1945 |
Source : Quatrième Internationale, mars 1946 (première partie) et avril-mai 1946 (seconde partie). |
L’article ci-dessous fut écrit immédiatement et au lendemain des élections générales en France. Nous le laissons tel qu’il fut écrit : les évènements qui se sont déroulés depuis (notamment la crise qui précéda la formation du gouvernement De Gaulle, la démission de celui-ci et la formation du gouvernement Gouin) n’ont fait que confirmer l’analyse fondamentale de la situation française telle que donnée dans cet article. Une étude du développement de la situation française entre les élections d’octobre 1945 et les prochaines élections générales de 1946 pourra faire l’objet d’un autre article.

En Europe se posent à l'heure présente les problèmes de la révolution prolétarienne sous les aspects les plus variés, Il n'est donc pas surprenant que des divergences s’expriment à leur sujet dans les rangs de l'avant-garde révolutionnaire. Les camarades du S.W.P. en particulier ont discuté de plusieurs questions relatives aux revendications démocratiques et aux possibilités de régimes démocratiques en Europe. S'il ne s’agissait pour les uns que de mettre l'accent sur les revendications démocratiques tandis que les autres le feraient sur les mots d’ordre des Soviets et des États-Unis socialistes d'Europe, cette divergence devrait se résoudre très vraisemblablement dans l’activité quotidienne de nos sections, pourvu que les uns et les autres sachent relier dialectiquement les mots d'ordre démocratiques et les mots d’ordre spécifiques de la révolution prolétarienne. Par contre, une question sur laquelle la plus grande précision s'impose et pour laquelle l’activité quotidienne ne peut apporter d’ajustement, c'est celle de la nature des présents régimes en Europe, C’est un problème théorique de premier plan que de savoir si nous avons ou non des régimes démocratiques en Europe, car des divergences sur ce point doivent aboutir ultérieurement — et pas nécessairement sur les mots d’ordre démocratiques — à des politiques divergentes, comme ce fut le cas dans la question de la nature de l’État soviétique, si souvent mise sur le tapis au cours des années de dégénérescence et de réaction stalinienne.
Notre réponse a cette question ne dépend évidemment pas des critères exigés par le Foreign Office et le State Department pour procéder à la reconnaissance d’un gouvernement, ni non plus de ceux définis par la propagande staliniste. La démocratie bourgeoise est une forme politique dont l’analyse et la critique ont été faites par les plus éminents marxistes et c’est leur analyse qui nous sert à tous de guide en la matière.
Le problème principal de l’Europe, c'est l'Allemagne. Malheureusement, dans les conditions présentes, les formes et formations politiques n’y sont encore qu’à l'état embryonnaire; les gouvernements militaires d’occupation y étouffent toute vie politique susceptible de troubler leurs propres objectifs et, par suite, l'Allemagne ne nous apporte guère d’éléments sur les formes politiques d’État en Europe.
Dans toute la partie de l'Europe occupée par l’Armée rouge, de grands bouleversements se produisent; mais les manigances staliniennes déforment complètement les moindres rapports. En tout cas, nous ne nous trouvons pas en présence de gouvernements démocratiques, de près ou de loin, Ce sont des gouvernements basés sur la propriété capitaliste, sous le contrôle de la bureaucratie de Moscou, et avec une base plus ou moins large dans les masses ouvrières et paysannes pauvres. Seule la présence de l'Armée rouge assure leur maintien.
Mais, après tout, la discussion chez nos camarades américains a porté, à juste titre d’ailleurs, sur les pays de l'Europe occidentale, ceux qui sont dans la « zone d’influence » des impérialismes démocratiques américain et anglais.
À coup sûr, dans cette zone, l’exemple le plus caractéristique est celui de la France qui, une fois de plus, constitue le sujet le plus approprié pour une étude marxiste de questions spécifiquement politiques. Disons, pour commencer, que tout ce qui est vrai pour la France, ne l'est pas nécessairement au même titre à présent pour l’Italie, les pays scandinaves, la Belgique, etc., mais c'est certainement en France que les tendances politiques de l’Europe se manifestent avec le plus de clarté et de netteté.
Avons-nous en France un régime démocratique ? Le camarade Morrow, dans un article destiné à résumer les positions de sa tendance dans la discussion, répond par l'affirmative dans les termes suivants :
« La lutte des masses est limitée par le fait qu’elles continuent d’accepter la direction des partis réformistes. La résultante objective est la démocratie bourgeoise.
« Un autre facteur œuvrant pour la démocratie bourgeoise est la résistance d'une section de la classe capitaliste française, dirigée par de Gaulle, à la domination américaine. Il y avait beaucoup d'indignation au Plenum, notamment de la part du camarade Cannon, lorsque je définis les gaullistes comme une tendance démocratique bourgeoise. La majorité ne pouvait comprendre ce phénomène tout simple qu’une section de la classe capitaliste française, tout d’abord pour résister à l’impérialisme allemand, et ensuite pour résister à la domination américaine, s’était appuyée pendant une période sur les masses par l'intermédiaire des partis réformistes » . (Fourth International, mai 1945.)
