1952

« De même que la propriété par un groupe d'actionnaires d'une entreprise capitaliste s'accompagne du droit de voter au sujet de son administration et de décider la nomination ou le renvoi de ses directeurs, la propriété sociale de la richesse d'un pays doit s'exprimer par le pouvoir donné à la société de décider de son administration ainsi que de la nomination ou du renvoi de ses dirigeants. Les « démocraties populaires » sont basées sur des conceptions différentes. Une dictature policière et bureaucratique s'est établie au-dessus du peuple et demeure indépendante de la volonté de celui-ci, tout en prétendant gouverner au nom de ses intérêts. »

Tony Cliff

Les satellites européens de Staline

TROISIÈME PARTIE — LE SATELLITE REBELLE
Chapitre VIII — L'Empire de Staline n'a pas d'avenir.

1952

Un empire avec une « métropole » arriérée

L'empire de Staline s'était à peine étendu en Europe centrale que des lézardes commençaient à se manifester dans sa structure. La révolte de Tito, quel que puisse être son sort, eut pour effet de faire passer le problème des contradictions internes du stalinisme sur le plan des discussions populaires et de dévoiler toutes leurs ramifications. Elle posa la question de savoir si un empire possédant une « métropole » attardée matériellement et culturellement pouvait vraiment subsister. Plus cet empire avance vers l'ouest, plus il englobe de populations d'un niveau de vie et d'une culture supérieurs à ceux des peuples russes, ayant une histoire, une civilisation, une conscience, et peu disposés à se laisser modeler par des forces étrangères. A l'époque actuelle, où les peuples d'Asie et d'Afrique s'éveillent à la lutte pour leur libération nationale, on ne peut s'attendre à voir ceux de l'Europe, qui fut le berceau des mouvements et des États nationaux, succomber pour très longtemps devant une puissance impérialiste.

Jusqu'ici, dans tous les empires à peu près stables, la nation dirigeante se trouvait à un niveau matériel et culturel plus élevé que les nations soumises par elle. Aucun des moyens artificiels utilisés pour donner de l'importance à la civilisation des Russes, tels que l'attribution à ceux-ci de toutes les inventions, de toutes les découvertes scientifiques, etc., ne peut les élever au-dessus des Tchèques, des Polonais et des autres peuples, d'autant plus que la culture est répartie entre toutes les nations et qu'aucune d'elles ne peut proclamer sa supériorité dans tous les domaines. Aucun « rideau de fer », fût-il aussi épais que celui existant entre la Russie et les « démocraties populaires », déjà plus épais que celui existant entre ces dernières et l'Occident, ne peut parvenir à masquer le fait que le peuple russe, pris dans son ensemble, est beaucoup plus pauvre que les peuples tchèques, polonais ou hongrois. Même les paysans les plus arriérés, à qui l'on enseigne de considérer Moscou comme La Mecque du progrès agricole, et Lyssenko comme son prophète, seront convaincus par leur propre expérience que le niveau de la productivité de l'agriculture russe n'est pas plus élevé aujourd'hui qu'en Roumanie ou en Bulgarie, qu'il est très inférieur à celui de la Hongrie ou de la Tchécoslovaquie, et que la condition des kolkhozniks est pire que la leur. Lorsque la Grande-Bretagne était l'« atelier du monde », il lui fut facile de subjuguer le grand sous-continent indien qui ne possédait aucun centre industriel d'importance, aucun réseau ferroviaire pour unifier le pays, pas de littérature ni de presse nationales. La Russie put dominer les Ouzbeks, les Tadjiks, voire les Ukrainiens et les Polonais plus évolués tant qu'ils demeurèrent à un niveau de développement très inférieur. Mais il ne peut être question de transformer en colonies les pays de l'Europe pendant un temps bien considérable.

L'époque des empires stables est à jamais révolue.

L'inquisition est un indice de déclin.

