1980

"Si les trotskystes avaient été des « sectaires » impénitents ou des « rêveurs » utopistes, coupés de la réalité, croit-on vraiment qu'il aurait été nécessaire, pour venir à bout de leur existence - qui était en elle-même déjà une forme de résistance - de les massacrer jusqu'au dernier à Vorkouta ? Sur les millions de détenus libérés des camps de concentration après la mort de Staline, (...) les trotskystes survivants peuvent se compter sur les doigts d'une seule main ? Est-ce vraiment par hasard ?"

Source : Cahiers Léon trotsky n°6, 1980.

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Les trotskystes en Union Soviétique (1929-1938)

P. Broué

Les dernières années


La victoire de Hitler en Allemagne a fait basculer à l'échelle mondiale le rapport des forces entre les classes : en U.R.S.S., elle va permettre à Staline d'apporter une « solution finale » ‑ sans précédent à l'époque ‑ à la question de l'Opposition de gauche.

Il n'est pas facile de reconstituer la trame de ces années où Victor Serge se demandait s'il n'était pas « minuit dans le siècle ». Plus de communications entre l'U.R.S.S. et Trotsky : aucun militant ni sympathisant ne saurait prendre le risque d'écrire. Le G.P.U. ne cesse de resserrer son étreinte : à partir de 1935, il a réussi à placer auprès de Léon Sedov, à Paris, un de ses agents, Zborowski, qui milite sous le pseudonyme d'Etienne et l'informe directement de tout ce qu'il apprend [1]. Le petit groupe russe de Paris est déchiré par les suspicions qu'Etienne diffuse afin de mieux se protéger lui‑même [2]. Les derniers éléments d'information arrivent par paquets successifs avec les derniers militants qui réussissent à quitter l'Union soviétique : Davtian‑Tarov, qui arrive en Perse en août 1935, Ante Ciliga, qui débarque à Prague en décembre de la même année, Victor Serge enfin, qui, libéré, atteint Bruxelles en avril 1936. Au cours de l'année 1937, les hommes qui rompent avec le G.P.U., Ignace Reiss, Walter Krivitsky [3], donnent également des éléments, d'un autre angle de vue. Ce sont vraiment les derniers.

C'est à travers leurs informations qu'on peut cependant reconstituer quelques bribes de ce qui s'est passé en U.R.S.S. dans ces dernières années où l'Opposition agonise. Il semble que, vers 1933 ou1934, les déportés de l'Opposition aient nourri un faible espoir d'amélioration de leur sort ‑ peut‑être dans le cadre de la politique de détente relative inspirée et sans doute imposée à Staline par cette opposition d'appareil qui avait fait de Kirov son candidat à la place du n° 1. Ici ou là, il y a eu interruption du renouvellement automatique des condamnations et autorisation pour d'anciens « isolés » de vivre en exil. Il y a même un cas où un vieux‑bolchevik membre de l'Opposition est libéré sans avoir capitulé : il s'agit de N. I. Mouralov, autorisé à travailler comme agronome en Sibérie. Plusieurs dirigeants de la jeune génération de l'Opposition, qui ont quitté à cette époque l'isolateur, vivent une existence précaire, en exil, avec parfois leur famille avec eux. On sait par exemple que Victor B. Eltsine était de 1933 à 1935 à Arkhangelsk et V. F. Pankratov à Orenbourg. En 1934, E. B. Solntsev, après une double « rallonge » de fait, a été autorisé à vivre en exil en Sibérie. G. Ia. Iakovine vit dans des conditions semblables à Stafinabad. Guevorkian est « libre » également.

Mais ce n'est qu'un trop bref répit. Le 1° décembre, le jeune communiste Leonid Nikolaiev abat Kirov à coups de revolver à Smolny : le G.P.U. ‑ Staline derrière Iagoda ‑ a tiré les ficelles de sa « conspiration » pour avoir prétexte au bain de sang qu'il estime nécessaire à la reprise en mains. En quelques jours, la première vague d'arrestations met un point final aux rêves audacieux de semi‑liberté en exil qu'avaient pu nourrir certains oppositionnels. Tous sont arrêtés, sans exception, uniformément lourdement condamnés : nombreux sont ceux qui disparaissent. Le renouvellement automatique des peines reprend, mécanique inflexible que dirige le collège du G.P.U. rebaptisé N.K.V.D.

