, longtemps larvée et sous-jacente, manifeste et publique à partir de 1914."


Révolution en Allemagne

Pierre Broué

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De la conquête des masses à la défaite sans combat


XXXI: Pour le Front Unique contre la misère et la réaction

Au cours des discussions entre Internationales, le parti social-démocrate allemand était apparu le plus déterminé dans le refus de l'action commune, et le parti communiste allemand le plus obstiné dans la recherche d'accords. Les dirigeants social-démocrates allemands sont en effet décidés à maintenir avec les partis bourgeois du centre une coalition qu'ils jugent un rempart nécessaire contre la « subversion » et l' « aventure ». Les dirigeants communistes, eux, se rendent compte que seules de méthodiques campagnes en faveur d'actions communes, dans le prolongement de la politique de la lettre ouverte du 7 janvier 1921, peuvent, dans une première étape, rompre leur isolement et contribuer à la renaissance d'une aile gauche à l'intérieur de la social-démocratie, indispensable pour la construction du front unique ouvrier.

L'orientation résolue des militants communistes vers le travail au sein des syndicats réformistes commence à porter ses fruits avec le mouvement de reprise des grèves économiques. Surtout, l'année 1922 est dominée par la renaissance d'un mouvement des conseils d'usine où les communistes exercent une influence réelle et parfois prédominante.

Le développement des organes du front unique.

Nés de la révolution de novembre et de ses lendemains les conseils d'usine avaient déjà joué un rôle important dans la première phase du mouvement révolutionnaire en 1918-1919, spécialement dans la Ruhr et l'Allemagne moyenne, où ils avaient été à la tête de la grande grève de mars 1919.

Le reflux du mouvement « soviétique » des conseils ouvriers après la répression et l'élection de la Constituante et le passage au premier plan des revendications économiques, en avaient fait l'enjeu d'un conflit entre l'aile droite et l'aile gauche du mouvement ouvrier et syndical. L'article 65 de la Constitution de Weimar, la loi du 4 février 1920, avaient représenté une tentative de grande envergure pour intégrer les travailleurs à la vie de l'entreprise et, par le biais du Mitbestimmungsrecht, le droit à la participation ou à la concertation, les transformer en appendices de l'autorité patronale. Compétents en matière d'administration et de politique générale de l'entreprise, de conditions de travail, d'embauche et de licenciement [1], ils constituaient également la base électorale de la partie « ouvrière » des membres du Conseil économique du Reich. En pratique, dans les premières années de leur existence légale, ils n'avaient guère été plus que de simples doublures — confirmées par l'élection — des bureaucraties syndicales.

Pourtant, le fait qu'ils étaient élus par tous les travailleurs dans le cadre des entreprises, le caractère « industriel » de leur forme d'organisation — en opposition à l'organisation des syndicats sur la base des « métiers » — en faisaient des instruments utilisables pour des révolutionnaires c'est à partir d'eux qu'un homme comme Däumig avait élaboré sa théorie du « système des conseils » conçus comme une sorte de second pouvoir économique se dressant, dans toutes les entreprises, contre l'autorité patronale et s'élevant, par une pyramide de conseils à tous les échelons, jusqu'au sommet du pouvoir d'Etat [2]. Sur le plan purement politique, indépendants de gauche et communistes avaient attaché beaucoup d'importance au fait que les élus des conseils d'usine aient été obligatoirement des travailleurs salariés de l'entreprise intéressée, ce qui éliminait ipso facto les permanents syndicaux, et faisait des membres des conseils des responsables très sensibles à la pression venant de leur base.

Les communistes allemands, conformément à la stratégie de l'Internationale et à la résolution sur les conseils d'usine votée au cours de son 2° congrès, placent la lutte pour et autour des conseils d'usine au centre de leurs préoccupations stratégiques dans leur travail d'entreprise [3]. Au cours du congrès de novembre 1920, à la veille de la fusion, les délégués du K.P.D. avaient entendu, puis discuté, un important rapport de Brandler sur cette question : les conseils d'usine devaient constituer l'instrument de la lutte des travailleurs pour leur contrôle sur la production, le recensement, la comptabilisation, l'enregistrement, qui aidaient les travailleurs à prendre conscience de la nécessité d'abattre le régime capitaliste et les préparaient en même temps aux tâches qui allaient leur incomber avec la victoire de la « dictature du prolétariat ». Encore était-il pour cela nécessaire que les conseils d'usine échappent aux bureaucrates syndicaux et deviennent d'authentiques organes du front unique ouvrier. Une telle transformation n'était possible que par la lutte ouvrière pour un véritable contrôle et contre l'organisation du chômage par le patronat. Par la fédération des conseils et leur centralisation se réalisait la constitution de la classe en tant que telle dans un réseau de conseils qui lui permettait de dresser ses propres positions face à l'autorité patronale et de contribuer ainsi à la lutte pour le pouvoir politique [4].

Luttant sur deux fronts, aussi bien contre les appareils syndicaux, qui cherchaient à se subordonner les conseils par l'intermédiaire des élus sur listes syndicales, que contre les militants « unionistes » ou anarcho-syndicalistes, qui voulaient faire des conseils d'usine des organisations originales, concurrentes des syndicats, les communistes s'étaient particulièrement attachés, à partir de 1919, à l'organisation de conseils d'usine sur des perspectives révolutionnaires, et au développement des luttes ouvrières de caractère économique par leur intermédiaire. A l'organisation « officielle » des conseils d'usine, filiales syndicales et éléments de base du système électoral du Conseil économique — que présidait à Berlin l'ancien commissaire du peuple indépendant Emil Barth —, ils s'employaient à opposer les congrès locaux et régionaux de conseils d'usine, seuls susceptibles à leurs yeux de briser le cadre réactionnaire et bourgeois des « pouvoirs » dans une seule entreprise et de conduire élus et mandants à se poser les problèmes de leur contrôle et de leur action au niveau de la lutte de classes dans l'ensemble du pays. A la fin de 1922, ils disposent d'un réseau solidement implanté dans plusieurs milliers de conseils d'usine, suffisamment en tout cas pour être capables de convoquer, au mois de novembre de cette année, un congrès national des conseils d'usine qu'ils contrôlent et inspirent de bout en bout [5].

