1952

« De même que la propriété par un groupe d'actionnaires d'une entreprise capitaliste s'accompagne du droit de voter au sujet de son administration et de décider la nomination ou le renvoi de ses directeurs, la propriété sociale de la richesse d'un pays doit s'exprimer par le pouvoir donné à la société de décider de son administration ainsi que de la nomination ou du renvoi de ses dirigeants. Les « démocraties populaires » sont basées sur des conceptions différentes. Une dictature policière et bureaucratique s'est établie au-dessus du peuple et demeure indépendante de la volonté de celui-ci, tout en prétendant gouverner au nom de ses intérêts. »

Tony Cliff

Les satellites européens de Staline

TROISIÈME PARTIE — LE SATELLITE REBELLE
Chapitre VII — Le « titisme » avant Tito

1952

Le « titisme », c'est la lutte d'une petite nation, conduite par sa bureaucratie, contre l'oppression de la bureaucratie pan-russe. Le conflit entre Tito et Staline éclaire non seulement ceux avec Rajk, Gomułka et Kostov, où il s'agissait encore de l'oppression des peuples des nouveaux États vassaux, mais aussi la question des nationalités dans l'U. R. S. S. elle-même. Il est fort instructif de considérer cet aspect assez peu connu de la politique soviétique.

Ce sont les Ukrainiens qui constituent la nationalité non russe la plus nombreuse. Une série de « purges » a mis fin à leurs aspirations nationales. L'Académie des Sciences ukrainienne fut dissoute en 1930 et certains de ses membres arrêtés pour « déviation nationaliste ». En 1933, Skrypnik, chef le plus éminent du parti communiste ukrainien, membre de son comité central et de son bureau politique, se suicida pour échapper à la prison. A la même époque, Kostoubinsky, vice-président du conseil des commissaires du peuple de l'Ukraine (gouvernement ukrainien), Kovnar, commissaire à l'Agriculture, et quelques autres grands personnages furent fusillés pour nationalisme. En 1933 encore, afin d'empêcher de nouvelles déviations, Moscou envoya Postychev en Ukraine pour réformer le parti et l'administration de l'État. Des pouvoirs dictatoriaux lui furent donnés. Devant le XIIe Congrès du parti communiste ukrainien, il déclara :

Les dirigeants de notre parti et le camarade Staline lui-même sont particulièrement haïs en Ukraine. L'ennemi de classe s'est trouvé à la bonne école dans ce pays et a appris à lutter contre la loi soviétique. Les résidus de beaucoup de partis et d'organisations contre-révolutionnaires se sont installés ici. Kharkov est graduellement devenu un centre d'attraction pour les nationalistes et autres contre-révolutionnaires de tout crin. De là, ils ont étendu leurs fils sur toute l'Ukraine, se servant du réseau de notre parti à leurs propres fins. Vous vous rappelez, camarades, que vingt secrétaires des comités régionaux du parti proclamèrent qu'il était impossible de remplir les prévisions du plan de récolte. (n° 15 à 21 du Prolétaire, Kharkov, 1934, cité par W. E. D. Allen, The Ukraine, Cambridge, 1940, p. 326).

Postychev expulsa plus d'un quart des membres du parti communiste ukrainien. Trois ans plus tard, il subit le même sort, fut chassé et arrêté. Kossior vint de Moscou pour le remplacer. A son tour, comme il se doit, il fut également arrêté. En 1937, Lioubtchenko, président du conseil des commissaires du peuple de l'Ukraine, se suicida pour échapper au même destin. Les commissaires Petrovski et Eiche furent « liquidés ».

La même histoire se répéta dans d'autres républiques. Dans celle de Biélorussie, Goloded, qui avait présidé pendant dix ans le conseil des commissaires du peuple, fut arrêté en 1937 comme trotskyste. Quelques mois plus tard, Tcherviakov, son remplaçant, se suicida pour ne pas être jeté en prison. Il présidait le comité central exécutif de la Russie blanche (c'est-à-dire était président de la république) depuis dix-sept ans.

