"Selon la légende stalinienne, le Parti bolchevik, à de rares exceptions près, a toujours suivi la volonté de Lénine. Le parti aurait été pratiquement monolithique. En fait, rien n'est plus éloigné de la vérité. De façon répétée, Lénine a dû batailler pour obtenir l'accord de ses camarades."

1976

Tony Cliff

Lénine (volume 2)
Tout le pouvoir aux soviets

Chapitre 11 — La paysannerie dans la révolution

La révolution engloutit les villages

Les villes révoltées, jointes aux soldats mutinés, réveillèrent les campagnes. Dans les premières semaines qui suivirent la Révolution de Février, les zones rurales étaient presque complètement calmes, mais cela ne pouvait pas durer. Dans de nombreux cas les propriétaires, terrifiés par le spectre de la révolution, ne procédèrent pas aux semailles de printemps. Dans tout la Russie, dans l'angoisse de l'avenir, ils se hâtaient de vendre leurs propriétés – soit à des paysans riches, soit à des étrangers. Ce que voyant, le paysan s'agita. La première revendication à connaître une grande extension concernait l'arrêt de toutes les ventes de terres. Soukhanov raconte comment un délégué paysan, les larmes aux yeux, plaidait avec les ministres pour qu'ils promulguent une loi prohibant la vente de la terre.

Il fut interrompu impatiemment par Kérensky , agité et pâle.
— Oui, oui, cela sera fait. Le Gouvernement provisoire est déjà en train de prendre des mesures. Dites-leur qu'il ne faut pas s'inquiéter. Le gouvernement et moi-même nous ferons notre devoir.
Cependant, un membre de la députation, ne faisant visiblement pas confiance aux paroles du ministre, essaya de faire la remarque que la loi était promise depuis longtemps mais que l'affaire n'avançait pas. Les autres montraient clairement qu'ils étaient d'accord. Alors Kérensky se mit en colère, et criait même, en tapant presque des pieds :
— J'ai dit que ce serait fait, ça veut dire que ce sera fait... Et... ne me regardez pas avec un air méfiant !
Je cite littéralement – et Kérensky avait raison, les petits paysans avaient un regard méfiant envers le célèbre et populaire ministre et dirigeant.1

Ils s'impatientaient de plus en plus. « Eh bien, rien n'a encore changé », écrivaient des paysans d'un village proche de Riazan, « et la révolution a déjà six semaines. »2

Lors de la deuxième session du Comité central de la Terre, au début de juillet, le représentant de la province de Nijni-Novgorod rapportait qu'il n'y avait parmi les paysans qu'un seul sujet de conversation. « Nous sommes fatigués d'attendre, nous attendons depuis trois cents ans, et maintenant que nous avons conquis le pouvoir, nous ne voulons plus attendre davantage. »3

L'édition du soir de la Rousskaïa Volia – la Liberté russe!- du 4 mai donne sur l'état d'esprit des délégués du congrès paysan l'information suivante :
« Le principal grief des délégués, c'est, paraît-il, que les paysans sont lésés, toutes les classes récoltant déjà les fruits de la révolution, tandis qu'eux seuls attendent encore leur part. Seuls les paysans sont invités à attendre l'Assemblée constituante, qui tranchera la question agraire.
- Non, il n'en sera rien, nous ne voulons pas attendre ; les autres n'ont pas attendu. Nous voulons la terre tout de suite, sans délai. »4

Les paysans, ne se limitant pas à penser et à parler, passèrent aux actes. A partir de la fin mars, arrivaient des nouvelles de confiscations des terres des propriétaires par les paysans.

Les moujiks commencèrent par s'approprier les terres vacantes. Puis ils saisirent les meules de foin qu'ils avaient érigées eux-mêmes. Puis il s'emparèrent du matériel appartenant au propriétaire. A la tête du mouvement se trouvaient les zones dans lesquelles le semi-servage était profondément enraciné et où la pauvreté des paysans était la plus grande.

Les statistiques accumulées par le Comité central de la Terre du Gouvernement provisoire donnent une image concrète du mouvement agraire dans diverses goubernias de la Russie d'Europe. Elles sont divisées en six groupes en fonction du nombre de soulèvements paysans. Le premier groupe, le plus bas avec dix incidents ou moins, comprend les gubernias d'Olonets, Vologda, Iaroslavl, les oblasts de Viatka et de l'Oural, Estland, Kovno, Grodno et Kavkaz. Le second groupe, avec onze à trente cinq soulèvements, comprend les gubernias de Moscou, Vladimir, Kostroma, Perm, Astrakhan, l'oblast des cosaques du Don, Pétrograd, Novgorod, Tver, Kalouga, Nijni-Novgorod, Oufa, Kharkov, Ekaterinoslavl, la Bessarabie, la Podolie, la Volynie et Vilna. Le quatrième, comportant de cinquante à soixante-quinze cas, regroupe les gubernias de Vitebsk, Smolensk, Orlov, Poltava, Kiev, Kherson, Saratov et Orenbourg. Le cinquième, avec Soixante_seize a cent cas, contient les gubernias de Minsk, Toula, Koursk, Voronèje, Tambov, Penza et Simbirsk. Finalement, le sixième groupe, le plus élevé, comprend les gubernias de Pskov, Moghilev, Riazan, Kazan et Samara.5

Le nombre des délits commis par la paysannerie augmenta rapidement, comme le montre la table suivante :6




mars

avril

mai

juin

juillet

août

septembre

Saisies de terres

2

51

59

136

236

180

103

Arbres abattus et vol de bois

12

18

19

71

112

69

96

Vol de matériel

 ?

10

7

71

92

32

27

TOTAL

17

204

259

577

1.122

665

628



Le nombre des manoirs détruits s'éleva lui aussi brusquement :7

mars

12

avril

21

mai

25

juin

22

juillet

27

août

35

septembre

106

octobre

274



Dans les mois précédant octobre, les actions illégales des paysans se firent de plus en plus violentes. Le nombre des raids sur les domaines agricoles augmenta de 30 % entre août et septembre, et de 43 % en octobre.

Sur les 624 districts constituant la vieille Russie, 482 furent en août le théâtre de violentes attaques contre les propriétaires ; en septembre, la proportion fut encore plus élevée. Au surplus, non seulement le nombre, mais l'intensité de ces désordres était en progression constante – en octobre est concentrée pas moins de la moitié des actes de violences commis de février à septembre.