Nous nous efforcerons de montrer par une analyse des rapports de classe que ce raisonnement pêche en bien des points. Comme on le sait, il y a toujours intérêt à ne pas fixer son regard sur une question, sur son aspect à un moment donné, mais à la voir dans son développement historique sur une plus longue période. Ceci nous est très aisé en l'occurrence, car la Quatrième Internationale a pris des positions très nettes sur la France pendant de nombreuses années. C’est en février 1934 qu’un coup de force réactionnaire porta un coup mortel à la démocratique 3° République, Le nouveau régime fut ainsi défini par Trotsky :
« Un régime bonapartiste préventif se couvrant de la formule vétuste de l’État parlementaire et manœuvrant entre le camp insuffisamment fort du régime fasciste et le camp insuffisamment conscient de classe de l’État prolétarien. » (Août 1934)
Le coup de force réactionnaire réveilla les masses travailleuses, une forte poussée à gauche se fit jour, qui força un déplacement vers la gauche des gouvernements bonapartistes, en même temps que se créait le Front populaire pour freiner et détourner la poussée révolutionnaire des masses. L’année 1936 vit le triomphe du Front populaire grâce à l’exploitation des fortes illusions démocratiques; mais elle vit aussi une forte action ouvrière (juin 1986). La division de la France en camps mortellement hostiles s’accentua, Le régime du Front populaire ne fut pas un régime démocratique; il contenait en lui de nombreux éléments de bonapartisme, ainsi que nous le verrons plus loin.
Avec Munich et la liquidation du Front populaire, les gouvernements Daladier et Reynaud, ressemblant à ceux de Doumergue et Flandin, préparèrent l'opération de Bordeaux en juin 1940, qui servit à instaurer le régime Pétain. Celui-ci, en dépit du soutien qu’il reçut de l’impérialisme allemand (il ne tint que par lui et s’effondra aussitôt que les armées allemandes eurent à quitter le territoire de la France) ne fut pas considéré par nous comme fasciste, mais comme un régime bonapartiste. Dans les notes qu’il dicta pour un article qu’il n’eut pas le temps d’écrire, à la veille de son assassinat, Trotsky s’exprima comme suit :
« En France, il n’y a pas de fascisme au sens véritable du terme. Le régime du sénile maréchal Pétain représente une forme sénile du bonapartisme de l’époque du déclin impérialiste...
« Précisément parce que le régime de Pétain est du bonapartisme sénile, il ne contient aucun élément de stabilité et peut être renversé par un soulèvement révolutionnaire des masses beaucoup plus tôt qu’un régime fasciste. » (Fourth International, oct. 1940.)
Quelques mois plus tard, un manifeste du Secrétariat International, intitulé « La France sous Hitler et Pétain » , déclare :
« La rapide invasion des troupes allemandes a effondré le système administratif. Le seul groupe présentant une certaine solidité relative est celui des sommets de l’Armée, Autour de lui se sont ralliés quelques politiciens anglophobes. Cette combinaison fut couronnée par l’octogénaire Pétain, Le nouveau Bonaparte n’employa même pas l’artillerie contre le Parlement, qui, de son propre chef, décida de disparaître...
« La lutte pour la démocratie sous le drapeau de l’Angleterre et des États-Unis ne mènera pas à une situation notablement différente. Le général de Gaulle lutte contre l’« esclavage » à la tête de gouverneurs coloniaux, c’est-à-dire d’esclavagistes. Dans ses appels, le « chef » use, tout comme Pétain, du « nous » royal. La défense de la démocratie est en bonnes mains ! Si l’Angleterre installait demain de Gaulle en France, son régime ne se distinguerait pas du tout de celui du gouvernement bonapartiste de Pétain. » (Novembre 1940.)
Notre organisme international le plus responsable avait donc prédit qu'une simple substitution d’équipe à la suite d'une victoire des Alliés ne signifierait pas un changement de nature du régime politique. Les événements ont-ils vérifié ou non cette prévision ? Nous nous trouvons en présence d'une appréciation à l'échelle historique, se basant sur des positions qui furent défendues pendant plusieurs années par la Quatrième Internationale contre toutes les autres théories et étiquettes à bon marché répandues par les autres tendances et formations du mouvement ouvrier. Si une erreur fut commise, elle serait vraiment de taille et ce serait un devoir impérieux d’en chercher les raisons et de la rectifier, Quant à nous, nous ne croyons pas que notre organisation se soit trompée sur ce point, En 1944, nous avions cherché à définir le régime de Gaulle, au moment où celui-ci avait cessé d’être le dirigeant d'une légion militaire à Londres et était devenu le chef d'un gouvernement installé en Algérie comme une étape avant de devenir le chef du gouvernement à Paris. Nous ne donnions qu'une appréciation personnelle qui n’a pas l’autorité des citations fournies plus haut, mais on voudra bien nous excuser de la reproduire ici, car elle s’applique en grande partie au régime actuel en France :
« L'importance du jugement prononcé par le tribunal d’Alger dépasse de beau-coup la personne de Pucheu et de ses juges. Le jugement révèle la nature commune du régime de Pétain en France et du régime de Gaulle établi à présent en Afrique du Nord et qui prétend devenir le futur gouvernement français. En même temps, le futur gouvernement peut servir à mettre à jour quelques-unes des différences entre les deux régimes.
« Le régime de Pétain est la dictature de l'armée et de la police au service du grand capital. C’est du bonapartisme, non du fascisme. C’est du bonapartisme soutenu par la Gestapo et les troupes d'occupation allemandes.
« Le régime de Gaulle, particulièrement depuis son installation à Alger, contient un nombre constamment croissant de gens de l’armée et de la police, qui ont déserté Vichy. C’est aussi du bonapartisme. C'est du bonapartisme soutenu par les troupes alliées et les miettes du prêt-bail.
« Les différences entre ces deux régimes bonapartistes ne sont nullement épuisées dans le fait que quelques-uns de ces patriotes français ont une préférence marquée pour le « basic English [1] » par opposition au jargon du « Voelkischer Beobachter » .
« En France, les organisations indépendantes de la classe ouvrière française sont réduites à l'illégalité par Pétain; en Algérie, où la réaction était encore maîtresse à l'époque de l’offensive prolétarienne de 1936, le régime de Gaulle ne peut faire autrement que tolérer l’expression ouverte des syndicats et des partis ouvriers et doit même rechercher leur collaboration.