Au Tadjikistan, le président du comité exécutif fut « épuré » en 1934 sous l'inculpation de nationalisme. Son successeur demeura en place pendant trois ans, puis subit le même sort. Dans l'article « Empire or Free Union ? » publié dans Politics (New York, printemps 1948), Walter Padley donne la liste suivante des personnages les plus importants qui furent épurés en 1937 :

Présidents

Premiers ministres

Républiques

Tcherviakov

Goloded

Biélorussie


Mgalobichvili

Géorgie


Khodjaev

Ouzbékistan

Chotemour, Rahkhimbayev

Rakhinov

Tadjikistan


Bondarenko

Ukraine


Ovakabelachvili

Transcaucasie

Arkoupov


Carélie

Lordkipanide


Adjar

Dolgat


Daghestan

Kounz


Allemands de la Volga


Ce n'est là qu'une très faible partie des victimes. Dans la grande « purge » de 1937 furent ainsi « liquidés » la totalité ou la majorité de trente gouvernements nationaux. Ils étaient principalement accusés de vouloir se séparer de l'U. R. S. S.

Le fait que le N. K. V. D., dirigé de Moscou, puisse arrêter dans les diverses républiques les chefs du gouvernement, les commissaires (appelés ministres aujourd'hui), les premiers secrétaires du parti et une quantité de personnages moins importants, démontre que l'indépendance de ces républiques est purement formelle., Il ne subsiste absolument rien du droit de sécession, bien que celui-ci soit reconnu dans la Constitution de Staline (art. 17). Dès le XIIe Congrès du parti communiste ukrainien (1923), ceux de ses membres qui demandèrent le transfert au gouvernement local de l'autorité sur le G. P. U. dans les diverses républiques furent sévèrement réprimandés.

En dehors de la police, l'armée constitue l'élément le plus important de l'administration d'un État, mais les républiques ne possèdent pas d'armée en propre. On ne leur permet même pas de conserver leurs soldats à l'intérieur de leurs frontières, et les troupes stationnées sur leur territoire appartiennent à d'autres nationalités. L'histoire de l'armée ukrainienne est caractéristique. Elle conquit des lauriers pendant la guerre civile de 1918-1921 où, presque à elle seule, elle chassa les Blancs de l'Ukraine. Mais la bureaucratie pan-russe, s'effrayant de la force prise par cette armée de paysans, décida de la paralyser de façon définitive. Elle fut disloquée et ses unités distribuées sur tout le territoire de l'U. R. S. S., puis remplacée par une armée pan-russe, commandée directement de Moscou, qui plaçait l'Ukraine dans la dépendance complète du Kremlin. Il en fut de même dans toutes les autres républiques.

Les partis communistes de celle-ci sont non seulement dirigés de Moscou, mais la plupart des membres de leur appareil ou de celui de l'État sont des Russes. Presque tous les premiers secrétaires du parti ukrainien vinrent de Moscou : Kaganovitch, Postychev, Kossior, Khrouchtchev et encore Kaganovitch. Sur les cinq premiers secrétaires des partis communistes des républiques de l'Asie centrale d'aujourd'hui, quatre sont des Russes, et il en est de même dans les autres républiques. Même lorsque ces secrétaires sont pris dans la population locale, ils se trouvent dans une telle dépendance de l'appareil centralisé et du N. K. V. D. qu'ils sont uniquement des Quisling.

L'étude de la composition par nationalités du Soviet suprême de l'U. R. S. S. montre bien la subordination des peuples non russes. Vs. Félix et Ju. Snov ont fait une analyse intéressante dans la revue socialiste ukrainienne Vpered (Munich, 1950, n° 3), en prenant pour base la liste des députés publiée dans la Pravda du 15 mars 1950. Sur les 25 délégués envoyés par chaque république au Soviet des nationalités, la proportion des Russes était : Ukraine, 5 ; Ouzbeks, 4 ; Kazakhs, 6 ; Lithuanie, 5 ; Lettonie, 6 ; Tadjiks, 5 et Kirghizes, 6. Ceux-ci occupaient tous les postes-clefs de l'administration des républiques. Par exemple, sur les cinq délégués russes de la république des Tadjiks, deux étaient D. K. Vichnevski, ministre de la Police (M. G. B.) du Tadjikistan, et A. V. Khartchenko, ministre de l'Intérieur (M. V. D.).

Le contrôle absolu exercé par Moscou sur l'administration des républiques nationales explique la défaite totale subie jusqu'ici par les mouvements de résistance existant dans celles-ci. Il explique aussi celle des « titistes » en Pologne, en Bulgarie, en Hongrie et en Roumanie. Tito n'a pu réussir que parce que Moscou n'avait pas encore établi ce contrôle sur l'appareil d'État en Yougoslavie. Ce pays avait été libéré par sa propre armée nationale, commandée et organisée par des Yougoslaves et non par l'armée soviétique.

