1988

" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky.

P. Broué

Trotsky

XXI - Le parti mondial de la Révolution [1]

De 1918 à 1920, Trotsky fait la guerre et parcourt les fronts. Entre la bataille de Sviajsk et celle de Petrograd cependant, il participe au premier congrès de l'Internationale communiste et rédige son Manifeste. Convaincu, depuis l'aube de sa vie de militant, que la révolution russe doit être et sera le début de la révolution mondiale, il consacre des forces et du temps, en pleine guerre civile, à la construction et à la préparation de l'outil historique, du parti mondial de la révolution prolétarienne, l'Internationale communiste. On peut dire que son regard ne s'est jamais éloigné de l'Allemagne, porte ouverte sur cette perspective. Le 3 octobre 1918, il écrit :

« Nous pouvons dire avec confiance que le prolétariat allemand, armé de toute sa technique, d'un côté, et notre Russie, désorganisée mais très riche, de l'autre, formeront un bloc puissant contre lequel se briseront en vain les vagues de l'impérialisme [2]. »

Immédiatement après la révolution du 9 novembre et l'abdication de l'empereur Guillaume II, il salue avec enthousiasme le drapeau rouge des conseils d'ouvriers et de soldats qui flotte sur Berlin : la révolution des prolétaires allemands vient enfin de saisir la main tendue depuis octobre 1917. Tempérant l'ardeur de ceux pour qui l'isolement de la Russie révolutionnaire est définitivement terminé, il met en garde contre les illusions que pourraient alimenter la rapidité et l'apparente facilité des premières victoires. Du train qui roule vers une nouvelle bataille, il explique à ses camarades la différence entre les deux révolutions, la russe et l'allemande :

« Au moment où la classe ouvrière russe s'est dressée sur ses pieds, elle n'avait pas à partir de rien. Elle avait à sa tête un parti centralisé, uni par les liens les plus étroits de la doctrine historique et de la solidarité révolutionnaire interne – qui marchait avec elle à travers les obstacles et qui est maintenant au pouvoir –, notre parti communiste.
« Il n'y a pas encore en Allemagne semblable parti. [...] La classe ouvrière allemande doit faire face à une double tâche : elle doit faire sa révolution et, dans le cours de cette révolution, bâtir l'instrument de la révolution; c'est-à-dire bâtir un authentique parti révolutionnaire [3]. »

Le 15 janvier 1919, au terme de violentes manifestations ouvrières à Berlin, les corps francs au service du ministre social-démocrate Noske assassinent à Berlin Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, fondateurs et porte-drapeau du jeune parti communiste allemand, créé deux semaines auparavant. Trotsky est choisi par le soviet de Petrograd pour venir parler de ces deux révolutionnaires, qui ont été ses proches camarades, au meeting de masse organisé pour honorer leur mémoire.

Après avoir brossé un portrait des deux militants allemands assassinés, il souligne combien ce coup a été savamment calculé et le mal que fait à la révolution allemande le double meurtre commis sous l'égide d'un gouvernement social-démocrate de contre-révolution. Il s'élève pourtant contre l'idée selon laquelle cette dernière aurait triomphé. Pour lui, le prolétariat allemand n'est pas vaincu, car il ne s'est pas encore soulevé pour prendre le pouvoir. Les journées de janvier à Berlin ont été, comme les journées de juillet à Petrograd, une « reconnaissance en profondeur » et non un assaut. Le plus grave, c'est la mort de deux commandants importants de cette armée : « C'est une perte cruelle, mais ce n'est pas une défaite. Le combat est encore à venir [4]. »

C'est probablement dans les mêmes journées que Trotsky a été appelé à rédiger la lettre d'invitation à ce qui n'est encore, selon une formule ouverte, qu'un « congrès international des partis prolétariens révolutionnaires ». Pour lui comme pour Lénine, comme pour leur parti tout entier, la IIe Internationale a fait faillite en 1914, et c'est sous leur influence que le congrès international se transformera en congrès de formation de l'Internationale communiste [5].

Les fondements proposés pour le congrès sont les programmes du parti russe et de la Ligue spartakiste allemande. L'objectif est de préparer la prise du pouvoir par le prolétariat et la destruction de l'ancien appareil d'Etat. La dictature du prolétariat est définie comme « la démocratie prolétarienne », « l'auto-administration », « le pouvoir des conseils ouvriers ou des organisations ouvrières ». Elle sera le levier de « l'abolition de la propriété privée des moyens de production et de sa transformation en propriété sociale [6] ».

Analysant la division de la IIe Internationale en trois tendances fondamentales, la droite des « social-patriotes », le « centre » et la gauche, foyer des révolutionnaires, la lettre d'invitation trace les tâches de la gauche. Il s'agit de combattre implacablement les social-patriotes, passés du côté de la contre-révolution armée. Elle s'efforcera en revanche de détacher des directions « centristes » par une critique impitoyable, les éléments révolutionnaires dans les cadres et à la base. Et Trotsky, qui n'a pas oublié ses années parisiennes et le groupe des amis de La Vie ouvrière de Monatte et Rosmer, souligne également la nécessité de convaincre et de gagner les éléments extérieurs aux partis socialistes qui « se placent sur le terrain de la dictature du prolétariat », « en premier lieu les éléments syndicalistes du mouvement ouvrier [7] », Pour le P.C.R.(b), la lettre d'invitation est signée de Lénine et de Trotsky.

Celui-ci est présent à la conférence qui se tient finalement à Moscou à partir du 4 mars 1919, plusieurs mois après la lettre d'invitation, sans avoir pourtant réussi à obtenir la venue de délégués vraiment représentatifs de véritables organisations. Il y présente un rapport sur l'Armée rouge [8]. Comme tous les délégués de son parti, il manifeste initialement la plus grande prudence à l'égard de la proposition de fonder l'Internationale, du fait de l'hostilité des communistes allemands exprimée dans le débat. Il hésite, comme les autres, jusqu'au dernier moment : peut-on vraiment passer outre, pour le moment, à l'opposition de Rosa Luxemburg ? Ou, plus exactement, le moment de passer outre est-il déjà venu ? Les informations d'Europe centrale, la description apocalyptique qu'en fait un délégué autrichien, emportent finalement la décision et c'est une résolution présentée par son ami Rakovsky qui déclare créée la IIIe Internationale qu'on appellera aussi Internationale communiste.