Le degré de terreur auquel a recours une classe dirigeante constitue un critère de sa stabilité. Plus les contradictions où elle se trouve sont profondes, quand elle prend conscience d'être un frein au progrès, isolée et même opposée à la majorité du peuple, et plus elle a recours à l'arme de la terreur générale. L'attitude de l'Église catholique envers les hérétiques en donne un exemple. Pendant une longue période, l'Église médiévale joua un rôle nécessaire et progressiste, du fait qu'elle était l'organisation possédant les plus grandes richesses et rassemblant les membres les plus libres et les plus instruits de la société ; elle fut pendant plusieurs siècles la citadelle de la civilisation, les monastères étaient des centres agricoles et artisanaux relativement évolués, l'Église encourageait le commerce et imposait des limites aux guerres permanentes des seigneurs féodaux, elle était la grande et l'unique institution charitable ; seule elle entretenait des écoles et jouait le rôle d'une « maison d'édition », seule elle fut capable d'organiser les peuples chrétiens contre la menace de l'expansion arabe. A partir du IVe siècle, l'Église catholique s'accorda parfaitement avec le niveau matériel et culturel de l'époque. Aussi, lorsque les conflits sociaux produisirent des rebelles prétendant parler au nom de l'ancien christianisme, ceux-ci demeurèrent des sectes d'importance réduite et furent aisément vaincus par la puissante Église. Tant qu'elle joua ce rôle nécessaire dans une société où il ne pouvait être rempli par aucune autre institution, elle eut tant de confiance en elle-même qu'elle put se permettre d'être (par comparaison avec les autres seigneurs féodaux) généreuse et bienveillante. Les Juifs n'eurent pas trop à souffrir à cette époque et même les rares hérétiques furent raisonnablement bien traités. Comme le dit l'Encyclopaedia Britannica à son article sur l'Inquisition : « Au cours des trois premiers siècles de l'Église, on ne trouve aucune trace de persécution officielle et les premiers Pères... en rejetèrent l'idée. » Au cours des quelques siècles qui suivirent, il fut défendu aux hérétiques de se réunir, mais les exécutions furent rares. Du Xe au XIIe siècle, un nombre sans cesse croissant d'hérétiques furent brûlés ou étranglés en France, en Italie, dans le Saint-Empire romain germanique et en Angleterre. Au XIIIe, pour la première fois, l'Inquisition devient une institution régulière. Ce fut le résultat du caractère réactionnaire de la féodalité et, par conséquent, de l'Église médiévale qui en constituait une partie intégrante. La naissance et le développement de nouvelles forces sociales sapèrent si profondément la fibre morale des anciennes que celles-ci, pour se défendre, durent recourir à une persécution fanatique.

Une classe qui monte recourt aussi à la terreur, mais d'une façon différente. La force et la nature des moyens employés par les adversaires d'une révolution déterminent ceux qu'emploient les révolutionnaires. Si nous considérons la lutte soutenue par les villes européennes du XIe au XIIIe siècle pour obtenir les droits civils et politiques, nous constatons qu'elles ne réalisèrent une démocratie qui devint la mère de toutes les démocraties modernes qu'après une longue série d'insurrections sanglantes des habitants des villes contre les seigneurs féodaux, laïcs et ecclésiastiques. Un proverbe allemand dit : « L'air de la ville fait les hommes libres », mais cette liberté fut obtenue par des guerres civiles. Les paysanneries hollandaise, suisse et tyrolienne, industrieuses et pacifiques, parvenues à un haut degré de civilisation matérielle et culturelle, réalisèrent les conditions nécessaires à leur développement par des luttes sanglantes qui mirent fin au servage plusieurs siècles avant que des luttes analogues y parvinssent ailleurs. La révolution puritaine d'Angleterre, qui renversa la monarchie absolue et établit la loi incontestée du Parlement ainsi que de la classe moyenne, pavant la route de la démocratie parlementaire de nos jours, recourut également à la terreur. Il en fut de même pour la Révolution française, qui balaya toutes les survivances féodales, et aussi pour Lincoln, dans son combat pour l'abolition de l'esclavage.