La même politique de front unique ouvrier et l'effort pour constituer la classe en tant que telle dans ses organismes propres, démocratiquement élus et contrôlés par elle, inspire l'effort du parti communiste pour créer, multiplier et développer l'activité des comités de contrôle (Kontrolausschuss) des prix et de lutte contre la spéculation. Ces organismes, souvent constitués à l'initiative des conseils d'usine, élus parfois par des assemblées de travailleurs ad hoc, se proposent de mobiliser les ouvriers — et particulièrement ouvrières et ménagères — en tant que consommateurs, organisent pétitions, manifestations, et parfois expéditions punitives, assurent avec les conseils d'usine — les ouvriers en tant que producteurs — liaison, information réciproque et soutien mutuel, en un mot cherchent à organiser une lutte concrète contre la vie chère. A travers ces comités de contrôle, le parti communiste dispose d'instruments dont la dimension est certes loin d'être comparable à celle des syndicats, mais qui lui permettent cependant, à la fin de 1922, d'intervenir dans les luttes économiques quotidiennes que nourrit l'aggravation incessante de la situation économique et sociale.

Il en va de même des comités de chômeurs. Les organisations syndicales leur offrent des assurances et une solidarité matérielle. Mais celle-ci se dévalue tous les jours du fait de l'aggravation de la crise et de la hausse des prix. Surtout elle n'offre aux chômeurs aucune perspective de lutte. A travers les comités d'usine, les communistes s'efforcent de faire à chaque instant la démonstration que c'est le capitalisme qui porte en dernière analyse la responsabilité du chômage. Les chômeurs s'organisent souvent parallèlement à eux, ou en comités locaux qui demeurent en étroite liaison avec eux. Plus aptes peut-être à la généralisation politique que les travailleurs effectivement employés, plus directement frappés par une situation dont ils sentent qu'elle est le résultat d'un système économique et social, les chômeurs constituent pour l'influence communiste un terrain de choix et l'influence du parti y va grandissant. Il y gagne des cadres, obtenant en particulier une grande victoire à la fin de 1922, avec l'adhésion d'un militant social-démocrate connu, animateur jusqu'alors du comité de chômeurs de Hambourg, un meneur d'hommes de grande qualité, Edgar André [6].

Le front unique dans les grèves.

L'ultimatum de l'Entente exigeant l'équilibre dans le budget du Reich, condition de sa solvabilité et du paiement des réparations, rend nécessaires du point de vue gouvernemental de sévères mesures fiscales et de rigoureuses économies. Parmi les premières corporations touchées se trouvent les cheminots, dont 20 000 doivent être licenciés, tandis que doit être augmentée la durée du travail des autres [7]. La réaction est vive et c'est une fédération indépendante d'employés des chemins de fer, organisation « apolitique » [8], qui lance le 1° février 1922 un ordre de grève de protestation contre les projets gouvernementaux. Le gouvernement réplique énergiquement : par décret-loi, le président de la République prive les cheminots — employés de l'Etat — du droit de grève et les menace de graves sanctions s'ils passent outre [9]. Le combat défensif des seuls cheminots revêt alors un caractère plus général. Il s'agit désormais du droit de grève des salariés de l'Etat, et par conséquent du droit de grève en général. C'est ce qu'explique immédiatement le parti communiste qui, le 1° février, s'adresse à tous les partis ouvriers et syndicats en leur proposant une action en commun pour la défense du droit de grève [10].

Le 4 février, cependant, l'A.D.G.B. et l'A.f.A., ainsi que les organisations de cheminots affiliées, condamnent l'initiative de la fédération indépendante et appellent les grévistes à reprendre le travail [11]. En fait, la majorité des cheminots, ouvriers ou employés de l'une et l'autre centrale, ont suivi depuis le 2 février le mot d'ordre de grève, les responsables s'inclinant généralement devant la poussée de la base et déclenchant eux-mêmes le mouvement. L'appel des syndicats social-démocrates n'a rencontré qu'un faible écho. La grève continue, avec le soutien du seul K.P.D. [12], qui convoque assemblées démocratiques et meetings de soutien, mobilise ses militants pour la solidarité matérielle. Sur ses indications, la fédération initiatrice de la grève s'adresse publiquement aux deux partis social-démocrates et aux deux centrales syndicales pour leur poser le problème dans toute sa brutalité : puisque les légitimes revendications des cheminots sont repoussées par le gouvernement qu'appuie la majorité des députés, les ouvriers en grève n'ont aucune perspective de vaincre dans ce cadre. Syndicats et partis ouvriers sont-ils prêts à constituer, au besoin, un « gouvernement ouvrier » qui se fixerait pour tâche de satisfaire les revendications élémentaires des travailleurs ? Comme la réponse est négative, la fédération se résigne à donner l'ordre de la reprise du travail pour le 7 février, se contentant en échange, d'assurances concernant les licenciements. La presse communiste commente longuement la grève des cheminots dans toutes ses péripéties, s'efforçant de démontrer non seulement que les partis et syndicats réformistes refusent de défendre sérieusement les revendications ouvrières élémentaires, mais aussi que toute lutte qui demeure cantonnée sur le terrain économique et n'arrive pas à s'élargir à l'ensemble de la classe est vouée à l'échec [13].

L'offensive gouvernementale et patronale se poursuit dans les autres secteurs et provoque bientôt d'autres réactions ouvrières. D'abord dans la métallurgie, où le patronat cherche à imposer quarante-huit heures hebdomadaires au lieu de quarante-six. Le 17 mars, ce sont les métallos de Munich qui se mettent en grève contre cette menace ; ceux de Nuremberg, Stuttgart, Francfort-sur-le-Main, les suivent bientôt, et, le 22 mars, on dénombre environ 150 000 grévistes dans la métallurgie [14]. Cette fois, le D.M.V., syndicat des métaux adhérent à l'A.D.G.B., soutient les ouvriers en grève, sans reprendre le mot d'ordre à son compte ni le généraliser à l'échelle du pays. Du côté patronal, on est décidé à employer les grands moyens : appel aux briseurs de grève de la Technisches Nothilfe et menace de sanctions contre les grévistes, notamment par des licenciements massifs. Le K.P.D. souligne que l'action défensive des métallos concerne l'ensemble de la classe ouvrière, appelle à son élargissement aux autres corporations pour lutter contre une menace qui concerne tous les travailleurs [15]. Il organise des manifestations de solidarité et surtout l'aide financière qui doit permettre aux métallos de tenir une grève que les bureaucraties syndicales sont à l'évidence décidées à laisser pourrir [16].

