"Selon la légende stalinienne, le Parti bolchevik, à de rares exceptions près, a toujours suivi la volonté de Lénine. Le parti aurait été pratiquement monolithique. En fait, rien n'est plus éloigné de la vérité. De façon répétée, Lénine a dû batailler pour obtenir l'accord de ses camarades."

1976

Tony Cliff

Lénine (volume 2)
Tout le pouvoir aux soviets

Chapitre 3 — Lénine et la question nationale

La guerre impérialiste pour la division et la re-division du monde entre les grandes puissances donna une importance centrale à la question nationale, au problème des relations entre les nations opprimées et celles qui les oppriment. Lénine, le théoricien-praticien, jugeait donc nécessaire de consacrer beaucoup de temps et d'efforts à l'étude de cette question.

La question nationale avait une signification exceptionnelle dans deux pays de l'Europe d'avant-guerre : la Russie tsariste, où 57 % de la population était constituée par des minorités nationales, et l'empire austro-hongrois des Habsbourg. Ce dernier avait à l'intérieur de ses frontières plusieurs grands groupes minoritaires : des Tchèques, des Polonais, des Ukrainiens, des Italiens, des Serbes, des Croates et des Roumains, en plus des Allemands et des Hongrois dominants. Les socialistes autrichiens étaient plus préoccupés que les autres par les débats sur la question nationale et l'élaboration d'un programme spécifique. C'est ce qu'ils entreprirent de réaliser après leur conférence de Brünn, tenue en 1899.

En mars 1912, Lénine s'installa à Cracovie, en Pologne, ce qui aiguisa sa sensibilité à la question nationale. Il se plongea dans une nouvelle étude approfondie du problème des nationalités. Un autre facteur contribua à accroître son intérêt : la guerre des Balkans et l'intensification généralisée du nationalisme qui présageait la guerre mondiale à venir. A Cracovie une lutte politique des plus acharnées se menait sur la question nationale, opposant le Parti Socialiste polonais de Josef Piłsudski au Parti Social-Démocrate polonais de Rosa Luxemburg .

Les socialistes autrichiens et la question nationale

L'installation de Lénine en Autriche lui permit également de réaliser plus clairement la différence fondamentale entre la politique sur la question nationale acceptée par les socialistes autrichiens et ses collègues russes. En Russie, à la veille de la guerre, la politique autrichienne faisait de nouveaux adeptes.

Sans exception, les délégués du Congrès de Brünn s'étaient entendus sur le principe fondamental selon lequel l'égalité de toutes les nationalités de l'empire constituait « d'abord une revendication culturelle ». Le seul point de désaccord portait sur la manière de satisfaire cette exigence. Il y avait deux possibilités. L'une consistait à lutter pour l'autonomie territoriale de tous les peuples d'Autriche-Hongrie en matière culturelle et linguistique. L'autre était de chercher à établir l'égalité et l'autonomie sur une base purement personnelle, non territoriale. La première solution fut mise en avant par le comité exécutif national du Parti Socialiste autrichien. Le comité déposa une résolution devant le congrès, proposant que l'empire austro-hongrois soit transformé en une fédération démocratique de nationalités selon les lignes suivantes : (1) autonomie culturelle et linguistique de chaque nationalité de l'empire, sur une base régionale ; (2) fédération de tous les districts d'une nationalité donnée en un corps suprême national-culturel ; (3) des lois spéciales pour la protection des minorités ne pouvant être territorialement définies.1

La section des Slaves du Sud du Parti Social-démocrate autrichien, quant à elle, proposa que l'autonomie nationale-culturelle ne soit pas limitée par des considérations territoriales, mais que chaque citoyen fasse partie d'une nation culturellement et linguistiquement autonome, même en l'absence d'un territoire partagé avec des compatriotes.2 Cette proposition était destinée à empêcher des rivalités et des ressentiments qui pourraient apparaître lors d'une tentative de délimiter les diverses régions, dans des zones géographiques où des dizaines de nationalités différentes coexistaient sur une enclave de faible superficie. Après débat, le congrès adopta la résolution du comité national. Le rapporteur de ce dernier, Seliger , déclara plein d'espoir que la décentralisation de l'Autriche mettrait fin à toutes les discordes nationales en cours dans l'empire, de la même manière que l'organisation nationale-fédérale du Parti socialiste éliminait toutes les divisions entre travailleurs de différentes origines.3