A la fin de l'été et en automne, manoir après manoir disparaissaient dans les flammes. Le journal de droite Novoïé Vrémia publiait le 3 octobre l'écho suivant :

Il ne se passe pas un jour sans que des nouvelles paraissent dans la presse sur les pogroms atroces qui se déroulent dans les villages. Dans l'esprit de l'anarchie, les masses intoxiquées par la propagande ne se contentent pas de s'emparer des terres des possédants privés. Elles expulsent aussi les travailleurs des propriétés, abattent les forêts et détruisent les récoltes.
L'absence de résistance du Gouvernement provisoire, qui limite sa lutte contre l'anarchie à de vagues appels que naturellement personne ne prend au sérieux, a eu pour résultat de véritables pogroms de la part d'une population déterminée à s'approprier les terres. Les domaines de possédants privés sont détruits par l'incendie et par d'autres moyens. Le cheptel et le matériel sont saisis. Des entreprises agricoles sont complètement mises hors d'usage. Les propriétaires et leurs employés, dans la mesure où ils parviennent à se sauver eux-mêmes des agressions et du meurtre pur et simple, fuient vers les villes, abandonnant leurs domaines à la merci du destin.8

Un autre journal, Vlast Naroda, publiait le même jour :

Les vagues de pogroms montent de plus en plus haut. Elle menacent d'engloutir toute la Russie, de balayer tout ce qui reste dans le chaos de l'effondrement de l'Etat russe, de transformer la grande révolution russe en une mêlée sanglante et désordonnée... La Russie rurale est enveloppée par la lueur des incendies des domaines des pomechtchiki [les propriétaires]. Des entreprises agricoles modèles sont détruites. Les forces productives du pays sont mourantes... Sans attendre l'Assemblée constituante, les paysans s'emparent des terres, violent les droits souverains du peuple tout entier, détruisent la richesse nationale.9

Le gouvernement remet au lendemain

Peu après son arrivée au pouvoir, le 19 mars, le Gouvernement provisoire déclara que la réforme agraire était un objectif urgent qui lui tenait à cœur. En même temps il annonçait :

La question de la terre ne peut être résolue au moyen de saisies [arbitraires]. La violence et le vol sont les pires procédés, et les plus dangereux dans le domaine des relations économiques... La question de la terre doit être résolue par la loi, promulguée par les représentants du peuple.
Une préparation adéquate à toute législation agraire est impossible sans un travail préalable : le recensement des matériaux, l'enregistrement des réserves de terre, [la détermination de] la distribution de la propriété foncière, les conditions et les formes de l'utilisation des terres, et ainsi de suite...
Sur la base des considérations sus-mentionnées, le Gouvernement provisoire a résolu :
1. de reconnaître l'urgence de la préparation et de l'élaboration des matériaux de la question agraire ;
2. de confier cette [tâche] au Ministère de l'agriculture ;
3. de former une commission agraire au sein du Ministère de l'agriculture pour le projet mentionné ;
4. d'inviter le ministre de l'agriculture à soumettre au plus tôt au gouvernement le projet de création d'une telle commission en même temps que l'estimation des fonds nécessaires à son travail.10

Ainsi, à la place de l'action des masses, il devait y avoir un recensement d'informations opéré par des bureaucrates gouvernementaux!

Un mois après cette déclaration, le 21 avril, le gouvernement publia un appel relatif à la question agraire :

La question la plus importante pour notre pays – la question de la terre – ne peut être convenablement et totalement résolue que par l'Assemblée constituante, élue au suffrage universel direct, égalitaire et secret. Mais dans le but de rendre possible une telle résolution, il est nécessaire de recueillir des informations de toutes les régions sur les besoins en terres de la population, et de préparer une nouvelle loi sur l'organisation agraire pour l'Assemblée constituante... Un grand désastre menacerait notre patrie si la population prenait l'initiative de réorganiser d'elle-même le système foncier sans attendre la décision de l'Assemblée constituante. De telles actions arbitraires sont porteuses d'un risque de ruine généralisée.11

Un historien a écrit :

Si les paysans devaient attendre un processus ordonné par l'Assemblée constituante et non prendre l'affaire en mains eux-mêmes, ils demandaient qu'au moins des mesures provisoires soient engagées pour améliorer leur condition et les soulager de la charge de la guerre, qui pesait tout entière sur leurs épaules. Ils voulaient aussi être sûrs que le fonds des terres ne serait pas épuisé dans l'intervalle par des accords, fictifs ou légitimes, entre les propriétaires de domaines et des acheteurs, petits ou étrangers, qui seraient en meilleure position pour demander a être exonérés de la législation confiscatoire.12

C'est ce à quoi le ministre de l'agriculture, Victor Tchernov , dirigeant des SR, était très désireux de parvenir – interdire la vente des terres tant que l'Assemblée constituante n'était pas convoquée. Mais les tentatives pour préserver le statu quo en matière de propriété foncière par le retrait de cette marchandise du marché s'avérèrent particulièrement malaisées. Sur cette question, le ministre avait mis contre lui toute la communauté des affaires, qui prétendait que l'interdiction des mutations foncières allait déprécier la valeur des terres, ce qui compromettrait la structure de crédit des banques et mettrait en danger l'épargne des petits investisseurs. Il n'est pas besoin de mentionner que les cadets mirent en œuvre une résistance acharnée à la mesure proposée.13 Le premier ministre, le prince Lvov , lui-même grand propriétaire dans la province de Toula, s'opposa également à Tchernov. Face à l'intensité de l'opposition, Tchernov ne put faire passer son projet de loi en conseil des ministres.

Il voulait aussi mettre toutes les terres sous l'administration des comités agraires jusqu'à ce que l'Assemblée constituante ait décidé de leur sort. Etant donné tous les tracas qui s'étaient accumulés sur une mesure que Tchernov considérait comme élémentaire pour la législation, il n'est pas surprenant que ce plan, encore plus ambitieux, n'ait tout simplement pas été examiné par le premier cabinet de coalition.

Lorsque, à la fin d'août, Tchernov fut éliminé du gouvernement par la droite, son successeur au ministère de l'agriculture, le SR Maslov , élabora un projet de loi édulcoré. Au lieu de placer toutes les terres sans exception sous la tutelle des comités agraires, comme l'avait exigé le congrès des SR de mai 1917, le projet de Maslov suggérait de ne soumettre que les terres louées aux paysans, cultivées avec leur matériel ou laissées en friche, au cadre de la législation projetée. En général, cette partie de la terre possédée privativement, qui était exploitée avec le matériel du propriétaire, ne devait pas être affectée. Alors que les terres de l'Etat et des apanages devaient faire partie du fonds assujetti aux comités agraires, les terres en fermage n'étaient pas concernées, et la liste des exemptions fut augmentée des propriétés utilisées pour une exploitation spéciale (viticulture, horticulture, et ainsi de suite), et aussi, apparemment, des propriétés ecclésiastiques, sauf si elles devaient être considérées comme tombant dans la catégorie des propriétés d'Etat. La loi de Maslov ne touchait pas aux paysans riches (les koulaks) ; dans le programme du parti, leurs terres en surplus devaient aller au fonds commun.14

Et même la terre que pouvait acquérir le paysan n'était pas pour rien. « Un loyer », disait l'article 33 du projet, « sera payé aux comités qui attribueront le restant [après divers paiements au trésor, etc.] aux propriétaires légitimes. »

Le projet de loi agraire de Maslov vint devant le cabinet à la mi-octobre. La chute du gouvernement l'empêcha de devenir la loi de la terre.