L'étude de la terreur employée par la Révolution française montre bien que la violence, utilisée par les révolutionnaires, est une mesure d'auto-défense (voir, par exemple, Histoire de la Teneur, 1793-1794, de Gérard Walter, Paris, 1937).

Jusqu'aux grandes victoires militaires de la République, à l'été de 1794, qui rendirent superflu tout terrorisme, la violence servit d'arme contre la terreur contre-révolutionnaire. La première vague, du 1er au 3 septembre 1793, fut une réaction spontanée à la nouvelle que le commandant militaire de Longwy était passé aux Autrichiens, que les ministres girondins avaient décidé d'évacuer Paris pour se retirer dans le Sud, et que les royalistes attaquaient les gens dans la capitale même. Le dos au mur, les sans-culotte recoururent à la terreur antiroyaliste. La seconde vague, en septembre 1793, déferla immédiatement après la livraison de Toulon aux Anglais, la révolte de Lyon, Marseille, Toulouse, Nîmes et Grenoble contre la Convention, les grandes victoires vendéennes. La terreur jacobine, force aveugle ne servant plus aucun but précis, ne fut superflue que pendant quelques semaines, entre le 11 juin et le 27 juillet 1794, après les grandes victoires militaires aux frontières, lorsque le rôle libérateur et progressiste des révolutionnaires eut pris fin. Il fut alors guillotiné 1 285 personnes.

La révolution russe suivit un cours parallèle. Au cours de son stade antiféodal, anticapitaliste, la Terreur rouge, beaucoup moins cruelle, d'ailleurs, que la Terreur blanche, constitua une mesure d'autodéfense. C'est illustré par les déclarations suivantes. La commission de Lord Emmett, nommée par Lloyd George, le 17 mai 1920, pour « recueillir des informations sur la Russie », rendit compte au Parlement de six mois de domination bolchevique, disant que « la liberté avait été restreinte seulement après l'assassinat de deux membres du gouvernement, au début de la guerre civile et de l'intervention des Alliés, alors que l'atmosphère était lourde de complots et de bruits de complots ». Sir Bruce Lockhart dit, dans ses mémoires, que le régime bolchevik fut relativement tolérant à ses débuts. « Les cruautés qui vinrent ensuite furent le résultat de l'intensification de la guerre civile. L'intervention des Alliés, avec les faux espoirs qu'elle souleva, fut en grande partie responsable de cette intensification de la lutte sanglante. Je ne veux pas dire qu'une politique consistant à ne pas s'ingérer dans les affaires intérieures de la Russie aurait fait prendre un autre cours à la révolution bolchevique. Ce que j'affirme seulement, c'est que notre intervention intensifia la terreur et accrut l'effusion de sang. » Le général William S. Graves, chef des troupes américaines de Sibérie pendant l'intervention, écrit : « Des meurtres atroces furent commis, mais ils ne furent pas perpétrés par les bolcheviks, comme le croit le monde entier. Je reste très en deçà de la vérité quand je dis que les antibolcheviks tuèrent cent individus en Sibérie orientale pour un tué par leurs adversaires ». (Ces trois dernières citations sont empruntées au livre de K. Zilliacus, I Choose Peace, Londres, 1949, p. 39-40.)

La terreur stalinienne : les camps renfermant des millions d'esclaves, l'exécution de centaines de milliers de personnes, le réseau d'espionnage couvrant tous les domaines de la vie, ne permettent aucun rapprochement avec les révolutions puritaine et française, la guerre civile américaine ou les révolutions russes de février et d'octobre. De par sa nature, elle est administrative, policière ; par l'absence de scrupules avec laquelle elle brise le moral de ses adversaires, elle ne peut se comparer qu'avec l'Inquisition de la fin du moyen âge, la terreur brune du capitalisme allemand déclinant ou, pour remonter plus haut encore, les orgies sanglantes de l'amphithéâtre de la société romaine sur sa fin. Ce n'est pas la marque d'une classe saine, en pleine ascension, mais celle d'une société réactionnaire et condamnée.