En réalité, les rapports entre les sections nationales de la social-démocratie autrichienne laissaient passablement à désirer. D'amères querelles faisaient rage entre les Tchèques et les Autrichiens germaniques peu de temps après le Congrès de Brünn.4 La discorde nationale fut également envenimée par la réorganisation du parti autrichien sur des bases nationales.

Les idées des socialistes autrichiens sur la question nationale trouvèrent un écho en Russie, et d'abord parmi les socialistes juifs organisés dans le Bund. Le Quatrième Congrès du Bund, tenu en 1901, adopta une déclaration générale en faveur des idées avancées par les Slaves du Sud à Brünn : « Le concept de nationalité est également applicable aux Juifs. La Russie... devra dans l'avenir être transformée en une fédération de nationalités jouissant toutes de l'autonomie nationale, sans considération du territoire sur lequel elles habitent. »

Portant cette thèse encore plus loin, le Bund demanda que la social-démocratie russe, à laquelle il était affilié, reconnaisse le Bund comme l'organisation représentant le prolétariat juif de Russie, et lui accorde par voie de conséquence le statut d'unité « fédérale » dans le parti. Cette demande fut rejetée lors du Second Congrès du POSDR (1903), et en signe de protestation le Bund quitta le congrès et le parti russe.5

Du Bund, l'idée d'autonomie extra-territoriale gagna le Dachnaktsoutioun arménien, le Hromada socialiste biélorusse, et le Parti Socialiste Fédéraliste géorgien, Sakartvelo, qui tous l'adoptèrent comme supplément à l'autonomie nationale territoriale. En 1907, ces socialistes des minorités se réunirent pour une conférence spéciale à l'occasion de laquelle la majorité des délégués exprima un soutien fort à la proposition autrichienne.6

Lors de la conférence menchevique tenue en août 1912 à Vienne, où se forma le soi-disant Bloc d'Août, la question nationale fut discutée. Un certain nombre de dirigeants russes y participaient, parmi lesquels Martov , Axelrod , Trotsky et d'autres. Mais la majorité des délégués venait des rangs des parti social-démocrates non-russes : le Bund juif, le Parti Social-démocrate letton, les partis caucasiens, des représentants du Parti Socialiste polonais et le Parti Social-démocrate lituanien. La conférence affirma dans sa résolution que l'autonomie nationale-culturelle n'était pas contraire au programme du parti (en réalité, le parti menchevik n'incorpora l'autonomie nationale-culturelle à son programme qu'en 1917).

Jusqu'à l'installation de Lénine en Pologne autrichienne en 1912, ses polémiques sur la question nationale n'avaient été dirigées que contre le Bund. Désormais il devait développer davantage son angle d'attaque.

Lénine s'oppose à la politique de l'autonomie nationale-culturelle

Le thème central de la position des marxistes autrichiens sur la question nationale était une adaptation du statu quo : comment résoudre la question nationale dans le cadre de l'empire des Habsbourg existant, plutôt que comment utiliser la rébellion des nations opprimées pour détruire l'empire.

Le principal théoricien autrichien sur la question nationale était Otto Bauer .

Lénine, comme Bauer, venait d'un empire multinational. Mais Lénine ne cherchait pas une solution réformiste et pacifique au problème national. Les bolcheviks basaient leur programme sur la destruction complète du tsarisme par une révolution violente. Par conséquent ils refusaient de considérer la question nationale comme quelque chose qui pouvait être réglé par des moyens constitutionnels. Lénine était conscient du fait que les remous nationalistes au sein des minorités de Russie constituaient une force potentiellement révolutionnaire, que les socialistes devaient essayer de gagner à leur cause.