Les SR et les mencheviks à la rescousse

La politique agraire du Gouvernement provisoire eut le soutien permanent des dirigeants S-R et mencheviks du Soviet. Par exemple, le 26 mars, un éditorial des Izvestia , le quotidien de l'exécutif du Soviet, déclarait :

Non seulement les intérêts de la paysannerie, mais les intérêts de la démocratie russe tout entière exigent que les domaines des nobles soient confisqués et transférés à l'Etat démocratique... Il y a un mois la revendication « Toute la terre au peuple! » semblait un rêve éloigné.
Mais dans quelques mois ce rêve, lui aussi, deviendra réalité.
Le peuple recevra toute la terre.
Mais cela devra être accompli de telle manière que le transfert de la terre au peuple se passe de façon complètement ordonnée, pour que les intérêts de la libre Russie n'en pâtissent pas.15

De même, le journal S-R, Diélo Naroda , déclarait dans un éditorial du 16 mars :

Avec l'arrivée dans les villages des premières nouvelles de la révolution, des désordres agraires se sont produits dans divers endroits. Au congrès d'oblast du Parti Socialiste-Révolutionnaire, il a été rapporté que dans certains villages les paysans ont commencé à saisir les terres des propriétaires, à attaquer des agronomes qui, exécutant les ordres de l'ancien gouvernement, réquisitionnaient le grain et le fourrage, etc.
La conférence régionale du parti SR, ayant discuté de la situation qui s'est présentée, a condamné catégoriquement de telle tentatives et déclaré que « la confiscation des terres cultivées possédées privativement ne peut être réalisée que par les moyens législatifs de l'Assemblée constituante, qui donnera au peuple la terre et la liberté. » La même résolution fut adoptée par la conférence paysanne du Conseil de Moscou des députés ouvriers. Cette résolution proclamait : « Aucun pogrom ou saisie arbitraire de terres ne sera tolérée. »
Est-il besoin d'ajouter que la décision du parti devrait être celle-ci et nulle autre ?

L'éditorial finissait par les mots :

Préservez le caractère sacré et le succès de la révolution! Ne transformez pas la grande œuvre en un règne arbitraire de la violence! Ne confondez pas la socialisation de la terre avec sa saisie arbitraire pour des gains personnels! Ne tolérez aucun pogrom!
Luttez contre eux! Organisez-vous et préparez-vous à l'élection de l'Assemblée constituante, qui donnera au peuple la terre et la liberté!!!16

Attendre, attendre... c'était tout ce que le gouvernement et les adeptes du compromis avaient à dire aux paysans.

Les paysans refusent d'attendre l'Assemblée constituante

Tchernov a écrit :

Qu'est-ce qu'ils attendaient ? On leur disait : l'Assemblée constituante. Malheureusement, la convocation de cette assemblée était ajournée avec une régularité déprimante. On n'aurait pas pu inventer un meilleur moyen de dégoûter le paysan de l'Assemblée constituante.
C'est ainsi que l'idée qu'il n'y avait pas besoin d'attendre l'Assemblée constituante et que la terre devait être saisie immédiatement trouva un sol fertile. Lors de la deuxième session du Comité Supérieur de la Terre, un représentant de Smolensk rapportait les paroles des paysans du district de Sytchevsky : « Ils disent de l'Assemblée constituante : Eh bien, Nicolas a été renversé sans assemblée constituante ; pourquoi les nobles ne pourraient-ils être chassés de la surface de la terre sans elle ? » Les bolcheviks, qui étaient à pied d'œuvre, les poussèrent du coude : C'est possible. Vous avez juste à mettre en place une dictature des ouvriers et des paysans et le problème est réglé « en deux coups de cuillère à pot » avec une simple signature en bas du décret révolutionnaire.17

Les forces punitives sont utilisées...

Le gouvernement recourait de plus en plus à l'usage des troupes pour réprimer les émeutes agraires. Le 8 avril, il était fait mention de

La requête de l'état-major, rapportée par le ministre adjoint de l'intérieur D.M. Chtchepkine, concernant la question de savoir s'il est nécessaire de donner aux commandants des troupes des districts le droit d'envoyer des détachements militaires lorsqu'on le leur demande, pour participer à la répression des troubles agraires. Il est résolu :
  1. que le ministère de l'intérieur informera les commissaires de gubernias qu'il est de leur responsabilité en même temps que celle des comités publics locaux de réprimer immédiatement par l'usage de tous moyens légaux toute tentative, dans la sphère des relations agraires, contre les personnes ou les biens des citoyens si de telles tentatives se sont produites.
  2. que le ministère de l'intérieur informera l'état-major que les instructions nécessaires concernant la question soulevée par l'état-major ont été transmises aux commissaires de gubernias qui seront responsables dans le cas où il serait nécessaire d'entrer en contact direct avec les autorités militaires concernées.18

Puis le 31 juillet, le commandant en chef, le général Kornilov , lança un ordre concernant « l'entier théâtre de la guerre » :

J'interdis :
… de faire obstacle à la moisson par des machines agricoles.
… la saisie par la violence, de façon illégale, de cheptel ou de matériel d'inventaire.
… l'éloignement illégal du travail des champs, sur les domaines possédés par l'Etat ou des individus privés, ou sur toutes autres exploitations, des prisonniers de guerre ou tous travailleurs permanents ou migrants y travaillant ; j'ordonne le retour des prisonniers de guerre déplacés illégalement.
… de contraindre les travailleurs permanents ou migrants à élever le prix de la main d'œuvre consenti auparavant.
… la saisie par la force de grains semés ou moissonnés, de fourrage, d'herbe et de paille.
… d'empêcher les moissons de quelque manière que ce soit.
… d'empêcher la culture et l'entretien des champs de cultures d'hiver.19

Le 8 septembre, Kérensky, ès qualités de commandant suprême, une charge qu'il assumait depuis l'affaire Kornilov20 , renouvela et confirma cet ordre. Mais, d'une manière peut-être significative, il le fit sans référence spécifique à son application limitée au théâtre de la guerre.21

De mars à juin, 17 cas d'usage de la force armée contre des paysans furent dénombrés ; en juillet-août, 39 cas ; en septembre-octobre, 105 cas.22

Le 10 octobre, le ministre de l'intérieur, Nikitine, exhortait les commissaires gouvernementaux dans les provinces et les villes de « rassembler les éléments sains de la population pour la lutte contre l'anarchie montante, qui mène en permanence le pays à la destruction, » et de « garnir la police de gens de confiance sélectionnés. »23

Le 21 octobre, quatre jours avant le renversement du Gouvernement provisoire, Nikitine demandait à nouveau aux commissaires du gouvernementaux

de faire tous efforts pour combattre l'anarchie, en utilisant des détachements de cavalerie là où ils seront nécessaires. Mais le Gouvernement provisoire n'avait plus de troupes sûres pour sauver sa capitale, encore moins pour rétablir l'ordre dans l'immense campagne russe.

