1988

" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky.

P. Broué

Trotsky

XXII – Occasions perdues [1]

C'est le 6 mars 1923 que Trotsky reçut copie de la lettre adressée par Lénine à Mdivani et à ses camarades géorgiens. Il apprit en même temps que Lénine, inquiet de son propre état de santé, était revenu sur sa première décision de ne pas informer Kamenev, alors sur le point de se rendre à Tiflis pour y prendre part à la conférence du parti géorgien. Il appela aussitôt Kamenev pour lui communiquer le dossier que Lénine lui avait fait parvenir. Kamenev, de son côté, venait d'apprendre par Kroupskaia l'envoi par Lénine d'une lettre à Staline le menaçant de rompre leurs relations personnelles. Nous avons de cette rencontre un assez long récit de Trotsky, dans Ma Vie :

« Kamenev avait assez d'expérience comme homme politique pour comprendre immédiatement qu'aux yeux de Lénine il s'agissait non seulement de la Géorgie, mais de tout le rôle joué par Staline dans le parti [2]. »

Kamenev, ajoute-t-il, était « fort ému et blême », parce qu'il « sentait le sol se dérober sous lui et ne savait sur quel pied danser [3] ». Pratiquement engagé à la remorque de Zinoviev, comme toujours, dans une alliance contre Trotsky avec Staline, il découvrait brutalement une situation périlleuse qu'il n'avait pas prévue, avec la prise de position de Lénine. Trotsky le rassura et le pria de rassurer ses partenaires, dans ces termes :

« Dites-vous bien, dites aux autres que je n'ai pas la moindre intention d'engager au congrès la lutte pour arriver à des modifications d'organisation. Je suis d'avis de maintenir le statu quo. Si Lénine, avant le congrès, peut se relever, ce qui n'est malheureusement pas probable, nous procéderons ensemble à un nouvel examen de cette question. Je ne suis pas d'avis d'en finir avec Staline, ni d'exclure Ordjonikidzé, ni d'écarter Dzerjinski. [...] Mais je suis d'accord avec Lénine sur le fond. Je veux que la politique nationale soit rapidement modifiée, que la répression exercée en Géorgie contre les adversaires de Staline cesse immédiatement, que l'on en finisse avec la pression administrative du parti, que l'on s'oriente plus fermement vers l'industrialisation et qu'il y ait une collaboration honnête dans les sphères dirigeantes. La résolution de Staline sur la question nationale ne vaut absolument rien. […] J'ai donné à ma résolution la forme d'amendements à celle de Staline pour lui faciliter le changement de direction. Mais il faut que ce changement soit immédiat et net [4]. »

En position de force avec le soutien de Lénine, Trotsky pouvait à la fois être magnanime et exigeant. Il réclamait de Staline l'envoi d'une lettre d'excuses à Kroupskaia et un changement d'attitude à son égard. Il demandait à Kamenev d'œuvrer pour un renversement, à la conférence de Tiflis, de la politique de soutien aux amis géorgiens de Staline. Celui-ci ne s'entêta pas et envoya la lettre ; Kamenev – contrairement à ce que Trotsky a écrit dans Ma Vie – incapable de retourner la situation à Tiflis, y traita tout de même correctement les adversaires de Staline [5].

Mais ce n'étaient là au fond que broutilles. L'important était que Trotsky renonçait à la demande de sanctions exigées par Lénine et proposait de s'en tenir au statu quo, ne remettant pas en cause la position de Staline comme secrétaire général et la composition des organismes dirigeants qui avait permis à la troïka d'imposer sa ligne malgré Lénine.

En fait, il est parfaitement clair que Trotsky avait décidé – le 5 ou le 6 mars, c'est de peu d'importance – de ne pas commencer seul le combat qu'il était prêt à engager en alliance avec Lénine. Les nouvelles de la santé de ce dernier n'étaient pas bonnes : c'est le lendemain qu'il fut frappé par une deuxième attaque. Il semble bien que, par cette décision, il renonçait à une victoire encore à sa portée. Il le reconnaîtra plus tard dans Ma Vie :

« Si j'avais agi à la veille du XIIe congrès dans l'esprit du "bloc" Lénine-Trotsky contre le bureaucratisme stalinien, je ne doute pas que j'aurais remporté la victoire, même sans l'assistance directe de Lénine dans la lutte [6]. »

L'explication de ce refus – d'une certaine manière plutôt une longue hésitation   d'engager le combat sans Lénine, après qu'il avait été décidé avec lui, se trouve sans doute dans la peur qu'il éprouvait d'éventuelles interprétations de ses initiatives :

« L'idée du " bloc Lénine et Trotsky " contre les gens de l'appareil et les bureaucrates n'était à ce moment-là entièrement connue que de Lénine et de moi, les autres membres du bureau politique la devinaient vaguement. Les lettres de Lénine sur la question nationale, de même que son " testament", n'étaient connues de personne. Mon action pouvait être comprise, ou, plus exactement, représentée, comme une lutte personnelle pour prendre la place de Lénine dans le Parti et même dans l'Etat. Je ne pouvais songer à cela sans frémir. J'estime que cela pouvait causer dans nos rangs une démoralisation qu'il aurait fallu ensuite payer très cher, même en cas de victoire [7]. »

L'attitude de Trotsky facilita à Staline la sortie de la mauvaise posture où il se trouvait. Elle lui permit même de contre-attaquer très vite. Malgré la bonne volonté de Kamenev, la conférence de Tiflis avait consacré la défaite au vote de la tendance Mdivani-Makharadzé, battue par 124 voix contre 20.