« En France, Pétain est constamment aiguillonné par l’agitation des organisations fascistes, en particulier par le P.P.F. de Doriot. En Algérie, ces mêmes organisations fascistes ont été réduites à l'illégalité et aucun mouvement fasciste n’apparaît exister vraiment a Alger, Évidemment, l’un de ces régimes bonapartistes penche essentiellement du côté de la réaction fasciste, tandis que l'autre penche plus du côté des masses exploitées. Ceci n’est nullement au crédit de l'une ou de l'autre des élites dirigeantes; c’est simplement la résultante des forces de classe en action; mais c'est un fait de grande importance pour le futur développement de la lutte des classes » . (Fourth International, juin 1944.)
Nous ne voyons pas que la « libération » de la France ait apporté des changements fondamentaux aux caractéristiques ci-dessus mentionnées du régime de Gaulle. Incontestablement, le poids des masses ouvrières sensiblement plus lourd en France qu’en Algérie et les plus fortes traditions démocratiques sont des facteurs qui contribuent à affaiblir le régime lui-même et l’obligent à s’enrober dans une gangue assez informe pour cacher ses traits bonapartistes; mais il ne change pas de nature.
Après avoir montré la continuité de notre analyse politique sur plus de dix années de l'histoire de France, et avant de procéder à une étude plus poussée du régime de Gaulle, nous croyons utile de revoir quelques généralités sur le bonapartisme, au prix d’une nouvelle série de citations.
Dans « Les Origines de la Famille, de la Propriété et de l’État » , Engels explique comment une forme bonapartiste d’État, apparaît dans certaines circonstances :
« Dans certaines périodes, il arrive exceptionnellement que les classes en lutte s’équilibrent si bien que la puissance publique acquiert un certain degré d'indépendance en se posant comme l’arbitre entre elles. La monarchie absolue du XVII° et du XVIII° siècle se trouvait dans une telle position, balançait l'un contre l’autre les nobles et les bourgeois. Tel fut le bonapartisme du Premier et plus encore du Second Empire, opposant le prolétariat contre la bourgeoisie, et vice-versa. La dernière performance de cet ordre, dans laquelle dirigeants et dirigés apparaissent également ridicules, est l’Empire germanique de fabrication bismarckienne, dans laquelle capitalistes et travailleurs sont équilibrés les uns par les autres, et dupés également au profit des junkers prussiens dégénérés » .
Nous limitant dans cet article au bonapartisme du régime capitaliste, nous ne rappelons que pour mémoire la qualification de bonapartisme appliquée et expliquée à maintes reprises par Trotsky pour la dictature antistaliniste. Mais Trotsky insista de façon très vive pour attribuer cette notion de bonapartisme aux gouvernements Papen et Schleicher dans les mois qui précédèrent la venue de Hitler au pouvoir; il le fit dans deux brochures, dont l’une, « La seule voie » , est dans sa plus grande partie consacrée à cette question même. Il montra la même insistance en ce qui concerne les ministères Doumergue et Flandin, qui, en France, résultèrent du coup de force réactionnaire du 6 février 1934. Il exposa les différences dans les rapports de classes entre un régime bonapartiste et un régime démocratique :
« Le passage de la bourgeoisie du régime parlementaire au régime bonapartiste n’exclut pas en fin de compte la social-démocratie de cette combinaison légale de forces sur laquelle se base le gouvernement capitaliste. Schleicher, comme on le sait, rechercha en son temps l'aide des syndicats. Par son ami Marquet, Doumergue a sans aucun doute des relations avec Jouhaux et Cie... L’essence de État démocratique consiste, comme on sait, dans le fait que chacun a le droit de dire et d’écrire ce qui lui plaît, mais que le grand capital retient le pouvoir de décider toutes les questions importantes. Ce résultat est obtenu au moyen d’un système compliqué de concessions partielles (réformes), d’illusions, de corruption, de duperie et d’intimidation, Quand la possibilité économique de concessions partielles (« réformes » ) est épuisée, la social-démocratie cesse d’être « l'appui politique principal de la bourgeoisie » . Ceci signifie que le capital ne peut plus longtemps reposer sur une « opinion publique » domestiquée; il a besoin d’un appareil d’État qui soit indépendant des masses, c’est-à-dire bonapartiste » .
Dans un des cas, la société tourne à peu prés rond, autour de la grande bourgeoisie comme pivot; celle-ci trouve dans la petite bourgeoisie et une partie de la classe ouvrière une assise stable; par suite, le gouvernement et l'appareil d’État reposent sur ces couches par l’intermédiaire d’une majorité parlementaire. Dans l'autre cas, la grande bourgeoisie ne trouve plus d’assise dans les masses qui sont polarisées vers le camp de la révolution et vers le camp de la contre-révolution; dans ces conditions, pour la conservation de ordre social, la machine étatique, en premier lieu les forces de répression, tend a s'élever au-dessus de la société. La machine d’État ne repose plus sur une base de masse, mais se maintient en équilibre instable entre deux camps ; ces prouesses de gymnastique sociale trouvant une fin lamentable aussitôt que l'un des camps prend l'initiative d'une lutte décisive.
Les exemples mentionnés plus haut pour l'Allemagne de 1932 et la France de 1934 sont ceux d'un bonapartisme faible dans la période du déclin du capitalisme; le qualificatif de bonapartisme ne leur fut pas contesté dans nos rangs, probablement en raison de ce que comme l'écrivit Trotsky, on pouvait encore aisément reconnaître dans le vieillard les traits que possédait l’être dans sa jeunesse.