Il va lui revenir la tâche, essentielle, de rédiger de sa meilleure plume le Manifeste de l'Internationale communiste aux prolétaires du monde entier [9] que Zinoviev devait bientôt qualifier de « second Manifeste du parti communiste » et dont il explique que les communistes sont « les héritiers et exécuteurs de l'œuvre [10] ». L'accent est mis d'abord sur la guerre mondiale et ses conséquences. Avec les souffrances inhumaines qu'elle a infligées, elle a définitivement tranché, selon lui, « la vieille querelle académique des socialistes sur la paupérisation et le passage progressif du capitalisme au socialisme » :

« Aujourd'hui, ce n'est pas seulement la paupérisation sociale, mais aussi la paupérisation physiologique, biologique, dans toute sa réalité hideuse, qui se présente à nous [11]. »

Il rappelle en quelques phrases la destruction, pendant la guerre, dans tous les pays, de « toutes les conquêtes de la lutte syndicale et parlementaire », la disparition de la libre concurrence au profit du système des trusts et des monopoles, la militarisation, non seulement de l'Etat, mais du capital financier. Ainsi, poursuit-il, ont été créées les conditions d'une guerre civile internationale imposée au prolétariat par ses ennemis mortels, dont les partis communistes doivent réduire la durée, dans la mesure de leurs forces, en œuvrant de toute leur énergie et leur volonté de combat pour assurer sa victoire.

Après un bref rappel historique sur l'organisation internationale du prolétariat et particulièrement les deux premières Internationales, il conclut :

« Nous nous considérons, nous les communistes, rassemblés dans la IIIe Internationale, comme les continuateurs directs des efforts héroïques et du martyre de toute une longue série de générations révolutionnaires, de Babeuf jusqu'à Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. Si la Ière Internationale a prévu le développement de l'histoire et préparé ses voies, si la IIe a rassemblé, et organisé des millions de prolétaires, la IIIe Internationale, elle, est l'Internationale de l'action de masse ouverte, de la réalisation révolutionnaire, l'Internationale de l'action [12]. »

Avant de se séparer, le « premier congrès de l'Internationale communiste » – tel est le nom sous lequel il passera dans l'histoire – ébauche une première organisation. Un comité exécutif est constitué, avec un représentant de chaque parti adhérent. Ce comité exécutif désigne lui-même un bureau dont font partie, avec Lénine et Trotsky, Zinoviev, Rakovsky et Platten. C'est Zinoviev que le parti russe désigne pour être candidat à la présidence de l'Internationale. L'homme n'a certes pas les éminentes qualités par lesquelles se signale Trotsky et qui auraient fait de lui un flamboyant président de la nouvelle Internationale. Mais c'est un très grand orateur, il parle parfaitement l'allemand et surtout n'occupe pas dans le parti ou le gouvernement soviétique des tâches qui l'accaparent et où il soit irremplaçable. Le maintien de Trotsky au sein du bureau de cinq membres indique seulement à quel point l'Internationale naissante a besoin de son prestige.


Dans la période qui suit la naissance de l'Internationale, Trotsky reprend sa vie errante avec le train, se portant d'un front à l'autre pour colmater les brèches, réorganiser, galvaniser le moral. Véritable « spécialiste » du mouvement ouvrier français – qu'il connaît mieux que personne en Russie –, il s'efforce de suivre dans les dépêches de presse et surtout à la radio les développements en France. Il utilise, dans la mesure du possible, les documents et informations – plutôt rares et épisodiques – qui lui parviennent de France, jusqu'à l'arrivée, en juin 1920, de son ami Rosmer, à qui il reproche gentiment de s'être bien fait attendre. Dans l'intervalle, sur la base d'une collection de trois mois de La Vie ouvrière, il a réussi à écrire un article sur « Le socialisme français à la veille de la révolution [13] », et à rédiger un article sur « Jean Longuet [14] », à partir d'une brochure de ce dernier. Il aborde également les problèmes de la révolution européenne dans le cours de deux articles généraux publiés, le premier, dans la Pravda du 23 avril, le second dans les Izvestia du 29 avril et du 1er mai 1919.

Le premier de ces articles, intitulé « Une révolution rampante », est consacré à la révolution allemande et à son cours après l'écrasement des « journées de janvier » à Berlin, les explosions qui se succèdent et la tournée des corps francs de Noske, réprimant dans le sang un foyer révolutionnaire après l'autre. Fidèle à sa méthode, il refuse de se contenter de l'analogie, utilisée jusque-là par les communistes russes, entre la révolution russe et la révolution allemande, pour présenter les « journées de janvier » à Berlin comme des « journées de juillet » qui auraient mal tourné. Reprenant les éléments de son analyse de novembre 1918, il se concentre en effet sur la question du parti. Au moment décisif, en Allemagne, l'organisation ouvrière officielle, fruit des efforts historiques des travailleurs allemands, s'est comportée en simple auxiliaire de l'Etat bourgeois. Renouant avec des réflexions pour la première fois exprimées dans les années qui avaient suivi la révolution de 1905, il écrit :

« C'est précisément parce que la classe ouvrière allemande avait dépensé la plus grande partie de son énergie [...] à l'édification d'une organisation se suffisant à elle-même [...], c'est précisément pour cela qu'à l'ouverture d'une nouvelle période, au moment de son passage à la lutte ouverte pour le pouvoir, la classe ouvrière allemande s'est trouvée absolument sans défense sur le plan de l'organisation [15]. »

Il n'y a donc pas lieu, selon lui, de rechercher d'éventuelles erreurs tactiques de la part des communistes allemands. Le déroulement concret de la révolution allemande s'explique seulement par « l'absence d'un parti centralisé, avec une direction de combat […] accepté par les masses ouvrières » :

« Ces grèves qui explosent, ces insurrections et ces combats de rue constituent à l'heure actuelle l'unique forme de mobilisation ouverte possible des forces du prolétariat allemand libéré du joug du vieux parti, et, en même temps, dans les conditions données, l'unique moyen d'éduquer de nouveaux dirigeants et de construire un nouveau parti [16]. »

Les éléments de ce nouveau parti, il les voit dans « les dizaines de milliers de cadres ouvriers » qui apparaissent, et dans « les meilleurs éléments de la gauche du parti indépendant » qui se rallieront – il en est sûr – au mouvement communiste.