La vie culturelle dans les diverses nations a fait aussi l'objet d'une russification totale. Quand les bolcheviks parvinrent au pouvoir, ils introduisirent l'alphabet latin dans les nombreuses nationalités de Russie qui ne possédaient pas de langue écrite, en créant ainsi 71. Cette mesure fut considérée comme le moyen le plus simple et le plus progressiste de favoriser le développement culturel de ces peuples, et elle soulignait qu'il n'existait alors nulle intention de russification. Staline renversa cette politique. En 1936, l'alphabet latin fut remplacé par le cyrillique, qui est beaucoup plus compliqué, et le russe devint la langue obligatoire dans toutes les écoles secondaires de l'U. R. S. S. en 1938.

Mais ce que les gens disent ou écrivent est encore plus important que la langue dont ils se servent.

Leur pensée est orientée dès l'école dans le sillon désiré par Moscou. Les écoliers d'Ukraine doivent rendre hommage à Koutouzov, qui fut le bourreau de leur pays. Tchmelnitzki, qui massacra les Juifs et fit passer les paysans ukrainiens sous le système de servage russe, doit être célébré comme un héros national. On apprend aux écoliers de l'Azerbaïdjan que l'occupation de leur patrie par les Russes, en 1806, ne démontra pas seulement la supériorité des armes de ceux-ci, mais aussi le vieil attachement de l'Azerbaïdjan pour la civilisation moscovite. Il est souvent très difficile aux élèves non russes d'expliquer leur histoire dans le sens requis, aussi sont-ils fréquemment accusés de nationalisme. A l'été de 1944, le comité central du parti communiste ukrainien critiqua sévèrement l'enseignement pratiqué dans la république des Tartares, l'inculpant principalement de falsifications nationalistes dans l'enseignement de sa propre histoire. Les Tartares furent invités à souligner ce qui, dans cette histoire, les rapprochait de la Russie (Propagandist du 15 juin 1944). Le journal Kultura i Jizn consacra son numéro du 30 novembre 1945 à la critique des « déviations nationalistes » dans l'enseignement de l'Histoire. Il adressa des reproches très durs aux instituts historiques des républiques ukrainienne, tartare, bachkir, arménienne, géorgienne, lettone et biélorusse.

La guerre constitua une épreuve très difficile pour la politique stalinienne des nationalités. Le fait que les soldats de l'U. R. S. S. se battirent avec un grand courage ne prouve rien par lui-même. Les plus grandes victoires militaires de la Russie furent remportées par Souvarov au XVIIIe siècle, sous le règne de Catherine II, c'est-à-dire à l'époque où le servage fut le pire. Les serfs, si cruellement exploités, firent preuve, à l'armée, d'un héroïsme et d'un esprit de sacrifice admirables. Au cours de la seconde guerre mondiale, les soldats allemands et japonais combattirent avec acharnement, même quand tout espoir de victoire eut disparu, mais ceci ne prouve pas qu'il régnait, dans leur pays, des conditions sociales harmonieuses.

Il est extrêmement difficile de découvrir toute la vérité au sujet du nombre des Quisling qui existèrent en Russie. Le cas du général Vlassov est le mieux connu. Il se vit attribuer les décorations les plus hautes de l'Armée rouge, au début de la guerre, mais, ayant été fait prisonnier par les Allemands, il organisa une armée dont l'effectif fut compris entre 100 000 et 1 000 000 d'hommes, recrutée dans les camps de prisonniers de guerre, pour lutter aux côtés des nazis. Ceci ne prouve cependant pas grand'chose. Néanmoins, la défection de Vlassov inquiéta beaucoup les autorités russes, qui prirent soin de n'en parler jamais, ni dans leurs journaux, ni à la radio.