Est-ce pour compenser cette défaillance que Trotsky publie le 20 mars dans la Pravda un article sur la question nationale ? Il y met en garde contre l'illusion répandue dans le parti selon laquelle la prise du pouvoir l'aurait automatiquement réglée. Relevant l'apparition, dans ses rangs, de tendances nationales chez les non-Russes, il assure qu'elles sont la rançon de « la mentalité de grande puissance dans l'appareil du gouvernement en général et même de certains coins du parti dirigeant [8] ». Cette version édulcorée des notes de Lénine sur la question nationale n'est ouvertement dirigée contre personne, mais elle inquiète suffisamment ceux qu'elle vise sans les nommer. Au comité central précédant le XIIe congrès, Trotsky intervient vainement en faveur de mesures minimales dans l'affaire géorgienne. Il réclame le rappel d'Ordjonikidzé – dont Lénine demandait l'exclusion pour deux ans –, remet en cause la fédération caucasienne – qu'il qualifie d'institution centraliste sous un habit fédéraliste –, défend les « minoritaires » géorgiens, victimes, assure-t-il, d'une ligne fausse et n'obtient rien [9].

A la veille même du congrès, un incident éclate qui permet de mesurer l'inconfort de la situation dans laquelle il s'est lui-même placé depuis ses propositions magnanimes à Kamenev. Le 16 avril en effet, la secrétaire de Lénine, Fotieva, de retour d'un congé de maladie, lui écrit ainsi qu'à Kamenev pour leur rappeler l'importance de la lettre de Lénine – dont Trotsky a une copie [10] – sur la question des nationalités. Elle rappelle qu'il avait adressé cette lettre à Trotsky dans le dossier pour qu'il défende leur position commune, indique qu'elle n'a pas d'autres instructions de Lénine quant à ce document très important et demande que faire.

La question posée par Fotieva est double : pourquoi Trotsky n'a-t-il communiqué cette lettre qu'au seul Kamenev ? Doit-on maintenant la rendre publique ? Kamenev informe le bureau politique et se prononce pour la publication. La situation de Trotsky devient difficile. Adam B. Ulam la résume ainsi :

« D'abord, il avait caché au bureau politique le fait qu'il avait reçu une communication de Lénine. Deuxièmement, il avait laissé tomber Lénine ; il n'avait pas livré le combat que Lénine l'avait prié de livrer [11]. »

En fait, ses adversaires au bureau politique peuvent l'accuser : ou bien il a trahi la confiance de Lénine en gardant le secret sur l'existence de cette lettre qui exprimait sa position sur une question fondamentale, ou bien il en a conservé une copie afin de l'utiliser, le moment venu, dans la lutte fractionnelle. Sa première réponse trahit un certain embarras : il assure qu'il ignorait les intentions précises de Lénine à ce sujet, sauf qu'il tenait à l'informer lui ; il ajoute qu'il faut maintenant en informer le comité central et le dégager ainsi personnellement de cette responsabilité, même s'il était décidé de garder le secret [12].

Staline saisit la balle au bond : dans une déclaration au comité central, il exprime sa « surprise » que Trotsky ait dissimulé à la direction un texte d'une telle importance. Il se dit partisan en principe de la publication, mais reconnaît qu'elle est rendue impossible par le fait que Lénine n'a pas revu ces notes. Il laisse également entendre que rumeurs et racontars circulent déjà à ce sujet parmi les délégués dont certains connaîtraient le texte [13].

Trotsky réagit vivement, menace d'en appeler à la commission de contrôle [14]. Staline promet une « rectification » qu'il semble avoir oublié de faire. Finalement, les notes de Lénine sur la question nationale sont communiquées aux membres du C.C. et à un petit nombre de délégués sélectionnés : Trotsky, sur qui pèse le soupçon d'avoir cherché à « conserver secret » le document, se trouve, en outre, privé de la possibilité de le citer et par conséquent de l'utiliser dans le combat politique : il ne sera rendu public... qu'en 1959.

Le XIIe congrès du parti s'ouvre le 17 avril 1923 dans un climat de crise et de rumeurs. Il y a eu bien des manœuvres et des contre-manœuvres pour la désignation des rapporteurs. Trotsky a expliqué qu'en l'absence de Lénine, le rapport politique devait être présenté par le secrétaire général du parti, Staline. Celui-ci a soutenu qu'il devait l'être par le dirigeant le plus populaire, Trotsky – le sens caché de ces politesses ne nous apparaît pas. C'est finalement Zinoviev, choisi par le comité central, qui rapporte sur la situation, Staline étant chargé de la question nationale et Trotsky des problèmes de l'économie.

L'historien américain R.V. Daniels relève que ce congrès, long d'une semaine, a été non seulement le premier tenu en l'absence totale de Lénine, mais aussi le dernier où les délégués ont pu dire à la tribune ce qu'ils pensaient et non lire un texte préparé [15]. Il s'agit en fait d'un congrès très soigneusement organisé par la fraction stalinienne de l'appareil, qui a mis toute son autorité dans la sélection de délégués appartenant à ses rangs : la nette préférence de la salle, dans les applaudissements, pour Staline, au détriment non seulement de Trotsky, mais aussi de Zinoviev, est significative du poids du secrétariat dans le travail de préparation et de l'origine de la majorité des délégués. Quelques voix cependant s'élèvent pour critiquer le régime, et le métallo V.V. Kossior, ancien « déciste », assure que, dans l'état actuel du parti, la critique devient de plus en plus difficile sur le terrain de l'organisation [16].

Staline doit évidemment parler de la question géorgienne dans son rapport sur la question nationale. Il le fait avec la plus extrême prudence. Sur le terrain des principes, il reprend tous les thèmes développés par Lénine et dénonce particulièrement ce qu'il appelle lui aussi « le chauvinisme de grande puissance », les vues « antiprolétariennes et réactionnaires » de ceux pour qui la formation de l'U.R.S.S. est un pas vers la liquidation des « républiques nationales » dont il affirme qu'il faut au contraire assurer le « libre développement ». Mais il s'efforce de présenter les faits et les hommes à son avantage. Il proclame au congrès que ce sont les « nationalistes » qui ont déclenché les hostilités. Surtout, il s'appuie sur la décision de la conférence de Tiflis dont les votes ont massivement approuvé une politique qui est, dit-il, conforme aux principes qu'il énonce [17]. Mdivani et Makharadzé ont beau protester contre la « désinformation », assurer qu'ils ont eu le soutien de Lénine pour leurs positions, ils ne trouvent pas l'oreille du congrès qui voit dans l'affaire une querelle locale subalterne, puisque tout le monde est d'accord sur le fond [18].