Les dirigeants syndicaux des métallos se gardent bien en effet de tout ce qui pourrait apparaître comme une tentative de briser une grève que la base poursuit avec cette détermination. Toutes les solutions arbitrales sont soumises au vote des grévistes. Elles sont repoussées pendant des semaines avec d'énormes majorités par exemple, la seconde, dans le district de Stuttgart, est rejetée au vote secret par 40 654 voix contre 1 892 [17]. L'acharnement de la lutte contribue au durcissement de l'attitude dans d'autres secteurs : à la mi-avril, les ouvriers agricoles de Thuringe et de la région de Halle-Merseburg font grève pendant une semaine [18]. Les manifestations organisées au lendemain de la conférence des trois Internationales sont marquées du sceau de cette combativité : 150 000 personnes se rassemblent le 20 avril au Lustgarten à l'appel du K.P.D. et de l'U.S.P.D. [19]. De nombreuses organisations locales passent outre au refus de manifestations communes décidé par le parti social-démocrate. La grève des municipaux de Berlin qui éclate sur ses entrefaites aggrave la tension : contre une manifestation devant l'hôtel de ville, le 2 mai, la police fait usage de ses armes : il y a quatre morts et vingt-cinq blessés. Le K.P.D. propose en vain aux autres organisations une grève générale de protestation de vingt-quatre heures [20].

Finalement la grève des métallos se termine, après presque deux mois, par un compromis, positif pour les ouvriers, seul résultat possible à partir du moment où leur mouvement est resté isolé : la durée du travail est bien portée à quarante-huit heures hebdomadaires, mais les deux heures ajoutées seront rétribuées comme heures supplémentaires [21]. L'intervention du K.P.D. dans les grèves qui se sont succédées depuis le début de l'année n'a pas été suffisante pour entraîner l'organisation d'une résistance de l'ensemble des travailleurs allemands à l'offensive du patronat et de l'Etat. Elle a contribué cependant à renforcer son influence. Les communistes ont pris la majorité dans d'importantes organisations syndicales, chez les cheminots à Berlin avec Geschke et à Leipzig, dans le bâtiment à Berlin avec Kaiser et à Düsseldof, dans la métallurgie à Stuttgart [22]; par 29 voix contre 18, ils prennent la tête du cartel local d'Erfurt [23]. Cela ne va pas sans rudes batailles. Au congrès des travailleurs du bâtiment qui se tient à Leipzig au début de mai, les dirigeants syndicaux font invalider les mandats des délégués de Berlin et de Leipzig, acquis au K.P.D. Les communistes refusent de s'incliner devant ce qu'ils considèrent comme une violation de la démocratie syndicale. Plus de 2 000 ouvriers du bâtiment de Leipzig et de ses environs, dirigés par Heckert, envahissent la salle du congrès en signe de protestation et tentent de le faire revenir sur sa décision : les dirigeants finissent par replier le congrès à Altenburg, où il pourra se dérouler « dans l'ordre », les communistes de la minorité n'ayant plus le soutien de la rue [24]. Mais, au 11° congrès de l'A.D.G.B. qui se déroule à Leipzig, du 19 au 24 juin, les propositions des communistes rencontrent un large assentiment parmi les délégués qui suivent en général la majorité : c'est par 345 voix contre 327 qu'est condamnée la politique de la « communauté de travail » [25], et par une majorité plus large encore qu'est voté le principe de la réorganisation de l'A.D.G.B. sur une base industrielle, rendant possible le démantèlement des syndicats corporatistes de métier qui constituent les bastions de la bureaucratie réformiste [26].

La campagne après l'assassinat de Rathenau.

Le 24 juin 1922, le ministre Walter Rathenau est abattu par un commando d'extrême-droite de l' « Organisation Consul », formé d'anciens officiers. Ex-président du trust A.E.G., porte-parole au Reichstag des intérêts des patrons de l'industrie de transformation — souvent opposés pendant cette période à ceux de l'industrie lourde —, un des signataires du traité de Rapallo avec l'Union soviétique, l'homme était pour les communistes un redoutable adversaire de classe. Les nationalistes de droite l'ont pris pour cible en tant que juif et afin de terroriser les éléments de la bourgeoisie partisans d'un apaisement à l'extérieur et d'un accommodement avec les conditions de Versailles. Le meurtre vient à la suite de centaines d'autres, au lendemain notamment d'attentats contre le social-démocrate Scheidemann (4 juin) et le communiste Thaelmann (18 juin) [27]. Le rôle joué dans cette affaire comme dans bien d'autres par les complicités militaires et policières, les protections dont les assassins ont pu jouir avant et après l'attentat, les cris de triomphe des nationalistes soulèvent une vague d'indignation non seulement dans l'ensemble du mouvement ouvrier mais, au-delà, dans l'opinion démocratique. Le chancelier Josef Wirth proclame dans un discours au Reichstag que « l'ennemi est à droite » [28]. Sur le coup, la crainte est générale que l'attentat ne constitue le prélude d'un nouveau putsch. Toutes les rancœurs remontent contre la Reichswehr, la police, la justice, héritées du régime impérial : les revendications exprimées au lendemain du putsch de Kapp ressortent, d'autant plus vigoureuses que la passivité des gouvernements successifs paraît plus éclatante. Ernst von Salomon, un homme du camp des meurtriers, témoigne :

 « Une atmosphère accablante pesait sur les foules, cette atmosphère pleine de tressaillements avant-coureurs de la panique, au milieu desquels il suffit d'un seul geste, d'un seul mot, pour rompre toutes les digues des passions » [29].

