1988

" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky.

P. Broué

Trotsky

XL - Les débuts de l'opposition internationale1


Bien entendu, Trotsky et ses camarades de fraction n'ont pas attendu la crise de 1929 de l'Opposition de gauche russe pour s'occuper de la constitution de l'Opposition à l'échelle internationale. Des efforts avaient d'ailleurs été déployés bien avant son expulsion d'U.R.S.S. pour la réaliser à travers une conférence internationale.

La première tentative en ce sens avait eu lieu à Berlin, en décembre 1927, sous la présidence du zinoviéviste Safarov, alors en poste à Ankara, et avait réuni des délégués de la gauche allemande, des oppositions de divers pays européens et une vingtaine de Soviétiques en « exil diplomatique » à l'étranger. La capitulation des zinoviévistes à Moscou avait interrompu cette première entreprise de constitution d'une organisation internationale de l'opposition2.

La seconde, malgré les réserves formulées auprès d'Urbahns par Solntsev, s'était tenue le 17 février 1929 à Aachen (Aix-la-Chapelle), à l'initiative des gauches allemandes organisées dans le Leninbund (Ligue Lénine), avec la présence de délégués français, belges et néerlandais. Elle avait abouti seulement à la décision de créer un «Secours Trotsky » destiné à venir en aide aux victimes de la répression stalinienne en U.R.S.S.3.

C'étaient là des tentatives encore très limitées. Dans son dernier rapport à Trotsky, daté du 8 novembre 1928, E.B. Solntsev, tout en affirmant qu'on assistait au « début de la formation d'une aile gauche », relevait que le processus allait en être «long, difficile et même douloureux » et qu'il fallait commencer par une délimitation et le tracé de frontières d'organisation très strictes4.

* * *

Au moment où Trotsky quitte l'Union soviétique, les forces oppositionnelles dans le monde présentent des types très divers d'organisations.

La plus importante est incontestablement alors celle des «communistes de gauche » d'Allemagne, le Leninbund, fondé en avril comme une fraction publique du parti allemand, le K.P.D. Même après le départ de Ruth Fischer, Maslow et autres, elle demeure une organisation marquée par son passé « zinoviéviste » en même temps que par une tendance nette, caractéristique aussi, à certains moments, de ce même courant vers la formation, sinon d'un «deuxième Parti communiste », du moins d'une organisation rivale du K.P.D. auquel le Leninbund a d'ailleurs opposé des candidats aux élections de mai 19285. Les rares éléments allemands qui peuvent être considérés comme proches du noyau de l'opposition russe de 1923 sont les militants qui animent, dans le Palatinat et le quartier berlinois de Wedding, une opposition à forte composante ouvrière6 ; l'un d'entre eux, Sacha Müller, fils d'une mère russe, a traduit la « Critique du projet de programme » et ils ont rencontré, non seulement Solntsev, mais Rakovsky, à son passage en Allemagne7.

La situation est infiniment plus compliquée en France où les oppositions de gauche sont plus nombreuses alors qu'aucune n'est près d'être hégémonique. Pierre Monatte et Alfred Rosmer, exclus, à l'automne de 1924, au temps de la bolchevisation, ont regroupé autour de La Révolution prolétarienne - successeur éloigné de La Vie ouvrière une pléiade de militants ouvriers de valeur qui réagiront d'ailleurs diversement à l'appel de Trotsky. Après la capitulation devant le P.C.F. de l'opposition zinoviéviste de L'Unité léniniste, avec Suzanne Girault, la minorité dirigée par Albert Treint et Henri Barré, avec Redressement communiste, revendique pour elle seule la légitimité par sa filiation passée avec l'Opposition unifiée russe et ses contacts avec Pereverzev. Le groupe animé par Maurice Paz, qui publie la revue Contre le courant, revendique pour sa part une opposition plus ancienne et conteste au «bolchevisateur » Treint la qualité même d'oppositionnel. Le Cercle Marx et Lénine, animé par Boris Souvarine, exclu, lui, au printemps de 1924, a combattu l'unification de l'opposition avec Zinoviev et se tient à l'écart des autres groupes français comme du représentant de l'Opposition russe, Kharine. A tous ces groupes il convient enfin d'ajouter les jeunes intellectuels qui publient La Lutte des classes (ex-Clarté) et ont réussi à rencontrer Trotsky à Moscou en 19278.

L'opposition belge - le fait est digne d'être relevé - est la seule qui ait détenu, au moment de sa naissance, la majorité à la direction d'un parti communiste, tout petit il est vrai avec ses mille membres. Lors de la scission, elle a emmené avec elle le tiers des militants, la moitié du comité central. derrière le fondateur du parti, War van Overstraeten9. Le Parti socialiste révolutionnaire hollandais, animé par Sneevliet - que Trotsky n'identifie pas tout de suite parce qu'il l'a connu sous le nom de Maring dans l'Internationale - ne se considère pas comme une opposition, mais comme le noyau d'un nouveau parti10. L'ancien secrétaire du P.c. du Luxembourg, Edy Reiland, a gagné à la cause les groupes de langue espagnole des P.C. de Belgique et du Luxembourg, animés par un ouvrier de Bilbao qui a vécu plusieurs années à Moscou, Francisco Garda Lavid, dit Henri Lacroix, qui se flatte d'avoir milité dans les rangs de l'Opposition russe11, à Moscou.

L'opposition autrichienne est la plus ancienne. Elle est née en 1927 en tant que fraction publique du parti et publie Arbeiterstimme : son dirigeant est l'un des pionniers du mouvement communiste et de la révolution des conseils de soldats, Josef Frey12. Comme le parti dont elle est issue, elle est ravagée par la maladie du fractionnisme et, au moment où Trotsky est banni d'U.R.S.S. par la querelle avec un groupe d'exclus, animés par Kurt Landau, qui publient Der Neue Mahnruf13.

La situation en Tchécoslovaquie est un peu à l'opposé de la situation française. Là, des militants communistes d'origine diverse cohabitent dans une opposition large où se retrouvent même des éléments droitiers, autour du journal Rudy Prapos, Deux personnalités dominent le mouvement, le Slovaque Hynek Lenorovič, un orateur de masse, et l'ancien membre du secrétariat de l'I.C., l'Allemand des Sudètes Alois Neurath, ancien zinoviéviste qui se dirige vers Brandler14.