Il n'y a que peu de capitulations dans cette période. On parle en 1935 de Veronika S. Kasparova, qu'on sait âgée et très malade. Personne ne croit à la capitulation, annoncée, de Stopalov, dans laquelle on voit « une manœuvre ». Au contraire, l'afflux dans les « camps » de dizaines de milliers de nouveaux dont une majorité de jeunes risque de procurer aux bolcheviks‑léninistes des troupes fraîches, des renforts de combattants et de futurs cadres. Bientôt, on regroupe les bolcheviks-léninistes  afin de les isoler de la masse des déportés et condamnés. Les « camps » sont de plus en plus « camps de concentration », et les isolateurs renouvellent leur population : le trotskyste V. F. Pankratov, revenant à Verkhénouralsk en 1935, y trouve dans la même cellule Kamenev, Slepkov et Smilga.

Quelques‑uns des hommes de la jeune génération ont‑ils tenté en 1934, en exil, de reconstituer, sinon une organisation dans les formes, du moins le centre d'un réseau ? On peut en douter avec Victor Serge qui juge impossible pareille entreprise. C'est pourtant de cela que sont accusés en 1935 G. Ia. Iakovine, Kh. M. Pevzner, V. F. Pankratov et E. B. Solntsev. Ce dernier meurt en janvier 1936, à l'hôpital de Novosibirsk, après une grève de la faim victorieuse contre une « rallonge » et le refus du G.P.U. de le laisser vivre en exil à Minoussinsk avec sa femme et son enfant [4].

Pankratov et Pevzner reçoivent tous deux cinq ans supplémentaires en isolateur, sont envoyés l'un à Verkhnéouralsk et l'autre à Chéliabinsk, et disparaissent pour toujours, le premier ayant seulement réussi à faire savoir à ses amis d'Orenbourg que l'instruction avait « été effroyable » [5].

Les militants de l'Opposition de gauche sont exécutés sans procès, et nombre d'entre eux ont sans doute péri dans le cours de la préparation des procès à spectacle, de ces amalgames dont on conçoit sans peine combien Staline eût aimé y faire figurer, dans le rôle d'accusé avouant ses crimes et battant sa coulpe, l'un des « irréductibles » qui n'avaient cessé de le braver depuis des années. Trotsky lui‑même redoutait, non sans raison, à l'annonce de chaque procès, d'y voir figurer l'un d'entre eux, brisé par les méthodes perfectionnées dont il ne sous‑estimait pas l'efficacité. Parmi tous les hommes qui n'avaient pas capitulé, Staline pourtant ne réussit finalement qu'à briser le seul Mouralov, celui‑là même qu'il avait curieusement épargné en le laissant exercer librement sa profession d'agronome dans la région de Novosibirsk. Ce coup ‑ très dur pour Trotsky ‑ demeura unique. Parmi les accusés des trois grands procès de Moscou ont figuré certes nombre d'anciens dirigeants ou militants de l'Opposition, mais, à l'exception de Mouralov, tous ces hommes avaient déjà « capitulé » des années auparavant et s'étaient reniés publiquement, Zinoviev et Kamenev, Piatakov et Krestinsky dès 1928, Smirnov, Mratchkovsky, Boguslavsky, Ter‑Vaganian après Radek en 1929, Rakovsky en 1934 enfin. Mais aucun des bolcheviks‑léninistes maintenus en isolateur depuis des années, restés fidèles à l'organisation et à son programme, n'a finalement collaboré, même sous la torture, aux procès préfabriqués et la majorité d'entre eux ont payé ce refus de leur vie.

Nous n'avons sur ce qu'étaient ces hommes en 1936 qu'un seul témoignage, celui de Victor Serge. Il écrit à Trotsky, le 27 mai 1936, peu après sa libération et son arrivée en Belgique :

