1952

« De même que la propriété par un groupe d'actionnaires d'une entreprise capitaliste s'accompagne du droit de voter au sujet de son administration et de décider la nomination ou le renvoi de ses directeurs, la propriété sociale de la richesse d'un pays doit s'exprimer par le pouvoir donné à la société de décider de son administration ainsi que de la nomination ou du renvoi de ses dirigeants. Les « démocraties populaires » sont basées sur des conceptions différentes. Une dictature policière et bureaucratique s'est établie au-dessus du peuple et demeure indépendante de la volonté de celui-ci, tout en prétendant gouverner au nom de ses intérêts. »

Tony Cliff

Les satellites européens de Staline

TROISIÈME PARTIE — LE SATELLITE REBELLE
Chapitre IV — Le titisme n'est pas une négation radicale du stalinisme.

1952

Efforts pour faire disparaitre certains traits de stalinisme en Yougoslavie

La logique de la lutte menée par les dirigeants yougoslaves contre la domination de Moscou, qui les contraint à dévoiler de plus en plus ouvertement le véritable caractère du régime de Staline, les force aussi à renoncer, ou tout au moins à prétendre renoncer, à ses traits les plus manifestes. Cette lutte, où c'est une question de vie ou de mort pour le gouvernement yougoslave que d'élargir l'appui reçu des masses, lui fait une loi de « libéraliser » sa dictature. Les difficultés économiques provenant de l'isolement de la Yougoslavie réalisé par le bloc des pays soviétiques, et plus encore de la grave sécheresse de 1950, le poussent aussi dans la même direction. Mais c'est une autre question de savoir s'il est possible de « libéraliser » vraiment un régime du genre de celui de Tito (ou de Staline) ou s'il lui faut devenir de plus en plus dictatorial.

En opposition avec le « centralisme bureaucratique » de Staline, Tito a essayé d'implanter la « démocratie socialiste ». L'administration a été décentralisée, à commencer par l'économie. Les ministères fédéraux de l'Électricité et des Mines ont été supprimés Par un décret du 7 février 1950, et la responsabilité de la direction de ces branches de l'économie transférée aux gouvernements des Pays composant la République de Yougoslavie. Le 11 avril, six autres ministères du gouvernement central : Agriculture, : Forêts, Industries légères, Commerce, Ravitaillement, Approvisionnement de l'État ont également été supprimés. A l'échelon fédéral, les départements ont des conseils à leur tête et les lois accordent une large autonomie aux divers gouvernements.

Le 26 juin 1950, l'Assemblée fédérale yougoslave vota la « Loi fondamentale sur la direction, par les collectivités ouvrières, des entreprises économiques d'État et des hautes unions économiques ». Tito a déclaré qu'il s'agissait de remplir la promesse « l'usine aux ouvriers » et d'un nouveau grand pas vers l'établissement définitif du socialisme. Cette loi prévoit l'élection d'un conseil d'ouvriers par entreprise d'État ou par « haute union économique » groupant plusieurs unités économiques (art. 2). Il est élu pour un an (art. 3). Il élit lui-même le conseil de gestion (art. 4). Celui-ci dirige l'entreprise et est responsable devant le conseil des ouvriers et devant l'organisme d'État compétent (art. 5). Le conseil de gestion est élu chaque année. Un tiers seulement de ses membres peuvent être réélus et personne ne peut en faire partie pendant plus de deux années consécutives. Les membres de ce conseil ne sont pas rétribués (art. 6). « La production et la conduite des affaires dans une entreprise sont à la charge du directeur de cette entreprise, le fonctionnement et la conduite des affaires d'une haute union industrielle est à la charge du directeur de cette union. » « Le directeur de l'entreprise sera nommé par le conseil de gestion de la haute union économique, ou par l'organisme d'État compétent su l'entreprise n'est pas amalgamée, et le directeur d'une haute, union économique est désigné par l'organisme d'État compétent » (art. 8). « Le directeur d'une entreprise est responsable devant le conseil de gestion et devant le directeur de la haute union économique, ainsi que devant l'organisme d'État compétent » alors que le directeur d'une haute union économique l'est devant le conseil de gestion et devant l'organisme d'État compétent (art. 9). « Le conseil des ouvriers d'une entreprise est élu au suffrage général, égal et direct, et au scrutin secret » (art. 11).» « Les conseils d'ouvriers des entreprises approuvent les plans de base et les comptes définitifs, prennent les décisions relatives à la gestion de l'entreprise et à l'exécution du plan économique, élisent, rappellent et changent les conseils de gestion de l'entreprise ou ses membres individuels, arrêtent les règlements de l'entreprise avec l'approbation du conseil de gestion de la haute union économique ou de l'organisme d'État compétent, discutent les rapports sur les résultats obtenus par le conseil de gestion, prennent des décisions à leur sujet et les approuvent, discutent les diverses mesures arrêtées par le conseil de gestion et prennent des décisions à leur sujet, distribuant la partie de l'accumulation restant à la disposition de l'entreprise, c'est-à-dire de la collectivité des travailleurs » (art. 23). « Le directeur et les autres membres du conseil de gestion doivent assister aux séances du conseil des ouvriers. Chaque membre de celui-ci a le droit de leur poser des questions au sujet du fonctionnement de l'affaire. Le conseil de gestion et le directeur sont dans l'obligation d'y répondre » (art. 24). « Le directeur d'une entreprise répartit les ouvriers et les employés entre les tâches particulières et fixe leur travail. Les ouvriers et les employés sont responsables de leur travail devant le directeur de l'entreprise. Celui-ci assure la discipline dans le travail et dans les autres activités de l'entreprise » (art. 39).