Mais le bonapartisme du capitalisme en déclin peut revêtir d'autres aspects.
Dans certains cas, il est assez difficile de le reconnaître, par exemple dans le cas de gouvernements situés à gauche, très à gauche même, du type Front Populaire notamment. Le bonapartisme s'y trouve si outrageusement maquillé par une pâte démocratique, que beaucoup s'y laissent prendre. L’existence d’éléments de bonapartisme, dans le régime de Kerensky fait l'objet d’un chapitre de « l'Histoire de la Révolution russe » de Trotsky, qui qualifia Kerensky de « centre mathématique du bonapartisme russe » . Sur cette appréciation théorique, il n'a aucune divergence avec Lénine qui, le 23 septembre 1917, écrivait, au Comité Central du Parti bolchevik :
« Nous devons donner... un mot d'ordre correct et clair : chasser la bande bonapartiste de Kerensky avec son pseudo-Pré-parlement » .
Il ne s’agit pas là d'une formule d'agitation. Dans « L’État et la Révolution » , l'ouvrage marxiste le plus classique sur la question de l’État, Lénine, après avoir rappelé les termes d'Engels rapportés ci-dessus avec les mêmes exemples, ajoute la phrase suivante :
« Tel est, aujourd'hui l'actuel gouvernement Kerensky dans la Russie républicaine, depuis qu’il a commencé à persécuter le prolétariat révolutionnaire, à un moment où, grâce à la direction des démocrates petits-bourgeois, les Soviets sont déjà devenus impuissants, tandis que la bourgeoisie n’est PAS ENCORE ouvertement assez forte pour les disperser » .
Certains pourront être surpris de voir une notion s’appliquer à des régimes si éloignés les uns des autres et douteront de son utilité. Beaucoup d'autres notions familières aux marxistes s'appliquent à des domaines très étendus et n’en sont ni moins justes ni moins utiles pour cela. Par exemple, le centrisme. Par exemple également, la dictature du prolétariat, qui s’applique aussi bien à la Commune de Paris, sous sa direction de proudhoniens et de blanquistes, et à la Russie soviétique sous la direction de Lénine et de Trotsky. Le terme « bonapartisme » n'épuise pas toute la caractéristique d'un régime, mais il est indispensable de l'employer dans l'Europe actuelle, si l'on veut aller de l'avant avec le moins de chance d’erreurs. Ajoutons enfin que le marxisme n’est pas le seul à posséder de telles notions générales importantes; toutes les sciences sont dans le même cas. Ainsi les chimistes appellent carbures des corps plus différents les uns des autres que le bonapartisme de Schleicher de celui de Kerensky, et la chimie ne s'en porte pas plus mal pour cela, bien au contraire.
Remarquons que les plus grands théoriciens du marxisme ne définissent nulle part la nature, politique d’un régime bourgeois par les positions, qu'il adopte dans le domaine de la politique extérieure, mais uniquement et seulement, par la position qu'il occupe relativement aux classes qui constituent la nation. Observons, également que la limitation de la lutte des masses en raison des directions traîtresses (selon l’expression du camarade Morrow) ou, ce qui revient au même, la paralysie ou l'impuissance des organisations de masse (pour mentionner les termes employés par Lénine ou Trotsky) ne donne pas comme « résultante objective » une démocratie bourgeoise, dans les conditions où se trouve à présent la France, mais un bonapartisme qui possède une force apparente.
Les conditions qui dictent à la bourgeoisie un régime bonapartiste dictent également une politique extérieure qui n'a rien d'une politique « résistante » . La crise sociale de la France prend un caractère particulièrement aigu précisément en raison de son changement de position dans le monde. Mais c'est faire fausse route que de voir un capitalisme français ou une partie de celui-ci « résistant » à l'impérialisme américain ou allemand et devenant démocratique de ce fait.
La crise de la France doit son acuité extrême au fait qu'il s'agit pour une grande puissance du XIX° siècle de reculer à une position de second plan dans le monde capitaliste du XX° siècle, en raison de la faiblesse de sa base économique qui est restée stagnante en présence du développement de nouvelles puissances plus jeunes. Une rétrogradation de cet ordre (comme celle que doit opérer la Grande-Bretagne à la suite de sa « victoire » dans la seconde guerre mondiale) ne signifie pas seulement l'obtention d’un strapontin au lieu d'un fauteuil dans les conférences internationales, mais avant tout un abaissement considérable du revenu national, donc une réduction considérable du standard de vie, plus particulièrement pour les masses travailleuses. Le premier article de luxe que le capitalisme tend à éliminer en de telles circonstances est la démocratie. Bien avant 1939, le grand capital en France avait compris qu'il ne pouvait plus prétendre à une place de grande puissance comme par le passé; il lui fallait trouver un tuteur pour un avenir gros de menaces. L’inertie l’avait plus ou moins mis à la remorque de l'impérialisme britannique; mais il était facile de voir que ce dernier était tout aussi mal en point, bien qu’il disposât de plus de réserves pour tenir plus longtemps. Pour résister à des mouvements révolutionnaires, il fallait regarder ailleurs qu’à Londres et sa démocratie malade, En outre, l'industrie lourde française avait des raisons d’intérêts particuliers pour orienter le capitalisme français vers l'impérialisme allemand qui, avec l'arrivée au pouvoir des nazis, avançait à pas de géant.