Le K.P.D. saisit l'occasion ainsi offerte pour tenter de mettre en pratique, sur des mots d'ordre politiques cette fois, sa politique du front unique ouvrier. Deux heures après la nouvelle de l'assassinat, la centrale s'adresse par écrit aux deux partis social-démocrates en leur proposant une rencontre pour décider de mesures concrètes à prendre, et formulant dans ce but onze mots d'ordre : interdiction de toute réunion nationaliste, dissolution de toutes les organisations monarchistes et nationalistes, révocation de tous les officiers monarchistes de la Reichswehr et de la police ainsi que des hauts fonctionnaires et magistrats connus pour leurs opinions nationalistes, démission du ministre Gessler et renvoi du général von Seeckt, arrestation de Ludendorff, Escherich et autres dirigeants de l'Orgesch, amnistie pour « tous les travailleurs révolutionnaires », interdiction de la presse monarchiste qui appelle au meurtre et à la lutte contre la République, création de tribunaux spéciaux, formés d'ouvriers, employés, fonctionnaires syndiqués, chargés de faire arrêter et de condamner tous les actes graves inspirés par les monarchistes et les ennemis des travailleurs, application énergique des accords de Bielefeld ? en particulier le point 8, concernant les formations ouvrières de défense, levée du décret-loi du 24 juin sur l'état d'exception et adoption d'un décret-loi, dans le sens des neuf points précédents, dirigé exclusivement contre les monarchistes et dont l'application ne soit pas confiée aux autorités centrales dans les Etats, constitution, pour veiller à l'application de ces mesures, d'organismes de contrôle des ouvriers, employés et fonctionnaires qui seraient élus par un congrès des conseils d'usine constitué sur la base d'assemblées de conseils d'usine à convoquer sur-le-champ. Le K.P.D. suggère en outre aux deux autres partis de se mettre d'accord sur un mot d'ordre de grève générale dans tout le pays jusqu'à satisfaction intégrale des revendications [30].

La situation est telle — et, pour le S.P.D., tel le danger d'un débordement qui naîtrait d'une alliance entre le K.P.D. et les indépendants — que les dirigeants du S.P.D. acceptent immédiatement la rencontre proposée, qui a lieu le même jour à minuit [31]. Les organisations représentées, K.P.D., U.S.P.D., S.P.D., A.f.A. et commission générale des syndicats de Berlin [32], lancent le mot d'ordre de manifestation de rues pour le lendemain 25 juin comme préambule d'une campagne commune à préparer au cours de rencontres ultérieures. Le même jour, sous les coups de boutoir des orateurs communistes, particulièrement de Walcher, le congrès de l'A.D.G.B. de Leipzig, décide lui aussi de s'engager dans un front uni pour la « défense de la République » et proclame le mot d'ordre de grève générale d'une demi-journée avec manifestations et meetings pour le mardi 27 juin [33]. Le 25, les partis siègent pour la première fois avec les représentants de la direction de l'A.D.G.B., immédiatement après la grandiose manifestation organisée au Lustgarten [34]. L'événement est salué par les communistes comme une grande victoire et une étape importante sur la voie de la construction du front unique ouvrier, quoique les directions des autres partis et syndicats se prononcent immédiatement contre quelques-unes de leurs propositions : l'appel à la grève générale illimitée, la constitution de comités de contrôle, et la perspective de gouvernement ouvrier [35].

L'important leur semble être en effet la fermeté des positions prises par les dirigeants syndicaux sous la pression de leur congrès, le réformiste Leipart allant jusqu'à dire que son organisation est prête à employer les moyens extra-parlementaires les plus énergiques et à approuver la conception communiste de l'action [36]. Ils exigent toutefois qu'aucune surenchère ne soit admise entre les organisations [37], ce que les communistes tentent de tourner en déclarant que, pour leur part, ils s'engagent à considérer les revendications établies en commun comme des revendications minimum à réaliser par tous les moyens [38] : déclaration et position qui sont acceptées par leurs partenaires.

Le soir les représentants des cinq organisations sont reçus par le chancelier Wirth qui, tout en refusant de modifier le décret-loi déjà lu au Reichstag, s'engage à le compléter conformément aux revendications des organisations ouvrières [39]. Le 26, ils se réunissent de nouveau afin de formuler les revendications avant la séance du Reichstag convoquée pour le jour même et réclament l'institution d'un tribunal extraordinaire ne comprenant qu'un magistrat sur sept juges, l'interdiction et la dissolution des ligues monarchistes et antirépublicaines, l'interdiction des journaux, du drapeau, des couleurs monarchistes, de lourdes sanctions pour toute attaque — geste, écrit ou parole — contre le drapeau ou les couleurs de la République, l'interdiction du port d'armes pour militaires et policiers hors du service, du port de l'uniforme pour les anciens officiers, une épuration rigoureuse, particulièrement de la police et de la magistrature [40]. Ils tombent d'accord pour formuler plus tard les revendications concernant l'amnistie réclamée par les communistes [41].

Les premières escarmouches entre délégués du parti social-démocrate et représentants du K.P.D. se produisent au cours de cette réunion, les premiers exigeant des communistes une déclaration écrite officielle par laquelle ils s'engageraient à n'attaquer la république démocratique « ni en actes, ni par la parole, ni par écrit », à ne pas critiquer leurs partenaires et à retirer de la circulation une affiche injurieuse pour le parti social-démocrate. Les représentants du K.P.D. ayant refusé, les autres font mine de quitter la réunion, mais finissent par y reprendre place sur les instances des représentants syndicaux [42]. Quelques heures avant le début de la grève et des manifestations prévues le 27, les cinq organisations signent l'« accord de Berlin », reprenant l'essentiel des revendications présentées au chancelier Wirth, approuvées par l'A.D.G.B. et l'A.f.A. et qui n'ont soulevé de réserves que de la part du K.P.D. [43] : amnistie, interdiction des ligues, réunions, défilés, emblèmes et couleurs monarchistes, dissolution des groupes armés antirépublicains, épuration de l'appareil d'Etat et de la Reichswehr [44]. La manifestation du 27 juin rassemble dans toutes les grandes villes des millions d'hommes et de femmes à l'appel des organisations ouvrières unanimes [45]. Ernst von Salomon les a vus ainsi :

« Les foules massées sous les drapeaux qui flottaient s'avançaient murailles vivantes de corps serrés. Elles emplissaient les villes du martèlement de leurs pas et faisaient vibrer l'air du grondement de leur sourde colère » [46].

