1998

(...) Ce livre est à propos de ma vie, à propos du passé, mais j’espère qu’il sera aussi une arme dans la longue lutte pour l’avenir.

 

Tony Cliff

Un monde à gagner

La construction dans la montée des luttes

1998

Les groupes de base dans les syndicats

Quand les conservateurs gagnèrent les élections de 1970, la résistance généralisée des travailleurs aux patrons et au gouvernement connut un élan nouveau. L’activisme syndical s’était développé de façon explosive face aux difficultés économiques et aux échecs du gouvernement Wilson. Cet élan fut encore accru par la politique du nouveau gouvernement conservateur dirigé par Edward Heath. La législation sur les relations industrielles, ainsi qu’une détermination à contrôler les salaires du secteur public, produisirent une série d’arrêts de travail. Une loi sur les relations industrielles fut votée en décembre 1970, qui présentait des affinités avec le « In Place of Strife » des travaillistes.

Les dirigeants syndicaux réagirent encore plus durement contre les conservateurs qu’ils ne l’avaient fait contre les travaillistes. La centrale syndicale (TUC : Trade Unions Council) tint une série de meetings nationaux, régionaux et locaux, un grand meeting à l’Albert Hall, et de nombreuses manifestations, parmi lesquelles la marche du 21 février, forte de 140.000 participants. Le TUC demanda aux syndicats de ne pas reconnaître la loi, et pratiquement tous les syndicats d’une certaine taille répondirent favorablement. Tous les syndicats reprirent la clause suggérée par le TUC pour les accords collectifs, déclarant : « Cet accord n’est pas légitime ».

Malgré tout, même quand le Labour n’est pas aux affaires les bureaucrates syndicaux ne changent pas fondamentalement. Le TUC continuait à rejeter le recours à l’action. Malgré cela, des grèves de protestation de vingt-quatre heures eurent lieu. Elles étaient organisées par la base et comptaient 600.000 travailleurs le 8 décembre 1970, 180.000 le 12 janvier 1971, et environ 1.250.000 à la fois le 1° et le 18 mars 1971.

Un des points d’orgue de la lutte se produisit à l’occasion des licenciements à UCS (Upper Clyde Shipbuilders – les chantiers navals de la Clyde supérieure). Dans l’après-midi du 24 juin 1971, plus de 100.000 travailleurs de Glasgow cessèrent le travail à cause de la crise annoncée des chantiers. La moitié d’entre eux manifestèrent dans la ville. C’était la plus importante protestation venue de la Clyde depuis la grève générale (de 1926 – NdT). Un mois plus tard John Davies, secrétaire à l’Industrie, annonça que les emplois d’UCS passeraient de 8.500 à 2.500. Le lendemain, les salariés d’UCS prenaient le contrôle des quatre chantiers.

Le 10 août, une réunion de plus de 1.200 délégués de l’Ecosse et du Nord de l’Angleterre approuvèrent à l’unanimité le plan de refus des licenciements, appelant à un soutien financier pour les travailleurs d’UCS. Le 18 août, environ 200.000 travailleurs écossais posèrent les outils, et près de 80.000 d’entre eux partirent en manifestation. Le choc fut considérable pour le gouvernement. David McNee, chef de la police de Strathclyde, appela Downing Street et fit savoir clairement qu’il ne pouvait pas prendre la responsabilité de l’ordre public si le gouvernement ne réouvrait pas UCS. Heath comprit le message et fit volte-face.

En juillet 1972, cinq dockers de Londres furent emprisonnés à Pentonville pour avoir enfreint la loi sur les relations industrielles. La totalité des 44.000 dockers du pays se mit en grève sans préavis. Fleet Street suivit, et un certain nombre de travailleurs de la métallurgie se joignirent au mouvement. Il semblait que la bureaucratie syndicale risquât de perdre le contrôle si elle ne passait pas à l’action. Le 26 juillet, le conseil général du TUC appela à une grève de 24 heures pour le 31 juillet. Le gouvernement prit peur et, le jour même où le conseil général publiait son appel, la Chambre des Lords prit l’initiative dramatique d’amender la loi pour tirer Heath d’affaire. Les hommes furent libérés immédiatement, et le TUC annula l’appel à la grève générale.

Il y eut entre 1972 et 1974 plus de 200 occupations de chantiers navals, usines, bureaux et ateliers. Les travailleurs remportèrent d’importantes victoires sur le front des salaires. Les plus significatives furent les magnifiques grèves des mineurs de 1972 et de 1974.

La première de celles-ci résultait d’une importante activité à la base et de solidarités industrielles qui culminèrent dans la « bataille de Saltley Gates ». Des milliers de mineurs, rejoints par quelque 20.000 métallos en grève, fermèrent un très important dépôt de coke des Midlands, assurant en cela le succès de la grève. La seconde grève des mineurs, durant l’hiver 1973-74, même si elle était plus passive que la précédente, précipita la chute des conservateurs et imposa les élections générales qui virent le retour des travaillistes au pouvoir.

Une attaque généralisée du gouvernement avait conduit à une défense élargie des travailleurs, dans laquelle l’économie et la politique fusionnaient. Les travailleurs eux-mêmes avançaient vers la généralisation, pensant en termes de classe plutôt qu’en termes corporatistes.

Tout cela donna un élan massif à l’émergence des groupes syndicaux de base organisés par les militants de IS. Rétrospectivement, la nature de notre intervention d’alors est claire. D’une certaine manière, l’idée de mouvement de base fait partie de la continuité du mouvement ouvrier britannique qui, dans ses moments d’apogée, a su créer ce type d’organisation, comme pendant la Première Guerre mondiale (bien que cet exemple ne fût pas au premier plan dans nos esprits). Le concept fait irruption, non pas tant du fait de la mémoire que des conditions qui se répètent et génèrent les mêmes réponses.

La classe ouvrière britannique est l’une des plus organisées du monde en termes de syndicalisme. Elle souffre par conséquent des effets inévitables de la bureaucratisation.