Les titistes, pour la première fois, ont pratiquement montré les limites de la terreur stalinienne et sapé ainsi l'un des éléments indispensables à son succès : la croyance des victimes en son omnipotence.


Les partis communistes et le Kremlin : antagonismes latents

La révolte victorieuse de Tito, aussi bien que la liquidation des chefs communistes tels que Gomułka, Kostov, Rajk, Patrascanu et Clementis, soulève un autre problème important du monde stalinien : les rapports entre les dirigeants communistes et Moscou.

On parle habituellement de ces partis communistes comme de partisans aveugles du Kremlin, et c'est vrai dans une large mesure. Quand la politique étrangère russe accomplit un zigzag, elle est immédiatement suivie par les divers partis : jusqu'au 1er septembre 1939, ils appelèrent la guerre « une lutte de la démocratie contre le fascisme », puis la condamnèrent et réclamèrent la paix jusqu'au 21 juin 1941, où elle redevint « la lutte de la démocratie contre le fascisme ». Mais, en obéissant aux directives de Moscou, les partis communistes sont sujets à entrer dans des contradictions profondes. Tant que les pouvoirs politique et économique restent entre les mains de la bourgeoisie, ils sont pour le droit de grève, pour la liberté de la presse et la liberté de réunion, etc. Cette politique attire beaucoup de démocrates sincères et honnêtes. Dès que le parti accède au pouvoir, sa bureaucratie essaye de limiter les fruits de la victoire à son usage exclusif et à celui des séides qu'elle racole : officiers de la police et de l'armée désireux d'entrer dans le parti au pouvoir, techniciens, etc. Il faut des gens complètement différents pour diriger un capitalisme d'État ou pour organiser un syndicat ou une grève. Dans le premier cas, il faut non pas des hommes désintéressés, honnêtes, sûrs d'eux-mêmes, mais des arrivistes, des gens disant toujours oui, des lâches. Les principes qui gouvernent la sélection des cadres du parti, après son accession au pouvoir, sont l'inverse de ceux qui guident le parti dans une attitude d'opposition. La transition d'un stade à l'autre provoque inévitablement une crise, susceptible d'être plus profonde que celle du parti nazi après son arrivée au pouvoir. Hitler entra en conflit avec l'aile des plébéiens, des petits bourgeois (conduite par Röhm et Strasser), qui avaient pris au sérieux sa promesse d'établir le socialisme, de nationaliser les banques, les trusts et les grands magasins. S'appuyant sur l'ancienne Reichswehr et sur la police, il parvint à surmonter cette crise sans trop de difficultés, en juin 1934. Les facteurs qui provoqueront une crise dans les partis communistes, s'ils arrivent au pouvoir, sont de nature beaucoup plus profonde. Les membres subalternes du parti nazi étaient des petits bourgeois, dispersés dans des boutiques, des bureaux, etc., possédant peu de liens entre eux et peu d'expérience de l'organisation. Mais les membres subalternes des partis communistes sont en majorité des ouvriers, beaucoup plus capables de dresser une opposition organisée aux chefs ayant fait beaucoup de promesses avant la victoire et prompts à les oublier. Un certain nombre des nazis de rang inférieur désiraient le socialisme, mais la conception qu'ils s'en faisaient était non seulement polluée par des idées racistes réactionnaires, etc., mais, dans la pratique, n'était pas associée à son élément fondamental : une activité collective, sociale, dans le processus de la production en tant que base de l'action démocratique. Les subordonnés, dans les partis communistes, participent à la production collective et, bien que les élections dans les usines ou aux syndicats puissent être faussées par des machinations bureaucratiques, ils ont le dernier mot, particulièrement en temps de crise, au moment des grèves, par exemple. La lutte menée par les ouvriers est foncièrement, essentiellement, démocratique. Si Thorez ou Pollitt désirent effectuer la « transformation » sans dommage, il leur faudra être encore plus soutenus par la police et par l'armée contre les ouvriers que Hitler ne le fut. Il y a un immense fossé à franchir pour que les partis communistes passent de l'état de partis ouvriers, si serviles qu'ils puissent être pour les maîtres de Moscou, à celui de partis dirigeants totalitaires constituant l'arme déclarée de la bureaucratie du capitalisme d'État. Plus le parti communiste est fondu dans le peuple, plus le pays et la classe ouvrière sont développés, plus large est ce fossé, plus grande la nécessité pour les dirigeants communistes, de faire appel à des forces armées et policières puissantes afin de le franchir. Si l'armée soviétique n'était pas présente dans une France gouvernée par Thorez, il est très improbable que celui-ci réussisse à franchir ce fossé ; les ouvriers français pourraient le contraindre à se démettre s'il ne remplissait pas le programme qu'il affiche.