Deux interventions pourtant vont poser nettement la question nationale. Rakovsky, chef du gouvernement ukrainien, fait gronder le congrès à plusieurs reprises en dénonçant « l'existence d'un sentiment de chauvinisme de grande nation qui rampe à travers le peuple russe, lequel n'a jamais connu l'oppression nationale [19] ». Critiquant concrètement les nouvelles propositions de Staline pour l'U.R.S.S., il assure aux congressistes que les républiques non russes doivent livrer bataille quotidiennement pour survivre face à l'administration centrale. Boukharine attaque avec plus de force encore, s'en prenant nommément à Staline et à Zinoviev, soulignant que les mises en garde de Lénine ne s'adressaient pas à ceux qu'il traite de « déviationnistes » mais aux « chauvins russes » auxquels, si Lénine était présent, il donnerait une leçon dont ils se souviendraient encore dix ans après [20].

Trotsky, lui, se tait. Mieux, il s'absente pendant la discussion sur la question nationale en invoquant la nécessité de préparer son propre rapport. Quelques jours après la fin du congrès – le 1er mai – il va publier dans la Pravda un article en forme de dialogue commentant la résolution du congrès, dans lequel il insiste sur le lien entre la question nationale et la question paysanne. Mais, au congrès, il est muet. Sans doute a-t-il, dans la logique de son compromis du 6 mars avec Kamenev, décidé de retarder l'ouverture du conflit jusqu'à ce qu'il ait une certitude concernant la santé de Lénine. Mais il n'est pas discutable que, ce faisant, il a rompu l'engagement qu'il a pris auprès de ce dernier de défendre au XIIe congrès leur point de vue commun sur la question géorgienne.

Les raisons de cette attitude sont loin d'être claires. On peut cependant supposer qu'en dehors des problèmes que ne pouvaient manquer de lui poser la question géorgienne et une abstention – qui ne portera pas atteinte à ses liens avec les dirigeants communistes géorgiens –, Trotsky a pu penser que la bataille essentielle devait être livrée sur ce terrain économique où le compromis lui permettait de présenter, au nom de la direction du parti, un rapport dans lequel il faisait triompher ses idées sur l'application pratique de la Nep [21].

Il commence par rappeler que la Nep est une arène. L'enjeu du combat qui s'y livre est résumé par la formule : vers le capitalisme ou vers le socialisme ? Concrètement aujourd'hui, il est résumé par la question : qui a bénéficié de la croissance des forces productives, l'Etat ouvrier ou le capital privé ? Au moment du bilan dans ce congrès, Trotsky salue dans la Nep deux conquêtes capitales : la reprise économique d'abord, l'augmentation des salaires, « condition première du renforcement du prolétariat », ensuite.

Les tâches de la période qui s'ouvre tournent selon lui autour de la nécessité de poursuivre la réanimation économique. Le moyen d'atteindre cet objectif est le maintien et le renforcement de la ville et de la campagne – en termes économiques concrets, la bonne articulation entre l'industrie nationalisée et le marché rural de Russie. Concrètement, cela signifie : les produits de l'industrie nationalisée sont-ils accessibles aux paysans ? Autrement dit, quel est l'écart entre les prix industriels et les prix agricoles, quel est leur mouvement par rapport à l'autre ? Montrant au congrès un diagramme indiquant la chute des prix agricoles et l'ascension des prix industriels – les deux courbes se recoupant en forme de ciseaux, un mot qui va faire fortune –, Trotsky indique que le paysan se trouve maintenant dans une situation dans laquelle il paie les produits industriels presque trois fois plus cher qu'en 1913 : cette dérision d'alliance est pour lui le problème fondamental de la vie économique. Il en conclut l'absolue nécessité de mettre fin à cette situation et de commencer à refermer les ciseaux.

Comment y remédier ? Il le dit brutalement – et la forme de ses affirmations va indigner plus d'un administrateur :

« Nous devons liquider cette magie noire des calculs qui est telle que le vol, le pillage, la dilapidation des fonds publics s'effectuent grâce à des fonds publics, grâce à des calculs arbitraires et faux, beaucoup plus facilement qu'en l'absence de toute comptabilité. [...] Nous avons connu l'époque de la réquisition [...], puis celle de la spéculation. Je crains maintenant que nous ne soyons arrivés à celle du calcul [22]. »

L'objectif est donc de « créer un système comptable qui ne soit pas la couverture du pillage mais qui permettrait une politique de prix de revient afin d'intervenir effectivement sur le marché ».

Fidèle à la position qu'il soutient depuis l'adoption de la Nep, Trotsky défend l'idée de l'organisation du commerce extérieur en fonction des intérêts et des prévisions de l'industrie d'Etat et qui exige évidemment le maintien du monopole. Estimant que le communisme de guerre a été capable de satisfaire les besoins élémentaires de l'armée et des travailleurs, mais non de remplir les tâches d'organisation de l'économie, il ajoute :

« Nous avons clairement reconnu qu'il était impossible de construire l'économie par le seul contrôle planifié centralement, compte tenu du faible niveau économique de notre pays... Nous avons donc fait appel au démon du marché [23]. »

Le fait majeur ici, à ses yeux, est que certains administrateurs ont placé des espoirs excessifs dans le marché. Ce dernier pourrait incontestablement permettre une reconstruction de l'industrie lourde dans un délai de dix ou vingt ans. Mais il s'agirait alors d'une industrie capitaliste privée, ce qui impliquerait qu'on aille au-delà de la Nep qui limitait le nombre des salariés des entreprises privées. Aux yeux de Trotsky, la crise de 1921 a été avant tout non une crise de type capitaliste, mais une crise spécifique du système soviétique, née d'une erreur de prévision sur la question des combustibles. La crise de 1922, crise commerciale, a manifesté non seulement le manque de débouchés pour la production industrielle, mais l'absence d'appareil commercial. Ce n'est pas seulement le « libre jeu de ce qu'on appelle les lois d'airain du marché », mais aussi « notre impuissance organisationnelle face à ces mêmes lois » : les crises découlent surtout désormais des méthodes de planification, de l'inadaptation du marché en tant que tel. Il appartient donc au parti de prendre cette question en main et de mener cette bataille :