Le pouvoir de la bureaucratie syndicale est tel que pour faire avancer la lutte au delà de limites strictes il est nécessaire que l’action soit organisée en dehors des responsables. Dans les années 50 et 60, la confiance des travailleurs ordinaires était si élevée que ce type d’action était commun. Mais cela ne débouchait pas sur un mouvement organisé du fait que, la période étant prospère, les employeurs étaient prêts à faire des concessions. L’action isolée (ce que nous appelions à l’époque le « do it yourself reformism ») suffisait. Avec le retour de la crise économique, et l’offensive politique et idéologique orchestrée par Wilson, puis par Heath, il fallait aller au-delà de l’action ponctuelle pour pouvoir gagner.

Les militants de IS s’impliquèrent dans l’organisation à la base, non seulement parce que nos camarades travailleurs étaient amenés à cette conclusion sous la pression des événements, mais aussi du fait de l’accent général que nous mettions sur l’idée que « l’émancipation des travailleurs est l’acte de la classe ouvrière » - le fil rouge se reliant aux leçons de la théorie du capitalisme d’Etat et, au delà, à Marx.

Une orientation à la base signifiait organiser autour des délégués (shop stewards – ou leur équivalent dans les syndicats non industriels). A la fin des années 60 les shop stewards combinaient trois choses : ils faisaient normalement partie du personnel (avant leur incorporation au milieu des années 70) ; ils étaient les dirigeants de base élus de ce personnel ; et ils constituaient l’échelon le plus bas de l’organisation syndicale.

Une approche particulière de cette question était celle du Parti Communiste, qui se hâtait de jeter par dessus bord ses réalisations du passé. Comme l’écrit Alex Callinicos :

Le PC avait avec l’organisation des shop stewards une relation ambivalente. D’un côté, de nombreux stewards dirigeants étaient membres du parti, et le PC, avec sa tendance Broad Left (gauche large), présente dans de nombreux syndicats et localités, agissait en un réseau reliant les meilleurs militants. De l’autre côté, le parti cessa, après 1928, de poursuivre une réelle stratégie à la base... La stratégie des communistes consistait à gagner des positions officielles dans les syndicats en coopérant avec les travaillistes de gauche. Au début des années 70, le PC se retrouva virtuellement paralysé par les contradictions croissantes entre la bureaucratie syndicale et la base qui recoupait ses propres rangs. Ainsi, en même temps que son front industriel, le Comité de Liaison pour la Défense des Syndicats, organisait en 1969 deux grands arrêts de travail sans préavis contre les propositions antisyndicales du gouvernement Wilson, suivis par deux autres en 1970-71, il ne fit aucun effort pour organiser les militants de base dans la lutte, bien plus importante, qui suivit [1].

Si le PC mettait l’accent sur le rôle des shop stewards dans l’appareil syndical, cherchant à les utiliser comme un canal pour la bureaucratie dirigeante, il pouvait aussi y avoir le danger contraire, consistant à voir les shop stewards en termes de syndicalisme indépendant. Bien qu’il n’y ait pas eu d’organisation présente depuis les années 1910-1914 (à l’exception du petit groupe Solidarity), l’idée de syndicalisme indépendant revient continuellement à la surface dans les luttes industrielles. Elle pose en principe l’activité autonome et l’indépendance des travailleurs, mais évite la question « divisante » de la politique. Et c’est régulièrement un désastre, parce que cela empêche les luttes d’aller au delà des questions immédiates de salaires et de conditions de travail. A la fin des années 60, elle aurait été particulièrement déplacée. Le cadre de la lutte était posé par les tentatives conscientes de l’Etat (que le gouvernement fût travailliste ou conservateur) d’attaquer la classe ouvrière. Notre première brochure sur la question montrait déjà comment IS cherchait à éviter l’écueil du syndicalisme indépendant, son titre étant Incomes Policy, Legislation and Shop Stewards (Politique des revenus, législation et shop stewards).

Nous argumentions longuement et durement sur la nécessité de construire des organisations de base.

Dans son Histoire de la révolution russe, Trotsky explique comment la révolution avait vaincu : « Le Parti mettait les soviets en mouvement, le soviet mettait en mouvement les ouvriers, les soldats et jusqu’à un certain point les paysans. Ce qui était gagné en masse était perdu en vitesse. (On peut) se représenter l’appareil dirigeant comme un système d’engrenages » [2]. Même dans une situation non révolutionnaire, l’analogie s’applique. La classe ouvrière a besoin de trois engrenages. Le parti révolutionnaire et les syndicats constituent deux d’entre eux. Mais, pour les connecter, il nous en faut un troisième – l’organisation à la base. Dans un article écrit après la libération des Cinq de Pentonville, intitulé « La bataille est gagnée mais la guerre continue », j’écrivais :

Trois engrenages : le mouvement syndical, avec ses 11 millions de membres et ses 250.000 shop stewards, est un puissant rouage, qui comporte les plus importantes organisations d’usine de la classe ouvrière du monde entier.
Supposons que nous ayons dans ce pays un parti socialiste révolutionnaire, une organisation de combat, trempée dans la lutte et instruite dans l’art des stratégies et tactiques tendant au renversement du capitalisme. Supposons que nous, International Socialists, tout en construisant une telle organisation, ayons un effectif de 50.000 membres.
Il est incontestable que cela constituerait un engrenage puissant. Malgré tout, un tel rouage ne saurait mettre en mouvement celui des 11 millions. S’il essayait, il serait voué à se briser. Il est nécessaire d’avoir entre les deux un rouage intermédiaire.
Celui-ci est l’organisation de militants dans différents syndicats et industries qui s’unissent autour de questions spécifiques, plus larges que celles affectant un petit groupe de salariés sur leur lieu de travail, mais qui ne vont pas jusqu’à considérer l’émancipation complète de la classe ouvrière par le renversement du système capitaliste.
Les militants de IS participent à la construction de cet engrenage sous la forme d’organisations de base autour de journaux comme Carworker (le travailleur de l’automobile), le Collier (le mineur) et Rank and File Teacher (l’enseignant de base). Le but de ces organisations est d’influencer la politique des syndicats.
Le conflit grandissant montrera aux travailleurs l’importance de la lutte, élargira leur horizon, et contribuera à clarifier leurs idées. Il est très important que les membres de IS s’efforcent de recruter des militants dans notre organisation politique tout en renforçant toutes les organisations de base, industrielles et syndicales, qui existent. [3]