Une course de vitesse s'engage alors entre le K.P.D., qui veut pousser à l'action les autres organisations tout en profitant de l'émotion et de l'élan pour bâtir simultanément ce qu'il appelle les organes du front unique, et le S.P.D., qui cherche à consolider la coalition au Reichstag entraînant les populistes dans le vote d'une « loi de défense de la République », tout en rejetant sur les communistes la responsabilité de la rupture du front unique. Dans de nombreuses localités, malgré les décisions formelles des instances nationales du S.P.D. et des syndicats, se constituent à l'initiative des communistes des comités de contrôle ou d'action, particulièrement en Saxe et Thuringe, mais aussi en Rhénanie-Westphalie et en Allemagne centrale [47]. A Zwickau, un comité d'action formé de représentants des syndicats et partis ouvriers exerce pendant quelques jours un véritable pouvoir qu'il appuie sur une « garde ouvrière de sécurité » de 250 hommes [48]. En Thuringe, les dirigeants des cinq organisations à l'échelon du Land se mettent d'accord pour constituer un comité central de contrôle [49]. De son côté, cependant, le S.P.D. réussit à faire inclure, dans l'appel pour la gigantesque manifestation prévue le 4 juillet, une mise en garde contre les discours d'orateurs « incontrôlés » et les « provocateurs »; les représentants du K.P.D. ayant refusé de signer un tel texte, les quatre le publient sans sa signature [50]. Le parti communiste proteste vigoureusement et lance de son côté un appel particulier pour la manifestation commune, que l'organe des syndicats refuse de publier [51]. En même temps, il s'efforce de relancer la discussion ou, du moins, de dépasser les divergences en engageant l'action, et, pour cela, formule publiquement de nouvelles propositions : pour une grève générale comme moyen d'obtenir la réalisation des revendications inscrites dans l'accord de Berlin, pour la dissolution du Reichstag et la tenue de nouvelles élections que les partis ouvriers aborderaient avec l'objectif d'une majorité ouvrière au Reichstag et de la formation d'un gouvernement ouvrier [52]. Il obtient le vote de nombreuses résolutions en ce sens au sein des sections syndicales ou des conseils d'usine. Engagé au Reichstag dans des négociations avec les populistes en vue d'une « Loi pour la défense de la République » qui ne saurait pour ces derniers comprendre une amnistie en faveur des condamnés communistes de mars 1921, le parti social-démocrate refuse les propositions communistes [53]. Le K.P.D. accuse alors publiquement le S.P.D. de trahir les accords de Berlin et commence la publication des comptes rendus des discussions entre organisations [54]. Le 4 juillet, l'A.D.G.B. somme le K.P.D. de s'en tenir aux revendications établies en commun [55]. La centrale du K.P.D. riposte en soulignant que les difficultés proviennent de ce que les dirigeants social-démocrates font des concessions à leurs alliés de droite au Reichstag, et que le front unique pourrait se souder à un niveau plus élevé si les cinq réclamaient une dissolution et de nouvelles élections qui rendraient possible une majorité et un gouvernement ouvrier [56]. Le jour même, les quatre organisations, réunies en l'absence du K.P.D., lui font connaître qu'il s'est mis désormais « en dehors de l'unité d'action» [57].

Le K.P.D. réplique par un appel intitulé « Front unique malgré tout ! », demande la constitution de comités communs de contrôle et l'organisation de la lutte pour l'application de l'accord de Berlin [58]. De nouveaux comités se constituent effectivement à Essen, Düsseldorf, Reinickendorf [59], mais, dans l'ensemble, la situation a tourné désormais en faveur des dirigeants réformistes, qui ne craignent plus d'être débordés et peuvent se consacrer à un règlement satisfaisant de la question sur le plan parlementaire.

De concession en concession, d'amendement en amendement au cours de la discussion au Reichstag, la loi sur la défense de la République finit par confier cette tâche à la police et aux tribunaux. Le K.P.D. dénonce son caractère de classe, montre qu'elle ne sera en réalité utilisable que contre la classe ouvrière et ses organisations [60]. Lors du vote, le 18 juillet, les députés communistes votent contre, avec l'extrême-droite, les députés social-démocrates des deux partis votant pour, avec le reste des partis bourgeois. Un accord entre indépendants et majoritaires crée un « collectif de travail parlementaire », préface d'une proche fusion, La décision des indépendants de revenir sur le refus de principe de participation à tout gouvernement de coalition, prise au nom de la « défense de la république », va rendre possible la réunification. Le K.P.D. a été en définitive isolé par ses adversaires social-démocrates, qui s'efforcent de retourner et d'exploiter contre lui l'aspiration unitaire de la classe ouvrière.

Les résultats décevants de cette campagne provoquent de vives réactions à l'intérieur du parti communiste et de l'Internationale. Au sein de l'exécutif, Zinoviev émet d'acerbes critiques sur la façon dont elle a été menée par la centrale. Il est finalement mandaté pour faire part à cette dernière de ses remarques personnelles, suggestions et questions susceptibles d'éclairer l'exécutif qui se refuse à envoyer des « directives formelles » sur un problème qu'il connaît mal. La lettre, écrite le 18 juillet [61], déclare notamment :

« Autant que nous en ayons pu juger à travers Die Rote Fahne, votre tactique au cours des premiers jours nous a semblé à tous plutôt médiocre. On ne devrait pas crier « République ! République ! » dans une situation telle que celle qui existait alors. On aurait dû bien plutôt, dès la première minute, mettre sous les yeux des masses le fait que l'Allemagne actuelle est une République sans républicains. Dans ce moment d'excitation, il fallait montrer aux larges masses ouvrières — qui ne sont pas tant concernées par la République que par leurs intérêts économiques — que la République bourgeoise, non seulement n'offre aucune garantie aux intérêts de la classe prolétarienne, mais que, surtout dans de telles circonstances, elle offre au contraire la forme la meilleure pour l'oppression des masses ouvrières. Il ne fallait pas emboucher la même trompette que les social-démocrates ou l'U.S.P. Le front unique ne doit jamais, jamais, porter atteinte à l'indépendance de notre agitation. C'est pour nous une condition sine qua non.
Nous sommes prêts à entrer en pourparlers avec les gens de l'U.S.P. et du S.P.D., mais pas en parents pauvres, en tant que force autonome conservant toujours sa physionomie propre et exprimant toujours devant les masses et de A à Z l'opinion du parti» [62].

Il suggère que le parti prenne l'initiative — devant le refus d'action des autres organisations ouvrières — et lance lui-même un mot d'ordre de grève d'au moins vingt-quatre heures [63].

