1976

"Selon la légende stalinienne, le Parti bolchevik, à de rares exceptions près, a toujours suivi la volonté de Lénine. Le parti aurait été pratiquement monolithique. En fait, rien n'est plus éloigné de la vérité. De façon répétée, Lénine a dû batailler pour obtenir l'accord de ses camarades."

Tony Cliff

Lénine (volume 2)
Tout le pouvoir aux soviets

Avertissement

Ce volume est consacré aux activités de Lénine entre le déclenchement de la Première Guerre mondiale et la Révolution d'Octobre. Il est dans la nature du sujet lui-même que la plus grande partie du livre soit consacrée à la période allant de février à octobre 1917.

Parmi les nombreuses sources sur lesquelles je me suis appuyé, certaines méritent d'être mentionnées du fait de leur intérêt général et de leur vision des choses. Il s'agit de La Révolution russe 1917, par N.N Soukhanov , Dix jours qui ébranlèrent le monde , de John Reed , et, surtout, l'Histoire de la révolution russe , de Léon Trotsky . L'ouvrage monumental de Trotsky est une réalisation remarquable, écrite par un homme de génie qui fut un des dirigeants les plus importants de la révolution. Face à ce magnifique travail, une question élémentaire se pose : pourquoi encore un livre sur la même période ?

Le livre de Trotsky, malgré ses immenses qualités, comporte à mon avis une faiblesse. La révolution y est analysée et décrite comme un événement dans lequel les masses opprimées, tenues en sujétion pendant des siècles, se sont dressées et ont parlé. Les changements dans la conscience des ouvriers, des paysans et des soldats, dans les conditions fiévreuses de la lutte, y sont superbement décrits. Ce qui manque, à l'évidence, c'est le Parti bolchevik : sa base, ses cadres, ses comités locaux, son comité central. Ce défaut dans l'œuvre de Trotsky doit, jusqu'à un certain point, être vu comme un reflet de la distorsion stalinienne du rôle du Parti bolchevik en 1917.

Selon la légende stalinienne, le Parti bolchevik, à de rares exceptions près, a toujours suivi la volonté de Lénine. Le parti aurait été pratiquement monolithique. En fait, rien n'est plus éloigné de la vérité. De façon répétée, Lénine a dû batailler pour obtenir l'accord de ses camarades.

Alors qu'en avril son problème essentiel était de surmonter le conservatisme de la direction du parti, en juin et au début de juillet il a dû freiner l'impatience révolutionnaire des dirigeants de base et des militants. En septembre et en octobre, il lui a fallu se battre pour pousser la direction au grand bond de l'insurrection : beaucoup, parmi les têtes chaudes d'avril, juin et juillet – y compris dans l'Organisation Militaire bolchevique et le Comité de Pétersbourg du parti – étaient devenus extrêmement frileux.

Trotsky, qui s'était tenu en dehors du camp bolchevik, de sa formation en 1903 jusqu'à la Révolution de Février (rejoignant officiellement le parti à la fin juillet 1917), était naturellement porté à vouloir prouver que le fait d'être un « vieux bolchevik » n'était pas une garantie. Effectivement, la position de la direction bolchevique avant le retour de Lénine en Russie et l'opposition de la plupart des dirigeants du parti à l'insurrection montrent que les arguments de Trotsky avaient leur pertinence. Malgré tout, il sous-estimait le parti en tant que totalité. Tout au long de son Histoire, il le mentionne à peine. Par exemple, il n'y a pas d'exposition systématique des différents rôles joués par le Comité de district de Vyborg, le Comité de Pétersbourg et l'Organisation Militaire bolchevique. Comme le Parti bolchevik était un parti de masse profondément enraciné dans la classe ouvrière, les différences à l'intérieur de la classe, par exemple entre le prolétariat de Pétrograd et celui d'Odessa, avaient une sérieuse influence sur le fonctionnement du parti. Cela n'apparaît pas clairement dans le livre de Trotsky.

Pour transformer les mots en actes, un parti centralisé est nécessaire. Mais comment le Parti bolchevik a-t-il réellement fonctionné pendant la révolution ? Pendant la guerre, il était composé d'un grand nombre de petits groupes, certains fédérés de manière informelle, mais pour la plupart coupés à la fois les uns des autres et de Lénine, qui était à l'étranger. Ces comités locaux ont dû développer une capacité indépendante à mettre en œuvre une action politique. Comment ces groupes se sont-ils organisés en un parti de lutte cohérent ? Comment fonctionnait l'administration du parti ? Quel genre d'hommes et de femmes constituaient les cadres du parti, quelle était leur composition sociale, leur âge, leur expérience politique ?