Il faut ajouter à ce tableau les groupes en émigration de la fraction de gauche du P.C. d'Italie fidèles à Amadeo Bordiga, emprisonné par Mussolini, majoritaires en France en 1927 dans les groupes de langue italienne du P.C.15.

Les étudiants chinois qui ont pu échapper à la répression en U.R.S.S. en 1927 et regagner la Chine. les amis bulgares des militants réfugiés en U.R.S.S., passés à l'opposition et emprisonnés, sont autant de points possibles de cristallisation d'une opposition internationale16.

On peut ajouter les groupes, d'origines historiques diverses, qui apparaissent ici ou là - Grèce, Hongrie, Espagne - et se réclament, de façon générale, de l'Opposition de gauche.

De ce point de vue, la situation aux Etats-Unis est particulièrement originale. Là, un premier noyau, regroupé par Solntsev, a réussi, avec l'aide de Max Eastman, à publier la Plate-forme de l'opposition17, puis s'est intégré à l'action du second noyau, regroupé après le VI° congrès par Cannon et Spector, élargi à Max Shachtman et Martin Abern : ils ont ensemble mordu sur le cœur ouvrier du C.P.A. et gagné quelques dizaines de militants qui appartiennent à la légende du communisme américain. Le 18 novembre a commencé la publication de leur journal The Militant18.

* * *

Trotsky ne se fait vraisemblablement aucune illusion sur la qualité d'un mouvement qui a le mérite d'exister et d'être militant, mais qui est en même temps très composite, attirant bien des communistes de hasard, aventuriers ou confusionnistes, à se réclamer de l'opposition. C'est la raison pour laquelle, comme l'avait souhaité Solntsev, il s'engage dans la voie de la « délimitation principielle ». Il s'agit d'abord de déterminer les critères qui permettront de caractériser et d'éprouver groupes et tendances.

Trotsky, pour des raisons circonstancielles, écarte des critères le régime du parti, dont il considère qu'il n'a aucune valeur en soi, et propose de retenir les positions de chacun sur le comité syndical anglo-russe, la politique de l'Internationale communiste en Chine et la politique économique de l'U.R.S.S. en liaison avec la théorie stalinienne du socialisme dans un seul pays19.

Il s'agira ensuite d'engager les groupes oppositionnels dans toutes les batailles du prolétariat, sur une plate-forme internationale qui doit constituer un pont vers le programme à venir de l'Internationale communiste redressée. L'outil en sera un organe de presse international qui permettra en particulier « le contrôle international des divergences entre les différents groupes nationaux », tout en permettant aux cadres révolutionnaires de chaque pays de se regrouper sur la base de leur expérience propre et d'apprendre à se tenir tout seuls sur leurs jambes.

L'expérience ainsi engagée se révèle à la fois instructive et décevante. La majorité des groupes ne se montrent guère disposés à une vraie discussion politique et préfèrent lancer des polémiques sur le passé ou des exclusives dans le présent. Trotsky comprend donc qu'il doit trancher dans le vif, prendre l'initiative et provoquer un nouveau regroupement : sans doute découvre-t-il à ce moment que, sauf aux Etats-Unis, rien de durable ne peut être bâti sur la base des groupements existants.

Le 10 juin 1929, profitant de la présence simultanée à Prinkipo de Rosmer, Salus, Jakob Frank et Liu Renjing, il fait annoncer coup sur coup la création d'un fonds international du groupe « Opposition », puis la création d'un comité international provisoire de l'Opposition de gauche, laquelle veut rassembler les communistes oppositionnels sur la base du programme préparé par l'opposition de gauche russe, reprend à son compte méthodes et conceptions des quatre premiers congrès de l'Internationale communiste et se propose d'éditer une revue internationale en plusieurs langues20. Il transmet aussitôt ces propositions au Leninbund et à l'opposition autrichienne21.

C'est alors qu'éclate l'affaire du chemin de fer de l'Est chinois qui va constituer, sans que personne l'ait prévu, le principal facteur de la « différenciation ». En juillet, le gouvernement de Tchiang Kai-chek s'empare par la force du chemin de fer de l'Est chinois que l'Etat soviétique a hérité du tsarisme et qui traverse le territoire chinois, et fait arrêter 174 ressortissants soviétiques. Sans hésiter, Trotsky, qui ne croit pas à la guerre, assure qu'au cas où elle se produirait, l'opposition défendrait la révolution d'Octobre22.

Il semble que Trotsky ait vraiment cru que cette position allait rencontrer sans difficulté l'assentiment de la majorité des organisations oppositionnelles. Or il n'a le soutien que de Landau, du groupe qui prépare La Vérité, avec Rosmer, Molinier, des Américains et de la « fédération de Charleroi » de l'Opposition belge. Die Fahne des Kommunismus publie, sans indiquer la position de l'organisation, un article favorable aux droits de la Chine23. Contre le courant parle de « guerre semi-coloniale » de la bureaucratie stalinienne24, l'opposition belge de « social-impérialisme »25, Robert Louzon se prononçant également, dans La Révolution prolétarienne, en faveur des revendications du gouvernement chinois sur le chemin de fer26.

Le problème ainsi brutalement posé est non seulement celui de la nature sociale de l'Union soviétique, du destin des conquêtes de la révolution d'Octobre, mais aussi de la validité, pour les luttes ouvrières, des instruments qu'ont été les partis communistes et l'Internationale. A ceux qui assurent que l'U.R.S.S., « Etat ouvrier », n'a pas le droit de conserver les conquêtes de l'impérialisme ou à ceux qui assurent qu'elle est devenue elle-même un « nouvel impérialisme », Trotsky répond que l'Etat ouvrier doit se déterminer en fonction de la révolution mondiale.

Comme les Russes avant eux, les communistes étrangers doivent maintenant répondre à la question: faut-il continuer la lutte pour le « redressement » ou faut-il construire un nouveau parti? Pour l'opposition de gauche, tout est clair : seuls ceux pour qui, selon le langage de l'époque, « Thermidor n'est pas encore accompli », peuvent rester aux côtés de Trotsky et les autres doivent trouver leur voie.