« La question de la planification pose dans son essence la question de la direction. [...] Et la direction de l'économie, c'est avant tout la planification, c'est-à-dire la prévision et la coordination [24]. »

Et de revenir sur ce qu'il a déjà, des années durant, expliqué concernant le caractère de la planification qu'il propose : il ne s'agit pas du tout de rigidité administrative comme pendant le communisme de guerre, mais de coordination et de prévision des conditions du marché et d'autre part, du travail de l'Etat. Le plan le plus significatif pour les perspectives à long terme est celui de l'électrification, qui porte sur dix ans : « En attendant, la planification consiste à coordonner les différentes composantes de l'économie [25]. »

C'est en fonction de ces besoins qu'apparaît la nécessité d'un organisme spécial de planification, « un état-major central de l'économie [...], un organe hautement qualifié qui étudierait sans cesse et à fond tous les éléments du plan dans toutes leurs conséquences pratiques, et soumettrait le matériel traité à l'état-major économique »; la Commission du Plan d'Etat (Gosplan) est de ce point de vue une pièce essentielle. Selon ces principes, le Conseil du Travail et de la Défense dirige seul l'économie. Sous son autorité, la Commission du Plan d'Etat vérifie, coordonne, prévoit et oriente [26]. Trotsky poursuit en traçant sa perspective de la Nep et de sa négation finale :

« Nous avons rétabli le marché, la libre concurrence, tout en conservant le pouvoir d'Etat, les moyens de production nationalisés et le monopole du commerce extérieur. Nous savions qu'il nous faudrait nous mesurer durement aux rapports marchands au sein desquels et contre lesquels nous introduirions habilement toujours plus de matière planificatrice. Le succès du socialisme pourra se mesurer à l'élargissement de la planification économique sur la base d'un développement croissant des forces productives. [...] Nous avons adopté cette "nouvelle" politique pour la vaincre sur son propre terrain. [...] Nous étendrons le plan à tout le marché après l'avoir supplanté et anéanti. En d'autres termes, nos succès sur le terrain même de la Nep rapprochent sa liquidation et sa transformation en une politique encore plus "nouvelle", c'est-à-dire la politique socialiste [27]. »

Il manque pour cela un investissement significatif de forces du parti dans les organes économiques et même tout simplement une tentative de sa part pour redistribuer ses forces conformément aux besoins :

« Dans la prochaine période, c'est le parti qui, en liaison avec les organes économiques, choisira les dirigeants, les contrôlera et décidera de leur avancement. C'est là l'élément central de notre thèse en matière économique [28] »

La tâche de l'heure est donc à l'offensive, à la concentration des efforts du parti sur l'économie :

« Je ne sais comment sera la moisson. [...] Mais une bonne récolte signifiera, si nous perdons du terrain, un renforcement de notre adversaire. Car une bonne récolte impliquera un élargissement de la capacité du marché non seulement au profit de l'industrie nationalisée, mais aussi du capital privé. Notre ennemi relèvera la tête, réalisera des bénéfices si nous travaillons à perte. [...] Ce sera la guerre du développement du capitalisme. [...] Nous communistes, nous nous battons pour chaque mètre carré du territoire socialiste, chaque parcelle du capital nationalisé par la planification, la prévision et l'habileté [29]. »

Reprenant l'expression bien connue de Marx sur « l'accumulation capitaliste primitive », le pillage par quoi a commencé le développement capitaliste, Trotsky annonce le début de ce qu'il appelle « accumulation socialiste primitive [...], un mot d'ordre que nous lancerons à tout le pays et à tout le parti afin d'assurer le salut économique et le renouveau culturel », et de sortir le pays de la misère et du sous-développement.


Le rapport de Trotsky ne fait pas l'unanimité au congrès. Bien que, fruit du compromis du 6 mars, il soit présenté comme émanant de la direction tout entière, il soulève la réprobation – muette – de Staline, de Zinoviev et de leurs alliés. Au congrès, le seul incident est provoqué par une intervention de L.B. Krassine qui demande à Trotsky s'il est disposé à pousser jusqu'au bout l'analogie avec l'accumulation capitaliste primitive en justifiant le « pillage » du capitalisme en ses débuts. Trotsky proteste vivement au moment où Krassine cite la fameuse formule de Lord Bentinck sur « les os des tisserands qui blanchissent les plaines des Indes [30] »...

En fait, pour lui, le bilan du XIIe congrès, qui aurait pu signifier bataille et peut-être victoire décisive, est plutôt celui d'une série de revers. Avec le rapport sur l'économie, il a inquiété tous les éléments conservateurs et s'est aliéné les administrateurs rouges. Il a par ailleurs déçu, par son silence, tous ceux qui étaient venus avec l'espoir de le voir lever le drapeau de la démocratie ouvrière et lancer la bataille contre l'appareil et le traitement inique infligé aux communistes géorgiens.

A-t-il pour autant rassuré ses adversaires ? On peut en douter. La peur qu'il leur inspire est de celles que n'apaisent ni les promesses ni même un silence d'une semaine. La comité central nouvellement élu – une quarantaine de membres – compte nombre d'apparatchiki de la clientèle de Staline et seulement trois amis politiques de Trotsky : Rakovsky, Radek et Piatakov. Ceux que l'on commence à appeler la troika, les « trois » – Zinoviev, Kamenev et Staline –, dominent le bureau politique, où Boukharine va commencer à se rapprocher d'eux. La commission de contrôle, élargie conformément au vœu de Lénine, est, elle aussi, contrôlée par des fidèles du secrétariat, à commencer par son vice-président Kouibychev, un ancien de Tsaritsyne.