De nombreuses années plus tard, Tchernov regrettait amèrement l'utilisation des soldats pour réprimer les désordres agraires :

C'était de la folie pure. Il n'y avait pas de meilleur moyen de démoraliser l'armée que de l'envoyer, avec ses 90 % de paysans, briser le mouvement de millions de ses frères.
Dans la province de Samara, les femmes des soldats semaient la révolte : « Allons faucher l'herbe de la noblesse ; pourquoi nos maris souffrent-ils pour la troisième année ? »
La noblesse fit venir un détachement de soldats de Hvalynsk. Mais lorsque les soldats, qui étaient des paysans eux-mêmes, virent les moujiks faucher l'herbe riche, ils s'exercèrent à la faux ; ils étaient fatigués de leurs fusils. Les paysans donnèrent à manger aux soldats, leur parlèrent, et se remirent au travail de plus fort.
Dans la province de Tambov, un détachement militaire vint à la demande du prince Vyazemsky. Il fut accueilli par des hurlements de la foule : « Que faites-vous, vous venez défendre le prince, vous venez battre vos propres pères ? Jetez les diables dans la rivière! » Le commandant eut l'idée de faire tirer en l'air. Il fut frappé par une pierre et ordonna aux troupes de disperser la foule, mais les soldats ne bougèrent pas. L'officier éperonna son cheval et échappa aux paysans enragés en traversant la rivière. Son détachement se dispersa et laissa la foule entourer le prince, qu'ils arrêtèrent et envoyèrent au front comme « tire au flanc ». Dans une gare voisine, il fut lynché par un détachement de troupes de choc sibériennes en route pour le front.
A Slavouta, dans le district de Izyaslavsky de la province de Volhynie, un détachement de cinquante cosaques fut envoyé au domaine Sangouchko pour pacifier les paysans. Un détachement d'infanterie venu du front avait lui aussi ses quartiers dans le secteur. Les cosaques sortirent en reconnaissance dans les bois. Les soldats « se mirent alors avec les paysans. D'abord, ils firent irruption dans le palais du prince. Le prince essaya de s'enfuir. Les soldats partirent à sa recherche, et le rattrapèrent près d'un pont et le percèrent de leur baïonnettes. Les soldats et les paysans, sans perdre de temps, transportèrent hors du château trois coffres de fer contenant plusieurs millions de roubles en or, argent et papier-monnaie, distribuèrent l'argent aux pauvres, et incendièrent le logement du prince. Les paysans s'employèrent courageusement à diviser les terres, sans craindre personne. »
Des paysans en uniforme gris, excités par la révolution à la ville, furent envoyés contre le village, qui ne voulait pas et ne pouvait pas continuer à vivre sous l'empire des lois agraires tsaristes alors que le tsarisme était tombé. Il n'aurait pas été possible d'inventer une politique plus suicidaire.24

Les SR se divisent

Du 6 mai à la fin août, Tchernov, fondateur, dirigeant suprême et théoricien du Parti Socialiste-Révolutionnaire, fut ministre de l'agriculture. Il porte l'essentiel de la responsabilité de la politique agricole de l'Etat pendant les beaux jours du Gouvernement provisoire. A ses côtés, comme ministres délégués, se trouvaient les S-R Rakitnikov et Vikhlaïev. Sous le ministère, il y avait une hiérarchie de comité terriens constitués sous l'empire de la loi du 24 avril, avec des comités de volost et de canton à la base de la structure et le Comité central de la terre à Pétrograd au sommet.

Les comités terriens connaissaient toute la gamme des couleurs politiques, de la teinte rosâtre des intellectuels à la nuance rouge plus profonde de l'action directe, la règle étant que plus on se rapprochait de la base de la structure, plus s'affaiblissait le rôle des intellectuels et plus s'accroissait le degré de radicalisme. A tous les niveaux les S-R étaient dominants, mais ce n'était pas le même genre de S-R, les paysans aux mains sales des comités de volost à électorat populaire ayant un aspect tout à fait différent des révolutionnaires théoriques ou des techniciens des organes supérieurs, dans lesquels beaucoup de membres siégeaient par nomination. La préoccupation majeure des premiers était d'obtenir la terre avant qu'elle ne leur glisse entre les mains comme en 1905, et celle des seconds était de concilier les différences de classes pendant que la guerre continuait.25

En juin, le mouvement pour améliorer le statut de la paysannerie était passé entre les mains des comités locaux. En l'absence de lois émanant du centre, les comités recouraient à l'action autonome : ils faisaient baisser les paiements sur les terres louées, interdisaient aux propriétaires d'intensifier l'exploitation des forêts pendant qu'ils les avaient encore, attribuaient les parcelles non cultivées à des paysans, et faisaient en général les choses que les paysans demandaient et que les propriétaires détestaient.26

Au début de l'automne, des troubles agraires massifs éclatèrent dans la province de Tambov, une région de terres noires au cœur des campagnes SR. Les chefs du parti, à Pétrograd, restaient déterminés à s'opposer aux désordres, mais pas les SR locaux.

Et ainsi toute l'organisation de Tambov, avec la hiérarchie du soviet, se distancia de la ligne du centre du parti et du Comité exécutif pan-russe, et proposa que les autorités provinciales mettent en œuvre le programme agraire sans attendre une législation à l'échelle nationale, qui ne fut jamais réalisée. C'était une initiative révolutionnaire en défi aux autorités constituées, et si elle débouchait sur une résolution nouvelle du blocage en cours en combinant la coalition dans la capitale avec l'action révolutionnaire dans les provinces, elle marquait aussi l'effondrement de la partie essentielle de l'organisation du parti.27

Tout au long de 1917, un clivage croissant divisa les SR entre la gauche – les éléments prêts à aller jusqu'au bout avec les moujiks contre les grands propriétaires – et la direction droitière.

En mars et avril, les S-R de gauche avaient pris le contrôle du mouvement paysan dans certaines provinces de Russie et d'Ukraine, à Kazan et à Oufa, à Kharkov et à Kherson, et il y avait ici et là d'autres ilôts de force.28 Dans la capitale elle-même, à Pétrograd, dès le début de la révolution l'organisation locale des SR était ouvrière dans sa composition, de gauche en politique, et alignée contre la direction centrale. A Kronstadt, la totalité de l'organisation SR était de gauche.

Lors de la première Conférence Pan-Russe des Soviets (29 mars-3 avril), un groupe de SR de gauche s'était déjà mis en rébellion ouverte contre la direction du parti et soutenait la minorité bolchevique. Avec le temps la césure dans le parti devint de plus en plus large. Le coup d'Etat de Kornilov donna un nouvel encouragement aux SR de gauche pour affirmer leur indépendance. Lors de l'insurrection d'octobre, ils se rangèrent du côté des bolcheviks, et collaborèrent avec eux dans le gouvernement né de la révolution.

Lénine marche de front avec la révolution paysanne

Lénine avait tellement débattu à fond la question agraire pendant la Révolution de 1905 qu'au moment de la second révolution ses idées et celles des bolcheviks sur le sujet étaient tout à fait claires.