Rosmer, lors de son retour de Prinkipo, après de brefs séjours à Vienne, puis Berlin, fait apparaître les énormes difficultés de l'unification. Frey est très capable, mais c'est un homme usé, aigri, dévoré de susceptibilités. Urbahns ne s'intéresse réellement qu'au Leninbund et à la situation en Allemagne : le « national-oppositionnisme » ronge l'opposition en Europe centrale27. Rosmer ne voit personne à qui confier la publication de l'édition allemande de la revue Opposition28. Trotsky, de son côté, demande à Landau, dont il a apprécié les articles, de se fixer à Berlin pour clarifier la situation allemande et y construire la force d'intervention nécessaire29.

En quelques semaines, selon l'expression de Damien Durand, on est passé « de la clarification à la différenciation30 ». Avec la direction du Leninbund, la cassure semble irrémédiable, puisqu'elle juge impossible le redressement du K.P.D. et de l'I.C. C'est par correspondance que Trotsky pousse plusieurs militants de la direction du Leninbund, le militant ouvrier de la gauche berlinoise Anton Grylewicz, les intellectuels Joko et Richard Neumann, un Autrichien, à se constituer en une « minorité du Leninbund », qui revendique le retour aux méthodes démocratiques et à la discussion politique, seuls moyens désormais d'éviter la scission31.

En France, la différenciation s'est également déroulée très vite. Souvarine s'est tenu à l'écart et a conseillé à Trotsky d'en faire autant32. Ni lui ni Treint ne veulent entendre parler l'un de l'autre, pas plus qu'ils n'envisagent la moindre collaboration avec Kharine, qui capitule en juillet à la suite de Radek, en emportant, comme cadeau de bienvenue aux gens du G.P.U. de l'ambassade, les manuscrits du premier numéro du Biulleten Oppositsii, l'organe de presse de l'opposition destiné à être diffusé en U.R.S.S. Paz n'admet pas que Contre le courant et lui, du même coup, ne soient pas l' « axe » du regroupement auquel Trotsky appelle33.

Le choix de Trotsky est fait... Il va s'appuyer sur Rosmer - dont la rupture politique avec Monatte est un fait acquis - et sur le dynamique Raymond Molinier, oppositionnel encore au P.C., ainsi que les militants que les combats passés ont regroupés autour d'eux. Il faut lancer un nouvel hebdomadaire et y rallier les autres, les éléments sains de tous les groupes, en prouvant le mouvement par la marche. Ce sera La Vérité. dont le numéro de lancement sort le 11 août et l'authentique numéro 1 le 13 septembre 1929. Dans l'intervalle, au cours de conversations à Prinkipo avec Pierre et Denise Naville ainsi qu'avec Gérard Rosenthal, il a réussi à convaincre les animateurs de la revue de La Lutte des classes de se joindre à l'entreprise de Rosmer, tout en conservant leur propre revue comme organe théorique34.

Ce sont ces trois groupes, très différents par leur origine, leur passé et les hommes qui les constituent - celui de Rosmer, celui de Molinier, celui de Naville, schématiquement parlant - qui vont servir de base - pas encore unifiée, il s'en faut de beaucoup - sur laquelle se construira la section française et se développera son hebdomadaire. Ainsi la voie sera-t-elle balisée pour les autres pays. Passant les autres groupes au compte des pertes momentànécs, Trotsky insiste cependant, malgré les réserves de tous ses camarades français, pour que la porte reste grande ouverte pour Treint, lequel remâche ce qu'il a ressenti comme une mise à l'écart et un crédit injustement accordé à Rosmer - que Trotsky lui refusait à lui ...

Dans le même temps, la discussion avec le Belges, menée avec mesure et après un voyage particulier de Rosmer, permet de réduire les divergences avec leur majorité à des proportions qui rendent possible une cohabitation: van Overstraeten prend ses distances vis-à-vis des positions d'Urbahns et de Louzon.

Les premiers résultats, quelque sept mois après l'arrivée en exil, ne sont finalement pas négligeables. Il n'y a certes pas eu fusion de l'ensemble des groupes qui se réclamaient de l'Opposition de gauche, mais Trotsky n'en est pas surpris et s'attendait sans doute à plus de faux frais encore. La revue Opposition n'a certes pas été publiée, mais le rôle de La Vérité, sous la direction de Rosmer, est indiscutablement celui d'un organe international pour la clarification et le regroupement des communistes d'opposition de gauche.


* * *


C'est au VI° congrès de l'I.C., à l'été 1928, tenu encore officiellement sous l'autorité présidentielle de Boukharine - mais en réalité, dans les couloirs, sous la direction de Molotov et des hommes de Staline - qu'est lancée l'expression de « troisième période », caractérisée par les dirigeants comme celle de la « conquête de la rue » et de la « lutte directe pour le pouvoir ». Elle apparaît seulement au mois d'août sous la plume de Trotsky, dans sa correspondance. C'est dans les derniers mois de 1929 qu'il écrit une brochure, La «troisième Période » d'erreurs de l'Internationale communiste, nourrie, faute, semble-t-il, de la collaboration de ses correspondants allemands, d'informations et de statistiques sur le mouvement social en France.

Après une sévère critique du schématisme et des raisonnements mécaniques des dirigeants de l’I.C. et de ce qu'il appelle la destruction systématique de la tradition théorique par un appareil bureaucratique et borné, Trotsky montre comment les dirigeants de l'I.C. établissent mécaniquement le parallélisme entre l'exploitation et la radicalisation et en viennent à considérer comme une sorte de «contre-révolution » toute période d'essor économique. Dans le contexte des bruyantes clameurs officielles sur la « radicalisation des masses », il met en relief ce qu'il appelle « la phénoménale disproportion entre les cris de victoire de la direction et l'écho réel des masses », ainsi que la décadence des Jeunesses communistes, normalement baromètre fidèle de la radicalisation. L'analyse de la politique du P.C.F. et de la C.G.T.U. le conduit à énoncer le diagnostic d' « aventurisme », et c'est dans les écrits des dirigeants de l'Internationale qu'il trouve les formules les plus dangereuses, comme celle de la « fascisation de la social-démocratie » qui devient celle du «social-fascisme ». Il souligne également que le tournant ultra-gauchiste qui a inauguré la «troisième période » ne peut pas ne pas être suivi d'un nouveau tournant, opportuniste cette fois.