La classe capitaliste utilise deux armes pour défendre ses intérêts, l’une économique et l’autre politique. Le pouvoir économique des capitalistes réside dans leur capacité d’embaucher et de licencier des salariés, d’ouvrir des usines et de les fermer, etc. L’arme politique est constituée par le pouvoir d’Etat – l’armée, la police et les tribunaux – et la propagande par la presse, la télévision et la radio. Les travailleurs doivent aussi utiliser les deux armes, leurs puissances économique et politique. Socialist Worker reproduisait ainsi mon intervention à la Conférence Industrielle de IS du 11 novembre 1973, à laquelle assistaient 2.800 personnes :

Construire une nouvelle direction – avec une politique socialiste
Nous avons besoin d’un nouveau type de direction, enraciné dans la base...
Mais Cliff martela le message selon lequel la lutte à venir concernait bien plus que l’organisation à la base. « Pour mobiliser des millions de personnes, nous avons besoin d’un fort mouvement de base – plus un rouage central pour les relier entre eux ».
Ce rouage, c’est la politique socialiste. « Nous avons besoin d’une vision socialiste », déclara-t-il, « pour que les militants pensent : je suis d’abord socialiste, ensuite mineur, d’abord socialiste, ensuite docker », etc.
« Les journaux de base créés ces dernières années n’auraient pas survécu sans la politique de IS – même si nos militants sont minoritaires dans les comités de rédaction ».
Il termina par un vibrant appel qui provoqua des applaudissements prolongés : « Nous sommes engagés dans une bataille politique. Nous avons besoin d’un parti des travailleurs ». [4]

Le premier journal de base initié par des militants de IS fut Rank and File Teacher. Jusqu’au début des années 70 il était le seul journal de base à paraître régulièrement. Il y eut deux éditions de Dock Worker en 1968-69, et deux publications irrégulières : Grading et Contracting sparks (électriciens), et la brochure sur la grève de Barbican (1967) écrite par Paul Foot et intitulée Anti-Cameron Report. En mars 1973, 16 journaux de base étaient publiés régulièrement :

Journaux de base, mars 1973 [5]
Carworker6.000
Collier5.000
Hospital Worker6.000
Platform (autobus)3.000
Textile Worker1.500
Case Con (travailleurs sociaux)5.000
Journalists Charter2.000
NALGO Action News6.000
Rank and File Teacher10.000
Redder Tape3.000
Scots Rank and File2.000
Dock Worker5.000
GEC Rank and File8.000
Building Worker2.000
Electricians Special2.000

Parmi d’autres journaux de base non mentionnés dans la liste ci-dessus, on trouvait Steelworker, Post Office Worker, Printworker, et quelques autres.

La conférence d’IS de mars 1973 vota la résolution suivante : « Nous devons travailler pour réunir une conférence de base en automne/hiver, qui serait dans l’idéal parrainée conjointement par tous les journaux de base sur lesquels nous avons quelque influence » [6]. Par la suite, une conférence de base fut effectivement tenue à Birmingham le 30 mars 1974.

Le rapport industriel de la conférence d’IS de 1974 déclarait :

La conférence de base tenue à Birmingham le 30 est à l’évidence l’opération la plus importante que nous ayons jamais entreprise... 318 corps syndicaux s’y sont inscrits : une vraie récompense pour les trois mois d’agitation intense menée dans les cellules et les départements industriels. Pour ces 318 organisations syndicales qui ont été gagnées à la conférence il y en a probablement autant, sinon davantage, dans lesquelles nos camarades ou nos contacts ont été battus, le plus souvent par une combinaison d’éléments droitiers et du Parti Communiste. Il est clair qu’une importante proportion de nos membres industriels (cols bleus et cols blancs) ont pris la conférence très au sérieux.
Environ 500 délégués de 270 organisations ont effectivement participé à la conférence. Parmi ceux-ci, près des deux tiers étaient des travailleurs manuels, et seulement la moitié étaient membres de IS. Ces chiffres sont éloquents en ce qui concerne le développement de IS au cours de l’année écoulée – en mars 1973 une telle réponse n’aurait pas été à l’ordre du jour. C’est en particulier un tribut à l’établissement des cellules d’usine, au renforcement des fractions, et au travail des journaux de base. Cela démontre en même temps le caractère fondamentalement correct de notre orientation. L’accent que nous avons mis sur un mouvement de base, national et démocratique, luttant pour une politique de classe indépendante, correspond effectivement à la conscience des militants [7].

Le rapport était tout à fait satisfait de l’état du Mouvement National de Base (National Rank and File Movement) : « Le NRFM est une authentique courroie de transmission, opérant à un niveau très modeste au sein de la classe ouvrière ».

L’autodestruction du Parti Communiste nous avait de plus en plus laissé le champ libre. Jamais les militants ouvriers ne nous ont été aussi ouverts qu’en 1970-74 sous le gouvernement Heath – ni avant ni depuis. Tout ces progrès étaient dus au processus de généralisation en cours dans la classe ouvrière. Dans la lutte, les travailleurs étaient en train de changer.