« Nous sommes en ce moment fort peu nombreux : quelques centaines, dans les cinq cents. Mais ces cinq cents ne fléchiront plus. Ce sont des hommes trempés, qui ont appris à penser et à sentir par eux‑mêmes et qui acceptent avec tranquillité la perspective d'une persécution sans fin. Dans les isolateurs, nos camarades sont quelques dizaines au total, sur des centaines de zinoviévistes, droitiers et autres staliniens véreux. Parmi nous, il n'y a pas grande unité de vues. Boris Mikh(ailovitch Eltsine) disait : "C'est le G.P.U. qui fait notre unité". Deux grandes tendances se divisent à peu près par moitié : ceux qui estiment qu'il faut tout réviser, que l'on a commis des fautes depuis le début de la révolution d'Octobre et ceux qui considèrent le bolchevisme à ses débuts comme inattaquable. Les premiers sont enclins à considérer que dans les questions d'organisation vous aviez raison, avec Rosa Luxemburg, dans certains cas, contre Lénine autrefois. En ce sens, il y a un trotskisme dont les attaches remontent loin (personnellement, je suis aussi de cet avis, pensant toutefois que les principes d'organisation de Lénine ont fait leurs preuves dans une période et un pays donné, particulièrement arriéré). Nous nous divisons aussi par moitié sur les problèmes de la démocratie soviétique et de la dictature (les premiers, partisans de la démocratie ouvrière la plus large dans la dictature : mon impression est que cette tendance est en réalité de beaucoup la plus forte). Dans les isolateurs, un groupe dit du "capitalisme d'État" (Goskappisty) s'est détaché : ils professent que le capitalisme d'État vers lequel s'acheminent également Mussolini, Hitler et Staline, est aujourd'hui le pire ennemi du prolétariat. Ils sont peu nombreux, mais il y a parmi eux quelques camarades des plus capables [ ... ] Il devient de plus en plus difficile, sinon impossible de tenir [ ... ] En général, il n'y a plus d'autorités : les vieux se sont discrédités, les jeunes entendent penser par eux-mêmes. Par "vieux", j'entends ici la génération d'opposants de 23‑28 dont il ne reste que quelques cadres admirables, des jeunes d'ailleurs comme les Iakovine et les Dingelstedt. Dans les isolateurs et ailleurs, on trouve surtout maintenant les opposants trotskystes de 1930‑1933. Une seule autorité subsiste : la vôtre. Vous avez là‑bas une situation morale incomparable, des dévouements absolus [6]. »

Laissons de côté la polémique, vaine, sur la question de savoir le pourcentage de bolcheviks‑léninistes qui se rangeaient sur les positions « révisionnistes » de Serge et de ceux qui restaient fidèles à une « orthodoxie » dont ils n'avaient plus depuis longtemps tous les éléments, analyses concrètes d'une situation concrète. Ni Serge ni aucun de ses camarades d'alors n'avaient la possibilité d'avoir de ces questions une vue d'ensemble. Relevons simplement que Serge a reçu mission de deux vieux militants de demander à Trotsky des confirmations sur des points qu'ils jugent capitaux. Boris M. Eltsine voudrait savoir si Trotsky pense bien comme lui qu'en cas de guerre, l'Union soviétique doit être conditionnellement défendue, et Vassili M. Tchernykh, ancien commissaire politique de l'Armée rouge, ancien chef de la Tchéka dans l'Oural, pense qu'on ne peut plus parler en U.R.S.S. de « dictature du prolétariat », que la bureaucratie est « une couche sociale distincte » et qu'il faut construire un « nouveau parti » en U.R.S.S. [7]. Ce qui est vrai, c'est que les trotskystes d'Union soviétique ont tenu à la fois dans la fidélité à la personne de Trotsky en tant que symbole de la révolution d'Octobre et d'un parti vivant, et dans un attachement indéfectible à la démocratie ouvrière dont témoigne leur propre diversité, facteur, précisément, de leur unité inébranlable en face de la contre‑révolution dans les années les plus noires.

Après les informations de Serge, c'est un long silence qui se fait sur le sort des trotskystes d'Union soviétique. Ce n'est qu'en 1961 que des souvenirs d'un ancien prisonnier politique de Vorkouta apportent les éléments d'information que complètent ensuite un manuscrit samizdat et enfin le livre de la plus illustre des rares survivants, Maria Mikhailovna Joffé [8], la veuve du diplomate soviétique ami de Trotsky qui s'était suicidé en 1927 et dont l'enterrement avait donné lieu à la dernière manifestation publique de l'Opposition à Moscou. Nous pouvons désormais retrouver à la fin de 1936 la trace de quelques‑uns de ces hommes et de ces femmes que nous avons tenté ici de suivre depuis 1928 et de les accompagner jusqu'à leur mort, celle du « dernier carré » des trotskystes soviétiques.