Trotsky a voté pour toutes les résolutions du XIIe congrès et ainsi cautionné la direction élargie qui en sort. Son abstention dans la bataille sur la Géorgie l'a fait prisonnier de ceux qui ont agi alors qu'il attendait les bras croisés. Il n'a finalement jamais donné d'explication vraiment convaincante de cette attitude suicidaire dans un moment aussi décisif. Mais au même moment, en Allemagne, se développe une situation telle qu'elle va, pendant quelque temps, reléguer à l'arrière-ban toutes les manœuvres d'appareil et les opérations de congrès et ouvrir à la révolution russe des perspectives pratiquement fermées depuis le début des années vingt. La révolution allemande – le parti russe tout entier en est convaincu – se lève de nouveau à l'horizon.


Ce n'est qu'à la mi-août, alors qu'une grève de trois jours lancée par un comité d'action des conseils d'usine en principe dirigé par des communistes, échappe à ses organisateurs et provoque la chute du gouvernement Cuno, que les dirigeants de l'Internationale communiste ont commencé à s'intéresser de près à l'Allemagne où se développait, depuis le début de l'année, une situation exceptionnelle à tous égards.

L'occupation de la Ruhr par les troupes franco-belges à partir du 11 janvier 1923 a déclenché une crise sévère dont le trait le plus spectaculaire est sans doute une inflation galopante qui a pris, dès les premiers mois de l'occupation, un rythme et des proportions de catastrophe : à l'été 1923, le mark est tombé si bas qu'il n'a pratiquement d'usage que pour le paiement des salaires – à cours forcé – et que toutes les transactions commerciales se font en or ou en devises.

Les fortunes se font et se défont du jour au lendemain. La petite bourgeoisie est dans l'ensemble complètement dépouillée. Les salaires ouvriers, plus fréquemment réajustés, sont tout de même nivelés très bas, au quart de ceux d'avant la guerre. S'y ajoutent le chômage et la disette dans les villes. La classe ouvrière, les travailleurs au sens le plus large du terme sont ainsi en quelque sorte réunifiés au plus bas niveau de ressources, l'aristocratie ouvrière étant purement et simplement gommée par la double chute du mark et des salaires qui ne leur donne qu'un avantage infinitésimal.

Les organisations traditionnelles – syndicats et S.P.D. – s'effondrent : leurs immenses ressources fondées sur les millions de marks des cotisations des syndiqués, ne valent plus guère que leur poids de papier. L'armée et la police, frappées par la paupérisation, sont en pleine décomposition. Les communistes recrutent à tour de bras, progressent dans les organisations syndicales, notamment dans les corporations décisives comme les métallurgistes. Ils occupent également d'importantes positions dans des organisations de type nouveau, comités d'usine, comités de contrôle, organisent la lutte contre les hausses, le trafic et la disette, créent des centuries prolétariennes enfin, véritables milices ouvrières – déjà plus de 25 000 hommes en Prusse quand le gouvernement social-démocrate les interdit en mai et les refoule dans la clandestinité [31].

Les communistes allemands ont, avec beaucoup de discipline, appliqué les mots d'ordre de l'Internationale en vue de la conquête des masses. Leurs dirigeants considèrent, en cette première moitié de 1923, qu'ils ne sont pas éloignés d'avoir rallié la majorité de la classe ouvrière : ils se disposent maintenant à disputer aux nationalistes et à l'extrême droite la petite bourgeoisie enragée par sa paupérisation et « l'humiliation nationale » de Versailles et de la Ruhr. Dans les rangs du K.P.D., une gauche, qui est au fond l'héritière des gauchistes de 1921 et de la théorie de l'offensive, proclame depuis, à chaque instant, que le moment est venu de la prise du pouvoir. Face à ses porte-parole, Ruth Fischer et Maslow, la droite, derrière le président du parti, le maçon Heinrich Brandler, se contente d'avancer à petits pas sur la route tracée par le IVe congrès. Pour la direction allemande comme pour le président de l'Internationale, l'Allemagne est bien à la veille de la révolution, mais celle-ci peut se faire attendre une année et plus encore.

Quand les dirigeants du P.C., devant l'interdiction en Prusse de leur manifestation « antifasciste » prévue pour le 29 juillet, demandent l'opinion de l'Internationale pour savoir s'ils doivent s'incliner ou passer outre, les Russes se divisent. Radek, qui assure la permanence à Moscou, pense qu'il ne faut pas « forcer la lutte », mais consulte les autres qui se trouvent en vacances. Zinoviev et Boukharine disent qu'il faut maintenir la manifestation. Staline qu'il faut « retenir les Allemands » et Trotsky, faute d'éléments suffisants d'informations, répond qu'il n'a pas d'opinion. Le K.P.D. organise finalement une série de meetings [32].

La grève d'août, qui se répand comme une traînée de poudre et fait tomber le gouvernement, révèle brutalement aux dirigeants russes le caractère nouveau de la situation [33]. Zinoviev, en vacances dans le Caucase, écrit le 15 août que la crise révolutionnaire approche et avec elle le moment où « il faudra de l'audace, toujours de l'audace, encore de l'audace », Boukharine est convaincu, et Radek se laisse convaincre, Trotsky a obtenu des informations directes de deux dirigeants communistes allemands, Walcher et Enderle, et se prononce pour la préparation de l'insurrection [34].

Le bureau politique du P.C.R., élargi à quelques experts dont Piatakov et à des représentants de l'Internationale – Radek, Kuusinen – et du parti allemand – Hoernle et Walcher –, se réunit le 23 août. Radek, qui rapporte, conclut que la révolution allemande vient d'entrer dans une phase supérieure. Trotsky surenchérit : il faut passer immédiatement à la préparation de l'insurrection. Zinoviev est peut-être un peu moins catégorique sur les rythmes, mais il le suit, de même que Boukharine, enthousiaste comme toujours. Staline, lui, est sceptique, émet des réserves, parle plutôt du printemps 1924, mais n'insiste pas devant l'accord des autres. La décision est prise. Le bureau politique est convaincu que le moment décisif approche [35]. Il nomme une commission de quatre membres, la « commission allemande », pour superviser le travail et, sur ses instructions, l'exécutif de l'I.C. convoque à Moscou une conférence secrète chargée de préparer l'Octobre allemand. La conviction des Russes a gagné tout le monde à l'I.C. [36].