Pourquoi cela s’était-il produit ? Prenons l’exemple d’un piquet de grève. Ce ne sont pas les travailleurs qui y prennent l’initiative de la violence. C’est lorsque la police et les jaunes essaient de passer au travers qu’ils se défendent. Les travailleurs cherchent la ligne de moindre résistance. Aussi longtemps que la voie de la réforme est ouverte celle de la révolution est fermée. C’est seulement quand le bricolage ne marche plus que les gens se portent vers les extrêmes. Et c’est finalement une révolution, qui n’est pas un pique-nique. C’est un risque énorme et un sacrifice, et les masses n’iront dans ce sens que lorsqu’il n’y aura pas d’autre chemin. Aussi longtemps que des luttes fragmentées obtiennent des résultats, les travailleurs ne généralisent pas. Mais lorsque, confrontés à la crise, les employeurs ne font plus de concessions et que les travailleurs doivent élever le niveau de la lutte, alors ils passent de la démarche corporatiste à une lutte de classe plus large, et ainsi changent eux-mêmes. Cela signifie qu’un nombre important de travailleurs apprennent comment l’Etat est organisé pour défendre le capitalisme, comment les média couvrent les grèves, comment les parlementaires réformistes se tiennent sur la touche, etc.

Quelques semaines après la victoire de la grande grève des mineurs de 1972, je me rendis à Barnsley pour rencontrer les trois membres d’IS de la National Union of Miners (NUM). Je m’attendais à ce qu’ils amènent trois ou quatre contacts. Je fus stupéfait de voir arriver une centaine de mineurs, parmi lesquels un membre de l’exécutif national de NUM, Peter Tait, et Arthur Scargill, à l’époque membre de l’exécutif de NUM-Yorkshire. La réunion nous convainquit du besoin et de la possibilité d’un journal de base dans le syndicat des mineurs. John Charlton rapporte qu’à la conférence base des mineurs, appelée par IS en mars 1972, avaient assisté 56 mineurs venus de diverses parties du pays « à la suite de quoi nous pouvions compter sur une croissance rapide du mouvement de base autour du nouveau journal, Collier, qui avait été très bien reçu. Un certain nombre de mineurs dirigeants ont maintenant rejoint IS » [8].

Nous tînmes une réunion à Grimethorpe, un village de mineurs. Nous n’y avions aucun membre. La réunion, tenue sous les auspices de IS, avait pour thème « la grève des mineurs et la lutte pour le socialisme » : 500 personnes y assistèrent.

Quand les cinq dockers de Pentonville furent emprisonnés pour avoir violé la loi sur les relations industrielles en 1972, le London Port Shop Stewards’ Committee (comité des délégués du port de Londres) voulut imprimer une affiche protestant contre l’arrestation. Ils contactèrent l’imprimerie du parti Communiste, qui refusa de faire le travail parce que c’était le week-end et que l’imprimerie était fermée. La réticence de l’imprimerie du PC à sortir l’affiche était le symptôme d’un malaise général. Le PC et sa vitrine industrielle, la LCTDU, étaient plus ou moins inactifs parce qu’ils emboîtaient le pas à leur amis de gauche dans la bureaucratie.

Notre imprimerie, une chose minuscule à l’époque, fut contactée. Notre camarade imprimeur m’appela et me demanda : « C’est OK si on travaille tout le week-end ? » Ma réponse fut : « Certainement. Si besoin est il faut y travailler même la nuit ». L’affiche, qui disait « One docker in the dock, all dockers out of the docks » (un docker dedans, tous les dockers sont dehors), fut imprimée et généreusement collée.

Les dockers étaient très amicaux avec nous avant même l’arrestation des cinq de Pentonville. C’est Laurie Flynn qui, dans Socialist Worker, avait donné l’information selon laquelle la Midland Cold Storage Company, dont le piquet de grève illégal comprenait les cinq dockers emprisonnés, loin d’être la petite société innocente dont le journaux avaient fait le portrait, était possédée par la puissante famille Vestey, à la richesse fabuleuse.

Quelques jours après la libération des Cinq de Pentonville, IS tint un meeting de victoire des dockers à Stratford, East London, pour les accueillir. Trois des cinq dockers de Pentonville – Tony Merrick, Connie Clancy et Derek Watkins – étaient sur notre podium. Deux autres dockers étaient aussi à la tribune – Mickey Fenn et Tony Delaney. J’étais un des intervenants [9]. A l’époque, le nombre total des dockers de IS était égal à un ! Peu après, Mickey Fenn et Eddie Prevost – un docker très sérieux – nous rejoignirent. Mickey Fenn est malheureusement mort, et Eddie est toujours un membre actif de notre organisation, même s’il ne travaille plus sur les docks.

Autre cas : le TUC appela à un rassemblement devant le parlement le 2 novembre 1972 pour exiger une augmentation des retraites. Tout l’énorme site de construction de Anchor Steelworks à Scunthorpe cessa le travail dans l’après-midi, et 2.000 travailleurs marchèrent du site au stade de football municipal pour un meeting de masse revendiquant une augmentation des retraites. Ils étaient soutenus par des ouvriers du site de distribution d’électricité de Drax ainsi que par des délégations de syndicats de tout le Yorkshire. Près de 5.000 travailleurs y participèrent. J’étais l’une des personnes invitées à parler.

Je me souviens avoir commencé mon intervention par quelque chose comme : « J’avais le choix. J’aurais pu aller au rassemblement devant le parlement ou venir ici. Par respect pour les morts, je ne suis pas allé au parlement, je suis venu ici vers les vivants et ceux qui se battent ».

Je déclarai que j’étais fier d’être présent à « une journée de l’histoire du mouvement de la classe ouvrière. Les larmes de Jack Jones me brisent le cœur. Mais elles n’apporteront pas une augmentation des retraites », ajoutai-je dans de bruyantes acclamations, « Nous sommes l’armée de la classe ouvrière. Je pense que le mouvement de base est assez fort, en termes de puissance industrielle, pour augmenter les retraites maintenant. Je pense que la base, en termes de puissance industrielle, peut briser ce gouvernement conservateur » [10].

De façon significative, immédiatement après le meeting, je fus invité par le comité des shop stewards d’Anchor Steelworks à participer à une session de formation des shop stewards pour débattre avec eux sur les accords de productivité (voir plus loin sur ce sujet).