Mais si le capitalisme français tourna ses yeux vers l'impérialisme allemand et fit du défaitisme contre-révolutionnaire en 1940 pour les besoins de sa politique intérieure, il n’en cherchait pas moins à ne pas se laisser absorber totalement et à exploiter les quelques cartes qui pouvaient lui rester, sachant que l’impérialisme allemand était encore loin d’avoir consolidé ses positions et qu’il pouvait ne pas faire fi d'un meilleur allié que l’Italie. D’autre part, une importante partie du capitalisme français (industries de transformation, articles de luxe, tourisme) ne pouvait en raison de ses intérêts particuliers négliger le continent américain où se trouvent ses principaux clients. Il en résulta que l’impérialisme français, ainsi tiraillé, s'efforça de jouer un rôle d’intermédiaire entre l'Allemagne et les États-Unis au lendemain de la débâcle de juin 1940, espérant pouvoir toucher une petite commission pour ce travail. On n’a pas oublié que certains éléments du capitalisme américain s’y prêtèrent temporairement {mission Leahy). Mais, quand il fut clair que les États-Unis ne transigeraient pas avec l’impérialisme allemand et que celui-ci n’avait plus de chances de victoire, cette politique d’entremetteuse fut abandonnée, et la Banque de France et le Comité des Forges eux-mêmes devinrent « résistants ». À leur manière, bien entendu; des milliards furent transportés en Algérie dans les mois qui précédèrent l'occupation de l'Afrique du Nord par les Américains; la haute administration française prit contact avec de Gaulle.
Depuis un peu plus d’une année, de Gaulle, comme chef du gouvernement, tout en s’efforçant de temps à autre de faire un peu de bruit avec le sabre de bois dont il dispose, a tenté de renouveler cette politique de courtier, en l’adaptant aux nouvelles puissances en présence, c’est-a-dire les U.S.A. et l'U.R.S.S., et en négligeant l'Angleterre. De Gaulle signa rapidement un traité d’alliance avec l'U.R.S.S., mais ce document s’avéra sans valeur, car Staline, qui n’a rien à obtenir de de Gaulle, l'a laissé tomber à toutes les conférences internationales qui se sont tenues depuis lors. Dans sa visite récente à Washington, de Gaulle obtint quelques crédits pour l'économie française, ou se trouvent engagés d’assez importants intérêts américains) mais il revint bredouille au point de vue politique. Il lui fallut moins d’un an pour apprendre qu'une chose est de jouer le rôle d’arbitre envers deux États plus faibles et autre chose est pour un petit État de vouloir manœuvrer entre deux grandes puissances. Le général de Gaulle en aurait su quelque chose, sans en faire l’expérience, s'il s'était adressé à certains anciens colonels polonais. Finalement, de Gaulle, qui fut attaqué ouvertement par une partie des bourgeois français pour sa politique d’isolement, a fait un petit pas vers l’Angleterre et les pays de l'Europe occidentale, en proposant de créer une association ressemblant à celle de l’aveugle et du paralytique.
De toute façon qu’on l’examine, cette politique extérieure du capitalisme français n'est nullement « résistante » et, en outre, n’a rien qui prédispose les « gaullistes » à la démocratie.

Si l'on étudie les relations de classe en France, le caractère bonapartiste du gouvernement de Gaulle apparaît avec la plus grande netteté, depuis le jour de la « libération » jusqu'aux élections du 21 octobre 1945 et aux conditions créées par celles-ci.
La libération de Paris fut effectuée sous la direction du Comité National de la Résistance, dont la base de masse était constituée par les organisations ouvrières (C.G.T., P.C., P.S.) et les milices composées en grande partie de travailleurs membres de ces organisations. Le C.N.R, et plus particulièrement les organisations ouvrières auraient pu à ce moment s'ériger en pouvoir, en s'appuyant sur les milices et les comités locaux de résistance, ces derniers représentant d'une façon bureaucratique, et non démocratique, le prolétariat et les masses exploitées en général. À cette époque, de Gaulle n'avait personnellement que très peu de forces réelles et ne pouvait s'opposer au C.N.R. Quant à la réaction et aux anciennes forces capitalistes, elles se trouvaient complètement démoralisées et désorganisées et se terraient. Pour sauver le régime capitaliste ainsi mis à nu, il fallait tout d'abord trouver quelque chose pour le recouvrir et le camoufler aux yeux des masses, On employa à cet effet l'uniforme d'un général résistant et on hissa celui-ci comme le représentant de la nation, au-dessus des classes, des partis et des groupements. À bien des égards, cette opération ressembla à ce qui se passa en février 1917, quand les conciliateurs du Soviet de Pétrograd cédèrent sans coup férir le pouvoir à un gouvernement provisoire sans base réelle.
Il va sans dire que le bonapartisme ainsi créé n’a nullement l’intention de mener une existence trop précaire. Il cherche à se créer une base en même temps qu'à s'assurer la complicité des dirigeants des formations politiques et autres qui, dans la période donnée, canalisent les forces de classe entre lesquelles il tente de se maintenir.
De Gaulle devait tout d'abord obtenir des dirigeants des partis qui encadrent la classe ouvrière une collaboration pour réaliser la dissolution des milices, la soumission des comités locaux de résistance aux organismes de l'ancien État bourgeois, ainsi qu'une unification de toutes les forces armées sous le contrôle du gouvernement artificiellement créé par ces dirigeants eux-mêmes. Cette opération exigea, malgré l'appui des chefs traîtres, quelques mois pour être parachevée.