D'abord et avant tout, la clé de la révolution agraire était l'organisation démocratique de masse de la population rurale. Dans son article Le socialisme et les paysans, écrit en septembre 1905, Lénine avait dit :

Il n'y a qu'un moyen pour que la réforme agraire, inévitable dans la Russie contemporaine, joue un rôle révolutionnaire et démocratique : cette réforme doit être accomplie par l'initiative révolutionnaire des paysans eux-mêmes contre les propriétaires fonciers et la bureaucratie, contre l'Etat. Cette réforme, en d'autres termes, doit s'accomplir par des méthodes révolutionnaires... Cette voie, nous l'indiquons en exigeant avant tout la formation de comités révolutionnaires paysans.29

Et là, au début d'avril 1917, il écrivait :

Car l'organisation des paysans eux-mêmes, mais à la base, mais sans fonctionnaires, sans « contrôle ni surveillance » des grands propriétaires fonciers et de leur séquelle, est le gage le plus sûr, le seul gage du succès de la révolution, du succès de la liberté...30

Il renouvelait ce point dans son Rapport sur la question agraire lors de la conférence d'avril du parti :

… ce qui importe pour nous, c'est l'initiative révolutionnaire, la loi devant en être le résultat. Si vous attendez que la loi soit écrite au lieu de développer vous-même votre énergie révolutionnaire, vous n'aurez ni loi ni terre.31

Les paysans ne devaient pas se laisser berner par l'argument de compromis :

Pour la terre, attends jusqu'à l'Assemblée constituante. Pour l'Assemblée constituante, attends jusqu'à la fin de la guerre. Pour la fin de la guerre, attends jusqu'à la victoire totale. Voilà ce qu'il en est. Les capitalistes et les grands propriétaires fonciers, qui ont la majorité dans le gouvernement, se moquent tout bonnement des paysans.32
Contrairement aux prédications libérales bourgeoises ou purement bureaucratiques auxquelles se livrent nombre de socialistes-révolutionnaires et de soviets des députés ouvriers et soldats, qui recommandent aux paysans de ne pas s'emparer des terres des grands propriétaires fonciers, de ne pas entreprendre la réforme agraire avant la convocation de l'Assemblée constituante, le parti du prolétariat doit appeler les paysans à réaliser immédiatement, de leur propre autorité, la réforme agraire et à procéder sur place, en vertu de la décision des députés paysans, à la confiscation immédiate des terres appartenant aux grands propriétaires fonciers.33

Il propose une organisation indépendante des ouvriers agricoles

Tout au long du développement de la politique agraire du bolchevisme il y avait dans la pensée de Lénine deux points centraux : (1) la classe ouvrière doit diriger la paysannerie ; (2) les ouvriers doivent être organisés séparément des paysans. Ainsi écrivait-il en 1906 :

… en soutenant la paysannerie révolutionnaire, le prolétariat ne doit pas oublier un seul instant son indépendance de classe, ses tâches de classe particulières. Le mouvement de la paysannerie est le mouvement d'une autre classe ; ce n'est pas une lutte prolétarienne, c'est une lutte de petits exploitants ; ce n'est pas une lutte contre les fondements du capitalisme, mais une lutte pour les débarrasser de tous les vestiges du servage.34
Nous soutenons le mouvement paysan jusqu'au bout, mais nous devons nous rappeler que c'est le mouvement d'une autre classe, différente de celle qui peut accomplir et accomplira la révolution socialiste.35

En 1917, il poursuivait l'argumentation :

Il faut (…) grouper séparément les éléments prolétariens (journaliers, domestiques de ferme, etc.) au sein des soviets paysans, ou bien (parfois et) organiser séparément des soviets de députés des salariés agricoles.36

Dans un discours au 1er Congrès des députés paysans de Russie, le 22 mai, il disait au nom des bolcheviks :

Nous voulons et nous conseillons la formation dans chaque comité paysan, dans chaque canton, chaque district, chaque province, d'une fraction ou d'un groupe distinct d'ouvriers agricoles et de paysans pauvres, de ceux qui doivent se demander : « Si la terre devient propriété du peuple entier – et elle le deviendra sans nul doute, car telle est la volonté du peuple – que devrons-nous faire ? Nous qui n'avons ni bétail, ni outillage, où les prendrons-nous ? Comment travaillerons-nous, comment défendrons-nous nos intérêts ? Comment faire en sorte que la terre, qui sera propriété du peuple entier, qui le sera vraiment, ne tombe pas aux mains des seuls patrons ? Si elle tombe aux mains de ceux qui auront assez de bétail et d'outillage, y gagnerons-nous grand-chose ? Est-ce pour en arriver là que nous avons fait cette grande révolution ? Est-ce cela que nous voulions ?
… Pour nous soustraire au joug du capitalisme, pour que la terre, propriété du peuple entier, passe aux mains des travailleurs, il n'y a qu'un moyen essentiel : l'organisation des ouvriers agricoles qui seront guidés par leur expérience, par leur observation, par leur méfiance envers ce que leur disent les exploiteurs, même si ces derniers arborent des rubans rouges et se qualifient de « démocratie révolutionnaire ».
Seules l'organisation locale indépendante et leur expérience personnelle instruiront les paysans pauvres. Cette expérience ne sera pas facile ; nous ne pouvons promettre et ne promettons pas que des fleuves de lait se mettront à couler entre des rives de pain d'épice. Non, les grands propriétaires fonciers seront renversés parce que telle est la volonté du peuple, mais le capitalisme subsiste. Il est beaucoup plus difficile de le jeter bas, un autre chemin mène à son renversement, et c'est celui des organisations indépendantes, distinctes, des ouvriers agricoles et des paysans pauvres. Voilà ce que notre parti préconise en premier lieu.37

Dans deux articles réunis sous le titre De la nécessité de fonder un syndicat des ouvriers agricoles de Russie , écrits spécialement pour la Conférence des syndicats de Russie tenue du 21 au 28 juin, Lénine disait :

Toutes les classes de la Russie s'organisent. La classe la plus exploitée, aux conditions de vie les plus misérables, la plus dispersée, la plus écrasée, la classe des salariés agricoles russes paraît oubliée...
Le détachement d'avant-garde des prolétaires de Russie, formé par les syndicats des ouvriers d'industrie, a le grand et impérieux devoir de venir en aide à ses frères, les ouvriers agricoles.