La position de Zinoviev coïncide largement avec celle qu'expriment au même moment Maslow. Ruth Fischer et les autres dirigeants de la gauche allemande, pour qui les dirigeants n'ont eu en vue que des accords de sommet et portent ainsi la responsabilité d'avoir isolé des masses le parti communiste et cautionné la trahison social-démocrate. L'affaire prend l'allure d'une crise avec la réunion de la centrale qui suit l'arrivée de la lettre de Zinoviev. Kleine, qui, en tant que représentant de l'exécutif, siège avec les dirigeants allemands, y attaque violemment la politique suivie jusque-là, affirme que le refus de la centrale de reconnaître ses erreurs ouvrirait dans le parti une crise d'une exceptionnelle gravité : il se déclare en tout cas décidé, sur ce point, à se solidariser avec les critiques de la gauche, Maslow et Ruth Fischer. Devant ce qu'Ernst Meyer qualifie de véritable « chantage », la centrale s'incline, seuls Walcher et Heckert — responsables du travail syndical, ce qui n'est pas un hasard — demeurant aux côtés de Meyer. Kleine va réitérer ses attaques le lendemain 23 juillet devant le comité central, mais Ernst Meyer se bat énergiquement et l'emporte, Maslow restant en minorité avec quatre autres gauchistes à voter contre la résolution, cependant qu'une dizaine de membres se contentent, avec Kleine, de voter pour la partie de la résolution Meyer qui énumère les tâches à venir, et de s'abstenir sur le reste [64].

L'incident est révélateur de l'influence qu'exerce dans la centrale un représentant de l'exécutif, mais aussi de la résistance qu'il y rencontre. Il indique surtout combien l'alliance de la gauche allemande avec Zinoviev et les gauchistes de l'exécutif constitue pour la centrale un danger permanent et grave, d'autant plus que les dirigeants allemands sont toujours prêts à reconnaître des erreurs, qu'ils ne pensent pas avoir commises, pour éviter une crise avec l'exécutif [65]. Or le demi-échec de la campagne menée après l'assassinat de Rathenau renforce dans le parti l'audience de la gauche, accroît les méfiances de nombreux militants à l'égard d'une direction soupçonnée une fois de plus d'être passive. De nouveau réapparait au sein du parti la fameuse théorie de l'offensive, et la centrale, comme le révèle Remmele, est bombardée de résolutions réclamant un appel à la grève générale ou à l'assaut de la préfecture de police [66]. On peut en voir une preuve dans l'initiative des dirigeants du district de Berlin-Brandebourg, qui organisent le 15 octobre l'attaque contre une réunion publique d'extrême-droite tenue au cirque Busch. La police intervient avec énergie il y a cinquante blessés dans les assaillants communistes, et un tué. Dans les jours qui suivent, le gouvernement fait opérer plus de cinquante arrestations, parmi lesquelles celles de Btandler, Thalheimer, Pfeiffer, et perquisitionne à Die Rote Fahne le 16. Les journaux annoncent que les militants arrêtés seront poursuivis pour « attentat à la paix civile », et passibles de quinze ans de travaux forcés [67]. Mais cette fois, l'exécutif, malgré les critiques qu'il formule contre la centrale allemande, n'est pas du côté des gauchistes [68] et Zinoviev dira au 4° congrès mondial de l'Internationale que l'organisation berlinoise n'a pas montré son aspect le plus brillant dans cette affaire [69].

La véritable défaite est ailleurs, dans les usines et dans les rues, dans le découragement qui s'étend et rend plus apparente l'exaspération d'une minorité prête à agir. La social-démocratie vient de faire une fois de plus la preuve qu'elle ne veut à aucun prix rompre la coalition avec les partis bourgeois et qu'elle est décidée à user de tout son poids pour empêcher que ne s'engagent de grands combats de classe. Forts de cette assurance, renforcée par l'échec des grèves ouvrières économiques du printemps et de l'été, les partisans de la manière forte et de la contre-offensive peuvent aller de l'avant. Hugo Stinnes, au nom de la nécessité du paiement des réparations et du sauvetage de l'économie allemande, formule ses exigences au cours d'une séance du Conseil économique du Reich dans laquelle il réclame une fois de plus l'allongement de la journée de travail :

« On ne peut pas à la fois perdre la guerre et travailler deux heures de moins. C'est impossible. Vous devez travailler, travailler encore et encore. (...) Il faudrait interdire pour au moins cinq ans toute grève dans les entreprises qui sont de nécessité vitale pour l'économie nationale, et punir rigoureusement tout manquement » [70].

Sous la présidence de Cuno, l'ancien président de la Hamburg–Amerika Line, qu'un ultimatum de Legien avait en mars 1920 écarté du cabinet, se constitue un nouveau gouvernement, ne comprenant pas de ministres social-démocrates : nettement axé à droite, il accepte les voix social-démocrates tout en se déclarant prêt, au besoin, à s'en passer. La victoire de Mussolini en Italie revalorise aux yeux des capitalistes allemands les groupes extrémistes de droite, parmi lesquels commence à émerger le parti ouvrier national-socialiste d'Adolf Hitler [71].

Le K.P.D. consacre toutes ses forces à briser son isolement par des campagnes organisées, multipliant et consolidant les « organismes de front unique », comités de contrôle et surtout conseils d'usine. Il obtient dans cette voie des succès non négligeables, puisque, au terme d'une campagne pour la réactivation de ces conseils, il réussit à rassembler en novembre un « congrès national des conseils d'usine », rassemblant les délégués d'une minorité de conseils, mais dont certains représentent quelques-unes des usines les plus importantes dans la lutte de classes en Allemagne. Le 22 novembre, ce congrès adopte un programme qui reprend dans leurs grandes lignes les revendications « de transition » du K.P.D., et élit un comité permanent, que va présider le communiste berlinois Hermann Grothe [72].

L'une des premières conséquences de ce succès sera pourtant une défaite. Au lendemain de la tenue du congrès, en effet, la Badische Anilin licencie les trois délégués, membres du conseil d'usine de ses entreprises de Ludwigshafen, qui s'y sont rendus. La présence parmi les trois du populaire dirigeant communiste du Palatinat Max Frenzel [73] provoque une grève « sauvage » de protestation d'une ampleur exceptionnelle. La compagnie riposte par un lock-out, puis réembauche sur la base d'un nouveau règlement du travail, réintroduisant la rémunération aux pièces et comportant l'obligation d'accepter des heures supplémentaires. La grève, désavouée par les syndicats, soutenue dans toute l'Allemagne par les seuls communistes et les conseils d'usine qu'ils entraînent, se poursuit néanmoins pendant six semaines. Finalement, épuisés, les grévistes doivent reprendre le travail, battus et bien battus : au licenciement de Max Frenzel et de ses deux camarades, s'ajoutent maintenant quelque 2 000 licenciements pour faits de grève [74].