L'article des Izvestia, lui, est consacré à des réflexions sur la marche en avant de la révolution prolétarienne. Trotsky part de la constatation que « la lumière vient de l'est » et que, contrairement aux pronostics et aux préjugés pseudo-marxistes, la révolution, partie de Russie, progresse à l'ouest à travers les républiques des conseils ouvriers de Hongrie et de Bavière. Partie d'un pays arriéré, elle vient de prendre pied dans deux secteurs arriérés des anciens Empires centraux plus développés. Elle se rapproche donc des pays avancés et il s'agit d'expliquer l'incongruité de ce développement, en sens inverse de celui qui était attendu.

L'explication s'en trouve, selon Trotsky, dans le caractère dialectique du développement de chaque pays. Du fait de son caractère précoce, la bourgeoisie britannique a eu les moyens de gagner une couche prolétarienne qu'elle a corrompue et privilégiée, et de l'influencer ainsi dans un sens conservateur. La Révolution française a créé des souvenirs et traditions communs à un large secteur de la classe ouvrière française et à la « démocratie » bourgeoise de gauche. L'essor tardif, mais exceptionnellement rapide, de l'industrie allemande, enfin, a créé de puissants syndicats et en même temps les conditions de la dégénérescence de la social-démocratie. En Russie, au contraire, dans le cadre d'une extrême arriération, le caractère « catastrophique » du développement capitaliste a déterminé celui du prolétariat. Il a ainsi fait de lui « bien sûr, seulement pour un segment d'une certaine période historique, le porteur le plus irréconciliable et le plus prêt au sacrifice de l'idée de la révolution sociale en Europe et dans le monde ». Et d'assurer qu'il n'y a pas le moindre « messianisme » dans son analyse. La primauté du prolétariat russe n'est que temporaire :

« Le rôle révolutionnaire dirigeant passera à la classe ouvrière avec une puissance économique et organisationnelle supérieure. Si aujourd'hui le centre de la IIIe Internationale se trouve à Moscou, demain il passera à l'Ouest, à Berlin, à Paris, à Londres [17]. »

Le 5 août 1919, après la défaite de la révolution en Hongrie et en Bavière, la chute des deux républiques des conseils, le reflux de la vague révolutionnaire en Europe, il s'interroge sur « la durée de la période préparatoire d'incubation de la révolution en Occident », qui pourrait se révéler plus longue qu'escompté. Pourrait-il s'agir de plusieurs années d'attente ? Dans une note secrète au conseil des commissaires du peuple, il souligne que l'Armée rouge est sans doute une force plus redoutable « sur le terrain asiatique de la politique mondiale que sur celui de l'Europe » :

« La route de l'Inde pourrait se révéler plus praticable et plus courte que celle de la Hongrie soviétique. [...] La situation internationale se développe de telle façon que la route vers Paris et Londres passe par les villes de l'Afghanistan, du Pendjab et du Bengale [18]. »

En fait, sans lui faire désormais perdre de vue l'Asie, les combats ouvriers renouvelés en Allemagne à partir du début de 1920, et notamment la riposte ouvrière au putsch de Kapp et von Lüttwitz, ramènent son attention sur la vieille Europe.


Le IIe congrès de l'Internationale communiste, qui se tient à Moscou en juillet-août 1920, coïncide avec les opérations militaires en Pologne et la marche de la 5e armée de Toukhatchevsky sur la capitale polonaise. Trotsky, en désaccord avec Lénine sur les perspectives ouvertes par cette contre-offensive [19], se tient un peu à l'écart : le débat sur la possibilité d'exporter la révolution à la pointe des baïonnettes, qui divisait à l'époque les sommets du parti russe, ne se traduira pas dans l'ordre du jour du congrès.

Déjà, dans un article de présentation du congrès, Trotsky avait, sans entrer dans le détail, apporté son total soutien à la formation de « 21 conditions d'admission » dans l'Internationale communiste qu'il juge une mesure de protection nécessaire de ce qu'il appelle « notre parti international ». Il s'attache cependant, à ce propos, à souligner la différence, vis-à-vis de ces conditions, entre l'U.S.P.D. allemand, le parti « indépendant » né de la scission du Parti social-démocrate en 1917 et le Parti socialiste français qui se présente en bloc – social-chauvins compris – pour être admis dans les rangs de l'Internationale, bien que sa politique pratique tourne le dos à la révolution. Il se prononce à cette occasion pour la création d'un Parti communiste français qui pourrait réunir l' « aile révolutionnaire du Parti socialiste et le détachement révolutionnaire du syndicalisme français [20] ». 

Dans le cours du congrès lui-même, il intervient sur le rapport présenté par Zinoviev sur le rôle du parti. En fait, il polémique contre Paul Levi. Ce jeune dirigeant du K.P.D.(s) avait jugé peu utile le débat sur une question, selon lui, depuis longtemps réglée dans le mouvement. Evoquant, contre la position tout à fait « allemande » de Levi, sa propre expérience en France dans le cours des premières années de guerre, Trotsky met en avant le groupe internationaliste de la Vie ouvrière. Il affirme s'être toujours senti « un camarade » avec Rosmer et Monatte, malgré leur hostilité de principe « au parti », alors qu'il se sentait tout à fait étranger avec des « messieurs » comme les dirigeants socialistes Renaudel ou Albert Thomas [21]. Il faut, selon lui, proposer aux syndicalistes français et espagnols, les représentants de la C.N.T., comme Pestaña, qui refuse d'employer le mot même de « parti », « un parti communiste international, c'est-à-dire l'unification des éléments avancés de la classe ouvrière, qui se réuniraient avec leur expérience, la partageraient avec les autres, se critiqueraient réciproquement, prendraient les décisions, etc. [22] ».