En plus du facteur social, un élément national aggrave encore la crise que constitue le passage d'un parti communiste de l'opposition au pouvoir. Celui de France n'est qu'un agent de Moscou et, à cet égard, n'a rien de français. Mais cette dépendance apparaît, à la majorité des membres du parti, non pas comme une contrainte extérieure, mais comme une libre acceptation : l'Union soviétique est la citadelle du socialisme mondial ; les ouvriers français ont intérêt à la victoire du socialisme, ils doivent donc considérer que leur premier devoir est d'aider à la victoire de l'Union soviétique. Cet argument s'écroulerait dès l'arrivée de Thorez au pouvoir, et la France resterait subordonnée à la Russie pauvre, avide et chauvine. Pour remplir le rôle que lui assigne Staline, le parti devrait se transformer en une vaste organisation de Quislings. Plus le parti plonge des racines profondes dans le pays et plus c'est difficile à réaliser. Quelle assurance possède Staline que Mao-Tsé-Toung ne deviendra pas demain un autre Tito ? Il en a moins encore en ce qui concerne Thorez ou Togliatti. C'est pourquoi le Kominform met tant de force à souligner le rôle messianique de l'armée soviétique et le rôle d'auxiliaires de l'« armée soviétique de libération » qu'auront à jouer les partis communistes lors de la troisième guerre mondiale.

L'endoctrinement ne peut jamais atteindre un degré tel qu'un titisme éventuel soit absolument impossible. Le fait que Thorez ne jure que par Staline n'est pas suffisant en soi. Tito le fit pendant vingt ans. La facilité avec laquelle il répudia les « vérités » sacro-saintes du stalinisme, celle de la justice des procès de Moscou, par exemple, montre qu'il doit exister, dans le cœur de beaucoup de membres du parti, des doutes au sujet de la valeur absolue des dogmes qu'on leur enseigne ; le fanatisme peut être tout simplement du courage d'ivrogne, un effort pour étouffer des doutes rongeurs.

Le titisme montre que, lorsque les institutions de la bourgeoisie : propriété privée, régimes fascistes ou semi-fascistes, etc., ont été abolies, le stalinisme perd de sa puissance d'attraction. Si i'opposition d'un Mindszenty ou d'un Maniu représente un reflet du passé, l'opposition d'un Tito constitue un phénomène étroitement lié au régime stalinien lui-même. Le titisme révèle la dualité de caractère des partis communistes, du point de vue social et national, et montre combien peut être sombre l'avenir d'un régime dont l'expansion réclame des partis appelant au sacrifice de soi-même, à la lutte contre l'oppression sociale et nationale, mais qui, simultanément, exerce lui-même la plus extrême et la plus odieuse des oppressions sociale et nationale.

L'idolâtrie du chef est un indice de déclin.

Le culte du chef a pris, dans l'empire russe, les formes outrées du byzantinisme. Le nom de Staline est donné à de nombreuses villes et localités : en 1937, il existait 1 Stalingrad, 10 Staline, 4 Stalinski, 2 Stalinskoye, 2 Stalinsk, 1 Stalinogorsk, 1 Stalin, 1 Stalinstadt, 1 Stalinabad, 1 Stalinissi, 1 Stalinir, d'autres encore. La liste s'est considérablement allongée depuis 1937, tant en Russie que dans les « démocraties populaires ». Ce nom se trouve partout, même dans l'hymne national, et on ne le cite pas sans l'accompagner des louanges les plus extravagantes : on l'appelle « notre Père », « l'infaillible », « notre soleil », « notre âme ».