Sa conclusion, au terme d'une brochure tout entière tendue vers cet objectif, est un effort d'éducation des cadres de l'Opposition qu'il cherche à convaincre de la nécessité de donner un caractère international au combat entamé en U.R.S.S. pour conserver à l'I.C. son caractère communiste et révolutionnaire.

La rapide dégradation des relations avec le Leninbund justifie pleinement cette préoccupation. A partir du mois d'octobre, la direction du Leninbund commence à publier, dans Die Fahne des Kommunismus, des textes divers émanant des « capitulards » russes et en particulier de Radek, Smilga, Préobrajensky. A partir du mois d'octobre, Urbahns concentre en outre son feu contre la déclaration de Rakovsky qu'il présente comme une capitulation dans la mesure où elle revendique ... la réintégration des oppositionnels dans le parti.

La minorité du Leninbund se manifeste pour la première fois sur cette question. Dans Die Fahne des Kommunismus, Grylewicz et Joko signalent l'existence d'une importante faute de traduction faussant le sens de la déclaration de Rakovsky. Ils protestent également contre l'assimilation faite dans les commentaires d'Urbahns entre la déclaration de l'Opposition unifiée du 18 octobre 1926 et celle de l'Opposition de gauche du 22 août 192935.

La réponse d'Urbahns consiste à publier dans Die Fahne des Kommunismus une lettre en provenance d'U.R.S.S. qui émet quelques critiques contre la Déclaration, après l'avoir soigneusement découpée, en dissimulant qu'il tenait du Biulleten Oppositsii le texte intégral qu'il n'a pas voulu donner à lire à ses lecteurs36. C'est là un premier pas vers la scission. Fin octobre, allant jusqu'au bout d'un combat qu'il mène par tous les moyens, Urbahns propose et obtient l'exclusion de la direction du Leninbund de Joko et de Grylewicz, et laisse entendre qu'il prépare un rapprochement avec les décistes d'U.R.S.S. sur la ligne du « deuxième parti37 ».

L'Opposition de gauche internationale subit donc l'épreuve du feu, dans un premier temps à travers l'Opposition russe et la déclaration d'août de Rakovsky. La seconde épreuve pouvait être celle de la bataille pour la vérité sur le meurtre de Blumkine dont Trotsky avait voulu faire « l'affaire Sacco-Vanzetti de l'Opposition de gauche ». Elle est menée de façon opiniâtre et suivie aux Etats-Unis, plus inconstante en France et Belgique, très superficiellement en Allemagne où la direction du Leninbund ne se décide qu'à la fin janvier et où la campagne est réduite à quelques articles de Die Fahne des Kommunzsmus et la diffusion de 5 000 tracts.

Trotsky tente personnellement un dernier effort en adressant, à la veille de la conférence nationale du Leninbund, une lettre ouverte à ses membres, dans laquelle il s'efforce de les convaincre de mettre fin à l'état d'isolement de leur organisation, né de la combinaison entre des préoccupations exclusivement « nationales » et une politique internationale d'alliance avec n'importe quelle formation gauchiste. Il pose nettement l'alternative :

« Nous représentons une tendance d'idées définie et nous nous construisons sur la base de principes clairs et de traditions. Si, dans ces conditions, les membres de l'Opposition internationale ne peuvent pas trouver de place dans le Leninbund, alors le Leninbund déclare par là même qu'il ne désire pas prendre place dans les rangs de l'Opposition internationale38. »

Mais Trotsky ne parvient pas à conquérir les responsables que les progrès de la minorité effraient sans doute. Le 23 février 1930 en tout cas, la conférence nationale du Leninbund exclut la minorité. Le dirigeant de Leipzig de cette dernière, l'agent Roman Weil, ne manque pas d'arguments pour affirmer qu'« il n'y a qu'une seule chose que le groupe Urbahns n'a pas eu grand peine à apprendre, c'est l'application des méthodes de Zinoviev ». Il va même jusqu'à dire: « A ce point de vue, les élèves semblent même avoir dépassé leur maître. »

* * *

Au cours de l'année 1929 et des premiers mois de 1930, l'Opposition de gauche internationale ne cesse de grandir et d'élargir ses points d'appui et ses contacts.

En France, les militants du groupe de La Vérité gagnent le « groupe juif » du P.C. qui leur apporte le renfort de quelques militants ouvriers expérimentés, Walfis, Rosijansky, Pikas, mais aussi Mill et Sénine dont le premier peut-être et le second certainement ont des liens avec le G.P.U.

Le noyau de la fédération de langue hongroise des États-Unis, venu vers Trotsky de son propre mouvement, rejoint l'opposition américaine par l'intermédiaire de Solntsev ; le groupe hongrois de Paris, dirigé par Szilvassý, rejoint La Vérité. L'activité du groupe Lenorovič à Bratislava permet la naissance d'une organisation hongroise qui prend bientôt contact avec un groupe d'opposition d'une centaine de jeunes ouvriers à Budapest.

Parmi les militants d'un P.C. espagnol en train de s'émietter, l'ancien secrétaire général des Jeunesses, Luis Garda Palacios, influencé par Nin, a eu le courage d'applaudir - seul de la salle l'intervention de Trotsky au plénum de l'Internationale, qui l'a exclu de ses rangs. Il a pris contact en U.R.S.S. avec Garda Lavid (Lacroix). Ensemble, après leur retour au pays, ils commencent à travailler au corps, par lettre, deux des pionniers du parti espagnol mis à l'écart par l'appareil, Esteban Bilbao et Juan Andrade. En décembre 1929, c'est Julian Gorkin, permanent du parti à l'I.C., qui prend contact à Paris avec La Vérité. Au début de 1930, le retour en Espagne de Lacroix marque la naissance de l'opposition de gauche en Espagne.

Du côté de l'Italie, les affaires n'avancent guère avec la Fraction de gauche, dont les dirigeants semblent surtout soucieux de ne prendre aucun engagement politique, tant que Bordiga n'a pas quitté sa prison et retrouvé sa liberté d'expression. Mais une crise sérieuse secoue le parti. Au comité central de mars 1930, des sanctions frappent durement ceux qu'on appelle « les trois » : Pietro Tresso (Blasco), ancien dirigeant du parti clandestin au pays, Alfonso Leonetti (Feroci), compagnon de Gramsci à l'Ordine nuovo, et le dirigeant syndical Paolo Ravazzoli (Santini), qui se sont dressés contre les conséquences catastrophiques de la politique de la « troisième période », Fait significatif, quelques jours plus tard, les trois dirigeants italiens prennent contact avec Rosmer et commencent une collaboration anonyme à La Vérité et une correspondance politique avec Trotsky39.