C'est Trotsky qui prononce le discours-manifeste du congrès au cours d'une séance publique tenue au Grand-Théâtre de Moscou le 7 août [23]. Il parle une heure durant, sans notes. Alfred Rosmer, témoin admiratif, écrira :

« C'était merveille de voir comment l'orateur organisait ce vaste sujet, l'animait par la clarté et la puissance de sa pensée, et d'observer sur les visages l'attention passionnée avec laquelle on suivait sa parole [24]. »

Dans la première partie du manifeste, il analyse les relations internationales, décrit l'« asile d'aliénés » qu'est devenue « l'Europe bourgeoise officielle, gouvernementale nationale et civilisée », et rappelle l'avertissement du maréchal Foch selon lequel, reprenant au point où s'était terminée la Première, la Deuxième Guerre mondiale allait commencer avec tanks et avions, mitrailleuses et armes automatiques.

Il donne ensuite une description de l'état économique de l'Europe et du monde : c'est la paupérisation qui triomphe désormais, et l'intervention de l'Etat ne fait qu'accroître le chaos et la décadence : après la ruine de l'Europe, il faut « détruire l'impérialisme pour permettre à l'humanité de vivre ».

Menacé dans son existence même, au cours de la guerre et à partir de la révolution russe, le régime bourgeois a partout renoncé à un régime véritablement parlementaire et apparaît désormais, sauf sous la plume des social-démocrates, pour ce qu'il est réellement, une ploutocratie appuyée sur des détachements d'hommes armés.

Après quelques paragraphes sur la Russie soviétique, « premier Etat prolétarien », « pierre de touche pour toutes les organisations ouvrières », Trotsky en vient à sa dernière partie, cœur de son sujet, « la révolution prolétarienne et l'Internationale communiste [25] ».

Il estime que la guerre a éveillé à l'action politique les couches les plus retardataires. De nouveaux millions d'êtres humains se jettent dans la lutte, en pleine confusion, avec des illusions et des préjugés, mais leur conjonction est un torrent irrésistible. Tous les travailleurs y compris les ouvriers agricoles – se sont lancés dans des mouvements de grève. Les travailleurs, les paysans des pays coloniaux et semicoloniaux sont à leur tour en train de s'éveiller et de se lancer dans le combat.

« Les parias se lèvent. Leurs esprits éveillés se tournent vers la Russie soviétique, vers les combats sur les barricades des villes allemandes, les luttes grévistes grandissantes en Grande-Bretagne, vers l'Internationale communiste [26]. »

Sa conclusion est un appel passionné :

« L'Internationale communiste est le parti mondial du soulèvement prolétarien et de la dictature du prolétariat. Elle n'a pas d'objectifs ou de tâches distincts de ceux de la classe ouvrière elle-même. [...] Dans toute son activité, comme dirigeant d'une grève révolutionnaire, comme dirigeant de groupes clandestins, comme secrétaire d'un syndicat, comme agitateur dans un meeting de masse, que ce soit comme député, ouvrier d'une coopérative ou combattant sur les barricades, le communiste reste toujours fidèle à lui-même, membre discipliné de son parti communiste, combattant dévoué, ennemi mortel de la société capitaliste, de ses fondements économiques, de son Etat, de ses mensonges démocratiques, de sa religion et de sa morale. C'est un soldat dévoué de la révolution prolétarienne et un infatigable héraut de la société nouvelle.
« Travailleurs et travailleuses ! Il n'y a sur cette terre qu'un seul drapeau qui soit digne qu'on combatte et qu'on meure pour lui. C'est le drapeau de l'Internationale communiste ! [27] »

Nous n'avons connaissance que de peu de textes de Trotsky concernant l'Internationale – à l'exception de lettres à des militants français – pour la période qui suit le IIe congrès mondial. Sa seule intervention notable en 1920, après le congrès, est la réponse qu'il fait à Gorter le 24 novembre dans le cours d'une réunion du comité exécutif de l'Internationale. C'est l'époque où s'amorce la grande tension avec Lénine, la campagne de Zinoviev à propos de la « question syndicale » et de la « démocratie ouvrière ». Gorter, militant néerlandais, inspirateur et porte-parole des gauchistes allemands du K.A.P.D., qui ont fait scission au printemps, a répondu au fameux pamphlet de Lénine sur Le Gauchisme, maladie infantile du communisme : Trotsky répond à Gorter sans mentionner une seule fois Lénine [28].

Gorter, devant l'exécutif, a défendu l'idée d'un caractère spécifique du mouvement ouvrier occidental, très différent de l'« oriental », et abordé, selon lui, par les dirigeants de l'I.C. en termes trop exclusivement « russes ». Il a ironisé sur la « chasse aux masses » à laquelle se livre l'Internationale communiste. Pour lui, isolé et sans alliés au sein de la société, le prolétariat occidental s'est largement embourgeoisé, c'est-à-dire qu'il s'est, peu à peu, imprégné des conceptions bourgeoises réformistes et parlementaires.

Rejetant la division artificielle selon des critères géographiques, acceptant volontiers cependant l'idée que chacun aborde les questions théoriques à la lumière de ses propres expérience et formation, Trotsky n'a aucune peine à justifier son appel à l'expérience et au caractère international de la lutte révolutionnaire. Il montre la contradiction de Gorter, conduit à la fois à dénoncer les « illusions » des ouvriers et à refuser de les combattre à la tribune du parlement, voire au sein des syndicats de masse, et n'a pas de mal à le caractériser comme purement « propagandiste » dans ses conceptions.

Il faut attendre la préparation du IIIe congrès, dans le cours de la première moitié de 1921, pour voir Trotsky revenir au premier plan dans l'Internationale. D'abord parce qu'il est, comme tout le monde et probablement un peu plus, absorbé dans le débat sur la « question syndicale » qui le situe en marge de la direction et l'oppose sérieusement à Lénine ; ensuite parce que les développements qui se produisent en Allemagne, en mars, suscitent une divergence au sommet du parti russe et de l'Internationale, laquelle va bientôt se transformer en un conflit sérieux.