Les ouvriers industriels « sauront ne pas se confiner dans le cadre étroit des intérêts corporatifs, n'oublieront pas leurs frères les plus faibles. » Lénine poursuivait en soulignant la nécessité de certaines initiatives pratiques :

Il faut fixer une journée dont le salaire devra être consacré par tous les ouvriers organisés au développement et à la consolidation de l'union des ouvriers salariés des villes et des campagnes. Qu'une partie définie de cette somme soit tout entière consacrée par les ouvriers des villes au rassemblement de classe des ouvriers agricoles. Que ce fonds serve notamment à couvrir les frais d'édition d'une série de tracts aussi populaires que possible et d'un journal – qui pourrait être seulement hebdomadaire pour commencer – des ouvriers agricoles, qu'il serve à envoyer un nombre, fût-il restreint, d'agitateurs et d'organisateurs dans les campagnes pour fonder sans délai, dans diverses localités, des syndicats d'ouvriers salariés agricoles.
… Il faut entamer la lutte la plus énergique contre le préjugé selon lequel la prochaine abolition de la propriété privée du sol peut « donner la terre » à tout valet de ferme et à tout journalier et saper les bases mêmes du travail salarié dans l'agriculture. C'est un préjugé, et un préjugé des plus nocifs.
… On ne peut manger la terre. On ne peut la cultiver sans bétail, sans outillage, sans semences, sans réserve de produits, sans argent. Compter sur les « promesses », d'où qu'elles viennent, — les promesses « d'aider » les salariés des campagnes à acquérir du bétail, de l'outillage, etc., — serait la pire des erreurs, en même temps qu'une impardonnable naïveté.
… Aussi la tâche du syndicat des ouvriers agricoles doit-elle être déterminée tout de suite comme n'étant pas seulement la lutte pour l'amélioration de la situation des ouvriers en général, mais aussi, en particulier, la défense de leurs intérêts en tant que classe dans la grande réforme agraire imminente.38

Organisez les grandes fermes

Lénine expliquait que l'organisation des ouvriers agricoles en syndicats, ou même en soviets, ne suffisait pas à renverser l'exploitation dans les campagnes. Ainsi, il écrivait en avril 1917 :

Nous ne pouvons dissimuler aux paysans, ni à plus forte raison aux prolétaires et aux semi-prolétaires de la campagne, que tant que subsistent l'économie marchande et le capitalisme, la petite exploitation n'est pas en mesure d'affranchir l'humanité, d'affranchir les masses de la misère, qu'il faut songer à passer à la grande exploitation travaillant pour le compte de la société et s'y mettre tout de suite, en enseignant aux masses et en apprenant auprès des masses à appliquer les mesures pratiques adéquates.39

Dans un discours au Congrès des députés paysans, déjà cité ci-dessus, Lénine déclarait :

La deuxième mesure recommandée par notre parti, c'est de transformer au plus tôt chaque grande économie agricole, par exemple chacun des grands domaines, qui sont au nombre de 30.000 en Russie, en entreprises modèles collectivement exploitées par des ouvriers agricoles et des agronomes compétents, à l'aide du bétail, de l'outillage, etc., des anciens propriétaires. Sans cette exploitation collective sous la direction des soviets des ouvriers agricoles, on n'arrivera pas à transmettre toutes les terres aux travailleurs. Certes, la culture collective est une chose difficile ; si quelqu'un s'imagine qu'on peut la décréter et l'imposer d'en haut, ce serait évidemment une folie, parce que l'habitude séculaire de l'exploitation individuelle ne peut disparaître d'un seul coup, parce qu'il faut de l'argent, il faut une adaptation au nouvel état de choses.40

Lénine emprunte le programme des SR

Lénine n'hésita pas à adopter le programme qui avait émergé du mouvement de masse paysan et qui était dans l'ensemble identique à celui du Parti socialiste-révolutionnaire.

Le 19 août 1917, le journal les Izvestia, du Congrès russe des députés paysans, publia un article intitulé « Mandat type rédigé d'après les 242 mandats présentés par les députés des provinces au Ier Congrès des députés paysans de Russie, tenu à Pétrograd en 1917 ». Les points cruciaux du Relevé des mandats étaient :

… l'abolition sans indemnité de la propriété du sol sous toutes ses formes, jusques et y compris la propriété paysanne ; dans la transmission à l'Etat ou aux communautés rurales des entreprises agricoles hautement développées, dans la confiscation de tout le cheptel mort et vif des terres confisquées (exception faite en faveur des paysans cultivant de petites parcelles) ce cheptel devant être transmis à l'Etat ou aux communautés ; dans l'interdiction du travail salarié ; dans la répartition égalitaire du sol entre les travailleurs avec des partages périodiques, etc. Les paysans exigent, à titre de mesure transitoire avant la convocation de l'Assemblée constituante, la promulgation immédiate de lois interdisant l'achat et la vente des terres, l'abrogation des lois permettant aux familles de sortir des communautés, de se faire attribuer des lots d'un seul tenant, etc., sur la protection des forêts, des pêcheries, etc., sur l'abolition des contrats de location à long terme, la révision des contrats à court terme, etc.41

Lénine, qui se cachait en Finlande et était désormais convaincu que le moment de la prise du pouvoir était proche, pensait que le décret type était central pour le succès de la révolution.

Aussi les socialistes-révolutionnaires se leurrent-ils eux-mêmes et leurrent-ils les paysans en admettant et en répandant autour d'eux l'idée que des transformations de cet ordre sont possibles sans renversement de la domination capitaliste, sans passage de tout le pouvoir au prolétariat, sans soutien par les paysans pauvres des mesures révolutionnaires les plus énergiques du pouvoir d'Etat prolétarien contre les capitalistes.42

Les 242 revendications, disait-il, ne pouvaient être satisfaites que si une guerre sans merci était déclarée au capitalisme sous la direction du prolétariat. Ainsi il s'empara de la totalité du programme agraire déclaré des SR, mais il y ajouta l'élément vital selon lequel il ne pouvait être réalisé que comme partie intégrante d'une révolution prolétarienne contre le capitalisme. Les revendications étaient destinées à être incorporées au décret sur la terre que prit le gouvernement bolchevik le 26 octobre. Lorsqu'il fut soumis au Congrès des soviets de Russie, et que des protestations se firent entendre qu'il s'agissait du travail des SR, Lénine répondit :

Des voix s'élèvent pour dire que le décret lui-même et le mandat ont été établis par les socialistes-révolutionnaires. Soit. Qu'importe par qui ils ont été établis ; mais nous, en tant que gouvernement démocratique, nous ne pouvons pas éluder les décisions prises par les couches populaires, quand bien même nous ne serions pas d'accord avec elles. En appliquant le décret dans la pratique, en l'appliquant sur les lieux, les paysans comprendront d'eux-mêmes où est la vérité. Et même si les paysans vont encore plus loin à la suite des socialistes-révolutionnaires, et même s'ils donnent à ce parti la majorité à l'Assemblée constituante, nous dirons encore : soit! La vie est le meilleur des éducateurs, elle montrera qui a raison ; les paysans par un bout, et nous par l'autre bout, nous travaillerons à trancher cette question. La vie nous obligera à nous unir pour une même œuvre révolutionnaire, dans l'élaboration de nouvelles formes d'Etat. Nous devons suivre la vie, nous devons offrir aux masses populaires une entière liberté de création.43

Les gémissements de Tchernov étaient pathétiques : « Lénine copie nos résolution et les publie sous forme de « décrets ». »44 La justification de Lénine était très simple : les besoins de la révolution sont la loi suprême. Il écrivit :

Nous autres, bolcheviks, nous étions adversaires de cette loi sur la socialisation de la terre. Mais nous l'avons approuvée, parce que nous ne voulions pas aller à l'encontre de la majorité des paysans. La volonté de la majorité est toujours pour nous une obligation, et la contrecarrer signifie trahir la révolution.
Nous ne voulions pas imposer à la paysannerie une idée qui lui était étrangère, celle de la vanité d'un partage égal de la terre. Nous estimions qu'il valait mieux que les travailleurs paysans eux-mêmes comprennent, à leurs dépens, sur leur propre dos, qu'un partage égalitaire est une absurdité. C'est alors seulement que nous pourrions leur demander comment en finir avec la ruine, l'emprise des koulaks, qui ont pour base le partage de la terre.45