La doctrine de l'autonomie nationale culturelle déplaisait foncièrement à Lénine parce qu'elle impliquait une réorganisation fédéraliste et décentralisée du parti socialiste. Les empires multinationaux doivent être démantelés, disait-il, mais le prolétariat doit malgré tout préserver l'unité internationale la plus étroite, la plus centralisée. Pour briser un empire tsariste centralisé, une organisation révolutionnaire centralisée est nécessaire.

Il est clair comme le jour que se livrer à la propagande d'un tel projet [d'autonomie « nationale culturelle »] équivaut dans les faits à mettre en œuvre et à soutenir les idées du nationalisme bourgeois, du chauvinisme et du cléricalisme. Les intérêts de la démocratie en général, et ceux de la classe ouvrière en particulier, réclament exactement le contraire : il faut rechercher la fusion des enfants de toutes les nationalités au sein d'écoles uniques dans une localité donnée... Nous devons nous opposer avec la plus grande énergie à quelque division que ce soit de l'enseignement par nationalités.
Ce n'est pas à cloisonner d'une façon ou d'une autre les nations dans le domaine scolaire que nous devons nous attacher, mais, bien au contraire, à créer les conditions démocratiques fondamentales de la cohabitation pacifique des nations sur la base de l'égalité en droits. Nous ne devons pas hisser sur le pavois la « culture nationale », mais dénoncer le caractère clérical et bourgeois de ce mot d'ordre au nom de la culture internationale du mouvement ouvrier mondial.
(…)
Préconiser des écoles nationales spéciales pour chaque « culture nationale » est une chose réactionnaire. Mais, à condition qu'existe une démocratie réelle, il est parfaitement possible d'assurer les intérêts de l'enseignement dans la langue maternelle, de l'histoire du pays de l'enfant, etc., sans que les écoles soient divisées par nationalités...
La propagande de l'irréalisable autonomie culturelle nationale est une absurdité, qui ne fait dès à présent que diviser idéologiquement les ouvriers. La propagande de la fusion des ouvriers de toutes les nationalités facilite le succès de la solidarité de classe prolétarienne, capable de garantir l'égalité en droits et la cohabitation la plus pacifique de toutes les nationalités.7

Les dirigeants socialistes autrichiens, faisant d'une pierre deux coups, détruisaient l'unité du prolétariat et préservaient l'unité de l'empire austro-hongrois parce qu'ils ne soutenaient pas le droit des nations opprimées à l'autodétermination.

Cela dit, Lénine n'a pas dû seulement, sur la question nationale, se battre sur sa droite contre les idées des dirigeants autrichiens, mais aussi sur sa gauche contre des marxistes, en particulier — et surtout — contre Rosa Luxemburg.

La position de Rosa Luxemburg sur la question nationale

Tôt dans sa carrière politique, Rosa Luxemburg avait fait remarquer que la situation en Europe en général, et en Russie en particulier, avait tellement changé vers la fin du 19ème siècle que l'attitude de Marx et Engels envers les mouvements nationaux en Europe était devenue intenable. Pour eux, le tsarisme était la citadelle de la réaction, contre laquelle les mouvements nationaux jouaient un rôle progressif.