A la fin de décembre 1929, à Paris, un groupe de dirigeants du parti nationaliste vietnamien P.A.I., animé par les étudiants Ta Thu Thau et Huynk Van Phuong - qui inspire l'action de l'association générale des étudiants indochinois de Paris - prennent contact avec La Vérité et commencent à y collaborer40.

En Grande-Bretagne, un minuscule groupe, au contact à la fois de La Vérité et de The Milirant, recrute des militants, des étudiants originaires de Ceylan, dont le rôle sera important, des années plus tard; Leslie S.S. Simon Goonewardene et Colvin R. de Silva41.

L'Opposition des États-Unis, constituée à partir de mai 1929 sous la dénomination de Communist League of America a réussi, dès décembre 1929, à faire de The Militant un hebdomadaire dont Trotsky salue avec joie l'apparition. L'opposition semble s'étendre d'ailleurs sur le continent américain comme une tache d'huile42. A Cuba, à travers les contacts de Nin à Moscou avec le syndicaliste noir Sandalio Junco. Au Brésil, où se crée, au début de (930, à l'initiative de Mario Pedrosa, le Groupe communiste Lénine. Au Mexique, où un militant américain, Russell Blackwell (Rosalio Negrete) a gagné un militant ukrainien, permanent de l'Internationale de la jeunesse, Abraham Golod qui, sous le nom d'Alberto González, va, pendant des années, veiller au développement de l'Opposition en Amérique latine, et où le communiste cubain Julio Antonio Mella a fait ses premières armes comme oppositionnel. En Argentine enfin, où ce sont des militants russes et ukrainiens d'origine, Guinney et Manulis, qui fondent en 1929 un premier « comité communiste d'opposition43 ».

La grande majorité de ces contacts n'ont fait qu'effleurer Trotsky, le temps de faire suivre une lettre après avoir accusé réception. Mais il continue à intervenir comme conseiller, auprès d'un certain nombre de ses correspondants. Lors de l'éclatement du groupe tchécoslovaque de Rudy Prapos il est derrière Salus, fondateur de Jískra, organe d'opposition de gauche, qui cherche à devenir l'organe des groupes oppositionnels de Brno, Plzen, Bratislava44.

La correspondance personnelle avec Sneevliet ne débouche pas sur un rapprochement entre les deux organisations, pas davantage sur le contact que Trotsky souhaite trouver avec le groupe de l'oppositionnel indonésien Alfonso qui avait pris la parole au VI° congrès45.

Il entretient, personnellement, en revanche, le contact pris en Bulgarie avec les vieux compagnons de Rakovsky, Manov et Todorov : il ignore encore qu'en prison, l'intrépide Dimitar Gatchev vient de fonder un groupe d'opposition de gauche qui doit se défendre tous les jours contre les attentats et les violences des détenus staliniens46.

Nous avons laissé pour la fin, parce qu'il convenait de lui réserver une place particulière, l'Opposition de gauche de Chine. C'est au cours de l'année 1929 que les étudiants de ce pays, revenus de Moscou par dizaines, ont commencé à y implanter des groupes oppositionnels rivaux, Notre Parole, Octobre, de Liu Renjing, et Militant. Ces groupes s'affrontent pendant toute cette période dans d'incessantes polémiques, tout en faisant front contre une quatrième organisation, Prolétariat, de Chen Duxiu et Peng Shuzhi, l'ancien secrétaire général et l'ancien secrétaire à l'organisation du P.C. chinois pendant les années de la révolution47.

L'adhésion formelle de ces derniers et, avec eux, de plusieurs dizaines de cadres éprouvés du Parti communiste chinois exclus sur l'injonction de la direction stalinienne ne se produira qu'au cours de l'année 1930. Mais c'est en 1929 que la lecture de la « Critique du projet de programme » et de « La Chine après le VI° congrès » a convaincu Chen et Peng de la justesse des positions défendues par Trotsky. C'est le 10 décembre 1929 que Chen a signé sa « Lettre ouverte aux membres du P.C. chinois » à partir de laquelle Trotsky prendra acte de leur accord fondamental48.

Les conditions de clandestinité, la féroce répression du gouvernement de Tchiang Kai-chek aussi, placent évidemment des obstacles importants sur la voie du développement de l'opposition chinoise. Mais la conquête de Chen Duxiu est un événement considérable que Trotsky est parfaitement à même d'évaluer. Intellectuel « classique » de premier plan devenu militant, nationaliste, puis marxiste, Chen Duxiu est à la fois le père de la langue chinoise moderne, l'homme qui a le plus contribué à l'éveil de la conscience nationale à travers la revue La Nouvelle Jeunesse et le mouvement du 4 mai 1919, le fondateur enfin d'un Parti communiste très vite privé de son indépendance par les oukazes de l'Internationale communiste. Seule une monstrueuse falsification de l'histoire chinoise - semblable à celle de l'histoire russe et également en cours de démolition - explique qu'au moment où ce livre est rédigé, il ne soit pas encore mondialement reconnu pour ce qu'il fut : l'un des hommes qui dominèrent le début de ce siècle par leur distinction intellectuelle et la profondeur de leurs horizons. Son adhésion est une très grande victoire49.

* * *

Il apparaît très vite que Trotsky voit juste en pressant ses camarades d'accélérer la formation - quelles qu'en soient les limites - de l’opposition internationale sous forme organisée : sa mise sur pied commence en effet à porter ses fruits.

C'est de toute évidence le cas en Allemagne, où l'exclusion de la minorité a mis à l'ordre du jour l'unification au sein d'une seule organisation des oppositionnels de gauche, regroupés tant dans cette minorité que dans l'Opposition de Wedding, lequel a, dans l'intervalle, recruté Kurt Landau devenu son vrai dirigeant et inspirateur. Damien Durand a décrit dans le détail les interminables pourparlers d'unification, les compromis suivis de ruptures, les croc-en-jambe, les incidents, contestations, agressions verbales et même provocations qui les émaillent tout au long50.