L'« action de mars » a été déclenchée par le parti allemand : elle fut à moitié une insurrection et à moitié une grève générale dirigée par le seul Parti communiste, ce dernier ayant tenté de « révolutionnariser » les masses et de les « électrifier » par la provocation, allant jusqu'à mener des actions contre lui-même, enlevant ses propres militants, posant des bombes dans ses propres locaux ! Cette aventure a abouti, bien entendu, à l'écrasement du mouvement et surtout à une sérieuse crise du parti allemand, abandonné par des dizaines de milliers de militants qui n'ont accepté ni l'usage de la provocation ni l'affrontement physique au moment de la grève, où des détachements armés de chômeurs ont attaqué les ouvriers non grévistes jusque dans les usines [29]. Il est de notoriété publique que cette entreprise a été inspirée par une mission de l'exécutif de l'I.C. dirigée par le Hongrois Béla Kun. Des rumeurs insistantes en attribuent l'origine à Zinoviev en personne, désireux de faire faire à la Russie soviétique l'économie de la Nep et qui aurait ainsi pris le risque de « forcer » la révolution en Allemagne [30].

Le plus grave est sans doute que la défaite de l'insurrection de mars et la terrible crise qui a secoué le parti n'ont pas découragé la direction du parti allemand, désormais adepte de la « théorie de l'offensive révolutionnaire », développée depuis quelques mois par Boukharine et qui a manifestement quelques points communs avec celle de la « doctrine militaire » des adversaires de Trotsky dans l'Armée rouge. A Paul Levi et Clara Zetkin, qui lui écrivent leur intention de dénoncer publiquement cette action aventuriste et de démissionner de la direction, Lénine répond qu'il n'est pas informé, mais qu'il est prêt à croire « qu'un représentant de l'exécutif de l'Internationale ait proposé une tactique imbécile, gauchiste, d'action immédiate, "pour aider les Russes" [31] ». Mais il essaie vainement de les dissuader de donner suite à leurs projets. Paul Levi publie sa brochure, et le parti l'exclut.

Nous n'avons pas de documents officiels sur ce qui concerne les délibérations ultérieures à la direction du P.C. russe, à l'exception d'extraits d'un sténogramme, daté du 18 mars 1926, du bureau politique, dans lequel Trotsky donne sa version des événements – une version qu'il n'y a pas lieu de mettre en doute en l'absence de tout démenti ou d'autres documents [32]. Trotsky raconte qu'il était pour sa part rapidement arrivé à la conclusion que l'état d'esprit animant les tenants de l'action de mars et de la théorie de l'offensive était d'autant plus dangereux pour l'Internationale que, bien orchestré par l'exécutif, il avait toutes chances d'être majoritaire au IIIe congrès. Lénine en est informé par Radek, que Trotsky a tenté de convaincre, et les deux hommes, dès lors, se mettent d'accord pour engager ensemble ce combat. L'entrée de Kamenev au bureau politique permet à Lénine de s'assurer la majorité. Ainsi se trouvent constituées deux nouvelles « fractions » – le mot est de Lénine – représentées, au sommet, l'une par Zinoviev et Boukharine – dont Radek était ainsi un dirigeant – et l'autre par Lénine, Trotsky et Kamenev. Sur le sérieux de cette bataille, la gravité de son enjeu, Trotsky est catégorique :

« La lutte fut vive dans tous les partis de l'Internationale communiste. Vladimir Ilyitch se concertait avec moi sur ce qu'il y aurait lieu de faire au cas où le congrès se prononcerait contre nous : nous inclinerions-nous devant le congrès dont les décisions pourraient être désastreuses, ou résisterions-nous ? » [33]

Il semble que Lénine et Trotsky ne se heurtent pas à de gros obstacles, à la Xe conférence du parti russe, pour la conclusion d'un accord de compromis sur l'Allemagne et la question de mars. Les négociations sont menées entre Trotsky et Radek – à qui Zinoviev semble avoir fait le reproche de l'avoir « trahi » par des concessions excessives –, et elles aboutissent à la position suivante : on ne condamnera pas l'action de mars comme un « putsch », mais, en revanche, on liquidera impitoyablement la « théorie de l'offensive » pour se garantir à coup sûr contre toute rechute.

Les choses se présentent moins bien au IIIe congrès de l'Internationale. D'abord les Allemands arrivent en masse – plusieurs dizaines de délégués – avec des thèses qui n'admettent qu'une seule erreur, celle... d'avoir trop attendu pour agir, et proclament que le parti, pour remplir sa mission historique, doit rester fidèle à la théorie de l'offensive révolutionnaire, qui était, assurent-elles, à la base de l'action de mars. Les délégués français, de leur côté, désireux d'affaiblir un exécutif qui les presse d'un peu trop près pour leur opportunisme, exigent non seulement la condamnation de l'action de mars, mais de connaître la vérité tout entière, particulièrement sur l'intervention des représentants de l'Internationale et leur rôle dans son déclenchement.

Les séances préliminaires du congrès, où Lénine et Trotsky – dont plus tard on « oubliera » la présence comme Clara Zetkin le fait dans son livre Conversations avec Lénine –, tentent de convaincre les uns et les autres de faire des concessions, sont longues et dures. Lénine brocarde furieusement Béla Kun, formant même un vocable spécial, seulement traduisible en français par « bélakunerie », tourne en ridicule les formules de Koenen. Allemands et Français s'injurient. Nombre de délégués s'indignent de l'orientation « droitière » défendue, disent-ils, par Lénine et Trotsky [34].

Ces derniers doivent donc se battre dans le cours même du congrès pour renverser la tendance et obliger à la retraite les partisans de l'offensive qui y détiennent une large majorité. Trotsky a préparé, avec l'économiste hongrois Varga, des thèses sur la situation internationale qui sont l'expression de l'analyse de la situation par les dirigeants russes. Elles reconnaissent l'échec de la vague révolutionnaire d'après-guerre, le fait que le prolétariat vient de subir plusieurs défaites. Elles enregistrent enfin un certain « fléchissement » de la lutte du prolétariat pour le pouvoir.