Une décision du Front populaire (septembre 1950) constitue une autre mesure pour « libéraliser » le régime. Elle prévoit que les citoyens ne seront plus contraints de fournir un travail « volontaire », les dispositions policières prises jusque-là à cet effet ayant été inspirées par le modèle russe.

A la suite de la famine qui régna dans les derniers mois de 1950, des « mesures contre le bureaucratisme » encore plus draconiennes furent prises. Le 14 octobre, Tito signa un décret abolissant les magasins spéciaux vendant leurs articles à des prix de faveur aux hautes autorités du gouvernement et du parti communiste ainsi qu'aux directeurs de l'industrie. Les villas et les établissements de repos réservés jusque-là à ces privilégiés furent transférées à l'industrie du tourisme. « Les personnes qui remplissent certaines fonctions de responsabilité sociales ou nationales » sont cependant exemptes de ces dispositions, et la liste en est arrêtée par le gouvernement.

Dans les domaines de la culture et de l'enseignement, l'accent a été mis sur la liberté de la puissance créatrice des individus. Selon les directives données par le comité central du parti au sujet de la réorganisation du régime de l'enseignement (2 janvier 1950), le rôle de celui-ci doit être :

De former un homme socialiste nouveau, libre et audacieux, aux conceptions larges, affranchi des idées bureaucratiques et standardisées.
De développer la compétition intellectuelle et l'esprit d'initiative par une diffusion de l'expérience pratique et du sens de la lutte engagée pour construire le socialisme dans notre pays (New York Times, 3 janvier 1950).

Aucune mesure concrète n'a cependant été prise jusqu'ici à cet effet.

La quadrature du cercle

La décentralisation de l'administration, l'installation dans l'économie de ce qu'on appelle la « gestion par les ouvriers », les mesures prises en faveur de l'égalité sociale, de la liberté idéologique et du développement libre de l'individu, tout cela semble contraire aux pratiques du régime stalinien. Mais le but ainsi fixé pourra-t-il être atteint ? Malheureusement, et malgré qu'on en ait, les résultats pratiques et, en liaison avec eux, l'analyse des circonstances dans lesquelles s'effectue l'expérience de Tito obligent à répondre négativement : le gouvernement d'un Etat capitaliste et bureaucratique menacé à l'extérieur peut faire des concessions au peuple, mais il ne peut cesser de rester séparé de lui et de s'élever au-dessus de lui.

Les dirigeants yougoslaves n'essayent pas d'expliquer comment la décentralisation de l'administration peut être compatible avec l'existence d'un régime à parti unique, monolithique, hautement centralisé, dirigé par un bureau politique, ni comment gestion d'une entreprise par les ouvriers peut se concilier avec un plan économique central arrêté par les neuf personnages qui se trouvent au centre du pouvoir politique. Quelle autonomie peu posséder un conseil d'ouvriers élu sur une liste de candidats présentés par le syndicat de tendance centraliste et soumis au contrôle du parti ? De même, quelle peut être cette autonomie alors que l'économie est planifiée et que les décisions fondamentales au sujet de la production, telles que celle sur les salaires réels (la quantité de biens de consommation à produire et à distribuer au plan national), sont prises par un gouvernement indépendant du peuple ? Comment pourrait-il exister des gouvernements locaux vraiment autonomes dans une situation où tout, des usines aux journaux, des hommes aux machines, se trouve entre les mains de l'État centralisé et bureaucratique ?