Trotsky est au centre des préparatifs, car il est de toute évidence le spécialiste de l'insurrection. En quelques jours l'atmosphère de la direction du parti, et au moins des grandes villes du pays, se transforme, électrisée par la perspective d'une victoire dont on attend qu'elle brise définitivement l'isolement des communistes russes et constitue « le bloc de 200 millions d'hommes » qui va permettre de « conquérir le monde ». La jeunesse – et au premier rang les jeunes ouvriers entrés dans les Rabfaki, facultés ouvrières à l'Université – se mobilise, retrouve l'enthousiasme de ses aînés de 1917, l'ambiance fiévreuse des meetings de masse, dans la collecte du trésor de guerre en or et la constitution de la « réserve allemande » en grains [37].

Plusieurs discussions se croisent dans les conférences préparatoires. Zinoviev, par exemple, souhaite l'élection de conseils ouvriers, sur le modèle des soviets, avant la prise du pouvoir. Trotsky ne le suit pas : il pense que les comités d'usine peuvent parfaitement jouer dans les semaines à venir le rôle des soviets en Russie et qu'on pourra élire des conseils plus tard. C'est son point de vue, partagé aussi par le dirigeant allemand Brandler, qui l'emporte [38].

La discussion est également très vive sur la question de la fixation d'une date pour l'insurrection. Radek et Brandler sont opposés à la fixation d'une date à l'avance [39], Trotsky propose le 7 novembre et reproduit ses arguments dans la Pravda :

« La révolution possède une immense puissance d'improvisation mais elle n'improvise jamais rien de bon pour les fatalistes, les amateurs et les imbéciles, La victoire provient d'une analyse politique correcte, d'une organisation correcte et d'une volonté de frapper le coup décisif [40]. »

Le conflit le plus sérieux porte sur une question de personnes. Brandler, qui a en Trotsky une immense confiance, demande que l'organisateur de l'Octobre 1917 soit envoyé sur place en Allemagne pour diriger sur le terrain cette insurrection dont il a élaboré grandes lignes et détails. Zinoviev fait opposition à ce projet qui eût, en cas de succès, assuré définitivement l'autorité de Trotsky dans le parti de l'Internationale : arguant que pareille responsabilité ne peut être confiée qu'au président de l'Internationale, il pose sa candidature. Manque de confiance en lui ? Crainte qu'un échec ne les compromette ? En tout cas, ses alliés de la troïka se rabattent sur un compromis : c'est la « commission allemande » elle-même, formée de Radek, Piatakov, Ounschlicht et Schmidt, qui se rendra en Allemagne à la veille de l'insurrection et exercera sur place la responsabilité des décisions suprêmes [41].

Le travail de préparation de l'insurrection est probablement, dans le soin apporté à chaque détail et à chaque question, un chef-d'œuvre de minutie dans son genre : construction d'un appareil militaire (M-Apparat), division du pays en commandements militaro-politiques, envoi d'instructeurs, développement et encadrement des centuries prolétariennes, achat d'armes. De son côté, le parti allemand organise la mobilisation de ses militants, le passage des cadres dans la clandestinité, leur affectation à un poste de combat [42].

Ruth Fischer, convoquée à Moscou pour représenter la gauche du parti allemand dans les travaux préparatoires, nous a laissé un tableau très vivant du départ de Brandler de Moscou pour l'Allemagne, le 9 ou le 10 octobre :

« En quittant le Kremlin, je vis Trotsky disant au revoir à Brandler, qu'il avait accompagné de sa résidence à l'intérieur du Kremlin à la porte Troitzky – un geste inhabituel d'extrême politesse. Ils étaient debout, là, dans la vive lumière d'un après-midi d'automne, l'épais Brandler, dans son costume civil froissé, et l'élégant Trotsky dans son uniforme bien coupé de l'Armée rouge. Après les dernières paroles, Trotsky embrassa tendrement Brandler sur les deux joues, à la manière russe. Connaissant bien les deux hommes, je pus voir que Trotsky était vraiment ému ; il sentait qu'il souhaitait bonne chance au chef de la révolution allemande, à la veille d'événements grandioses [43]. »

Le plan d'action avait été déterminé dans les derniers jours de septembre : les communistes entraient dans les gouvernements de Saxe et de Thuringe dirigés par les social-démocrates de gauche, lesquels devenaient ainsi les « gouvernements ouvriers » du programme de l'Internationale. C'est ainsi que Brandler entra en Saxe dans le gouvernement dirigé par le social-démocrate de gauche, le docteur Zeigner. Les ministres communistes allaient utiliser leurs positions pour armer le prolétariat, constituer sur place des bastions, et mobiliser toute la classe ouvrière pour leur défense. L'insurrection devait être déclenchée dans le pays tout entier à travers la grève générale de défense des « gouvernements ouvriers ».


Les premières étapes se déroulent sans accroc. Le 19 octobre, le gouvernement du Reich a ordonné au général Müller de rétablir l'ordre en Saxe – une mesure qui vise évidemment les ministres communistes. On annonce pour le 21 octobre, à Chemnitz, la tenue d'une conférence des comités d'usine de Saxe : pour les communistes, c'est elle qui, en lançant l'appel à la grève générale dans tout le pays pour la défense de la Saxe ouvrière, donnera le signal de l'insurrection allemande.

Le même 19 octobre, Trotsky prend la parole devant le congrès provincial des ouvriers de la métallurgie à Moscou :

« Nous traversons des mois et des semaines tels qu'il s'en produit rarement en mille ans et qui sont peut-être sans précédent dans l'Histoire. Avant la révolution d'Octobre, nous considérions comme l'événement le plus important et le plus proche de nous la Grande Révolution française et les événements qui l'ont suivie, y compris les guerres napoléoniennes. Mais ces événements étaient profondément insignifiants à côté de ceux qui approchent maintenant en Europe centrale. La révolution prolétarienne a mûri en Allemagne [44]. »

Pour lui, toutes les conditions sont réunies pour la victoire de cette révolution. L'Allemagne est un pays développé, à l'industrie fortement concentrée, où l'organisation de l'économie sera plus facile qu'en Russie. Il y avait en Russie 3 millions d'ouvriers sur 150 millions d'habitants ; il y a en Allemagne 15 millions d'ouvriers d'industrie et 3 millions d'ouvriers agricoles pour 60 millions d'Allemands. La social-démocratie allemande, devenue une agence de la bourgeoisie, a fait obstacle à la marche du prolétariat au pouvoir après la guerre. Mais elle est maintenant affaiblie, et il existe un véritable parti communiste, trempé et aguerri.