Ces sources, bien différentes par leurs origines et la date de leur publication, coïncident sur quelques points essentiels. Selon les trois auteurs en effet la quasi-­totalité des bolcheviks‑léninistes qui survivaient à cette date en Union soviétique, ont été regroupés au cours de l'année 1936 dans la nébuleuse des camps de la Petchora, autour de Vorkouta, dans ce « bagne au‑delà du cercle polaire » comme disait l'un d'eux. Bien des hommes manquaient à l'appel, victimes sans doute de la « préparation » des procès publics : ni Dingelstedt, ni Pankratov, ni Pevzner, ni Man Nevelson, ni Victor Eltsine, ni Sermuks, ne sont là. Pas plus que Solntsev, mort au début de l'année. Mais il y a tout de même des dizaines de noms que nous connaissons : Igor M. Poznansky, l'ancien secrétaire de Trotsky, G. Ia. lakovine, l'Arménien Sokrat Guévorkian, le vétéran V. V. Kossior et sa compagne Pacha Kounina, Moussia Magid, Ida Choumskaia, les deux frères de Koté Tsintsadzé, Khotimsky, Andréi Konstantinov, Karlo Patskachvili, Karl Melnaïs, Vasso Donadzé, Sacha Miléchine, déjà mentionnés au cours de ce travail ainsi, bien sûr, que Maria M. Joffé elle‑même. Il faut ajouter, comme autres personnalités, une femme qui fut l'amie personnelle de Natalia Sedova, Faina Viktorovna Iablonskaia, professeur d'histoire à l'Institut du journalisme en 1927, véritable chef d'état‑major de l'Opposition près de Trotsky dans les derniers jours de 1927, et l'ancienne dirigeante des jeunesses communistes Raia V. Lukinova.

Le menchevik M. B., rescapé de Vorkouta, dépeint ces militants ‑ ses adversaires politiques ‑ qu'il évalue à plusieurs milliers, dont mille dans le camp où il vivait lui­-même ; ils refusent de travailler au‑delà de huit heures, ignorent systématiquement le règlement, de façon organisée, critiquent ouvertement Staline et la ligne générale tout en se déclarant prêts à la défense inconditionnelle de l'U.R.S.S. A l'automne 1936, après le premier procès de Moscou, ils ont organisé meetings et manifestations de protestation, puis fait décider en assemblée générale, après intervention de leurs dirigeants, une grève de la faim. Leurs revendications sont, selon Maria M. Joffé, 1) Le regroupement des politiques, avec séparation des éléments criminels de droit commun, 2) La réunion des familles dispersées dans des camps différents, 3) Un travail conforme à la spécialité professionnelle, 4) Le droit de recevoir livres et journaux, 5) L'amélioration des conditions de nourriture et de vie [9]. Le menchevik M. B. ajoute la journée de huit heures, une nourriture indépendante de la réalisation des normes, l'envoi hors des régions polaires des invalides, des femmes et des personnes âgées. Le comité de grève élu comprend G. Ia. Iakovine, Sokrat Guévorkian, Vasso Donadzé et Sacha Miléchine [10], tous bolcheviks-léninistes, les trois premiers, vétérans des grèves de la faim de 1931 et 1933 à Verkhnéouralsk.

La grève, commencée le 27 octobre 1936, dure cent trente‑deux jours. Tous les moyens sont employés pour la briser : alimentation forcée, arrêt du chauffage par des températures de – 50°. Les grévistes tiennent. Brutalement, au début de mars 1937, les autorités locales cèdent sur un ordre venu de Moscou : toutes les revendications sont satisfaites, les grévistes réalimentés progressivement sous contrôle médical.

Après quelques mois de trêve, c'est de nouveau la répression. La nourriture est réduite, la ration de pain ramenée à 400 grammes par jour, les violences des « droit commun » encouragées. Puis les trotskystes, dans leur presque totalité, et ceux qui les ont accompagnés dans la grève de la faim sont regroupés dans des bâtiments à part ‑ à Vorkouta une vieille briquetterie ‑ entourés de barbelés et gardés militairement jour et nuit.