Tout gouvernement bonapartiste en France a tendu à se créer une base dans la paysannerie; l'armée ayant été pendant très longtemps une sorte de protecteur de la paysannerie moyenne (Voir « Le 18 Brumaire », notamment le passage où Marx écrit : « L'uniforme était l'habit de gala du paysan » ). En la circonstance, de Gaulle resta fidèle à la tradition bonapartiste. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, alors que le pays souffre du manque de main-d'œuvre et qu'on doit recourir à l'emploi de prisonniers de guerre pour des tâches d'ouvriers qualifiés, dans les mines notamment, il prétend maintenir une armée d'un million d'hommes, soit des effectifs supérieurs à ceux que la France avait avant les années de réarmement et de préparation directe à la guerre. À la paysannerie, des promesses ont été faites, des hausses de prix accordées, etc... sans beaucoup de résultats d'ailleurs, étant donné que les paysans ont besoin de main-d'œuvre, de matériel, de bétail, de semences, de produits fabriqués, que tout cela manque et que les profits qu'ils peuvent faire sur le marché noir sont inutilisables pour eux.
Les élections qui viennent d'avoir lieu sont un des plus éclatants témoignages du caractère bonapartiste du régime. Des élections, une constituante, un parlement, un gouvernement responsable devant une assemblée élue, autant de choses désagréables pour le général. Il ne pouvait mettre tout cela au rancart. Ce qui l'intéressait par-dessus tout, c'était de disposer d'un pouvoir stable qui ne soit pas à la merci d'une assemblée. Voyez, dit-il, l'histoire de là III° République avec ses chutes cascadantes de ministères Aussi décida-t-il que se tiendraient en même temps des élections démocratiques pour nommer une assemblée sur là base de programmes et de partis, et un referendum à caractère plébiscitaire destiné à priver l’assemblée élue du maximum de droits et à confier, par contre, le maximum de pouvoirs entre ses propres mains. À l'annonce de ce referendum, nombre de politiciens démocrates de France crièrent au bonapartisme. Ce n'est certainement pas la connaissance de la littérature marxiste sur cette question, mais tout simplement une connaissance élémentaire de l'histoire de leur pays qui les porta à de telles déclarations.
Depuis longtemps, la bourgeoisie française a cherché à résoudre un problème que les années ont rendu aussi insoluble que la quadrature du cercle. Elle voulait un « État fort » , un peu pour assurer la défense de ses frontières, beaucoup pour mater l'ennemi intérieur, la classe ouvrière ; mais elle ne voulait tout de même pas que son État devienne trop fort, car chaque fols qu'elle l'a laissé se fortifier, son épiderme s'est rapidement trouvé en contact avec la botte de généraux qui, pour être certains que l’État ne se trouverait plus perturbé par des conflits politiques, se montraient désireux de transformer tout le pays en une caserne et de priver tout le monde, y compris les bourgeois eux-mêmes, de droits politiques. C'est la raison essentielle pour laquelle même les plus réactionnaires et les plus personnellement autoritaires des politiciens démocrates de la III° République, notamment Clemenceau et Poincaré, opposèrent et combattirent vigoureusement l'immixtion de généraux dans la politique. Mais ça, c'est de l'histoire déjà ancienne.
Aux élections du 21 octobre, la fin du régime démocratique s'exprima sans conteste par l'effondrement sans gloire du parti radical, la principale formation politique de la III° République, qui domina celle-ci et en vécut de toutes les façons possibles et imaginables. Dans « Où va la France ? » , Trotsky montra entre autre que la politique du Front populaire, l'alliance des organisations ouvrières avec le parti radical. allait en sens directement opposé au développement de la situation, c'est-à-dire à la décomposition de la démocratie bourgeoise et de son principal parti, celui des radicaux.
Mais les votes ont créé une situation où le bonapartisme crève littéralement les yeux. Le double vote du 21 octobre — l'élection démocratique et le plébiscite — a abouti à la situation le plus souhaitable pour un général de coup d’État.
Dans le scrutin pour la Constituante, les électeurs se sont divisés à peu près également entre trois partis: le parti stalinien, suivi par la majorité du prolétariat et par une couche importante de la petite bourgeoisie des villes et des campagnes; le parti socialiste, avec une minorité du prolétariat (sans toutefois perdre son importante base ouvrière du Nord de la France) et un très grand nombre de votes petits bourgeois; enfin le Mouvement Républicain Populaire, organisé par des politiciens catholiques qui, avant la guerre, flirtèrent avec le Front populaire, et pendant la guerre participèrent à la Résistance, mais qui furent toujours de solides piliers du régime capitaliste et, en récompense, reçurent le 21 octobre tous les votes des réactionnaires qui ont compris qu'ils n'avalent aucune chance sous leurs anciennes couleurs.
Le plébiscite est un tel modèle de rouerie qu'on peut affirmer sans crainte de se tromper qu'il n'a pu être conçu sous le képi d'un général. Une question directe pour ou contre de Gaulle n'aurait jamais donné le résultat voulu, car le bonapartisme actuel est trop faible pour intimider les électeurs. Il fallait donc ruser. On décida de poser deux questions au lieu d'une; on songea même à un moment à en poser trois pour mieux faire les choses : À la première question, il n'y avait pas de doute que, sauf une infime minorité de vieilles barbes, tout le monde allait répondre : oui, la III° République est morte. Dire oui à la première question, c'était entraîner beaucoup à dire oui à la seconde question; il est d'ailleurs plus facile de dire oui que non, même dans un referendum; il suffisait de rédiger cette seconde question en termes alambiqués pour achever de semer la confusion. Et le résultat fut une majorité d'environ 60 % des voix pour de Gaulle qui, de ce fait, recevra de la nouvelle assemblée le poste de chef du gouvernement.
Que va-t-il advenir ? De Gaulle, se sentant fort de 13 millions de voix, n'a à partager son opinion avec personne. En face de lui se trouve une assemblée dans laquelle trois partis de force numérique sensiblement égale, avec la perspective de nouvelles élections dans neuf mois, se manœuvreront les uns les autres. L'assemblée et aussi le ministère, où les représentants de ces partis se retrouveront, devront se soumettre à l'arbitrage et à la volonté du général de Gaulle. Ce qui ressemble au parlementarisme et à la démocratie va se discréditer dans des querelles et l’impuissance; mais il y aura un général pour remettre de l'ordre !