Le fait que les masses – ouvriers, soldats et paysans – apparaissent avec toute leur passion et leur héroïsme dans l'Histoire de Trotsky, mais que le parti en soit presque absent renforce d'autant le rôle personnel de Lénine dans le drame historique. Pendant et après 1917, Trotsky en est venu à admirer Lénine plus que toute autre personnalité de son époque. Sans la moindre fausse modestie, il voyait Lénine comme l'enseignant et lui-même comme le disciple. On trouve dans l'Histoire des phrases comme celle-ci : « A côté des usines, des casernes, des villages, du front et des soviets, la révolution avait un autre laboratoire : le cerveau de Lénine. » Pourtant Lénine ne pouvait se relier aux masses que par l'intermédiaire du parti.

Le rôle du parti était d'élever le niveau de conscience et d'organisation de la classe ouvrière, d'expliquer aux masses où était leur intérêt, de donner à leurs émotions et à leurs pensées une expression politique claire. Si le parti était nécessaire pour insuffler au prolétariat la confiance dans ses propres capacités, il en était de même du rôle de Lénine par rapport au parti. Pour que Lénine puisse se relier aux masses – pour que ses mots d'ordre leur parviennent, et pour qu'il puisse apprendre d'elles – il fallait qu'existent les cadres du parti. Pratiquement tout ce que Lénine a écrit en 1917 était destiné aux membres du parti ; ce qui est démontré par le simple fait qu'à son point culminant la presse du parti avait un tirage à peine supérieur au nombre des adhérents. Les Thèses d'avril de Lénine étaient en fait destinées aux militants du parti, et ses textes sur l'insurrection – pratiquement tous rédigés à une poignée d'exemplaires sur des feuilles volantes – s'adressaient aux cadres du parti. La réussite de Lénine dans le réarmement du parti en avril, le fait qu'il ait pu le guider à travers les tournants brusques, en avril, juin, juillet, lors de la tentative de putsch de Kornilov et finalement dans l'insurrection (évènements sur lesquels nous nous penchons dans ce livre) était due au fait qu'il incarnait la tradition bolchevique et qu'il avait acquis la confiance des cadres au cours des nombreuses années d'une lutte révolutionnaire acharnée. Lénine influençait le parti et le parti influençait la classe, et vice-versa. Le prolétariat créait le parti et le parti modelait Lénine.

Le présent livre tente de mettre en évidence les interactions entre la classe ouvrière, le parti et Lénine. C'est une biographie politique de Lénine inscrite dans l'histoire politique de la classe ouvrière. En fait, la révolution fut le zénith des activités de Lénine, du parti et du prolétariat, la fusion de ces trois éléments connaissant son apogée dans cette période. De telle sorte qu'on ne peut d'aucune manière, pour cette époque, séparer le personnel du général, la biographie de l'histoire. L'année 1917 fut l'épreuve majeure pour Lénine en tant que dirigeant du parti et de la classe ouvrière.

Comme d'habitude, je me suis trouvé confronté à la difficulté inhérente à la sélection et à la compression de l'énorme quantité de matériel disponible sur un sujet si vaste. C'est le thème central de l'interaction entre le prolétariat, le Parti bolchevik et Lénine qui a guidé le choix des documents destinés à une histoire de dimensions raisonnables.

Enfin, je dois faire quelques remarques techniques. La première concerne le nom de la capitale de la Russie. Jusqu'au déclenchement de la Première Guerre mondiale, elle s'appelait St-Pétersbourg. Puis ce nom à la consonance germanique fut hâtivement changé en Pétrograd. La position antiguerre des bolcheviks de la ville fut symbolisée par leur décision de conserver le titre de Comité de Pétersbourg. Dans ce livre nous utilisons l'un ou l'autre de ces deux noms – essentiellement en fonction du contexte. Nous appelons le plus souvent la ville Pétrograd, mais faisons référence au comité du parti de la capitale comme Comité de Pétersbourg.

Ensuite, les dates figurant dans ce volume sont celles du calendrier julien, en retard de treize jours sur le calendrier grégorien occidental. Dans certains cas concernant des évènements situés en Europe occidentale, comme le départ de Suisse de Lénine prenant le chemin de la Russie, nous utilisons les deux calendriers.

Note du traducteur :

Le comité de traduction en français des Œuvres de Lénine ayant été dirigé par Roger Garaudy, de sinistre mémoire, il ne faut pas s'étonner si les citations ont parfois une sonorité stalinienne. Je m'en suis néanmoins, faute d'autre chose, tenu à ce texte, supprimant seulement la majuscule systématique ornant les mots « parti » et « soviet ». (JMG)

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