Sur le plan militaire, la bourgeoisie allemande dispose d'une armée de 100 000 hommes, dispersés dans tout le pays, d'une police de 135 000 membres peu disposés à mourir pour le règne du capitalisme. Les fascistes, enfin, disposent de 200 000 à 300 000 volontaires encadrés par des officiers, mais Trotsky est certain que les forces des centuries prolétariennes ne peuvent leur être inférieures.

L'entrée des communistes dans le gouvernement de Saxe est, selon lui, une décision révolutionnaire. Pris entre la classe ouvrière et le Parti communiste qui la représente, d'une part, et la menace de la Reichswehr du général Müller de l'autre, les dirigeants social-démocrates du gouvernement saxon ont appelé le prolétariat allemand à défendre la Saxe : la guerre civile est sur le point d'éclater.

La question est pourtant de savoir si les ouvriers allemands pourront conserver le pouvoir conquis, dans la situation internationale du moment. Les perspectives sont favorables, pour Trotsky. Bien qu'on ne puisse avoir aucune certitude, on peut penser que la Grande-Bretagne n'interviendra pas sur le continent, qu'une « intervention française dans l'Allemagne révolutionnaire n'est pas seulement impraticable mais [qu'] elle serait pure folie ». Trotsky ne croit pas à une intervention polonaise, mais, si elle se produit, même sous la forme d'un blocus de l'Allemagne ouvrière, la Russie soviétique doit être prête à se battre :

« Nous sommes prêts à payer cher la paix, mais nous ne permettrons pas que notre pays meure économiquement et que le prolétariat allemand meure de faim. [...] La guerre n'est pas souhaitable, elle n'est pas inévitable, mais elle est probable. Si elle venait, ce serait une guerre qui nous aurait été imposée [45]. »

Le 20 octobre, devant le congrès du syndicat des ouvriers du transport, le 21, à la conférence des travailleurs politiques de l'Armée et de la Flotte rouges, Trotsky revient sur la situation allemande, explique, argumente mieux ou plus longuement. Devant les travailleurs du transport, il s'interroge :

« Que va-t-il arriver au moment décisif ? Le Parti communiste allemand, ayant gagné la confiance de la majorité de la classe ouvrière, se révélera-t-il capable, trouvera-t-il en lui-même assez de trempe, de volonté, de résolution, pour réaliser un soulèvement armé et s'emparer au combat du pouvoir d'Etat [46] ? »

Il explique que les éléments avancés du parti et l'Internationale ont bien compris qu'il ne fallait pas « attendre » la révolution comme un phénomène objectif qui doit « arriver » :

« Cette révolution est déjà arrivée, elle est déjà autour de nous, mais, pour qu'elle ne nous passe pas à côté ou par-dessus, en tant que parti, nous devons nous fixer la tâche d'écraser l'ennemi dans une bataille révolutionnaire ouverte. [...] Il nous faut passer du niveau de l'agitation, de la propagande et de la prévision des événements, à celui des affrontements militaires-révolutionnaires, du soulèvement armé et de la prise du pouvoir [47]. »

Évoquant les difficultés du Parti bolchevique à la veille de l'insurrection, les désaccords publics au sommet, il assure :

« Il est à craindre qu'en Allemagne, les vacillations internes du parti communiste soient plus substantielles, plus importantes et par conséquent plus dangereuses qu'elles ne l'ont été pour nous à la veille du 25 octobre 1917 [48]. »

Il défend également longuement l'entrée des communistes dans le gouvernement saxon, jugée « opportuniste » par plusieurs délégués, en expliquant qu'il s'agit en réalité d'un coup porté au parti social-démocrate. Il développe :

« Vous connaissez tous le profond attachement qu'un ouvrier ressent pour l'organisation qui, la première, l'a éveillé, élevé, organisé, faisant de lui un être conscient. C'est ce sentiment d'un lien intime que les ouvriers allemands éprouvent avec le Parti social-démocrate. Ce parti les a certainement trahis, mais, tout de même, autrefois, sous Hohenzollern, il les a éveillés et, pendant des décennies, les a éduqués et il est dur pour les ouvriers, même ceux qui ont compris qu'il est sur une mauvaise pente, de rompre avec lui. [...] C'est un pas très douloureux à franchir, pour un ouvrier, quand il a été lié pendant de longues années avec une organisation et qu'il lui faut maintenant faire brutalement ce pas [49]. »

Or il pense que le spectacle d'un gouvernement social-démocrate-communiste et d'un combat commun en Saxe et en Thuringe va contribuer à la démolition du mur que les social-démocrates ont tenté de dresser entre la classe ouvrière allemande et le parti communiste.

Devant la conférence des travailleurs politiques de l'armée, le 21 octobre 1923, il revient encore sur la question du gouvernement ouvrier de Saxe, expliquant qu'il n'est pas une coalition sur la base de la démocratie parlementaire, mais comme « une manœuvre militaire-révolutionnaire visant à occuper une position solide, à détenir des armements sur une fraction du territoire, avant l'heure des actions décisives [50] ».

Il ajoute aussi une remarque de stratégie militaire : il ne faut pas oublier qu'il se déroule en Allemagne une lutte de classes réduite à une « formule très simple – la lutte des masses prolétariennes contre les détachements de combat des fascistes [51] ». Ces derniers – au nombre desquels figure, comme on sait, le parti nazi d'Adolf Hitler –ont déjà leur place d'armes, la Bavière. Saxe et Thuringe, où s'organisent les centuries prolétariennes, sont à leur tour devenues des places d'armes, celles du prolétariat.


Au moment pourtant où Trotsky prononce ce dernier discours, le plan tout entier de l'insurrection est en train de s'enrayer.