Or le rôle décisif pour le succès de l'entreprise est joué par l'un des dirigeants de l'opposition américaine, Max Shachtman, arrivé en Europe depuis quelques semaines et qui vient de séjourner à Prinkipo où il a été partie prenante dans la formation d'un « secrétariat international » de l'opposition de gauche annoncée par un communiqué signé de lui-même, de Rosmer et de L. Sedov, sous le pseudonyme de Markine. Trotsky a convaincu Shachtman de la nécessité de réaliser cette unification allemande, comme prélude à la naissance formelle de l'organisation de l'opposition internationale dans la conférence qui suivra à Paris en avril51.

De Prinkipo déjà, dans une longue lettre aux Allemands, Shachtman s'est efforcé de les convaincre en jetant dans la balance tout le poids de la section américaine et de sa « vieille garde » et en exerçant une forte pression au nom des retombées de l'unification allemande sur les questions internationales52. Shachtman et Pierre Naville, qui vient de Paris, arrivent ensemble à Berlin et conjuguent leurs efforts pour surmonter les résistances, voire le sabotage de certains53.

Leur succès, encore bien fragile, n'en est pas moins significatif. La nouvelle « Opposition de gauche unifiée » (V.L.O.) allemande est certes moins nombreuse, mais plus prometteuse que le Leninbund. Elle compte un peu plus de deux cents militants dont beaucoup d'ouvriers et de cadres, bien implantés dans les centres prolétariens, mais relativement coupés du K.P.D. Le premier numéro de son organe, Der Kommunist, paraît à la mi-avril 1930. Quelques jours auparavant, une polémique dans les colonnes de Volkswille, entre Urbahns et Sedov, a révélé que le Leninbund a dépensé pour son activité à lui l'ensemble des sommes collectées pour les victimes de la répression à travers le Secours Trotsky54.

Le 6 avril, à la conférence internationale, ouverte par Rosmer, toutes les organisations ne sont pas représentées. Sous la présidence de Rosmer et Naville, avec Gérard Rosenthal et J. Tchernobelsky - venu du groupe de Treint - comme secrétaires, on relève la présence des Belges - Hennaut pour la majorité, Léon Lesoil pour Charleroi, de l'Allemand Seipold, député au Landtag de Prusse, de l'Espagnol Gorkin, du Hongrois Szilvassý, du Tchécoslovaque Frankel, d'Okun et de Pikas, représentant le « groupe juif », auxquels il faut ajouter deux observateurs « bordiguistes »55.

Plusieurs groupes n'ont pu être prévenus à temps. D'autres se sont excusés, tout en se déclarant d'accord avec l'objectif : ce sont les divers groupes autrichiens, un second groupe tchécoslovaque, et une véritable organisation grecque, celle des « Archives du marxisme »56.

Damien Durand a fort bien souligné dans sa thèse l'ambiguïté qui pèse sur cette réunion, « conférence, pré-conférence ou réunion internationale57 » et le net retrait des positions de Rosmer par rapport aux objectifs fixés par Trotsky. Les débats font apparaître le désir des Italiens et du Belge Hennaut de remettre en question les résultats de la différenciation, de renouer avec le groupe Paz et le Leninbund58.

En fait, il apparaît très vite que l'Opposition de gauche internationale repose sur deux groupes nationaux seulement, les Français et les Américains, et qu'il n'est pas possible d'intégrer les seconds à une direction internationale. Les Belges, pourtant admirablement placés, comme le souligne Rosmer, se dérobent avec des arguments qui rappellent ceux d'Urbahns. Finalement on forme un secrétariat international de trois membres : Rosmer, Sedov et Landau59.

Tirant le bilan de la conférence d'avril, Trotsky se montre optimiste en public, dans le Biulleten Oppositsii, et parle d'un « pas en avant », concluant positivement ce qu'il considère comme « un important travail-de préparation60 »,

Il est en réalité très mécontent du déroulement de la conférence qu'il appellera, avec son ironie mordante, la « conférence muette ». Dans une lettre adressée à Shachtman le 16 avril, il souligne le fait, ahurissant à ses yeux, que la conférence n'a été capable d'adopter aucun manifeste, même pas une déclaration de principes qu'il jugeait indispensables pour le développement ultérieur du travail61. On comprend sa réaction. Les explications avancées par Rosmer et Shachtman ne font que révéler une bonne mesure d'incompréhension de son point de vue à lui et d'impréparation à ce qu'il attend d'eux.

On peut cependant penser, avec Damien Durand, que la tenue même de la conférence internationale, sa décision de se doter d'un Bulletin international et d'un secrétariat constituaient un pas important vers la création d'une direction internationale se substituant à Trotsky et qui ne soit pas centrée autour de sa personne. D. Durand écrit :

« La conférence d'avril n'était pas encore l'aboutissement de ce processus, mais en constituait l'amorce. Elle semblait annoncer une direction indépendante de l'Opposition de Gauche permettant à Trotsky de se consacrer davantage à un travail littéraire et à une élaboration politique auxquels il accordait une énorme importance62. »

* * *

Le même auteur, le seul à avoir, au cours des dernières années, apporté des éléments de réflexion sur ce problème, pense que, dès son arrivée en Turquie, Trotsky avait opéré un choix très clair et préconisé une méthode :

« Trotsky veut se consacrer à son travail littéraire, à la réflexion sur le cours des événements en Union soviétique [...] et aider en cela le mouvement d'Opposition de gauche dont il souhaite être indépendant et n'avoir en son sein aucune responsabilité63. »

Et il souligne la « monstrueuse contradiction » à laquelle se heurte Trotsky : des oppositionnels unanimes sur les « critères » qu'il leur a proposés, mais muets sur ses propositions concrètes de travail international.

Durand a certainement raison de penser que l'on touche ici à la question posée alors à Trotsky : l'Opposition russe, après avoir bravement tenu le flambeau, doit passer le relais à une opposition internationale qui n'a pas d'existence propre, pas de cadres et un contenu encore flou ; est-ce possible ? Comme il l'a fait au cours de la délimitation, puis de la différenciation, Trotsky doit-il continuer à mener personnellement et seul la bataille des idées ? Il ne le croit pas.