Entre 1968 et 1974, les réunions auxquelles j’assistais dans tout le pays rendaient impossible toute vie de famille. « Pourquoi n’ai-je pas eu de papa entre quatre et dix ans ? » demandait ma fille Anna. Du fait que la politique avait toujours été le thème dominant de nos conversations à la maison, et que nous suivions les informations radiophoniques et télévisées pratiquement 24 heures sur 24, les enfants étaient saturés de politique. Mais assez souvent ils comprenaient les choses à l’envers. Un jour, Chanie, Donny et moi passions en voiture près du marché de Camden. Chanie dit : « Allons au marché ». Donny demanda : « C’est ça, le marché commun ? ». Nous rîmes. Ce fut plus gênant lorsque Chanie et moi allâmes voir le piquet de grève des ouvriers du bâtiment de South Bank, en 1958, en compagnie de Donny. Lorsque la police bouscula les travailleurs, Donny, âgé de quatre ans, annonça d’une voix perçante : « Papa, je veux être policier ! ». Autre anecdote : pendant la grève des mineurs de 1972, les informations télévisées proclamèrent que les mineurs prenaient le pays en otage. Notre fille Anna éclata en sanglots, terrifiée par ce qui pouvait lui arriver. Ce n’était pas une attitude « politiquement correcte » !

Parfois ces plaisanteries familiales pouvaient être de quelque utilité. Une exemple concerne Donny, qui devait être un petit garçon assez stupide. Nous lui donnâmes un bulbe à planter dans le jardin. Un jour, Chanie le vit retirer le bulbe de la terre, et lui demanda pourquoi. « Je fais ça tous les jours, dit-il, je veux voir s’il pousse bien ». J’ai raconté cela à des camarades qui montraient des signes d’impatience face à une absence de résultats politiques visibles d’une dépense considérable de temps politique et d’efforts. On ne moissonne pas là où on n’a pas semé.

Des conditions de croissance favorables

La défaite électorale des conservateurs en 1974 fut le point culminant d’une puissante avancée de la classe ouvrière. En ce qui concernait nos attentes pour IS, elles étaient en vérité très élevées. Les quelques années précédentes avaient été très bonnes pour l’organisation.

A la conférence de Pâques 1970, IS totalisait 880 membres. A Pâques 1972, nous avions atteint 2.351, et en 1974, 3.310. La composition sociale s’était aussi radicalement améliorée. En 1970, IS était composé essentiellement d’étudiants et de cols blancs, avec une poignée de travailleurs manuels. Les étudiants, alors et plus tard, jouèrent un rôle très important en vendant Socialist Worker à la porte des usines et en essayant de recruter des travailleurs.

Le rapport industriel de la conférence de 1974 donnait le tableau suivant :

Effectifs et composition sociale [11]
  Mars 1972  Mars 1973  Mars 1974 
Ouvriers et employés6137461.155
Etudiants381617591
Femmes au foyer5887146
Chômeurs10910694
Lycéens514149
« National members »  10054
Divers314144120

Composition syndicale [12]
Fractions travailleurs manuels  Mars 1973  Déc 1973  Juin 1974 
AUEW (métallos)200235275
Bus253537
Docks367
EETPU406090
Mécaniciens150180
NUM506770
POEU15
Aciéries20
UPW30
Travailleurs manuels et employés    
Santé30100130
APEX30
ASTMS120160
ATTI150150
AUEW (TASS)305070
Fonctionnaires404656
NUT260230
NUJ3748

En mars 1974, sur les 2.000 bulletins d’adhésion analysés, 200 camarades étaient des shop stewards travailleurs manuels, 125 étaient des délégués du personnel employés, 250 avaient des positions dans leur section syndicale, et 92 étaient dans les comités de district ou de division. Une proportion significative (10 à 15%) avait des responsabilités dans le mouvement ouvrier au sens large, et c’est vers eux que nous devions de plus en plus nous tourner pour la direction aux niveaux local et national [13].

Lénine disait que dans le parti révolutionnaire il n’y a pas de militants de base – chacun est un dirigeant. Au contraire des partis réformistes, dans lesquels les dirigeants considèrent les adhérents comme des moutons qu’il s’agit de mener, le parti révolutionnaire a pour but de pousser la classe à agir dans le sens de ses propres intérêts, et cela signifie intervenir dans les débats sur « que faire ? » à tous les niveaux. On ne peut par conséquent être un dirigeant si on n’est occupé que de la vie intérieure du parti. La question est de savoir comment l’organisation se relie aux non-membres. C’est là que réside le test d’une direction.

J’en ai souvent discuté avec des camarades qui n’étaient pas d’accord, mais une demie heure après je pouvais les entendre répéter mes arguments à des non-membres de façon efficace. Cela met en évidence à la fois les frictions et les accords qui sont nécessaires pour diriger dans une situation concrète. La direction est un dialogue, et il n’y a pas de dialogue possible avec des gens qui sont d’accord à 100% avec ce que vous dites. Diriger, c’est argumenter avec des gens qui sont d’accord avec vous à 50%, et par la discussion vous arrivez à élever le niveau à 60% ou plus.

Socialist Worker joua un rôle crucial. En septembre 1968 le journal fut lancé comme hebdomadaire.

Il avait quatre pages, coûtait deux anciens pence et avait l’air un peu minable. Il fut lentement amélioré. Il passa à six pages en 1969, huit en 1970, 12 en 1971 et 16 en 1972. La vente passa de 8.000 en août 1969 à 21.000 en juillet 1972, et à 31.000 en octobre 1974.

Le rapport industriel de la pré-conférence de 1974 déclarait : « En juin de l’an dernier nous avons décidé d’utiliser Socialist Worker pour tester l’opportunité d’une une conférence syndicale générale. Nous avons appelé à une conférence des travailleurs industriels sous l’égide de Socialist Worker en novembre. Ce rassemblement montrait sans l’ombre d’un doute que notre périphérie était substantielle, sérieuse et ouvrière ». Près de 2.800 personnes, membres de IS et contacts, remplirent le Belle Vue Hall de Manchester, et l’expérience acquise en termes d’organisation fut substantielle.