Mais, surtout, les dirigeants yougoslaves n'expliquent pas les causes historiques de l'établissement en Russie de ce qu'ils appellent le « centralisme bureaucratique », ni s'il est possible d'agir contre ces causes en Yougoslavie. Le capitalisme d'État bureaucratique n'est pas un accident en Russie, c'est le résultat de l'industrialisation rapide d'un pays disposant de forces productrices très faibles, entraînant la subordination de la consommation aux nécessités de l'accumulation, et ainsi la séparation des travailleurs des moyens de production, qui conduit à un accroissement de la pauvreté conjointement avec un accroissement de la richesse. La bureaucratie apparaît comme la matérialisation de ce processus, comme l'incarnation de l'accumulation du capital aux dépens du peuple et comme la bénéficiaire de cette accumulation. Si tel a été le cas en Russie, des circonstances fondamentalement analogues dans la Yougoslavie, petite, arriérée et isolée, doivent donner foncièrement les mêmes résultats malheureux.

L'expérience des deux années a fourni des arguments en faveur de la thèse selon laquelle Tito et ses amis ne peuvent pas rompre avec les caractères fondamentaux du stalinisme. Pour illustrer la limitation des droits dont jouit l'ouvrier yougoslave dans « son » usine, il suffira de mentionner qu'il n'y a pas eu une seule grève ni avant, ni après la promulgation de la loi du 26 juin 1950 sur la gestion par les ouvriers, que le livret de travail (la karakteristika) existe toujours et que les châtiments les plus rigoureux continuent de frapper les travailleurs qui violent les règles de discipline ou chapardent, même si c'est seulement pour apaiser leur faim. Ce dernier point montre clairement la contradiction existant entre la forme — « les ouvriers possèdent les usines » — et la réalité sociale, et il est intéressant d'en donner un exemple. Le Manchester Guardian du 19 août 1950 a publié l'article suivant sous le titre : « Condamnation à mort pour vol dans un atelier » :

La nouvelle procédure consistant à juger les délinquants dans leur lieu de travail et non devant les tribunaux a été mise en vigueur il y a quelques jours à Belgrade. Dix-sept ouvriers d'un grand atelier de constructions mécaniques ont été ainsi jugés pour avoir commis de nombreux vols. L'un d'eux fut condamné à mort et les seize autres à des peines de prison et de travaux forcés allant de deux mois à vingt ans. Tout le personnel de l'atelier a dû assister au procès, conçu comme devant servir d'avertissement.
Il n'y a guère à s'étonner que les ouvriers yougoslaves aient recours au vol et aient besoin d'être prévenus par des méthodes spectaculaires. Les rations sont très faibles et le gouvernement a peine à les honorer. Les prix sont extrêmement élevés sur le marché libre...

Le régime du parti unique continue d'exister dans l'arène politique. Les « élections » demeurent les mascarades pseudo-démocratiques qu'elles ont toujours été. Il paraît si évident aux dirigeants yougoslaves qu'une seule liste de candidats doive être présentée aux élections générales et que seuls les candidats officiels puissent être élus que l'un d'eux, Djilas, a pu dire dans une réunion électorale (18 mars 1950) :

Il est manifeste que la question de savoir si les candidats seront élus est secondaire dans de telles conditions et sous un tel régime (celui de la Yougoslavie), étant donné qu'ils seront élus de toute façon.

Aucune faction n'est tolérée à l'intérieur du parti lui-même et, jusqu'à maintenant, il n'y a jamais eu de débat libre entre des dirigeants sur n'importe quelle question. La presse, également, est toujours unanime dans ses louanges ou ses blâmes.