Pourtant la réponse à cette question n'est pas simple. D'abord, l'Opposition de gauche russe n'est pas morte. Six jours après la conférence de Paris, elle s'est exprimée de nouveau, à la veille du XV° congrès du P.C.U.S., à travers une déclaration rédigée par Rakovsky et signée par V. V. Kossior, N.I. Mouralov, V.D. Kasparova, puis O.K. Aussem et K.I. Grünstein64. Elle ne manque pas de combativité, se réfère à sa condamnation du « socialisme dans un seul pays », de « la rapacité, l'irresponsabilité », le despotisme de l'appareil, prend acte du « lamentable et retentissant écroulement » de la politique de collectivisation rurale intégrale. Elle poursuit, avec des accents à la fois anciens et très nouveaux:

« Quand, dans un pays où il s'est produit une révolution gigantesque, les paysans moyens et pauvres disent : "Le Pouvoir le veut ainsi", "on ne peut aller contre le Pouvoir" (Pravda), cela montre un état d'esprit des masses infiniment plus dangereux encore que le vol et la violence des fonctionnaires. Les Thermidor et les Brumaire font irruption par les portes de l'indifférence politique des masses. Nous avons toujours misé sur l'initiative révolutionnaire des masses et non sur l'appareil. Aussi ne croyons-nous pas plus à la prétendue bureaucratie éclairée que nos prédécesseurs révolutionnaires bourgeois de la fin du XVIII° qui ont cru au prétendu "despotisme éclairé"65. »

Abordant la question de la nature sociale du pouvoir en U.R.S.S. qui divisera si profondément le mouvement au cours des années suivantes et tentant d'échapper à la problématique du « Thermidor », le texte de Rakovsky poursuit :

« le secrétaire, le président du soviet local, le collecteur de blé, le coopérateur, les membres des sovkhozes, les chefs d'entreprise, du parti et sans-parti, les spécialistes, les contremaîtres qui, en avançant sur une ligne de moindre résistance à l'usine, établissent dans notre industrie un système de pressuration et de despotisme à l'usine - voilà le pouvoir réel dans la période de la dictature prolétarienne que nous vivons ! Cette étape peut être caractérisée comme la domination et la lutte des intérêts corporatifs des différentes catégories de la bureaucratie.
« D'un État prolétarien à déformations bureaucratiques - comme Lénine définissait la forme politique de notre Etat -, nous sommes en train de passer à un Etat bureaucratique à survivances prolétariennes communistes.
« Sous nos yeux s'est formée et continue à se former une grande classe de gouvernants, avec ses propres divisions internes, qui s'accroît par la cooptation prudente, directe ou indirecte. [...] Ce qui unit cette classe originale est une forme, originale elle aussi, de propriété privée, à savoir la possession du pouvoir d'Etat66. »

Ce texte d'une qualité exceptionnelle se termine par un manifeste-programme dans lequel, de façon significative, ne figure nulle allusion au programme et à l'action de l'Internationale communiste. Y a-t-il déjà division du travail entre les deux fractions historiques de l'opposition que relie la seule personnalité de Trotsky ? Il est trop tôt pour se prononcer sur ce point.

Pour le moment, en tout cas, les combattants, dans un monde comme dans l'autre, n'ont pas le sentiment d'une coupure. Dans une lettre adressée le 11 juin 1930 en français à Lev Sedov, l'un des hommes les plus représentatifs de la jeune génération des bolcheviks-léninistes, V.B. Eltsine, accusant réception de la carte postale qui lui a annoncé la tenue de la conférence du 6 avril, écrit :

« Quoique nous sommes (sic) séparés du monde extérieur et avons seulement la presse officielle. Tout de même, grâce au bruit qui s'éleva dans la presse et dans les derniers journaux (Bolchevik d'avril), nous devinâmes que quelques grands événements avaient eu lieu à l'étranger, des événements qui mirent en fureur Staline et ses apparatchiki. La carte nous montra la vraie cause de leur inquiétude, le succès que vous avez obtenu dans l'Union de la gauche internationale - c'est une grande fête pour nous. Cette information nous donne force et assurance67. »

On comprend la confiance que Trotsky, pourtant pleinement conscient de l'ampleur de la tâche, tirait d'un tel témoignage.

Une année auparavant, dans une longue lettre de cinquante pages68, Boris Souvarine avait développé les raisons qui l'incitaient à ne pas suivre Trotsky sur la ligne de la construction de l'Opposition internationale. Après une sévère critique - à bien des égards pénétrante - de ce qu'il appelle le « schéma » de Trotsky sur la « gauche » et la «droite » et ses incertitudes sur le « centre », et la notion même de « centrisme »69, il s'en prenait aux critères de différenciation mis en avant par Trotsky : en fait, sur l'U.R.S.S. comme dans la politique de l'Internationale communiste, il était d'accord avec la critique faite par ceux que Trotsky appelait « la droite ». Persuadé de l'épuisement, pour longtemps, des chances de la révolution en Occident après son échec initial et la saignée de la Grande Guerre, il concluait que « les rares marxistes révolutionnaires non découragés et mûris par l'épreuve » ne pouvaient « aspirer qu'à un rôle de transmetteurs », assurant :

« Ce serait déjà beaucoup d'assurer la continuité de notre pensée, de nos traditions, de notre culture et de passer aux jeunes le flambeau transmis par nos aînés70. »

Il en venait à écrire à Trotsky :

« Savoir attendre est aussi nécessaire que pouvoir combattre et il est même possible de se taire sans perdre la faculté d'agir, comme on peut se donner l'illusion de l'action en s'épuisant en paroles71. »

Il s'agissait donc, pour le moment, selon lui, de reconnaître qu'il n'y avait rien de plus important, « pour l'ensemble du mouvement international, que les succès économiques de l'Etat soviétique ». L'opposition devait travailler au service de ce capitalisme d'Etat et ne pas subordonner « les nécessités tangibles de l'Etat soviétique » à ce qu'il appelait les « besoins douteux de quelque épisode d'aspect révolutionnaire ailleurs72 ».

Qu'on approuve ou non la forme de sa réponse - « on enregistre un homme à la mer et on passe à l'ordre du jour » -, on peut comprendre que ces considérations ne pouvaient avoir aucune prise sur Trotsky et qu'il ne pouvait pas ne pas les considérer comme une abstention, c'est-à-dire une désertion.