En Europe occidentale et centrale, la période des révolutions démocratiques bourgeoises était révolue. Les junkers prussiens étaient parvenu à établir leur domination si fermement qu'ils n'avaient plus besoin de l'aide du tsar. En même temps, le pouvoir tsariste avait cessé d'être le bastion imprenable de la réaction ; des fêlures profondes avaient commencé à miner ses remparts : les grèves de masse des ouvriers de Varsovie, de Lodz, de St-Pétersbourg, de Moscou et d'autres endroits de l'empire russe, le réveil des paysans en révolte. En fait, alors qu'à l'époque de Marx et d'Engels le centre de la révolution se trouvait en Europe occidentale et centrale, vers la fin du 19ème siècle et au début du 20ème il s'était déplacé à l'est vers la Russie. Alors qu'au temps de Marx le tsarisme était la principale force employée à la répression des soulèvements révolutionnaires ailleurs, il avait désormais besoin de l'aide (surtout financière) des puissances capitalistes occidentales. Au lieu des munitions et des roubles envoyées vers l'ouest, c'étaient maintenant de l'argent et des balles allemandes, françaises, anglaises et belges qui s'acheminaient en un flot croissant vers la Russie. Rosa Luxemburg faisait observer, en plus, que des changements fondamentaux s'étaient opérés dans les aspirations nationales de sa patrie, la Pologne. Alors que du vivant de Marx et Engels les nobles polonais dirigeaient le mouvement national, désormais, avec le développement du capitalisme dans le pays, ils perdaient du terrain socialement et se tournaient vers le tsarisme pour réprimer les mouvements progressistes dans le pays. Le résultat était que la noblesse polonaise était hostile aux aspirations à l'indépendance nationale. La bourgeoisie aussi était devenue adversaire du désir d'indépendance nationale parce que les principaux débouchés de son industrie se trouvaient en Russie : « La Pologne est liée à la Russie par des chaînes d'or », disait Rosa Luxemburg. « Ce n'est pas l'Etat national, mais l'Etat de rapine qui correspond au développement capitaliste. »8

La classe ouvrière polonaise ne soutenait pas non plus, si l'on en croit Rosa Luxemburg, la séparation de la Pologne de la Russie, car elle voyait en Moscou et St-Pétersbourg les alliés de Varsovie et de Lodz. Il n'y avait donc aucune force sociale significative qui fût intéressée en Pologne à la lutte pour l'indépendance nationale. Seule l'intelligentsia chérissait encore cette idée, mais en tant que telle elle n'avait qu'une influence mineure. Rosa Luxemburg concluait son analyse des forces sociales en présence en Pologne et de leur attitude sur la question nationale par les mots suivants : « La direction particulière du développement social m'a montré qu'il n'y a pas en Pologne une classe sociale qui ait en même temps intérêt à la restauration de la Pologne et la force pour faire valoir cet intérêt ».9

A partir de cette analyse, elle concluait que sous le capitalisme le mot d'ordre d'indépendance nationale n'avait pas de valeur progressive et ne pouvait être mis en pratique par les forces internes de la nation polonaise ; seule l'intervention d'une puissance impérialiste pouvait lui donner le jour. Sous le socialisme, ajoutait-elle, il n'y aura pas de place pour le mot d'ordre d'indépendance nationale car l'oppression nationale n'existera plus et que l'unité internationale de l'humanité sera réalisée. Ainsi sous le capitalisme une véritable indépendance de la Pologne était irréalisable, des initiatives dans cette direction n'auraient pas de valeur progressive, et sous le socialisme un tel mot d'ordre serait superflu. En foi de quoi la classe ouvrière n'avait nul besoin de lutter pour l'autodétermination nationale de la Pologne, cette lutte étant en fait réactionnaire. Les mots d'ordre nationaux de la classe ouvrière devaient se limiter à la revendication de l'autonomie nationale dans la vie culturelle.