Politiquement, le rassemblement indiquait aussi que Socialist Worker véhiculait l’implication de beaucoup de travailleurs qui n’étaient pas (encore) membres de SI. L’augmentation spectaculaire du nombre de travailleurs contribuant à Socialist Worker depuis avril était une indication qu’au moins une partie de ce développement avait été couronné de succès. Mais il était encore trop tôt pour que nous puissions argumenter avec certitude sur les conséquences de ce changement.

Le tournant vers les cellules d’usine

Malgré son orientation sur l’industrie, et sa croissance impressionnante, en 1972 la structure organisationnelle de IS était toujours de nature géographique. On appartenait à une cellule selon l’endroit où on habitait. A la fin de 1971 je me convainquis que cette structure était devenue inadaptée à un fonctionnement correct de l’organisation. L’établissement sur une base géographique convenait à la politique électoraliste ; pour une organisation qui prend pour base la lutte sur le lieu de travail, elle était inadéquate. La cellule ENV était la seule cellule d’usine qui existât en 1966. Elle n’existait d’ailleurs même plus, l’usine ayant fermé. Lors de la conférence de Pâques 1972, je déposai une résolution en faveur de la construction de cellules d’usine. Après une chaude discussion, elle fut rejetée par la conférence. L’opposition avait deux sources : ceux qui étaient contre les cellules d’usine, par principe, et ceux qui pensaient que leur construction était prématurée.

Une organisation, pour survivre, a besoin d’inertie. Plus elle est développée, plus elle a derrière elle une longue existence, plus l’inertie est présente. C’est une source de force mais, dialectiquement, le revers de la médaille est qu’elle génère des faiblesses. Une des raisons pour lesquelles les hommes ont survécu alors que les dinosaures ont disparu, c’est que ces grands sauriens avaient développé jusqu’à un point extrême certaines caractéristiques les empêchant de changer lorsque les circonstances se modifiaient. L’humain est une misérable petite créature – il n’a pas de fourrure pour se protéger du froid, alors il met un pardessus. Mais si le temps change ils peut enlever son manteau. Un humain n’est ni carnivore ni végétarien, mais il peut être les deux. Pour une organisation révolutionnaire le danger de rigidité existe – il était naturel que les camarades, ayant consacré tant d’efforts à construire l’organisation, fussent perturbés par le changement, par la peur de voir les effectifs se diluer, ou les cellules d’usine mener à l’économisme ou au syndicalisme pur. Dans de telles conditions nous dûmes « tordre le bâton » vigoureusement. L’expression est de Lénine, qui répéta plus d’une fois qu’en tordant le bâton on pouvait aller trop loin. Mais il corrigeait toujours le problème lorsqu’il avait conquis sa position.

Finalement, l’idée de former des cellules d’usine l’emporta, et la façon dont cela fut réalisé est instructive. L’art de la direction comporte un certain nombre d’éléments, parmi lesquels la prise en considération de la conscience contradictoire. Si les travailleurs étaient convaincus que le capitalisme doit être aboli, la direction ne serait pas nécessaire – cela se produirait immédiatement. Si les travailleurs pensaient qu’il n’y a rien à faire contre le capitalisme, la direction serait encore une fois sans nécessité parce qu’elle serait futile. C’est parce que les travailleurs ont une conscience contradictoire, qui comprend les deux éléments, que le besoin d’un parti révolutionnaire se fait sentir. Cela dit, dans le parti révolutionnaire aussi il y a une conscience contradictoire et inégale, car il y règne un mélange d’inertie destinée à maintenir l’organisation et de volonté d’avancer, d’occuper de nouveaux terrains dans la lutte pour gagner la classe ouvrière au socialisme. Dans cette approche de la direction, Lénine suivait le précepte de Napoléon : « On s’engage et puis on voit » (en fr.). Bien sûr, cette méthode mène à des erreurs, mais en même temps elle est nécessaire si on veut aller de l’avant, opérer des bonds vers de nouvelles façons de faire les choses. C’était le cas pour les cellules d’usine. Les camarades n’en avaient pas fait l’expérience, et la seule façon de savoir si elles marcheraient était d’essayer.

Pour résumer l’expérience initiale des cellules, en septembre 1973 j’écrivis une brochure qui déclarait :

Le pouvoir des travailleurs réside essentiellement dans les usines, les docks et autres lieux de travail. Une organisation socialiste révolutionnaire doit être construite non pas comme une addition de cellules locales mais comme l’union de cellules d’usine. Elle peut prendre la direction de sections décisives de la classe ouvrière si elle possède de fortes cellules du parti dans les usines, surtout les grandes unités de production. La cellule d’usine sera responsable de la transmission de la politique du parti aux travailleurs de cette usine sur toutes les questions en cours, aussi bien que du programme à long terme du parti, assurant de la sorte l’unité entre ses buts immédiats et finaux.
La cellule d’usine devrait être la force motrice de l’élévation de la conscience de classe des travailleurs autour d’elle, développant leur éducation politique, leur organisation, leur initiative, leur enthousiasme et leur combativité, afin qu’à partir de l’usine ils soient amenés à la lutte de la classe ouvrière dans son ensemble. Les cellules d’usine devraient organiser l’avant-garde de la classe ouvrière dans le cadre de la production. L’usine est le meilleur centre d’organisation des travailleurs en lutte, non seulement dans l’usine elle-même mais autour d’elle. La cellule d’usine devrait être constituée de membres du parti employés au même endroit, représentant le parti en tant que totalité. La cellule n’est pas seulement une addition d’individus qui ont les mêmes opinions, qui se bornent à se réunir pour discuter de questions qui les intéressent. Ils ont collectivement la responsabilité, sur leur lieu de travail, de gagner les salariés à la politique du parti dans son ensemble [14].
Il est nécessaire que les camarades des cellules d’usine saisissent la part du lion dans les comités de district. Cela renforcera la direction du district en même temps que cela renforcera les cellules d’usine en élargissant leur vision, considérant la lutte de la classe ouvrière en termes plus vastes et évitant l’écueil d’un point de vue étroitement industriel [15].