Trotsky présente le rapport sur « la situation économique mondiale et les nouvelles tâches de l'Internationale communiste ». Enfonçant le clou d'un « tournant de la situation », il souligne qu'il ne se produit plus en Europe de grèves à caractère insurrectionnel, voire simplement politiques, mais seulement des luttes économiques de caractère défensif. Il souligne qu'un délai probablement assez long sépare encore des combats décisifs et insiste sur la nécessité pour les communistes de se lancer à la conquête de la majorité de la classe ouvrière afin d'occuper cette position avant le début des événements décisifs. Dans sa réponse, il affirme de nouveau le caractère inéluctable de la révolution, dont il indique qu'elle coule désormais dans trois canaux : l'Europe, l'Amérique et les colonies. Il précise :

« Le premier grand canal du développement révolutionnaire est l'Europe agonisante. [...] Mais [...] la prépondérance de l'Europe appartient au passé, comme celle de la bourgeoisie et aussi celle du prolétariat européen [35]. »

En réalité, son discours a provoqué bien des mécontentements. Les délégués allemands, sur un ton très vif, parlent de la situation intenable à laquelle ils vont être acculés, de retour dans leur pays. Tentant une manœuvre sans doute désespérée, Béla Kun clame qu'il est d'accord avec Lénine mais pas avec Trotsky [36]. Comme Trotsky l'écrit à Lénine le lendemain, Zinoviev et Radek estiment, pour leur part, que l'intervention de Trotsky n'a pas respecté l'accord conclu entre eux. Ils le lui écrivent, déclinant toute responsabilité [37]. Trotsky se défend évidemment comme un beau diable, fait valoir qu'il a constamment ménagé Zinoviev et demande à Lénine de lire son rapport et de donner son opinion.

En fait le congrès est le théâtre d'une série de manœuvres tendant à séparer Lénine et Trotsky, dont personne n'ignore évidemment le conflit récent. Les Allemands rédigent des amendements aux thèses, dont ils espèrent qu'ils pourraient leur sauver la face chez eux, et Béla Kun s'active pour faire de Trotsky la pointe avancée de « la droite [38] ». Trotsky note même, dans sa lettre à Lénine, une attaque voilée de Radek, dans son intervention de clôture, quand il souligne que les thèses sont non seulement un compromis avec la gauche, mais aussi avec « la droite » – sous-entendant que c'est bien entendu Trotsky qui incarne cette dernière [39]. Mais Zinoviev, discipliné, et peut-être pas très sûr de la tournure que prendrait un conflit ouvert intervenant sur les débris du compromis, joue l'apaisement. Il est, selon Trotsky, intervenu dans le débat de façon tout à fait loyale et il s'arrange maintenant pour écourter la discussion : Béla Kun et ses partisans ne pourront intervenir contre Trotsky et les dégâts sont ainsi limités [40].

Trotsky n'a pas marchandé ses efforts dans le cours de ce congrès et il est à plusieurs reprises descendu dans l'arène, rendre coup pour coup à des critiques qui ne le ménagent pas, Il s'en prend aux délégués italiens qui ne voient pas la nécessité d'appliquer les 21 conditions à leur parti et se prononce avec beaucoup d'énergie pour que la porte de l'Internationale soit fermée à Turati qui n'en a jamais été solidaire [41]. C'est là le point névralgique au sujet duquel se produira bientôt la crise entre le parti italien et l'Internationale communiste. Il proteste vigoureusement aussi contre l'opinion exprimée par un réformiste italien selon laquelle l'action de mars aurait été une opération télécommandée par les dirigeants soviétiques, une aventure destinée à redorer leur blason révolutionnaire terni dans leur pays.

Il a également une vive passe d'armes avec le délégué allemand Thälmann, l'homme qui craint de perdre la face si les thèses sont votées sans les amendements allemands, à cause des positions prises dans le passé récent par son parti. Trotsky est d'une fermeté totale vis-à-vis de ces militants qui souhaitent seulement une position qui leur permettrait de ménager leur amour-propre froissé ; il leur rappelle et l'existence d'intérêts supérieurs et sa propre biographie :

« Je sais par expérience personnelle combien il est désagréable de n'être pas reconnu par un congrès du parti ou de l'Internationale. Mais je pense, camarades, que, pour votre situation en Allemagne, il est mieux d'introduire la clarté dans cette question. […] Le congrès doit dire aux ouvriers allemands qu'une faute a été commise et que la tentative du parti d'assumer un rôle dirigeant dans un grand mouvement de masse n'a pas été très heureuse. Ce n'est pas assez. Il nous faut dire que cette tentative a échoué complètement en ce sens que, si on la répétait, cela pourrait véritablement causer la ruine de ce parti splendide. [...] C'est notre devoir de dire clairement et nettement que nous considérons la philosophie de l'offensive comme le pire des dangers. Et dans son application pratique comme le pire des crimes politiques [42]. »

Élevant encore le débat, toujours passionnément désireux de convaincre et d'entraîner, il s'adresse, pour finir, à ses critiques de gauche, essayant de briser l'univers mental sectaire dans lequel ils se sont enfermés eux-mêmes :

« Vous avez rompu avec les opportunistes et vous êtes en train d'avancer, mais regardez donc autour de vous ! Il existe dans ce monde non seulement des opportunistes, mais aussi des classes. Il y a la société capitaliste, la police, l'armée, des conditions économiques précises. [...] C'est un monde complexe, où il est très difficile de s'orienter correctement. [...] Pour résoudre cette tâche [...], on doit savoir combiner le langage glacé des statistiques avec la volonté passionnée de violence révolutionnaire [43]. »

Dressant devant le congrès des Jeunesses communistes quelques semaines plus tard, le bilan du IIIe congrès, il s'efforce de leur montrer l'ampleur des conquêtes de ce congrès dans le domaine de la réflexion théorique. Le congrès a certes démontré que les communistes ont toujours la conviction de pouvoir « non seulement sauver la civilisation, le produit séculaire de centaines de générations, mais encore l'élever à des niveaux de développement bien supérieurs [44] ». Mais il a permis aussi de comprendre que rien n'était automatique et que la bourgeoisie, saignant la civilisation, peut très bien plonger également l'humanité dans le déclin et la décadence.