En prenant cette position, Rosa Luxemburg et son parti, le SDKPiL, entrèrent en conflit violent avec l'aile droite du Parti Socialiste polonais (PPS) dirigé par Piłsudski (le futur dictateur militaire de la Pologne). Ces nationalistes déguisés en socialistes, manquant d'une base de masse pour leur nationalisme, se tournaient vers l'aventurisme, complotant avec les puissances étrangères, allant jusqu'à compter sur la future guerre mondiale pour accoucher de l'indépendance nationale. En Galice, le bastion du PPS d'extrême-droite, les Polonais sous domination autrichienne étaient mieux traités que ceux de l'empire russe, essentiellement parce que les dirigeants de l'empire des Habsbourg, un mélange de nationalités, devaient s'appuyer sur la classe dominante polonaise pour assurer leur pouvoir impérial. Les dirigeants du PPS étaient donc portés à préférer l'empire austro-hongrois à la Russie, et agirent pendant la Première Guerre mondiale comme agents recruteurs pour Vienne et Berlin. Auparavant, pendant la Révolution de 1905, Daszinski, le dirigeant du PPS en Galice, était allé jusqu'à condamner les grèves de masse des travailleurs polonais, parce que, selon lui, elles tendaient à identifier la lutte des ouvriers polonais avec celle des Russes, nuisant ainsi à l'unité nationale polonaise. Ce n'est que lorsque on a une claire vision des adversaires auxquels Rosa Luxemburg avait affaire dans le mouvement ouvrier polonais que l'on peut comprendre sa position sur la question nationale polonaise.

Le combat qu'elle devait mener contre les chauvins du PPS colorait toute son attitude sur la question nationale en général. En s'opposant au nationalisme du PPS, elle reculait au point de rejeter toute référence au droit d'autodétermination dans le programme du parti. C'est pour cette raison que son parti, le SDKPiL, scissionna dès 1903 du Parti Social-démocrate russe.

Boukharine, Piatakov et Radek

En 1915, les dirigeants bolcheviks N.I. Boukharine et G.L. Piatakov , ainsi que le compagnon de route polonais des bolcheviks, Karl Radek , s'opposèrent eux aussi au « droit des nations à l'autodétermination ». Pour citer les Thèses et programme du groupe Boukharine-Piatakov de novembre 1915 (Thèses sur le droit d'autodétermination) :

Le mot d'ordre d' « autodétermination des nations » est en premier lieu utopique (il ne peut pas être réalisé dans les limites du capitalisme) et nocif en tant que mot d'ordre qui répand des illusions. A cet égard il n'est pas du tout différent des slogans des cours d'arbitrage, de désarmement, etc., qui supposent la possibilité de l'existence d'un soit disant « capitalisme pacifique » … Si nous formulons le mot d'ordre d' « autodétermination » pour lutter contre « le chauvinisme des masses laborieuses », nous agissons dès lors de la même manière que lorsque nous lançons (comme Kautsky) le mot d'ordre de « désarmement » comme méthode de lutte contre le militarisme. Dans les deux cas, l'erreur consiste en un examen unilatéral de la question, dans l'omission de la gravité spécifique d'un « mal social » déterminé ; en d'autres termes, c'est un examen purement rationnel-utopique et non révolutionnaire-dialectique de la question...

La lutte contre le chauvinisme des masses laborieuses d'une grande puissance au moyen de la reconnaissance du droit des nations à l'autodétermination est équivalente à la lutte contre ce même chauvinisme au moyen de la reconnaissance du droit de la « patrie » opprimée de se défendre.10

Lénine fut ainsi contraint à lutter non seulement contre la droite – la position des dirigeants socialistes autrichiens sur la question nationale – mais aussi contre la gauche, contre Rosa Luxemburg et les communistes de gauche.

Lénine polémique avec Luxemburg, Boukharine, Piatakov et Radek

Lénine consacra une grande partie des deux années précédant le déclenchement de la guerre à de vives polémiques contre les partisans d'Otto Bauer. Ensuite, pendant les deux premières années de la guerre, il dirigea son feu contre ses camarades bolcheviks qui, suivant les traces de Rosa Luxemburg, s'opposaient au droit d'autodétermination à partir d'une position gauchiste.

Lénine était d'accord avec Rosa Luxemburg dans son opposition au PPS, et, comme elle, déclarait que le devoir des socialistes polonais n'était pas de lutter pour l'indépendance nationale ou la sécession de la Russie, mais pour l'unité internationale des travailleurs polonais et russes. Cela dit, en tant que membre d'une nation oppressive, Lénine craignait qu'une attitude nihiliste vis-à-vis de la question nationale ne donne du grain à moudre au chauvinisme grand-russe.