Au moins pour l'avenir le plus immédiat, le gouvernement français comprendra des représentants des trois partis, Le parti socialiste, qui ne peut faire du bonapartisme se trouve, dans la situation la plus difficile. Il ne veut évidemment pas constituer un gouvernement avec les stalinistes seuls. (Ceux-ci en ont bien indiqué la possibilité, au lendemain des élections, parce qu'ils étaient sûrs que les socialistes ne la prendraient pas en considération, mais ils se sont gardé d'insister trop fort et ne feront rien pour la réaliser). Le parti socialiste ne peut pas non plus, dans les conditions présentes, faire un ministère avec le M.R.P. en laissant les stalinistes dans l'opposition [2]. Quant à de Gaulle, il est évident qu'il a tout intérêt à faire du ministère un foyer d'intrigues et de disputes en y introduisant des membres des trois partis, ce qui contribuera à les discréditer et renforcera sa position personnelle. Il est bien possible, les stalinistes ne voulant pas mener une politique trop « révolutionnaire » et le M.R.P. ne pouvant pas adopter trop tôt une attitude franchement réactionnaire, que la crise ne s'ouvre pas dès les premiers jours. Mais ce ne sont pas les désirs des politiciens — avec ou sans uniforme — qui régleront le développement des événements. Les conflits de classe ne manqueront pas de poser rapidement les problèmes politiques sur le tranchant du couteau.
L'importance d'une correcte définition des gouvernements européens dépasse le domaine de la théorie. Ce que Trotsky écrivait en 1932 au sujet du bonapartisme en Allemagne conserve toute sa valeur mutatis mutandis pour le bonapartisme de 1945.
« Si nous avons exigé avec insistance qu’une distinction soit faite entre fascisme et bonapartisme, ce ne fut nullement par pédantisme théorique. Les noms sont employés pour différencier les catégories; en politique, les catégories à leur tour servent à distinguer entre les forces réelles. L'écrasement du fascisme ne laisserait aucune place pour le bonapartisme et, on peut l’espérer, signifierait l’introduction directe à la révolution sociale.
« Mais le prolétariat n'est pas armé pour la révolution. Les. rapports réciproques entre la social-démocratie et le gouvernement bonapartiste d'une part, et entre le bonapartisme et le fascisme, d'autre part – bien qu'ils ne décident pas les questions fondamentales – déterminent par quels chemins et avec quel rythme sera préparée la lutte entre le prolétariat et la contre-révolution fasciste. » (« La Seule Voie » ).
Il ne faut pas plus confondre le bonapartisme « de droite » avec le fascisme que le bonapartisme « de gauche » avec la démocratie. Nous avons vu que le bonapartisme prend des formes très différentes suivant les conditions dans lesquelles les deux camps mortellement opposés; nous constatons aussi que l’existence de libertés démocratiques, même de très larges libertés démocratiques, ne suffit pas pour faire d'un régime un régime démocratique. Les bonapartismes à la Kérensky, Front populaire... sont même notoires par un débordement des libertés démocratiques jusqu’au point où la société capitaliste risque d’en perdre son équilibre et de chavirer. Les libertés démocratiques ne proviennent pas, comme dans un régime qu’on peut correctement qualifier de démocratique, de l’existence d’une marge de réformes du capitalisme, mais tout au contraire d’une situation de crise aiguë résultant de l'absence de toute marge de réformes.
Précisément parce que nous n'avons généralement pas en Europe à l'heure présente de régime démocratique, parce qu’il n’y a littéralement pas de place pour eux et que l’extension des libertés démocratiques ne peut que miner les régimes bonapartistes, nous mettons en avant les revendications démocratiques les plus extrêmes, en liaison bien entendu avec les revendications transitoires préparant la dualité de pouvoir.
La résolution de la récente conférence nationale de la section anglaise de la Quatrième Internationale qui, hélas, ignore de façon générale le bonapartisme pour l'Europe et emploie l'expression sans contenu de « démocratie contre-révolutionnaire » pour les gouvernements européens, contient par contre un assez bon exemple pour le futur développement des événements en Europe, celui de l'Espagne dans la période qui va de la chute de Primo de Rivera jusqu'à la guerre civile contre le fascisme de Franco. Dans toute cette période de la République espagnole, il n’y eut pas de régime démocratique à proprement parler. Le bonapartisme, comme ce sera vraisemblablement le cas dans toute l’Europe, se traduisit par une série de convulsions épileptiques, de grands balancements à droite et à gauche. Le même phénomène se produisit également en France depuis 1934 : 1934, coup de force réactionnaire; 1936, grève générale et occupation des usines; 1940, coup d’État de Bordeaux; 1944, soulèvement contre le régime Pétain. Ces grands soubresauts se poursuivront, accompagnés d’une division plus grande de la Nation : ainsi qu’une clarification politique de part et d’autre en vue d’une lutte décisive [3].
L'emploi des mots d'ordre démocratiques – combinés aux mots d'ordre transitoires – se justifie plus précisément parce que les possibilités de régime démocratique sont inexistantes, parce que le bonapartisme actuel est tout à fait instable et que cette lutte pour les revendications démocratiques les plus extrêmes ne peut qu'achever son existence. Mais encore faut-il s'entendre sur les mots d'ordre démocratiques que nous faisons nôtres et aussi ne pas qualifier de démocratiques des mots d'ordre qui ne le sont pas.