Un matin de mars 1938, trente‑cinq hommes et femmes, bolcheviks-léninistes, sont emmenés dans la toundra, alignés le long de fosses préparées et exécutés sur place à la mitrailleuse. Maria M. Joffé entend ce jour‑là le nom du premier de la liste des fusillés, Grigori Ia. lakovine, le « professeur rouge » dont le nom est suivi de ceux des autres membres du comité de grève [11]. Jour après jour, les exécutions se poursuivent pendant plus de deux mois, de la même immuable façon. L'homme qui a été chargé par Staline de la « solution finale » du problème de l'opposition de gauche s'appelle Kachkétine. Maria M. Joffé, qu'il a interrogée pendant des mois, lui attribue des dizaines de milliers de victimes.

Dans son bouleversant témoignage où revivent dans leur lutte quotidienne contre la chiourme les personnalités exceptionnelles de ses camarades bolcheviks-­léninistes, les Konstantinov, Patskachvili, Zina Kozlova, elle fait le récit circonstancié de ces meurtres.

C'est un homme, un vieux détenu, qui raconte en 1938 la première exécution collective dont il vient d'être le témoin à la briquetterie de Vorkouta [12]. Il évoque la vie dans ce baraquement :

« Nous avions un journal oral, la Pravda derrière les barreaux, nous avions de petits groupes, des cercles où il y avait beaucoup de gens intelligents et instruits. De temps en temps, on publiait une feuille satirique. Vilka, le délégué de notre baraquement, était jour­naliste, les gens dessinaient des illustrations sur le mur. On riait aussi. Il y avait beaucoup de jeunes [13]. »

Maria Joffé raconte à son tour :

« La briquetterie avait réuni sous son toit délabré le meilleur de l'élite créatrice des camps ; le peuple des esprits vaillants et courageux. Avec leurs arguments et leur entraînement, leur capacité à donner des réponses logiques, parfois prophétiques, ils avaient apporté un dynamisme de vie dans l'existence statique intolérable de cette boîte incroyablement gelée et pleine de malades [ ... ] L'acidité mordante de leurs sarcasmes révélait la vérité sur une réalité apparemment incompréhensible [ ... ] Un jour, on leur donna une ration de tabac : "Préparez‑vous pour un transport". Ce fut comme une injection d'élixir de vie [...] Ils se précipitèrent dans cette journée avec des saluts à l'air pur, à la route blanche et peut‑être à une vie nouvelle. Ils firent prestement leurs paquets : c'étaient des gens qui savaient rire et plaisanter [ ... ] Moins d'une heure après, comme une souche aux racines coupées, le premier corps tombait. Après lui, la rangée tout entière d'hommes et de femmes comme des nœuds trop lâches, comme des masses informes, basculèrent pêle‑mêle dans le fond de la carrière. Et le poids des cadavres de ceux qui les suivaient les recouvrit.
Ceux qui ont une pensée authentique sont toujours une minorité C'est d'eux qu'on se débarrasse d'abord : Une ! Deux ! Feu ! Debout près de leurs tombes, ils chantaient "Des tourbillons du danger"... Les paroles du chant se confondaient avec les salves.
Kachkétine, debout à côté, donnait le signal aux mitrailleurs. Tout était fauché, abattu, les chants, les esprits, les vies. On foulait aux pieds des pages d'existence inachevées. Combien auraient‑elles pu donner encore à la révolution, au peuple, à la vie ? Mais elles ne sont plus. Définitivement et sans retour [14]. »

Notes

[1] Mordka Zborowski, dit Marc, dit Etienne (né en 1908) était né dans là Pologne russe et y avait vécu une partie de son enfance. Il avait fait ses études en France, militant quelque temps dans les rangs mencheviques, puis, contacté par le G.P.U. à Grenoble, était entré dans l'organisation française et devenu très rapidement le collaborateur de confiance de Léon Sedov. Bien qu'il ait fait l'objet de soupçons de la part de plusieurs militants, il avait réussi à éviter tout ennui, même après le vol des archives et la mort de Sedov. Emigré aux Etats‑Unis en 1941, il fut démasqué et reconnut en 1955 son rôle d' « informateur » : il fut condamné en 1938 à cinq ans de prison. Il semble qu'il surveillait et contrôlait avant tout Sedov, mais que ce dernier, qui cloisonnait strictement son travail « conspiratif », ne l'aurait mis en contact avec aucun soviétique, et qu'il participait seulement à l'expédition du bulletin dans les pays autres que l'U.R.S.S.