L'immense mérite historique des camarades social-démocrates polonais, c'est d'avoir formulé le mot d'ordre de l'internationalisme et d'avoir dit : l'alliance fraternelle avec le prolétariat de tous les autres pays nous importe par-dessus tout, et nous ne ferons jamais la guerre pour la libération de la Pologne. Là est leur mérite, et c'est pourquoi nous n'avons jamais considéré comme des socialistes que ces camarades social-démocrates polonais. Mais cette situation originale dans laquelle des hommes devaient, pour sauver le socialisme, combattre un nationalisme effréné, morbide, a eu une conséquence singulière ; des camarades viennent nous dire que nous devons renoncer à la liberté de la Pologne, renoncer à sa séparation.
Pourquoi nous, Grands-Russes, qui opprimons un plus grand nombre de nationalités que tout autre peuple, devrions-nous refuser de reconnaître le droit de séparation de la Pologne, de l'Ukraine, de la Finlande ? …
Mais ils [les social-démocrates polonais] ne veulent pas comprendre qu'il faut, pour affermir l'internationalisme, mettre l'accent en Russie sur le droit de séparation des nations opprimées et en Pologne sur la liberté de rattachement, et non répéter indéfiniment les mêmes mots. La liberté de rattachement suppose la liberté de séparation. Nous autres, Russes, devons souligner la liberté de séparation, tandis qu'en Pologne on doit insister sur la liberté de rattachement.11

Les divergences entre Lénine et Luxemburg sur la question nationale peuvent se résumer ainsi : alors que Rosa Luxemburg, influencée par sa lutte contre le nationalisme polonais, était portée vers une attitude nihiliste sur la question nationale, Lénine voyait de façon réaliste que, les positions des nations opprimées et oppressives étant différentes, leur attitude sur la même question devait être différente. Ainsi, en partant de situations différentes et contraires, ils allaient dans des directions opposées mais atteignaient la même position sur l'unité internationale des travailleurs. Ensuite, alors que Rosa Luxemburg jetait par dessus bord la question de l'autodétermination nationale considérée comme incompatible avec la lutte des classes, Lénine la subordonnait à la lutte des classes (de la même façon qu'il se saisissait de toutes les autres aspirations démocratiques pour les transformer en armes dans la lutte révolutionnaire générale). Ainsi, dialectiquement, Lénine combinait la lutte des nations opprimées avec l'unité internationale du prolétariat dans la lutte pour le socialisme.

Lorsqu'il en vint à polémiquer avec ses propres camarades, Lénine fut moins charitable que dans sa discussion avec Rosa Luxemburg. Après tout, elle appartenait à une nation opprimée. Elle était une dirigeante des socialistes polonais ; ils étaient membre d'un parti russe, un parti de la nation oppressive.

Dans son volumineux essai Du droit des nations à disposer d'elles-mêmes, écrit de février à mai 1914, Lénine écrivait :

Dans tout nationalisme bourgeois d'une nation opprimée il existe un contenu démocratique général dirigé contre l'oppression ; et c'est ce contenu que nous appuyons sans restrictions ...12
Accuser les partisans de la libre détermination, c'est-à-dire de la libre séparation, d'encourager le séparatisme, est aussi absurde et hypocrite que d'accuser les partisans de la liberté du divorce d'encourager la destruction des liens de famille. De même que, dans la société bourgeoise, les défenseurs des privilèges et de la vénalité, sur lesquels repose le mariage bourgeois, s'élèvent contre la liberté du divorce, de même, dans un Etat capitaliste, nier la libre détermination de la nation, c'est-à-dire la liberté de se séparer, c'est défendre purement et simplement les privilèges de la nation dominante et les méthodes policières de gouvernement au détriment des méthodes démocratiques.13
Un peuple peut-il être libre s'il en opprime d'autres ? Non. Les intérêts de la liberté de la population grand-russe exigent que l'on combatte une telle oppression. Une longue histoire, l'histoire séculaire de la répression des mouvements des nations opprimées, la propagande systématique en faveur de cette répression par les classes « supérieures », ont créé chez le peuple grand-russe des préjugés, etc. qui sont d'énormes obstacles à la cause de sa propre liberté.14