Au Congrès des Soviets, en 1935, un écrivain, A. Avdeyenko, prononça un discours intitulé : «Pourquoi j'ai applaudi Staline ». Ce fut l'un des événements principaux du congrès. Il produisit une impression si grande que Molotov prit la peine d'en parler dans son résumé des débats. Il déclara : «Mon intention n'est pas de m'attarder sur les discours prononcés par nos camarades... Je me contenterai de citer celui de l'écrivain Avdeyenko qui... avec beaucoup d'éclat, traduisit la vaste signification de notre lutte pour le socialisme et cet amour du parti et du camarade Staline qui imprègne les masses de millions de travailleurs. » La Pravda du 1er février 1935, qui publia le compte rendu de Molotov, publia également la photographie et le discours d'Avdeyenko. En voici quelques passages :

Des siècles s'écouleront et les futures générations de communistes nous considéreront comme les plus heureux de tous les mortels qui aient jamais habité cette planète, parce que nous aurons vu Staline, le génie des chefs, Staline le sage, le souriant, l'aimable, le suprêmement simple...
Quand je rencontre Staline, même à distance, je frémis sous l'effet de la puissance, du magnétisme, de la grandeur qu'il rayonne. J'ai envie de chanter, de crier, de hurler de bonheur et d'exaltation.

Aussi Avdeyenko chanta-t-il, cria-t-il, hurla-t-il. Et il conclut :

Notre amour, notre dévouement total, notre force, notre cœur, notre courage, notre vie : tout cela est à toi, grand Staline ! Les voici, prends-les, tout t'appartient, chef de notre grande patrie. Dispose de tes fils, capables des actes les plus héroïques dans les airs, sous la terre, sur les eaux et dans la stratosphère...
Les hommes de tous les temps et de tous les pays donneront ton nom à tout ce qui est beau, fort, sage, harmonieux. Ton nom est et restera gravé sur chaque usine, sur chaque machine, sur chaque lopin de terre et dans le cœur de chaque homme...
Quand ma bien-aimée me donnera un enfant, le premier mot que je lui apprendrai à prononcer sera celui de STALINE ! (Applaudissements frénétiques.)
Je ne souffre d'aucune maladie, je suis fort, je nourris en moi les plus beaux sentiments humains : amour, dévouement, honnêteté, sacrifice de soi-même, héroïsme, désintéressement, tout cela grâce à toi, Staline, le grand éducateur ! J'écris des livres, je suis auteur, je rêve de créer une œuvre dont le souvenir ne périra jamais, j'aime une jeune fille à la manière nouvelle, je vais avoir un enfant et il sera heureux, tout cela grâce à toi, Staline, le grand éducateur...
Je suis heureux, rempli de la joie de vivre, je suis inflexiblement audacieux, je me couche avec les plus graves soucis, je me réveille dans la joie, je vivrai jusqu'à cent ans, mes cheveux deviendront blancs, mais je resterai éternellement heureux et radieux, tout cela grâce à toi, Staline, le grand éducateur...
Je peux voler jusqu'à la lune, franchir l'Arctique, inventer une machine nouvelle, car personne ne tient en bride mon énergie créatrice, tout cela grâce à toi, Staline, le grand éducateur...

On écrit sur lui des chansons dans le goût suivant :

0 grand Staline, ô chef des peuples,
Toi par qui l'homme vient au monde,
Toi qui fais fructifier la terre,
Toi qui restaures les siècles,
Toi qui fais fleurir le printemps,
Toi qui fais vibrer les cordes harmonieuses,
***
Toi, splendeur de mon printemps, ô Toi,
Soleil, que réfléchissent des millions de cœurs !