Offensive patronale et aggravation de la crise économique vont de pair : l'inflation s'accélère et les prix flambent. Entre la fin l'octobre et la fin de novembre, le prix de la viande, des œufs, de la margarine double, celui du beurre et du pain triple. L'écrivain qui se cache sous le pseudonyme de R. Albert et sera désormais l'irremplaçable chroniqueur des événements d'Allemagne pendant toute une année [75] écrit dans Inprekorr, sous le titre « Une Société qui s'écroule » :

 « Trente-cinq millions de travailleurs attendent avec anxiété l'hiver tueur de pauvres gens. En moins de deux mois, le coût moyen de la vie a plus que triplé; les prix des articles de première nécessité ont quintuplé. A partir du 1° octobre, les loyers quintuplent, le prix des tarifs postaux triple ou quadruple, les tarifs des communications, chemins de fer et tramways augmentent... Et l'on annonce que le prix du pain va quadrupler. »

Il décrit le spectacle qu'offre l'Allemagne de cette fin 1922, les quartiers ouvriers, Neukölln et Moabit, « jeunes visages terreux, marqués du sceau de la tuberculose et de la faim (...), les mutilés, les mendiants, les prostituées (...) et la fête, la fête des riches » [76].

La barbarie s'installe dans le pays jusque-là le plus avancé d'Europe, la misère autour des machines et dans le domaine de la technique la plus moderne. Les communistes, eux, pensent qu'ils ont entre les mains l'instrument qui peut changer ce monde en train de s'écrouler : l'espoir de tous les plus misérables est là, sous la forme d'un parti communiste de masse, un parti de combat.


Notes

[1] Goetz-Girey, Les Syndicats allemands après la guerre, pp. 107-119.

[2] Ernst Däumig, Das Rätesystem (1919).

[3] Les Quatre premiers congrès de l'I.C.,  pp. 56-57.

[4] Brandler, Die Rote Fahne, 4 novembre 1920.

[5] Peter Maslowski, « La Résurrection des conseils de fabrique », Corr. int., n° 74, 30 septembre 1922, p. 508 ; H. J. Krusch, « Zur Bewegung der revolutionären Betriebsräte in den Jahren 1922/1923 », ZfG, n° 2, 1963, pp. 260 sq.

[6] L'Internationale communiste, n° 10/11, octobre-novembre 1936, p.1342.

[7] Raase, Zur Geschichte der deutschen Gewerkschaftsbewegung  1919-1923, p. 106.

[8] Il s'agit de la « Reichsgewerkschaft Deutscher Eisenbahnbeamter und Angestellter » (ibidem).

[9] Raase, op. cit.

[10] Die Rote Fahne, 2 février 1922, Dok. u. Mat., VII/2 pp. 28-29.

[11] Vorwärts, 4 février 1922 ; Dok. u. Mat., VII/2. pp. 30-31.

[12] Voir l'appel à tous les travailleurs. Die Rote Fahne, 5 février 1922, Dok. u. Mat., VII/2, pp. 31-33.

[13] Corr. int., n° 10, 7 février 1922, pp. 73-76, numéro spécial sur la grève des cheminots allemands ; circulaire de la centrale datée du 11 février dans Dock. u. Mat .. VII/2, pp. 33-36. Selon Véra Mujbegović (op. cit. p. 321), la centrale du 6 février 1922 avait fait son autocritique en constatant l'insuffisance de ses efforts pour développer au sein de la classe ouvrière l'idée de la nécessité de la grève générale (I.M.L-Z.P.A.. 3/2, pp. 69-72).

[14] Die Rote Fahne, 18, 20, 21, 22 mars 1922. Raase. op. cil .. p. 107.

[15] Die Rote Fahne, 1°  avril 1922 ; Dok. u. Mat.. VII/2. pp. 43-45.

[16] Raase, op. cit., pp. 107-108.

[17] Die Rote Fahne, 21 avril 1922.

[18] Ibidem, 7 et 15 avril 1922.

[19] Ibidem, 21 avril 1922.

[20] Ibidem, 3 mai 1922.

[21] A. Enderle, Corr. int., n° 44, 7 janvier 1922, p. 342.

[22] Raase, op. cit., p. 109.

[23] Ibidem, p. 109.

[24] Der Kommunistische Gewerkschafter, n° 20, 20 mai 1922, pp. 191-192.

[25] Protokoll der Verhandlungen des II. Kongresses des Gewertschaften Deutschlands, pp. 517-519.

[26] Ibidem, pp. 554-555. La résolution était présentée par Dissmann. Les communistes, quoique ayant obtenu, selon V. Mujbegović, entre 30 et 40 % des voix, n'ont à ce congrès que 90 délégués (op. cit., p. 345).

[27] Reisberg, op. cit., p. 157.

[28]   Verhandlungen des Reichstags, I Wahlperiode, 1920, vol. 346, p.8058.

[29] E. von Salomon, Les Réprouvés, p. 290, cité par Benoist-Méchin. op. cit., pp. 226-227

[30] I.M.L.-Z.P.A., 3/1/16, p. 69, cité par Reisberg, « Um die Einheitsfront nach dem Rathenaumord », BzG, 1963, n° 5/6, p. 997.

[31] Ibidem, p. 70

[32] La direction de l'A.D.G.B. dans son ensemble se trouvait au 11°  congrès de l'organisation, à Leipzig.

[33] Vorwärts, 25 juin 1922.

[34] A. Reisberg, « Um die Einheitsfront nach dem Rathenaumord », BzG, 1963, n° 5/6, p. 998.

[35] Ibidem, p. 999.

[36] I.M.L.-Z.PA., 2/II. p. 25, cité ibidem, p. 999.

[37] I.M.L.-Z.P.A., 3/1/16, p. 70, cité ibidem, p. 999.

[38] Reisberg, op. cit., p. 999.

[39] Ibidem, p. 1000.

[40] Ist eine Einheitsfront mit den Kommunisten möglich?, p. 4 (publication A.D.G.B.).

[41] Selon Reisberg, op. cit., p. 1000, sans référence.