La conférence de Chemnitz, le 21 octobre, se sépare en effet sans avoir lancé l'appel attendu à la grève générale. Les social-démocrates de gauche du docteur Zeigner ont reculé au dernier moment, et les dirigeants communistes – Brandler en tête – sont restés interdits et comme passifs devant cette retraite inattendue. Le soir même la centrale allemande, le lendemain la « commission », décident la suspension des préparatifs d'insurrection : celle-ci n'éclatera que dans la ville de Hambourg, par suite d'une erreur de transmission. Dès lors, tout s'effondre très vite. Le 27, le gouvernement du Reich somme Zeigner de démissionner ; le 29, il nomme à sa place un commissaire du Reich, et la Reichswehr expulse les « ministres ouvriers » de leurs bureaux. Le 30, Zeigner démissionne pour laisser la place à un gouvernement social-démocrate sans communistes. Il n'y a eu finalement que quelques échauffourées, ici ou là, plusieurs dizaines de morts ouvriers. Il y a surtout une immense désillusion dans les rangs des communistes [52].

Nous ne disposons d'aucun document ou témoignage qui nous permette d'apprécier ce que fut la réaction de Trotsky devant le recul, qu'il allait être le premier à oser qualifier de « défaite », de la révolution allemande. Le coup était dur, et pas seulement comme l'ont souligné de nombreux auteurs, parce qu'il s'agissait de son plan et que les dirigeants qui donnaient l'ordre de reculer, Piatakov et Radek, ainsi que Brandler, étaient ses proches ou passaient pour tels.

Le « fiasco » d'octobre 1923 consacrait en effet de nouveau l'isolement de la révolution russe, le report à des années d'une perspective, un instant entrevue dans le proche horizon, celle de la révolution allemande salvatrice. Il renversait le rapport des forces, contre Trotsky, en faveur du repli frileux et prudent préconisé depuis des années par les hommes de l'appareil, sceptiques et mal à l'aise devant la révolution. Les développements de l'Histoire jouaient décidément désormais contre l'homme qui s'était identifié à la révolution européenne.

Mais l'échec allemand avait une autre conséquence, ignorée de nombre de commentateurs : il rendait inévitable le conflit, à la tête du Parti bolchevique, remis jusque-là par Trotsky dans l'attente de la guérison de Lénine. Les quelques mois d'exaltation révolutionnaire dans la préparation de l'Octobre allemand avaient éveillé en Russie une jeune génération qui, piaffant d'ardeur au combat, était maintenant prête à affronter cette bureaucratie qui incarnait la défaite.

Trotsky ne pouvait plus ni reculer ni attendre.

Références

[1] Dans ce chapitre, les archives de Trotsky tiennent une place importante à côté des ouvrages cités pour les chapitres précédents. On retiendra en outre mon travail sur Révolution en Allemagne 1918-1923, Paris, 1971 et Werner Angress, Stillborn Revolution : The Communist Bid for Power in Germany 1921-1923, Princeton, 1963.

[2] M.V. III p. 209.

[3] Ibidem.

[4] Ibidem, pp. 209-210.

[5] Ibidem. p. 211, Mdivani et Makharadzé en témoignent au Xe congrès (compte rendu pp. 151-152 et 157).

[6] Ibidem, p. 203.

[7] Ibidem, p. 204.

[8] « Réflexions sur le parti ». Pravda. 20 mars 1923.

[9] Lettre de protestation de Trotsky auprès du secrétariat, 28 mars 1923, parce que le contenu de son intervention ne figure pas dans le compte rendu ; Archives Trotsky à Harvard (A.H.), T 792.

[10] Lettre de Fotieva. 16 avril 1923, A.H., T 793.

[11] Adam B. Clam, The Bolsheviks, New York, 1965, pp. 571-574.

[12] Trotsky au comité central, 16 avril 1923, A.H., T 794.

[13] Texte dans la Note U.S. Departement of State,release, 30 juin 1956, p. 26.

[14] Trotsky au bureau politique, 17 avril 1923, A.H., T 795.

[15] R.V. Daniels. The Conscience of The Revolution, Communist Opposition in Soviet Russia, Cambridge, Ma., 1960, p. 193.

[16] Kossior, compte rendu du XIIe congrès, pp. 94-95.

[17] Staline, ibidem, pp. 183-185 et 441-448.

[18] Mdivani, ibidem, pp.454-455 et Makharadzé, ibidem, p. 156.

[19] Rakovsky, ibidem, pp. 528-534.

[20] Compte rendu du XIIe congrès, p. 563.

[21] Ce rapport a été présenté le 20 avril, Pravda, 21 avril 1923 ; traduction française dans La Lutte antibureaucratique en U.R.S.S., I, pp. 25-27.

[22] Ibidem, p. 50.

[23] Ibidem, p. 56.

[24] Ibidem. p. 60.

[25] Ibidem. p. 61.

[26] Ibidem, p. 65.

[27] Ibidem, p. 66.

[28] Ibidem, p. 74.

[29] Ibidem, p. 76.

[30] Compte-rendu du XVe congrès, p. 352.

[31] P. Broué, Révolution en Allemagne, pp. 675-686.

[32] Ibidem, pp. 703-705.

[33] Ibidem, pp. 709-717.

[34] Ibidem, p. 719.

[35] Ibidem, p. 719-720.

[36] Ibidem, p. 720-721.

[37] Ibidem, pp. 727-728.

[38] Ibidem, pp. 726-727.

[39] Ibidem, pp. 727-728.

[40] Pravda, 23 septembre 1923.

[41] P. Broué. op. cit., p. 728.

[42] Ibidem. pp. 735-736.

[43] Ruth Fischer, Stalin and German Communism, Cambridge, Ma., 1948, p. 323.

[44] KaK, V, p. 185.

[45] Ibidem. pp.191-192.

[46] Ibidem, p. 196.

[47] Ibidem, p. 197.

[48] Ibidem.

[49] Ibidem, p. 203.

[50] Ibidem, p. 227.

[51] Ibidem, p. 228.

[52] Broué, op. cit.,pp. 765-777.

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