Ces sentiments sont renouvelés dans Bilan d'une discussion sur le droit des nations à disposer d'elles-mêmes , écrit en juillet 1916 :

L'éducation internationaliste des ouvriers des pays oppresseurs doit nécessairement consister, en tout premier lieu, à prêcher et à défendre le principe de la liberté de séparation des pays opprimés. Sinon, pas d'internationalisme. Nous avons le droit et le devoir de traiter d'impérialiste et de gredin tout social-démocrate d'une nation oppressive qui ne fait pas cette propagande. Cette revendication doit être posée de façon absolue, sans aucune réserve, quand bien même l'éventualité de la séparation ne devrait se présenter et être « réalisable », avant l'avènement du socialisme, que dans un cas sur mille.15

Lénine affirmait clairement que le droit d'autodétermination était partie intégrante d'un programme démocratique, qu'il ne pouvait pas y avoir de socialisme sans démocratie. « Pas un social-démocrate, à moins qu'il n'ose déclarer que les questions de liberté politique et de démocratie lui sont indifférentes (mais il cesserait alors, bien entendu, d'être un social-démocrate) ne pourra nier  »16 le besoin des nations oppressives de soutenir la liberté de sécession des nations opprimées. « Si nous ne voulons pas trahir le socialisme, nous devons soutenir toute insurrection contre notre ennemi principal, la bourgeoisie des grands Etats, à condition toutefois que ce ne soit pas une insurrection de la classe réactionnaire. »17

C'était précisément la lutte contre l'oppression nationale, et la lutte pour la liberté de sécession, qui éliminaient les barrières de l'antagonisme national entre les travailleurs de différents pays et rendaient possible une étroite et fraternelle coopération entre eux. La lutte pour le droit de sécession des nations opprimées était identique, dans l'esprit de Lénine, à la lutte pour la solidarité prolétarienne internationale.

Il était bien conscient de l'extraordinaire potentiel révolutionnaire de la rébellion des nations opprimées.

Croire que la révolution sociale soit concevable sans insurrections des petites nations dans les colonies et en Europe, sans explosions révolutionnaires d'une partie de la petite bourgeoisie avec tous ses préjugés, sans mouvement des masses prolétariennes et semi-prolétariennes politiquement inconscientes contre le joug seigneurial, clérical, monarchique, national, etc. — c'est répudier la révolution sociale. C'est s'imaginer qu'une armée prendra position en un lieu donné et dira : « Nous sommes pour le socialisme », et qu'une autre, en un autre lieu, dira : « Nous sommes pour l'impérialisme », et que ce sera alors la révolution sociale ! …
Quiconque attend une révolution sociale « pure » ne vivra jamais assez longtemps pour la voir. Il n'est qu'un révolutionnaire en paroles qui ne comprend rien à ce qu'est une véritable révolution...
La révolution socialiste en Europe ne peut pas être autre chose que l'explosion de la lutte des masses des opprimés et des mécontents de toute espèce. Des éléments de la petite bourgeoisie et des ouvriers arriérés y participeront inévitablement – sans cette participation, la lutte de masse n'est pas possible, aucune révolution n'est possible – et, tout aussi inévitablement, ils apporteront au mouvement leurs préjugés, leurs fantaisies réactionnaires, leurs faiblesses et leurs erreurs. Mais objectivement, ils s'attaqueront au capital, et l'avant-garde consciente de la révolution, le prolétariat avancé, qui exprimera cette vérité objective d'une lutte de masse disparate, discordante, bigarrée, à première vue sans unité, pourra l'unir et l'orienter, conquérir le pouvoir, s'emparer des banques, exproprier les trusts...
La dialectique de l'histoire fait que les petites nations, impuissantes en tant que facteur indépendant dans la lutte contre l'impérialisme, jouent le rôle d'un des ferments, d'un des bacilles, qui favorisent l'entrée en scène de la force véritablement capable de lutter contre l'impérialisme, à savoir : le prolétariat socialiste.18
La révolution sociale ne peut se produire autrement que sous la forme d'une époque alliant la guerre civile du prolétariat contre la bourgeoisie dans les pays avancés à toute une série de mouvements démocratiques et révolutionnaires, y compris des mouvements de libération nationale, dans les nations non développées, retardataires et opprimées.19