La brochure résumait le guide général des cellules d’usine de la façon suivante :

En premier lieu, les cellules d’usine doivent unir les socialistes révolutionnaires, les militants de l’usine...
Deuxièmement, la cellule d’usine reliera ces socialistes avancés à la majorité des travailleurs... La cellule IS, par la voie de tracts, de bulletins et des journaux de base de l’industrie concernée, essaieront d’influencer la masse des travailleurs de l’usine.
Troisièmement, la cellule d’usine doit tenir des réunions régulières pour discuter de la manière dont les militants doivent se battre pour des résolutions et des orientations politiques décidées par les organisations nationales...
Quatrièmement, la cellule doit se réunir régulièrement pour débattre de la façon dont les militants peuvent s’y prendre pour devenir shop stewards et occuper d’autres responsabilités dans l’usine et au nom de l’usine.
Cinquièmement, la cellule doit tenir des réunions politiques, pour discuter d’un programme de formation politique de base ainsi que des événements en cours, des titres de Socialist Worker, ceux d’International Socialism et d’autres publications d’IS.
Au surplus, « un thème de travail central de la cellule d’usine doit être la tentative de gagner la direction des travailleurs de l’entreprise ». Une partie importante de la tâche était que « chaque cellule d’usine doit produire un programme pour l’entreprise ». Le but fondamental de la cellule IS d’usine était de faire, dans les cas spécifiques, ce que IS faisait en général, à savoir « élever le niveau de conscience, l’activité autonome et l’organisation des salariés sur le lieu de travail » [16].

La décision la plus significative de la conférence de l’année suivante, 1973, était le projet de construire au moins dix cellules d’usine dans l’année. Les résultats furent bien plus impressionnants que l’objectif des dix. Lors de la conférence de 1974, le rapport indiquait : « Nous avons maintenant 38 cellules sur les lieux de travail, fortes d’au moins 300 membres » [17], soit une moyenne de huit militants par cellule – un résultat très satisfaisant.

Dans le groupe Leyland nous avons désormais six cellules d’usine, chez Ford et chez Chrysler nous en avons trois. A Lucas nous en avons deux, et à ICI, aux aciéries et à RTZ, nous en avons une dans chaque usine, ainsi qu’un certain nombre de camarades isolés et de contacts [18].

Ce qu’il y avait d’excitant dans nos cellules d’usine, c’est qu’elles ne se limitaient pas au combat contre leurs propres patrons, mais sortaient de l’usine pour mener des batailles sur des questions générales, sociales et politiques. C’était essentiel. Lénine avait toujours insisté sur le fait que les bolcheviks n’étaient pas seulement des combattants de la cause des travailleurs mais également « la tribune des opprimés ». De la même manière qu’il était essentiel pour les étudiants de s’échapper de la théorie abstraite pour intervenir, il était vital pour les travailleurs de voir au delà des limites des idées syndicalistes ou ouvriéristes. Je donnerai deux exemples de la façon dont cela se passait dans la pratique.

Dans le Yorkshire, à Ossett, nous avions une bonne cellule dans une entreprise qui produisait des accessoires automobiles. Ils avaient appris que dans l’école locale l’organisation des repas était extrêmement injuste : les enfants qui payaient pour leur repas attendaient dans une queue, alors que ceux qui avaient des repas gratuits étaient dans une file séparée. Chacune comportait une carte colorée différente à présenter. Notre cellule d’usine réussit à convaincre le personnel de faire une grève de protestation. Ils remportèrent une rapide victoire : le maire de Bradford se précipita à l’usine pour annoncer que les autorités locales avaient annulé l’organisation des repas litigieuse.

Un autre exemple : après les attentats à la bombe dans les pubs de Birmingham en 1974, une vague de haine anti-Irlandais se répandit dans les lieux de travail. Evidemment, nous étions opposés à l’idée de mettre une bombe dans un pub fréquenté par des travailleurs, parmi lesquels des Irlandais. Ce n’était pas une installation militaire. En même temps, nous étions pour le retrait des troupes britanniques d’Irlande du Nord, pour mettre fin au rôle de l’impérialisme anglais dans cette région. Nous avions à l’époque à Birmingham cinq cellules d’usine, dont une très forte à Longbridge et une autre à Lucas. Les camarades appelèrent à une réunion pour discuter de ce qu’il fallait faire. Plus de 50 métallos y assistèrent, et une stratégie très claire et efficace y fut adoptée. Ils décidèrent d’organiser une journée de deuil pour les victimes de l’attentat atroce. Par respect pour les morts, aucune affiche, aucun slogan n’était accepté, et la marche devait se faire dans un silence total. Elle devait commencer avant l’heure d’ouverture des pubs et finir après leur fermeture pour empêcher toute dérive éthylique. L’itinéraire de la marche évitait les quartiers irlandais.

La lutte contre les accords de productivité

En 1970, dans mon livre The Employers’ Offensive : Productivity Deals and How to Fight Them (L’offensive patronale : les accords de productivité et comment les combattre), j’expliquais que le fait que la politique des revenus de Harold Wilson n’ait pas réussi à empêcher des hausses de salaires notables avait amené les patrons et le gouvernement à utiliser un angle d’attaque plus indirect – le piège des négociations de productivité. Les managers et le gouvernement en vinrent à conclure que le paiement au résultat (ou aux pièces) était la force motrice majeure à l’œuvre derrière la dérive salariale et la hausse des niveaux de rémunération.

En 1968, l’Association des Employeurs du District de Coventry publia une étude extrêmement intéressante intitulée Working Party Report on Wage Drift, Work Management and Systems of Payment (Rapport de la division de travail sur la dérive salariale, l’organisation du travail et les systèmes de paiement, plus connu sous le nom de Livre Bleu de Coventry). Ce rapport expliquait que la rémunération aux résultats était une arme puissante entre les mains des travailleurs pour obtenir des hausses de salaires et réduire les marges de profit. En plus, elle remettait en cause la prérogative des directions qui était de diriger :

Lentement mais sûrement, elle arrache à la direction un espace de contrôle qui est essentiellement une fonction managériale, au point que les dirigeants d’unités de production ont peu ou pas de contrôle, et les salariés ont dès lors la possibilité de décider de leur taux de rémunération par la négociation, et travaillent au taux qui leur convient le mieux [19].