A la fin de la guerre, les accusations maintes fois répétées dans la presse au sujet des influences fascistes subies par les pays ayant été occupés : Ukraine, Biélorussie, Crimée et Caucase, témoignent clairement de l'apathie, voire de l'hostilité des populations envers les autorités russes. Le Bolchevik du 17 août 1944 déclara : « La population de la Biélorussie fut coupée pendant trois ans de toute information soviétique et fut soumise à l'influence pernicieuse de la propagande fasciste. Il en fut de même dans d'autres régions actuellement libérées. Les Soviétiques demeurèrent fidèles à leur patrie (suivent plusieurs exemples)... Ceci ne nous donne pas le droit de conserver notre quiétude. Le cruel ennemi, avec sa propagande mensongère, sa terreur sanglante, sans précédent dans l'Histoire, démoralisa plus que quelques gens, jeta plus qu'un peu de trouble dans leur conscience. Il a renforcé ses agissements et poursuit habilement son œuvre de sape... » On lit encore dans un autre numéro du même journal : « L'existence et la vitalité des vestiges du capitalisme dans notre pays s'expliquent non seulement par le fait que l'esprit des gens demeure en arrière des conditions économiques, mais aussi par l'influence d'une idéologie étrangère... Les occupants fascistes essayèrent d'implanter l'idéologie de la propriété privée et du nationalisme... (L'ennemi) fit tout son possible pour les démoraliser, pour empoisonner leur conscience, pour saper leur foi dans la justice de notre cause » (cité par The Economist du 16 mars 1946).

Cette explication n'est pas très convaincante. La terreur nazie ne sema pas le doute et la haine au sujet du régime russe, mais, bien au contraire, l'éclaira d'un jour plus cru aux yeux des opprimés. Cette citation révèle qu'en dépit de la terreur allemande il se produisit des « déviations nationalistes » anti-russes. Pour ceux qui savent lire entre les lignes de la presse soviétique, un tel aveu, répété en de nombreux articles, est l'indice certain qu'il s'agit d'un fait très important.

La preuve la plus forte que la politique des nationalités en Russie ne crée pas des relations harmonieuses et fraternelles entre les différents peuples, c'est la dissolution d'un certain nombre de républiques. Un an avant la guerre, quand il exista une tension entre l'U. R. S. S. et le Japon, à la frontière mandchourienne, toute la population coréenne vivant du côté russe fut transférée dans le Kazakstan et l'Ouzbékistan.

Le 28 août 1941, la population entière de la République des Allemands de la Volga fut transportée à l'est des monts Oural. Cette république était l'une des plus anciennes de Russie. La commune des ouvriers allemands de la Volga fut constituée dès le 19 octobre 1918 et reconstituée, le 19 décembre 1923, en république socialiste soviétique autonome des Allemands de la Volga. Elle fut l'une des premières à réaliser la collectivisation presque totale. L'International Press Correspondence du 18 avril 1936 déclara : « La République soviétique allemande de la Volga constitue la preuve vivante du progrès culturel et national qui suit la victoire du socialisme et une négation vivante des mensonges et des calomnies répandues par les ennemis fascistes du prolétariat. » Deux ans avant leur expulsion, les Moscow News publièrent un article intitulé « La République des Allemands de la Volga : illustration vivante de la politique soviétique des nationalités dans la pratique ». Puis, alors que ces Allemands de la Volga avaient pendant tant d'années obtenu l'appui unanime du régime, vint le décret de dissolution de leur république, avec l'explication suivante :

Selon des renseignements sûrs reçus par les autorités militaires, il existe des milliers et des dizaines de milliers de diversionnistes et d'espions dans la population allemande de la région de la Volga, prêts à opérer des destructions dans cette région au premier signal venu d'Allemagne. Aucun Allemand (de la Volga) n'a jamais signalé aux autorités soviétiques l'existence d'un aussi grand nombre de déviationnistes et d'espions. En conséquence, la population allemande de la région de la Volga protège les ennemis du peuple et du pouvoir soviétiques.

Un certain nombre de républiques furent dissoutes dans les territoires précédemment occupés par les troupes hitlériennes. Il n'en fut même pas parlé dans la presse, ce fut seulement le 17 octobre 1945, lorsque la Pravda publia la liste des circonscriptions pour les élections générales prochaines, qu'on découvrit la disparition de plusieurs d'entre elles depuis on ne pouvait savoir combien de temps : celles des Tartares de Crimée, des Kalmouks et du Tchetcheno-Ingouch, ainsi que la région autonome de Karachev ; leur population non russe avait été déportée.

Khrouchtchev, chef du gouvernement d'Ukraine, déclara en août 1946 que la moitié des personnalités dirigeantes du parti ukrainien avaient été expulsées au cours des dix-huit mois précédents. C'en serait trop, même pour la bureaucratie pan-russe que de déporter 30 millions d'Ukrainiens et de dissoudre leur république.


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