Lorsqu'un délégué allemand au IIe Congrès du Comintern, en 1920, accusa le gouvernement soviétique d'une « rechute directe dans le mode de pensée petit-bourgeois depuis longtemps dépassé »46 et de « sacrifice des intérêts du prolétariat à ceux de la paysannerie », Lénine répliqua d'un ton acerbe qu'« autrement, le petit paysan ne verra pas de différence entre ce qu'il y avait avant et la dictature des Soviets » et que « si le pouvoir d'Etat prolétarien n'applique pas cette politique, il ne pourra pas se maintenir. »47

C'est un paradoxe de l'histoire que sous un gouvernement auquel participaient un certain nombre de S-R, les paysans durent prendre le chemin de la révolution pour mettre en œuvre le programme S-R, soutenus et dirigés par les bolcheviks, qui combattaient les S-R depuis de nombreuses années.

Sur le plan de l'organisation, les bolcheviks étaient extrêmement faibles dans les campagnes. Il n'y avait qu'une poignée de membres du parti qui vivaient dans les villages. Malgré tout, la volonté de Lénine et des bolcheviks de se mettre à l'écoute des paysans leur donna un impact démesurément disproportionné à leur force organisationnelle.

Lénine savait comment apprendre du moujik, et celui-ci appréciait. Prenons par exemple son intervention devant le congrès paysan le 20 mai. On aurait cru, dit Soukhanov, que Lénine était tombé dans la fosse aux crocodiles. Malgré tout, « le petit moujik écouta avec attention et, probablement, non sans sympathie. Mais il n'osa pas le montrer. »48

La même chose se produisit dans la section des soldats, qui était extrêmement hostile aux bolcheviks. Soukhanov raconte :

Je pris place au septième rang, au cœur même de l'auditoire des soldats. Ceux-ci écoutaient avec le plus grand intérêt pendant que Lénine éreintait la politique agricole de la coalition et proposait de régler la question d'autorité, sans aucune assemblée constituante... Mais l'orateur fut bientôt interrompu par le depuis la tribune du présidium : son temps de parole était écoulé. Il y eut alors une controverse sur le point de savoir si on devait laisser Lénine continuer son intervention. Le présidium, à l'évidence, ne le voulait pas, mais l'assemblée n'avait rien contre. Lénine, ennuyé, se tenait à la tribune, épongeant d'un mouchoir son crâne chauve ; me reconnaissant de loin, il me fit gaiment un signe de la tête. Et autour de moi j'entendais des commentaires

— Il dit des choses sensées... hein ?, dit un soldat à un autre.

A la majorité, l'assemblée vota pour que Lénine finisse de parler... Les préjugés avaient été dissipé, la glace avait été rompue. Lénine et ses principes avaient commencé à pénétrer jusqu'aux profonderus des Prétoriens.49

Au Congrès des soviets paysans, Lénine n'obtint que vingt voix, contre 810 à Tchernov et 804 à Kérensky. Mais ces derniers devenaient de plus en plus ouvertement les ennemis du mouvement paysan, alors que Lénine était en complète harmonie avec lui.

L'identification de Lénine avec les opprimés

Rien n'était plus étranger à Lénine que l'attitude aristocratique des libéraux-mencheviks envers le moujik « noir ». Il suffit de comparer la position de Lénine avec celle, par exemple, du menchevik de gauche Soukhanov. Les écrits de Soukhanov sont pleins de dédain pour le caractère fruste de la paysannerie.

Des gens extrêmement bruts et ignorants dont la dévotion à la révolution était faite de rancune et de désespoir venaient des tranchées et de trous perdus, et leur « socialisme » était la faim et un désir insupportable de repos. Ce n'était pas un mauvais matériau pour des expériences, mais – mais les expériences avec eux seraient risquées.50

Combien le paysan en uniforme a l'air horrible :

là même, sur le berceau même, au gouvernail même de la révolution se tenait la paysannerie, dans toute sa masse terrible, avec qui plus est un fusil dans les mains. Elle déclarait : « Je suis le maître non seulement du pays, non seulement de l'Etat russe, non seulement de la période proche de l'histoire russe, mais je suis maître de la révolution, qui n'aurait pas pu être accomplie sans moi »...
La participation directe de l'armée dans la révolution n'était rien d'autre qu'une forme d'ingérence de la paysannerie, sa forme d'intrusion au cœur du processus révolutionnaire. De mon point de vue de marxiste et d'internationaliste, c'était une ingérence profondément malvenue.51

Aux yeux de Soukhanov, le soutien qu'apportait Lénine aux paysans était une capitulation devant l'anarchisme.

Lénine en « donnant immédiatement » la terre aux paysans et en prêchant l'expropriation, souscrivait en fait à la tactique anarchiste et au programme S-R. L'un et l'autre étaient agréables et compréhensibles pour le paysan, qui était loin d'être un partisan fanatique du marxisme. Mais l'un et l'autre avaient été raillés nuit et jour par le marxiste Lénine pendant au moins quinze années. Désormais ceci était jeté de côté. Pour plaire aux paysans et être compris par eux, Lénine devint à la fois anarchiste et S-R.52

Bien au contraire, dès 1905, Lénine avait compris comment apprendre du moujik et sentir le battement de cœur du démocrate révolutionnaire derrière l'extérieur monarchiste du paysan.53
Il ressentait à l'unisson des paysans qui se soulevaient des profondeurs, qui, après des siècles d'oppression et d'obscurité, étaient tirés pour la première fois de leur torpeur par le tonnerre de la révolution pour s'affirmer comme des êtres humains. Il citait en l'approuvant une lettre d'un paysan au quotidien bolchevik de Moscou, le Sotsial-Démokrat  : « Il faut (dit la lettre) un peu plus serrer la vis à la bourgeoisie pour qu'elle craque sur toutes les coutures! ... Mais si nous ne la serrons pas assez, ça ira mal. »54

Des nuages à l'horizon

Malgré tout, de noirs nuages s'amoncelaient à l'horizon. Les bolcheviks avaient complètement raté leur tentative d'organiser les ouvriers agricoles dans des syndicats. Les soviets de salariés agricoles ne prirent de l'importance que dans très peu de localités, essentiellement dans les provinces baltes. En fait, les domaines – y compris ceux qui étaient exploités comme unités de grande échelle – furent dans l'ensemble morcelés et non préservés comme fermes modèles ainsi que Lénine l'aurait souhaité. En été et automne 1918, les bolcheviks firent un bref effort concerté pour organiser les pauvres des campagnes de façon séparée – dans des Comités de Paysans pauvres. Les comités ne survécurent que quelques mois et les bolcheviks durent les dissoudre.