L'expression de « libre développement idéologique » ne signifie pas, naturellement, que les partisans du Kominform possèdent leur liberté d'action. Ils sont emprisonnés. Elle ne donne pas aux partis paysans et socialistes le droit de publier des journaux et de tenir des réunions. Personne, non plus, ne peut tirer avantage de la « liberté culturelle » préconisée par les dirigeants. Lorsque Branko Ćopić, l'un des écrivains communistes les plus connus, rédigea trois articles critiquant le genre de vie extravagant et le snobisme des hauts fonctionnaires (octobre 1950), Tito intervint immédiatement en personne pour l'en blâmer sévèrement.

En ce qui concerne l'aspect moral de la démocratie, le choix des armes dans la lutte contre des adversaires, Tito ne répugne pas plus aux calomnies et aux mensonges que ses ennemis du Kominform. Cet aspect en lui-même et comme baromètre général de l'essence véritable du régime présente une grande importance et mérite d'être illustré par quelques exemples. Dans un discours prononcé le 1er septembre 1948, Djilas traita les partisans yougoslaves du Kominform « qui avaient fui dans les autres démocraties populaires ou en U. R. S. S. » de « traîtres au socialisme, opportunistes, trotskystes, mécontents doués d'ambitions démesurées ». Quel salmigondis : des trotskystes agents de Staline se réfugiant en Russie et dans les satellites de celle-ci !

Peu après la publication de l'excommunication prononcée par le Kominform, 233 étudiants furent expulsés de l'Université de Belgrade et des écoles techniques pour des accusations allant de la critique des autorités à l'espionnage, à la collaboration avec l'ennemi en temps de guerre, au vol de la propriété publique, à la spéculation, etc.

Les dirigeants yougoslaves proclamèrent que Hebrang, principal partisan stalinien en Yougoslavie, était dès 1942 un agent des oustachis, les fascistes croates. Ils oublient apparemment qu'il avait occupé un des postes les plus importants dans l'armée des Partisans et au gouvernement, que toute sa vie avait été vouée à la lutte contre les oustachis et leurs complices, qu'il avait fait douze ans et demi de prison pour cela.

Dans le rapport présenté au IIIe Congrès du Front populaire (9 avril 1949), Tito parla des Yougoslaves qui approuvaient l'excommunication prononcée par le Kominform. L'un d'eux, dit-il « avait été inspecteur de police de Nedić pendant l'occupation... et avait torturé des patriotes. Il avait réussi à dissimuler son passé et à se glisser dans les rangs de notre parti ». Un autre avait été un des policiers de Pavelić, un autre encore « agent de la Gestapo », et ainsi de suite. Bref, « pour 95 % au moins d'entre eux, vous découvrirez qu'ils ont un passé chargé (c'est-à-dire qu'ils ont été des mouchards de la police) ou que ce sont des ambitieux, des lâches et des faibles, des ennemis de classe, des fils de koulaks, des éléments ayant appartenu aux tchetniks ou aux oustachis, aux gardes blancs, etc. », c'est-à-dire des «déchets humains ». Pour compléter cet étrange mélange, Tito déclara, dans le même discours, qu'il y avait à Prague « un trotskyste bien connu », chargé par le Kominform d'attaquer la Yougoslavie.

Dans une autre occasion, il accusa les partisans du Kominform de collaborer à Trieste avec les fascistes italiens, avec « l'appui cordial des autorités anglo-américaines d'occupation ». C'était pour protester contre un « article calomnieux » publié par le quotidien polonais Trybuna Ludu (13 février 1949), sous le titre: « Les forces d'occupation anglo-américaines soutiennent la clique de Tito à Trieste ! »

Le Borba déclara :

Le régime communiste bulgare est rempli de civils et d'officiers qui commirent des crimes de guerre en Yougoslavie pendant l'occupation par les troupes bulgares de certaines parties de la Serbie et de la Macédoine. Quelques-uns de ces officiers ont obtenu de l'avancement, d'autres des pensions, et quelques-uns des civils occupent des positions importantes au sein du parti communiste bulgare...
Le régime communiste de Budapest emploie des criminels de guerre hongrois et d'anciens espions de l'armée hongroise pro-allemande... D'ex-membres de la Gestapo font partie de la police communiste roumaine. (etc., cité par le New Herald Tribune du 22 janvier 1949).

Si tout ceci est vrai, pourquoi n'en fut-il pas parlé entre création des « démocraties populaires » et la rupture entre et Staline ?

Tito, à ce qu'il semble, ne répudie pas, dans la pratique, les principes amoraux des jésuites, qu'il condamne par ailleurs si catégoriquement.


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