La bataille sur le travail à la tâche illustre l’argument de Marx selon lequel la lutte des classes ne connaît aucune interruption, que ce soit sous une forme ouverte ou cachée. Les taux horaires avaient été très répandus, mais les patrons avaient décidé que cela encourageait l’unité des salariés du fait que chaque travailleur gagnait la même chose. Le paiement à l’heure, pensaient-ils, n’encourageait pas les gains de productivité, puisqu’on gagnait autant que l’on travaille dur ou pas. Le paiement au résultat était destiné à diviser les travailleurs et à augmenter la production. C’était la carte maquillée des patrons. Mais entre les mains d’un mouvement de la classe ouvrière bien organisé, leur stratégie fut émoussée, pour finalement devenir une arme pour les salariés. L’initiative créatrice de la classe ouvrière se manifestait une fois de plus.

L’argument principal contre le paiement au résultat fut répété par Allan Flanders, avocat des nouveaux agréments de productivité à la raffinerie de Fawley. Pour Flanders, un des buts primordiaux des accords de productivité était de mettre fin à « l’abrogation de la direction par la direction ».

Voici l’aspect des négociations de productivité sur lequel je veux particulièrement mettre l’accent. J’imagine difficilement comment le désordre accumulé, qui est l’héritage des deux décennies de croissance d’après-guerre dans le système officieux des négociations collectives, peut être neutralisé sans l’aide des accords de productivité. Le rétablissement de l’ordre et du contrôle est central dans l’idée des négociations de productivité, parce qu’à long terme cela peut être bien plus important que les gains immédiats réalisés sous forme d’augmentation de la productivité du travail [20].

Il concluait que les négociations de productivité étaient « un premier pas logique vers un système moderne et viable de contrôle et d’effort managérial » [21].

Les accords de productivité signifiaient aussi un système permettant de contraindre les salariés à travailler davantage. Un aspect central de pratiquement tous les accords de productivité est la flexibilité croissante de l’appel à la main d’œuvre. Cette flexibilité de la main d’œuvre aboutit à ce qu’un travailleur doit faire le travail de deux [22]. En plus, dans les accords de productivité furent introduites des études de temps et de mouvement et d’accélération [23].

Les accords de productivité, en remplaçant le travail aux pièces par des accords nationaux ou d’usine, minaient le pouvoir des shop stewards. Ils arrachèrent ainsi aux shop stewards leur fonction la plus fondamentale – celle de négocier les taux de rémunération. Ils accrurent inévitablement le rôle des permanents. Comme je l’ai écrit :

Une tendance particulièrement insidieuse apparue ces dernières années est l’accroissement du nombre des permanents, délégués d’atelier, permanents adjoints, membres des comités d’usine, etc., qui passent des périodes de plus en plus longues loin de leur travail désormais théorique. Dans de nombreuses usines le travailleur ordinaire qui est élu shop steward se retrouve très rapidement (s’il représente correctement ses hommes) éloigné de son lieu de travail. Puis il bénéficie d’un travail « facile », permettant à la direction de le déplacer sans dommages pour la production. Il n’est donc pas étonnant que beaucoup se retrouvent complètement coupés de leur base. Avec les permanents d’usine, cela est ressenti fortement. Souvent, le seul contact qu’ils ont avec les salariés, c’est lorsqu’ils viennent les voir pour tenter de les convaincre de ne pas faire grève sur une revendication [24].

L’impact global des accords de productivité sur l’activité du mouvement ouvrier ne devait nous apparaître en toute clarté qu’après 1974. Ainsi, l’optimisme du rapport industriel de la conférence d’IS de 1974 était sans nuage. Il avait d’ailleurs, à raison, toutes les raisons d’être fier des interventions de l’organisation dans les luttes des travailleurs : « La liste des conflits dans lesquels IS, les organisations de base qui nous soutiennent et les camarades d’IS ont joué un rôle important et se sont distingués, se lit comme une histoire contemporaine de la classe ouvrière : le conflit du personnel non soignant des hôpitaux, le conflit de GEC, de Fine Tubes, les grèves de Chrysler, le conflit de Perkins, les luttes impliquant des travailleurs noirs à STC et des femmes à GEC, Con-Mech, Shrewsbury, les pompiers de Glasgow, les ambulanciers, les mineurs, Strachans, le conflit des enseignants de Londres, la solidarité avec le Chili, les luttes des infirmières sur les seuils de salaires » [25]

Références

[1] A Callinicos, ‘The Rank and File Movement Today’, International Socialism 2:17 (automne 1982), pp. 20-21.

[2] L Trotsky, The History of the Russian Revolution (Londres, 1977), p1.130.

[3] Socialist Worker, 5 août 1972.

[4] Socialist Worker, 17 novembre 1973.

[5] International Socialism, Internal Bulletin, p. 26.

[6] Ibid., p. 13.

[7] Voir I. Birchall, op. cit.., p. 22-23.

[8] Socialist Worker, 8 avril 1972.

[9] Socialist Worker, 5 août 1972.

[10] Socialist Worker, 2 décembre 1972.

[11] International Socialism, Internal Bulletin, Pre-Conference Issue, 1974, p. 14.

[12] Ibid, pp. 28-29.

[13] Ibid, pp. 51.

[14] Ibid, pp. 54-55.

[15] Ibid, pp. 56.

[16] Ibid, pp. 56-57.

[17] Ibid, pp. 16.

[18] Ibid, pp. 27.

[19] Cité in T Cliff, The Employers’ Offensive: Productivity Deals and How to Fight Them (Londres, 1970), p. 45.

[20] Cité ibid, pp. 51-52.

[21] Ibid.

[22] Ibid, pp. 58.

[23] Ibid, pp. 99-112.

[24] Ibid, pp. 205.

[25] Ibid, pp. 13..

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