C'est pourtant sur la nécessaire conquête des masses, de la majorité des travailleurs, qu'il insiste quand il parle des enseignements du congrès. L'époque de l'espoir de victoires foudroyantes et de succès faciles est révolue. Les communistes doivent redoubler de patience et savoir que la conquête des masses passe aussi par le militantisme obscur, la conquête lente des travailleurs au sein des organisations syndicales, défendues avec acharnement par une bureaucratie qui en tire pouvoir et privilèges.

Dans un remarquable discours prononcé à Moscou devant l'assemblée locale des militants en juillet 1921, Trotsky, se proposant de traiter du IIIe congrès comme « école de la stratégie révolutionnaire », revient sur la grande perspective historique qu'il avait évoquée devant les Jeunesses communistes. S'élevant contre les conceptions mécanistes du marxisme, présentes également dans les rangs des communistes, il conteste les vues sur l'automatisme du développement social et de la marche de la société humaine vers le communisme. Il rappelle que, souvent dans l'Histoire, une société, un peuple, une nation, une tribu ont vainement tenté de se soulever contre un système économique dans l'impasse, et qu'ils ont échoué et se sont finalement désintégrés, faute de l'ascension d'une classe nouvelle. Il faut corriger cette perspective infantile ; le sort de l'humanité n'est pas écrit d'avance :

« L'humanité ne s'est pas toujours élevée selon une courbe ascendante ferme. Non, il a existé des périodes prolongées de stagnation et il y a eu des rechutes dans la barbarie. Des sociétés s'élevaient, atteignaient un certain niveau et ne pouvaient s'y maintenir. L'humanité ne peut faire du sur place […], son équilibre est instable ; une société qui n'est pas capable d'avancer recule et, s'il n'y a pas de classe pour l'emmener plus haut, elle finit par s'effondrer ouvrant ainsi la route à la barbarie [45]. »

La lutte du prolétariat est loin d'être linéaire et facile. Il ne suffit pas de constater que la classe bourgeoise est historiquement condamnée : pour que le prolétariat l'emporte, il faut que cette bourgeoisie soit véritablement battue et renversée. Telle est la principale leçon, selon Trotsky, de « stratégie révolutionnaire » donnée par le IIIe congrès.

Venant au lendemain d'un débat syndical éprouvant et après un douloureux conflit avec Lénine, ce congrès revêt pour Trotsky une importance considérable. Son bloc avec Lénine contre les gauchistes de l'Internationale a été, d'une certaine façon, une revanche des coups que Zinoviev lui avait portés dans les mois précédents. Et Lénine a démontré, en défendant Trotsky, le prix qu'il accordait à leur « bloc ».


Revenu au premier rang de l'Internationale communiste à travers son congrès de 1921, Trotsky continue d'y jouer un rôle essentiel dans le reste de l'année 1921 et en 1922. C'est l'exécutif de l'Internationale qui, à partir de décembre 1921, engage la bataille pour la politique de front unique ouvrier à laquelle il est pleinement associé.

Mentor du parti français, il se lance dans la bataille contre sa direction qui regimbe. Mais ses succès sont rapides et probants. L.-O. Frossard s'en va, avec plusieurs journalistes et les francs-maçons. En revanche, Barbusse, l'écrivain des tranchées, Pierre Monatte, le symbole de l'internationalisme ouvrier et André Marty, le héros de la mutinerie des « marins de la Mer noire », rejoignent le P.C. Pour lui, c'est véritablement un « nouveau départ » que prennent les communistes français.

La politique du front unique ouvrier apporte également des succès probants au Parti communiste allemand et met en relief ses possibilités considérables. En Allemagne, et pour la première fois, un parti communiste de masse existe en dehors de l'Union soviétique : la perspective même de la prise du pouvoir se concrétise à travers des mots d'ordre de transition élaborés sur la base de l'expérience, comme celui de « gouvernement ouvrier » considéré comme le couronnement du front unique ouvrier.

Le 20 octobre 1922, toujours devant les militants de Moscou, Trotsky – qui vient de passer quatre semaines à préparer les documents et l'axe de l'intervention du P.C.R.(b) dans le prochain IVe congrès trace ses grandes lignes qu'il résume :

« Vous, communistes européens, devez aller aux masses avant d'être confrontés directement à la question de la conquête du pouvoir ; vous devez apprendre à corriger vos erreurs ; vous devez apprendre à conquérir les masses [46]. »

Le IVe congrès mondial de l'Internationale se tient du 5 novembre au 5 décembre 1922, dans la dernière période de demi-activité intellectuelle de Lénine, alors plongé dans sa lutte pour connaître la vérité sur l'affaire géorgienne et sur la voie d'un nouveau bloc avec Trotsky. Lénine a demandé à Trotsky de se charger de la préparation d'une importante partie de ce congrès et il a obtenu, en vue de ce travail, quatre semaines de congé à partir du début de septembre.

C'est par un effet de la confiance renouvelée de Lénine que Trotsky est chargé de présenter au IVe congrès de l'I.C. un rapport sur la Nep, et des thèses dont Lénine lui fera d'ailleurs compliment, à la grande inquiétude de plusieurs. Il présente également des résolutions sur les questions de son ressort et notamment plusieurs sur la « question française ». Il laisse à Zinoviev et à Radek le soin de ferrailler sur les questions stratégiques qui concernent en réalité plus directement l'Allemagne, la défense de la ligne du front unique ouvrier, le mot d'ordre de « gouvernement ouvrier ».

C'est dans sa présentation du bilan du congrès qu'apparaissent ses vues, la conception qu'il a de ce moment et de ce congrès. Les perspectives révolutionnaires demeurent, quand bien même il a fallu revoir sérieusement les attentes anciennes concernant les fameux « rythmes ». L'avantage décisif, qui demeure cependant un des acquis les plus importants de la période, c'est l'existence de la Russie soviétique et celle de l'Internationale communiste, avec les énormes progrès que constituent dans ce domaine l'élaboration d'un programme international et l'élection d'un organisme central par le congrès lui-même.