Pendant de nombreuses années Lénine avait expliqué que le mouvement national était une source inexploitée de potentiel révolutionnaire pouvant affaiblir et détruire l'autocratie tsariste. Pendant la guerre mondiale, il tira la conclusion qu'il avait le pouvoir énorme d'affaiblir l'impérialisme mondial. Le développement de son attitude sur la question nationale dans les années allant de 1912 à 1916 fut un pont entre sa rupture avec le narodnisme de sa jeunesse20 et sa construction de l'Internationale communiste, avec sa politique anti-impérialiste, après la guerre.

De la conviction de Lénine quant au potentiel révolutionnaire de la paysannerie et le besoin du prolétariat de se gagner les paysans comme alliés, découlait tout naturellement l'accent mis sur le potentiel révolutionnaire du mouvement national dans les nations opprimées, où l'écrasante majorité de la population était rurale.

Sa pensée du début des années 1890 contenait déjà de façon embryonnaire les thèmes centraux de son développement théorique subséquent : l'opposition sans concession à la bourgeoisie libérale, l'hégémonie du prolétariat sur la paysannerie, et l'alliance du prolétariat des pays industriels avec les mouvements de libération nationale des colonies. Sa position sur la question nationale à la veille de la guerre mondiale et pendant celle-ci n'avait qu'un pas de plus à franchir vers le développement de celle du Comintern lors de ses Second et Troisième Congrès (1920,1921). Mais n'anticipons pas.

Pour affirmer l'importance de la lutte nationale, Lénine alla jusqu'à recommander la transformation de l'exhortation finale du Manifeste Communiste en  : « Prolétaires de tous les pays et peuples opprimés, unissez-vous ! »21

Notes

2 Ibid., p.15.

3 Ibid., p. 107.

5 R. Pipes, The Formation of the Soviet Union, Harvard University Press 1954, p.28.

6 Pipes, p.28.

7 Lénine, Œuvres, vol.19, pp.570-572.

8 Przeglad Socjaldemokratyczny (organe théorique du SDKPL), 1908, no.6.

9 Neue Zeit , 1895-96, p.466.

10 Gankin et Fisher, pp. 219-20.

11 Lénine, Œuvres, vol.24, pp. 300-301.

12 Lénine, Œuvres, vol.20, p.435.

13 Lénine, Œuvres, vol.20, pp.446.

14 Lénine, Œuvres, vol.20, p.436.

15 Lénine, Œuvres , vol.22, p.373.

16 Lénine, Œuvres, vol.20, p.451.

18 Ibid. , pp.355-57.

19 Lénine, Œuvres, vol.23, p.64. Il semble que de nombreux camarades dirigeants en Russie n'aient pas compris pourquoi Lénine était si véhément dans son opposition à Boukharine et ses associés, comme on peut le voir dans ce que Anna, la sœur de Lénine, lui écrivait sur le soutien qu'elle recevait de la part de Chliapnikov. (« Из переписки Русского бюро ЦК с заграницей в годы войны (1915—1916 гг.) », Пролетарская революция, nos.7-8 (102-3), 1930) Anna et Chliapnikov recommandaient tous deux avec insistance que Lénine établisse des liens avec Boukharine & Co, autour du magazine Komounist dont ils avaient une haute opinion.

21 Lénine, Œuvres, vol. 31.

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