[42] I.M.L.-Z.P.A., 2/II, p. 91, cité par Reisberg, p. 1001.

[43] Ibidem, f. 25.

[44] Die Rote Fahne, 28 juin 1922. Dok. u. Mat., VII/2, pp. 103-105.

[45] Ibidem

[46] Von Salomon, Les Réprouvés, p. 291, cité par Benoist-Méchin. op. cit., p. 227

[47] Reisberg, op. cit., p. 1005, n. 37.

[48] Günter Lange, « Die Protestationen der Zwickauer Arbeiter gegen den deutschen Militarismus aus Anlass des Mordes an Walter Rathenau » BzG, n° 4, 1962, p. 961.

[49] Reisberg, op. cit., p. 1005, n. 37.

[50] Ist eine Einheilsfront ... , p. 12.

[51] Reisberg, op. cit., p. 1004.

[52] Ist eine Einheilsfront ... , p. 14.

[53] Reisberg, op. cit., p. 1003.

[54] Die Rote Fahne, 6 juillet 1922.

[55] Ist eine Einheitsfront ... , p. 13.

[56] Die Rote Fahne, 8 juillet 1922.

[57] Ist eine Einheitsfront ... , p. 20.

[58] Die Rote Fahne, 9 juillet 1922 ; Dok. u. Mat, VII/2, pp. 111-114.

[59] Reisberg, op. cit., p. 1007.

[60] Die Rote Fahne sera interdit dès le 10 août, pour trois semaines, en vertu de cette loi (Reisberg, op. cit., p. 1007),

[61] Zinoviev devait citer un extrait de cette lettre au cours du 4° congrès de l'I.C. (Protokoll des Vierten Kongresses der K.I., p. 198) en la présentant comme datée du 18 juin — ce qui est une impossibilité. Angress (op. cit., p. 245, n. 52) suggère la date du 28 juin, démentie par des documents ultérieurement publiés, notamment la lettre d'Ernst Meyer à sa femme, et la correspondance entre Meyer et Zinoviev publiées par Hermann Weber, « K.P.D. und Komintern »), Vierteljahrshefte für Zeitgeschichte, n° 2, 1968, pp. 185-188, où les références à la lettre de Zinoviev indiquent sans aucun doute possible la date du 18 juillet.

[62] Protokoll des Vierten Kongresses der K.I., p. 198.

[63] Lettre d'Ernst Meyer à sa femme Rosa Léviné-Meyer, datée du 24 juillet 1922, extraite des archives privées. Rosa Meyer-Léviné, publiée dans Vierteljahrshefte für Zeitgeschichte, n° 2, 1968, p. 186.

[64] Un récit détaillé de ces deux réunions se trouve dans la lettre d'Ernst Meyer (voir la note précédente) beaucoup plus précis en tout cas que le compte rendu des travaux dans Die Rote Fahne du 27, qui écrit par-dessus le marché que les votes ont été unanimes.

[65] Selon E. Meyer, Pieck aurait fait au comité central une «lourde déclaration » en ce sens. Paul Bottcher était le seul de la centrale à ne pas s'être déjugé du jour au lendemain.

[66] I.M.L.-Z.P.A., sign. 2/II, f. 64, cité par Reisberg, p. 1009.

[67] Corr. int., n° 79, 18 octobre 1922, p. 608.

[68] Selon E. Meyer, Zinoviev avait, on l'a vu, suggéré à la centrale allemande une grève de vingt-quatre heures au moins, mais de sa propre initiative. Il n'en sera pas question au 4° congrès. La correspondance échangée entre Meyer et Zinoviev pendant le congrès mondial ne laisse aucun doute sur le caractère personnel de cette suggestion de Zinoviev. Radek dira que « si le parti s'était lancé seul dans l'action, cette faute aurait été plus grave que toutes celles qui ont été faites » (Protokoll des IV ...,  p. 100). C'est seulement en novembre, dans les discussions d'avant congrès, que Maslow et Urbahns apprendront de la bouche de Zinoviev l'existence de sa lettre du 18 juillet.

[69] Protokoll des IV ... , p. 200.

[70] Die Rote Fahne, 11 novembre 1922. Le journal communiste utilise ici les comptes rendus parus la veille, dans Vorwärts et Berliner Tageblatt, de cette intervention de Stinnes prononcée au cours d'une séance à huis clos. Kreuzzeitung devait le même jour protester contre l'interprétation du Vorwärts, qui laissait entendre que Stinnes s'était prononcé contre la stabilisation du mark. Le discours intégral était publié également par Deutsche Allgemeine Zeitung le 11 novembre. En fait, les « conditions » posées par Stinnes à la stabilisation du mark, en particulier le passage pour période de dix à quinze ans à une durée de dix heures de la journée travail, étaient bien connues (Hallgarten, Hitler, Reichswehr und Industrie, pp. 14-15 et note 25, pp. 70-71).

[71] Selon Konrad Heiden, (Adolf HitlerEine Biographie, p. 251), Ernst von Borsig, avait, dès cette époque, contribué au financement du parti nazi. Le 28 janvier 1923, la centrale du K.P.D. mentionne le danger nazi en Bavière (Die Rote Fahne, 29 janvier 1923).

[72] Le programme est reproduit dans Dok. u. Mat., VII/2, pp. 194-198. Le congrès avait réuni 856 délégués, dont 657 communistes (Die Rote Fahne, 27 novembre 1922).

[73] Weber, Die Wandlung, II, p. 125.

[74] Outre Die Rote Fahne, qui, pendant cette période, commente tous les jours la grève du Palatinat, voir Inprecorr, et, dans son édition française, particulièrement les chroniques de R. Albert «La Bataille industrielle du Palatinat », Corr. int., n° 97, 16 décembre 1922, p. 738, « Les Forces en présence dans le Palatinat », ibidem, n° 98, 20 décembre 1922, pp. 746-747, « Vaincus », ibidem, n° 99, 23 décembre 1922, p. 755.

[75] Il s'agit selon toute vraisemblance de Victor Serge, dont l'un des pseudonymes littéraires était Albert, qui collabore àcette date, à Berlin, à la rédaction d'Inprekorr et dont le style personnel se distingue dans l'édition française des médiocres traductions qui l'accompagnent.

[76] Corr. int., n° 72, 23 septembre 1922, p. 561.


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