Ce dernier a, selon Trotsky, discerné deux tâches essentielles : la première est la lutte contre les tendances centristes au sein même de l'Internationale – c'est le cas du parti français – et la seconde, la lutte, déjà soulignée par le congrès précédent comme une urgence, pour « influencer l'écrasante majorité de la classe ouvrière ». Et c'est un aspect tout à fait concret de la lutte pour cette influence dont il montre l'importance, en racontant comment le congrès – en fait sa « commission allemande » – a répondu aux sollicitations des social-démocrates allemands pour un gouvernement de coalition socialiste-communiste dans le land de Saxe :

« Voici ce que nous avons répondu : si vous, nos camarades communistes allemands, vous pensez qu'une révolution est possible en Allemagne, dans les prochains mois, alors nous vous conseillerions de prendre part à un gouvernement de coalition en Saxe et d'y utiliser vos postes ministériels pour faire avancer vos tâches politiques et d'organisation et transformer d'une certaine façon la Saxe en terrain d'entraînement, de façon à posséder un bastion révolutionnaire déjà renforcé dans une période de préparation pour l'explosion proche de la révolution. [...] Mais aujourd'hui vous joueriez en Saxe le rôle d'une annexe impuissante, car le gouvernement saxon est lui-même impuissant devant Berlin, et Berlin est un gouvernement bourgeois. Le K.P.D. a été d'accord avec ces décisions et les négociations ont été interrompues [47]. »

Trotsky explique aux militants russes les perspectives qui sont, cinq ans après l'Octobre russe, celles de la révolution européenne :

« L'heure de la révolution européenne ne sonnera peut-être pas demain. Des mois et des semaines, passeront, plusieurs années peut-être où nous resterons encore l'unique Etat "ouvrier-paysan" dans le monde. En Italie, Mussolini l'a emporté. Sommes-nous garantis contre la victoire de Mussolini allemands en Allemagne ? Pas du tout. Il est bien possible qu'un ministère bien plus réactionnaire que Poincaré vienne au pouvoir en France. [...] Avant de [...] pousser en avant ses Kérensky, la bourgeoisie est encore capable d'avancer ses Stolypine. [...] Ce sera le prologue de la révolution européenne, pourvu que nous soyons capables de nous maintenir, pourvu que l'Etat soviétique demeure debout et par conséquent pourvu surtout que notre parti puisse se maintenir jusqu'au bout [48]. »

Ainsi, curieusement, dans une période où la position de Trotsky s'est considérablement affaiblie dans le Parti communiste russe, son prestige apparaît plus grand qu'il n'a jamais été dans le domaine de l'Internationale.

Connu – autant sinon plus que Lénine – avant la guerre dans le mouvement socialiste international, ayant – avec Lénine – incarné aux yeux du monde l'insurrection d'Octobre et le régime soviétique, orateur ailé et plume d'or des congrès de l'Internationale, il éclipse probablement, dans l'esprit de la plupart des militants, jusqu'à Zinoviev, pourtant président en titre de l'Internationale communiste.

Surtout, sur le terrain de cette dernière, il n'a subi aucun revers, ni aucun démenti cruel de la réalité. Il est demeuré l'un de ses maîtres et éducateurs avec une autorité et une franchise qui en imposent à tous.

Références

[1] Pour ce chapitre, nous avons utilisé les comptes rendus des congrès de l'Internationale communiste. celui du premier dans l'édition française par Pierre Broué, Paris, 1974 et les trois suivants dans l'édition allemande originale, ainsi que les écrits de Trotsky, Piat Let Kominterna, Moscou, 1924, dans sa deuxième traduction anglaise, The First Five Years of the C.I., 1975. Enfin, on s'est appuyé sur P. Broué, Révolution en Allemagne (1918-1923), Paris, 1971.

[2] KaK, I, p. 509.

[3] Ibidem, pp. 523-524.

[4] Discours prononcé par Trotsky au meeting de deuil du soviet de Pétersbourg le 18 janvier 1919, traduction anglaise dans Portraits, Political and Personal. New York, 1977, pp 16-27.

[5] La lettre d'invitation a été publiée dans Trotsky, Sotch., XIII, pp. 33-37, traduction française dans Premier Congrès de l'I.C., pp. 39-46.

[6] Ibidem, p. 40.

[7] Ibidem, p. 4.

[8] Ibidem, pp. 91-93. 

[9] Ibidem, pp. 206-214.

[10] Ibidem, p. 206.

[11] Ibidem, p. 208.

[12] Ibidem, p. 214.

[13] Pravda, 26 novembre 1919, traduction française dans Le Mouvement Communiste en France, pp. 55-66.

[14] Traduction française ibidem, pp. 67-74.

[15] Pravda, 23 avril 1919.

[16] Ibidem.

[17] Izvestia, 29 avril 1919.

[18] T.P., I, pp. 620-626.

[19] M.V., III, pp. 168-174. Staline, pp. 474-479.

[20] Pravda, 22 juillet 1920.

[21] Protokoll des II. Kongresses der Kommunistischen Internationale, Hambourg, 1921, pp. 92-93.

[22] Ibidem, p. 94.

[23] Ibidem, pp. 676-702.

[24] Rosmer, Moscou sous Lénine, pp. 115-116.

[25] Protokoll III, pp.705-741.

[26] Ibidem, pp. 732-733.

[27] Ibidem. p. 739.

[28] Kommunislitcheskii International, n° 17, 1921. Intervention au C.E. de l'I.C., le 24 novembre 1920.

[29] P. Broué. op.cit., pp. 474-485.

[30] Ibidem, pp. 475-477.

[31] Archives Levi P/55/10, P/63/3, cité ibidem, p. 498.

[32] Trotsky, D.L.R., pp. 137-138.

[33] Ibidem, p. 138.

[34] Ibidem, pp. 518-525.

[35] Protokoll des III. Kongresses der Kommunistischen Internationale, p. 136.

[36] T.P., II, pp. 472-473.

[37] Ibidem.

[38] Ibidem, pp. 474-475.

[39] Ibidem, p. 475.

[40] Ibidem, p. 474.

[41] Protokoll III, pp. 391-398.

[42] Ibidem, pp. 644-646.

[43] Ibidem, p. 650.

[44] Discours au congrès de l'Internationale communiste des jeunes, 16 juillet 1921, Pravda.

[45] Pravda, 12 iuillet 1921.

[46] Ibidem, 21 décembre 1922.

[47] Izvestia, 28 décembre 1922.

[48] Ibidem.

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