Rosa Luxemburg disait de façon prophétique, peu après la Révolution d'Octobre, qu'une politique agraire socialiste devait se donner pour but d'encourager la socialisation de la production agricole :

S'agissant des campagnes, la transformation socialiste des rapports économiques suppose deux conditions : d'abord la nationalisation de la grande propriété foncière, justement parce qu'elle représente une concentration, très avancée au point de vue technique, des moyens de production et des méthodes de culture, qui seule peut servir de point de départ à une économie socialiste à la campagne. Si on n'a, bien sûr, pas besoin de prendre son lopin de terre au petit paysan et si on peut tranquillement lui laisser le soin de choisir librement d'abord la voie du groupement coopératif, en raison des avantages de l'exploitation collective, et finalement celle de l'intégration dans l'exploitation sociale collective, il va de soi que toute réforme économique socialiste à la campagne doit nécessairement commencer par la grande et moyenne propriété foncière. Il faut dans ce cas transférer avant tout le droit de propriété à la nation ou à l'Etat, ce qui est la même chose avec un gouvernement socialiste ; car seule cette mesure donne la possibilité d'organiser la production agricole à grande échelle et selon des conceptions socialistes cohérentes.

Les bolcheviks ont fait le contraire : ils ont donné la terre aux paysans individualistes :

Naguère, une réforme socialiste à la campagne se heurtait tout au plus à la résistance d'une petite caste de grands propriétaires fonciers nobles et capitalistes et à celle d'une petite minorité de la riche bourgeoisie rurale, dont l'expropriation par une masse populaire révolutionnaire est un jeu d'enfants. A présent, après « l'appropriation », toute collectivisation socialiste de l'agriculture se heurtera à l'hostilité d'une masse de paysans propriétaires qui s'est accrue et renforcée énormément et qui défendra bec et ongles, contre toute atteinte socialiste, sa propriété nouvellement acquise.55

L'isolement d'une classe ouvrière peu nombreuse dans une mer de paysans petits-capitalistes, arriérés et hostiles s'avèrera crucial dans l'ascension de Staline vers le pouvoir. L'estimation faite par Rosa Luxemburg de la politique agraire des bolcheviks montre qu'elle comprenait bien la situation de la révolution russe, et mettait souvent en évidence les dangers inhérents à leur politique. Mais la situation ne laissait pas le choix aux bolcheviks sur la politique agraire révolutionnaire qu'ils mettaient en pratique : accéder au souhait démocratique spontané des paysans de distribuer la terre qu'ils avaient arrachée aux grands propriétaires.

Le fait que les salariés agricoles n'aient pas agi indépendamment des paysans possédants était une preuve de l'arriération du capitalisme en Russie. Le fait qu'en même temps la révolution agraire était si forte qu'elle impliquait toutes les couches de la paysannerie montrait jusqu'où était allé le développement capitaliste, et comment il était entré en conflit avec les formes anciennes de propriété foncière.

Le conflit prévisible entre la masse de la paysannerie russe possédante et le prolétariat minuscule, Lénine en était conscient, était porteur de grandes difficultés pour l'avenir. Malgré tout, il était convaincu que tout cela pouvait être surmonté par la généralisation de la révolution prolétarienne à l'échelle internationale.

Notes

1 Soukhanov, op. cit .

2 M. Ferro, « The Aspirations of Russian Society », in Pipes, Revolutionary Russia, p.149.

3 Cité in V. Chernov, The Great Russian Revolution, New York 1966, p.256.

4 Cité in Lénine, «Le « nouveau » gouvernement retarde déjà non seulement sur les ouvriers révolutionnaires, mais aussi sur les masses paysannes »,  Œuvres, vol.24, p.374.

5 Browder et Kerensky, vol.2, p.582.

6 K.G. Kotelnikov et C.V.L. Meller, Крестьянское движение в 1917 году, Moscou-Leningrad 1927, Appendice.

7 M. Milioutine, Аграрная революция, Moscou 1927, p.172.

8 Browder et Kerensky, vol.2, p.593.

9 Browder et Kerensky, vol.2, p.576.

10 Browder et Kerensky, vol.2, p.525.

11 Browder et Kerensky, vol.2, pp.527-28.

12 Radkey, The Agrarian Foes of Bolshevism, p.253.

13 Radkey, The Agrarian Foes of Bolshevism, p.255.

14 Radkey, The Agrarian Foes of Bolshevism, p.448.

15 Browder et Kerensky, vol.2, p.527.

16 Browder et Kerensky, vol.2, pp.583-84.

17 Chernov, pp.256-57.

18 Browder et Kerensky, vol.2, p.584.

19 Browder et Kerensky, vol.2, pp.567-68.

20 27-30 août. Voir chapitre 16.

21 Kotelnikov et Meller, pp.420-21.

22 Milioutine,p. 182.

23 Kotelnikov et Meller, pp.420-21.

24 Chernov, pp.262-63.

25 Radkey, The Agrarian Foes of Bolshevism, p.246.

26 Radkey, The Agrarian Foes of Bolshevism, pp.257-58.

27 Radkey, The Agrarian Foes of Bolshevism, pp.438-39.

28 Radkey, The Agrarian Foes of Bolshevism, p.192.

29 Lénine, Œuvres, vol.9, p.325.

30 Lénine, « Le congrès des députés paysans  », Œuvres, vol.24, pp.162-163.

31 Lénine, Œuvres, vol.24, p.287.

32 Lénine, « Les enseignements de la révolution  », Œuvres, vol.25, pp.249-250.

33 Lénine, « Les tâches du prolétariat dans notre révolution  », Œuvres, vol.24, p.65.

34 Lénine, Œuvres, vol.10, p.433.

35 Lénine, Œuvres, vol.10, p.194.

36 Lénine, « Le congrès des députés paysans  », Œuvres, vol.24, p.163.

37 Lénine, Œuvres, vol.24, pp.516-517.

38 Lénine, Œuvres, vol.25, pp.125-130.

39 Lénine, « Le congrès des députés paysans  », Œuvres, vol.24, p.164.

40 Lénine, Œuvres, vol.24, p.517-518.

41 Lénine, « Pages du journal d'un publiciste  », Œuvres, vol.25, pp.301-302.

42 Idem, p.302.

43 Lénine, « Rapport sur la terre du 26 octobre (8 novembre)  », Œuvres, vol.26, pp.268-260.

44 Дело Народа, 17 novembre 1917.

45 Lénine, Œuvres, vol.28, pp.178-179.

46 Protokoll des Zweiten Weltkongresses der Kommunistischen Internationale , Hamburg 1921, p.318

47 Lénine, « Discours sur les conditions d’admission à l’Internationale Communiste  ».

48 Soukhanov, op. cit .

49 Soukhanov, op. cit .

50 Soukhanov, op. cit .

51 Soukhanov, op. cit .

52 Soukhanov, op. cit .

53 Voir Cliff, Lénine, Construire le parti .

54 Lénine, « Discours sur la guerre  », Œuvres, vol.25, p.38.

55 R. Luxemburg, La révolution russe , in Textes, éditions sociales/Messidor, 1982, pp.213, 216.

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