[2] On peut se reporter à ce sujet aux lettres de 1939 dans lesquelles Lola Estrine rend compte des dissensions à l'intérieur du « groupe russe de Paris » où chacun cherche le provocateur. Literator (V. Serge) accuse Dama (Elsa Reiss) ou Paulsen (Lilia Estrine) et réciproquement, et Etienne tire son épingle du jeu.

[3] Ignacy S. Poreteski, dit Ludwig, dit Ignace Reiss (1899‑1937), ancien militant du P.C. polonais, était passé au service de renseignements de l'Armée rouge et devenu l'un des responsables du G.P.U. (N. K. V. D.) en Europe occidentale. En 1937, il avait pris la décision de rompre avec Moscou et de rejoindre la IV° Internationale. Il avait été abattu en Suisse le 4 septembre 1937. Samuel Ginzburg dit Walter, dit Krivitsky (1889‑1941) était également d'origine polonaise et avait eu les mêmes activités que Reiss. Il semble avoir tenté de le prévenir de la décision de l'assassiner et avoir longtemps hésité avant de faire à son tour défection en décembre de la même année. Reiss n'eut pas le temps de faire des révélations, bien que ses Carnets aient contenu des notes intéressantes. Krivitsky, lui, « dicta » un livre .

[4] « La Mort de Solntsev », Biulleten Oppositsii, n° 50, mai 1936, p. 17. Le texte est de Serge, identique, parfois mot pour mot à ce qu'il avait écrit à Trotsky et Sedov à ce sujet.

[5] Serge, Mémoires, p. 340.

[6] Serge à Trotsky, 27 mai 1936, Bibliothèque du Collège de Harvard, 5013.

[7] Lettre de Victor Serge, Bibliothèque du Collège de Harvard, 17399, avec la permission du Collège de Harvard : une partie importante du texte a été publiée dans le Biulleten Oppositsii n° 51 de juillet‑août 1936. Dans ce texte, les messages sont présentés comme émanant des militants « A » et « B ». C'est dans sa lettre du 5 mai 1936, Bibliothèque du Collège de Harvard, 5013, que Serge donne la clé et indique qu'« A » est B. M. Eltsine et « B » V. M. Tchernykh. Ajoutons que cela identifie le document 17399 qui émane, selon le catalogue, d'une personne « non-identifiée ».

[8] Les trois documents en question sont, dans l'ordre de leur publication : M.B., « Les Trotskystes à Vorkuta », Sotsialistitcheskii Vestnik, novembre‑décembre 1961, le document samizdat Renaissance du bolchevisme en U.R.S.S. Mémoires d'un bolchevik‑léniniste (Paris, 1970) et enfin le livre déjà mentionné de Maria M. Joffé, One Long Night (Londres, 1978). On trouve un témoignage identique, bien que moins détaillé dans les mémoires du communiste italien Dante Corneli écrit après vingt‑quatre ans de déportation. Les trois premiers auteurs donnent beaucoup de noms et permettent bien des recoupements. Corneli, lui, ne connaissait que les ouvriers trotskystes qu'il avait connus en usine et de rares individus. De toutes la victimes de Vorkouta, il ne mentionne qu'un seul nom de « trotskyste » connu, celui d'un ancien officier de l'Armée rouge qu'il avait connu à Rostov, Ivan P. Psalmopevtsev ( ‑1938) dont il précise qu'il figurait sur la première liste des fusillés. La vérification est facile ; I. P. Psalmopevtsev, vieux bolchevik‑léniniste, signataire en 1927 de la « Déclaration des 83 » était déjà emprisonné à Verkhnéou­ralsk en 1930 et figurait déjà en 1932 sur la liste des grévistes de la faim de cette prison.

[9] M.M. Joffé, op. cit., p. 18‑19. Alexandre Soljenitsyne a fait plusieurs allusions à la grève de la faim des trotskystes de Vorkouta, dans Le Premier Cercle et Le Goulag.

[10] M. M. Joffé, op. cit., p. 19.

[11] Ibidem, p. 35.

[12] Ibidem, p. 41.

[13] Ibidem, p. 41-42.

[14] Ibidem, p. 44.


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