Pour lui, le combat continuait, et l'interrompre c'était capituler. Boris Souvarine, qui comparait l'Opposition de gauche internationale à « une armée d'ânes dirigée par un lion » et eût préféré « une armée de lions dirigée par des ânes73 », n'avait évidemment aucune chance de le convaincre, malgré la solidité de certaines de ces critiques, puisqu'elles concouraient toutes à la nécessité de suspendre l'action, attendre et, au besoin, se taire.

Références

1 Le travail essentiel pour ce chapitre est la thèse de Damien Durand, La Naissance de l'Opposition de gauche internationale de l'exil de Trotsky à la première conférence (fevrier 1929 - Avril 1930), 2 vol., Grenoble, 1974. Elle a été publiée sous une forme condensée par les Cahiers Léon Trotsky (n° 33 & 34, 1988) et va être éditée sous le titre Opposant à Staline. Nous renvoyons ici à la thèse dactylographiée.

2 Ruth Fischer, Stalin… pp. 604-605.

3 P. Broué, « La Gauche allemande et l'Opposition russe », Cahiers Léon Trotsky, n° 22. septembre 1985. pp. 4-25.

4 Solntsev à Trotsky, 8 novembre 1928, A. H.,T 2870.

5 Rüdiger Zimmermann, Der Leninbund: linke Kommunisten in der Weimarer Republik, Düsseldorf. 1978.

6 D. Durand. op. cit . pp. 58-59.

7 P. Broué. « La Gauche », pp. 13-14 et « Rako » Cahiers Léon Trotsky, n° 18, p. 10.

8 Durand, op. cit., pp. 62-65.

9 Ibidem. p. 79.

10 Ibidem.

11 Ibidem.

12 Ibidem, p. 12.

13 Ibidem, pp. 79-80.

14 Ibidem, p. 66.

15 Ibidem. p. 103. n° 53.

16 Wang Fanghsi, op. cit. pp. 68-104.

17 Max Eastman. Love.... pp. 510-512.

18 Durand. N.O.G., pp. 81-84.

19 Trotsky « A Propos des différents groupements de l'Opposition communiste », 31 mars 1929, A.H., T 3188. traduction française dans Le Mouvement communiste en France. Paris. 1971, pp. 317-321.

20 Appel du 10 juin 1929. A.H., 16537 ; Durand. op. cit., pp. 146-147.

21 Trotsky au Leninbund, 15 juin 1929. A.H., 1910.

22 Trotsky, « Le Conflit sino-soviétique ». 27 juillet 1929, A.H., T 3217.

23 H.P. (Heinz Pächter), Die fahne der Kommunismus, n°26, 19 juillet 1929.

24 Contre le Courant. N° 35, 28 juillet 1929.

25 Van Overstaeten (4 août 1920), ibidem, n° 36-37, 21 septembre 1929.

26 Louzon, « L'héritage du tsar ou de Lénine ? », Révolution prolétarienne, 1er août 1929.

27 Rosmer à Trotsky, A.H., 4372 (Correspondance Trotsky/Rosmer. pp. 34-37).

28 Rosmer à Trotsky. A.H.,. 4374 (ibidem, pp. 40-44).

29 Frank à Landau, 14 août 1929. A.H., 11959.

30 Durand, N.O.G.. I. p. 164.

31 Souvarine à Trotsky. op. cit., pp. 158-208.

32 P. Broué. « Un Capitulard à Paris: l'affaire Kharine »., Cahiers Léon Trotsky. n° 7/8, 1981. pp. 29-34.

33 Paz à Trotsky, 25 juin 1929, A.H., 3781.

34 Durand, op. cit., pp. 187-188.

35 Grylewiez et Joko, Die Fahne des Kommunismus. n° 38, 18 octobre 1929.

36 N. « Sur la Déclaration de l'Opposition », Die Fahne des Kommunismus, ibidem.

37 Lettre du Leninbund, A.H., 14168.

38 Trotsky au Leninbund, 6 février 1930, A.H., T 3293.

39 Durand. op. cit., p. 365.

40 Ibidem. pp. 366-367.

41 Ibidem, p. 369.

42 Ibidem. p. 370-373.

43 P. Broué « Le Mouvement trotskyste en Amérique latine jusqu'en 1940 » Cahiers Léon Trotsky, n° 15. septembre 1983, p. 23.

44 Durand. op. cit., p. 376.

45 Ibidem, pp. 376-377.

46 Ibidem, p. 378.

47 Wang, op. cit., pp. 132-139.

48 D. Durand « Naissance de l'Opposition de gauche chinoise ». Cahiers Léon Trotsky. n° 15, septembre 1983. p. 23.

49 Lee Feigon, Chen Duxiu, Princeton, 1983.

50 Durand, op. cit., pp. 436-466.

51 Durand, op. cit., pp. 437-440.

52 Shachtman à Minorité Leninbund. 21 mars 1930, A.H., 15421.

53 Durand, op. cit., pp. 456-457.

54 Markine (Sedov) à Leninbund, 24 février 1930, Volkswille, 1er mars 1930.

55 Procès-verbal de la conférence d'unification, 30 mars 1930, A.H., 16207.

56 Ibidem.

57 Durand, op. cit., p. 481.

58 Ibidem, pp. 482-483.

59 Ibidem, p. 486.

60 Trotsky « Un grand Pas en Avant », Biulleten Oppositsii, n° 11, mars 1930, pp. 1-3.

61 Trotsky à Shachtman, 16 avril 1930, A.H., 10279.

62 Durand, op. cit., p. 501.

63 Ibidem, p. 509.

64 « Déclaration », 13 avril 1930. A.H., 17118. traduction française dans Cahiers Léon Trotsky, n° 6, 1980. pp. 90-103.

65 Ibidem, p. 96-97.

66 Ibidem. p. 97.

67 V.B. Eltsine à Sedov. 11 juin 1930, A.H., 836.

68 B. Souvarine à Trotsky, op. cit., pp. 158-208.

69 Ibidem, p. 169.

70 Ibidem, p. 205.

71 Ibidem. p. 208.

72 Ibidem, p. 207.

73 Souvarine, op. cit., p. 204.

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