(Pravda, 28 août 1936.)


Je l'aurais comparé à une montagne neigeuse, mais la montagne a un sommet.
Je l'aurais comparé aux abîmes marins, mais la mer a un fond. Je l'aurais comparé à la lune qui brille, mais la lune brille à minuit et non au milieu du jour.
Je l'aurais comparé au soleil éblouissant, mais le soleil éblouit à midi et non pendant la nuit.

(Znamya, périodique mensuel du syndicat des auteurs, octobre 1946.)

Tout ceci ressemble fort à la déification des empereurs romains aux derniers siècles de Rome. Leur pouvoir était sans limite : Néron remporta le premier prix dans toutes les compétitions des Jeux olympiques ; la légende selon laquelle il fit allumer l'incendie de Rome pour servir de fond à la déclamation d'un de ses poèmes peut n'avoir aucune base matérielle, mais caractérise bien sa mégalomanie ; Caligula put nommer son cheval consul de la Ville éternelle. Que l'empereur ne pouvait-il faire1 ?

Il faut se rappeler cependant que les rapports existant entre l'empereur romain et ce qu'on nommait le prolétariat étaient complètement différents de ceux qui existent dans une société industrielle. La population de Rome ne produisait rien, elle dépendait donc entièrement du souverain qui lui fournissait « du pain et des jeux », elle avait le sentiment de son impotence. Dans la société industrielle moderne, chaque machine fabriquée inspire à l'ouvrier un sentiment d'importance et d'indépendance. La puissance économique possède, à notre époque, un caractère trop collectif pour tenir compte d'un chiffre parmi des zéros.

A Lilliput, Gulliver découvre que l'empereur « est plus haut de presque toute la largeur de mon pouce que n'importe lequel de ses courtisans, ce qui suffit en soi-même à frapper de terreur tous ceux qui le voient ». Si quelqu'un d'autre était devenu aussi grand que l'empereur, cette crainte aurait vite disparu. C'est exactement ce qu'a fait Tito. Deux autorités se sont dressées dans le mouvement communiste mondial, sapant le concept de l'autorité unique, du chef, en tant que tel. L'apparition de plusieurs papes simultanés, entre 1378 et 1417, chacun dépendant d'une monarchie particulière, causa le plus grand tort au catholicisme. Lorsque Henri VIII se querella avec Rome et décida de rompre les liens entre l'Église d'Angleterre et le pape sans modifier sensiblement les rites et les dogmes religieux, il ouvrit la porte au non-conformisme. Si chaque pouvoir séculier impose sa vérité comme l'absolue et l'unique, le conformisme en tant que tel court les plus graves dangers.

Saper le culte du chef, c'est saper les fondations du capitalisme d'État bureaucratique. Ce régime, basé sur la concentration maximum de capital, sur la séparation complète des ouvriers et des moyens de production, sur l'existence d'une misère extrême au sein d'une opulence sans cesse croissante, ne pourrait exister sans la négation de toutes les libertés démocratiques — à commencer par le droit des gens de penser et de décider par eux-mêmes — et sans la transformation de tous les hommes en simples zéros devant l'Homme-Dieu. Ridiculiser les prétentions du Vojd à demi ignorant en science, en littérature, en musique, etc., c'est rendre ridicule le régime tout entier. C'est ce que le titisme encourage à faire.

Note

1 Il est intéressant de noter que l'adulation du Führer fut analogue à celle du Vojd. « Das schwarze Korps », organe officiel des S. S., déclara par exemple, à l'occasion de l'anniversaire de Hitler : « En ce jour, je me penche sur votre image. Elle est dure, magnifique et sublime. Elle est simple, bienveillante et chaude. Elle est, en même temps, notre père, notre mère et notre frère ; elle est plus encore. Ainsi vous vous dressez dans la basilique d'amour de millions d'êtres humains, une basilique dont la coupole lumineuse s'élève jusqu'au ciel » (cité par W. Deuel, People under Hitler, Londres, 1942, p. 46).

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