Rappelons seulement en passant que les partisans des « trois thèses » proposaient sérieusement de faire de la lutte pour la liberté de religion – un mot d'ordre démocratique, incontestablement – un point des plus essentiels de la lutte contre le fascisme. Pour qui n'a pas perdu complètement l'usage de ses facultés au cours de ces terribles années de réaction que nous avons traversées, il est clair qu'un tel mot d'ordre démocratique n'a rien à faire chez nous; il est au contraire de plus en plus évident que ce mot d'ordre est aujourd'hui l'apanage de toute une partie de la réaction qui n'ose pas montrer son vrai visage.
Mais une grosse erreur, une erreur très dangereuse même, a été commise en qualifiant de démocratique et en proposant à nos organisations le mot d'ordre de « la république » (Cf. article du camarade Loris au sujet de l’Italie). Nous sommes tout à fait en faveur du mot d'ordre « à bas la monarchie » en Italie, en Grèce, et pour tous les pays où subsiste cette institution héritée du féodalisme. Nous sommes non moins en faveur du mot d'ordre de l'assemblée unique, contre le Sénat, la Chambre des Lords, etc. Mais entre ces mots d'ordre et « la république » il y à un fossé profond que nous ne pouvons franchir. Dans un cas, nous nous efforçons de diriger la lutte des masses contre des institutions de caractère profondément réactionnaire qui limitent, même en régime capitaliste, les possibilités d’expression démocratique des masses et qui dans les moments de crise, deviennent quasi-automatiquement les centres de ralliement des forces de la contre-révolution. Dans l'autre cas, nous avancerions un mot d'ordre qui, si nous faisions la faute de l'adopter, ferait de nous les promoteurs d'une forme d’État complètement vague. « La république » ? Ce mot d'ordre ne concerne pas un objectif partiel, mais met en avant la question même de l’État. Quelle république pouvons-nous préconiser dans l'époque actuelle ? La république des conseils d'ouvriers et de paysans seulement, et pas une république bourgeoise. Le mot d'ordre de « la république » est absolument muet sur ce point et ne peut, par sa confusion, que favoriser la classe ennemie.
Il est évident que, sans faire nôtre ce mot d'ordre, nous ne serons pas neutres dans les plébiscites qui peuvent se produire en Europe sur la question de la monarchie, Nous appellerons les ouvriers et les paysans à voter contre la monarchie, mais en spécifiant bien que nous n'avons pas le choix quant à l'autre terme de l'alternative, que nous votons contre la monarchie, mais non en faveur de la république bourgeoise.
Il y a bientôt vingt ans, les social-démocrates italiens, dans un de leurs accès d'audace théorique, avaient inscrit dans leur programmé de lutte contre le fascisme le mot d’ordre de « la république démocratique des travailleurs » et, pendant un certain temps, le parti communiste italien, dans un de ses zigzags à droite, avait eu une position équivoque envers ce mot d'ordre. Lorsqu'en 1930, une partie de la direction du P.C. italien rompit avec le stalinisme, forma la Nouvelle Opposition Italienne et se tourna vers l'opposition de gauche, ce mot d'ordre fut l'objet d'une clarification dans les échanges de vues qui eurent lieu à l'époque. La vielle opposition, celle des bordiguistes, avait une attitude absolument négative sur les mots d'ordre démocratiques; il était particulièrement nécessaire que les nouveaux camarades italiens ne prennent pas en contre-partie une position qui puisse être exploitée par les bordiguistes et qui aurait été fatale dans la lutte contre le fascisme. Dans une lettre aux camarades de la N.O.I., Trotsky se prononça comme suit sur le mot d'ordre des social-démocrates italiens
« Toutefois, tout en nous tenant à tel où tel mot d'ordre démocratique, nous devons avoir bien soin de combattre sans relâche toutes les formes de charlatanisme démocratique. La « république démocratique des travailleurs » , mot d'ordre de la social-démocratie italienne, est un exemple de ce charlatanisme de mauvaise qualité. Une république des travailleurs ne peut être qu'un État de la classe prolétarienne. La république démocratique n’est qu'une forme masquée de l’État bourgeois. Le mélange des deux n'est qu'une illusion petite bourgeoise des masses social-démocrates à la base (ouvriers, paysans) et une falsification impudente des sommets social-démocrates (de tous les Turatis, Modiglianis et je ne sais qui). Et, à cette occasion, je répète que si je m'opposais et si je m'oppose encore à la formule d'une « assemblée nationale sur la base des comités ouvriers et paysans » , c’est précisément parce que cette formule se rapproche très étroitement du mot d'ordre de « la république démocratique des travailleurs » avancé par les social-démocrates et qu'elle pourrait être très pernicieuse pour nous dans notre lutte contre la social-démocratie. » (14 mai 1930.)
Le mot d'ordre de « la république » tout court est aussi erroné et pernicieux que celui de « la république démocratique des ouvriers » , bien que, nous en sommes persuadés, peu de camarades dans notre organisation internationale auraient à présent tendance à mélanger de la façon ci-dessus les formes de pouvoir bourgeois avec les formes de pouvoir prolétarien. Car ce ne sont pas les pensées et intentions de tel ou tel camarade qui sont en cause, mais le mot d’ordre de « la république » lui-même. Ce n’est pas un mot d’ordre démocratique, mais pour reprendre la forte expression de Trotsky, du charlatanisme démocratique.
Les principes et positions théoriques qui font partie du capital accumulé par les bolcheviks-léninistes au cours de leurs années de lutte contre le stalinisme, le réformisme et toutes les variétés de centrisme dans le mouvement ouvrier et que nous dans cet article, sont évidemment loin d’épuiser les questions qui se posent sur la situation européenne; mais il est indispensable de les prendre comme point de départ pour permettre à nos militants et à nos sections de s’orienter correctement en dépit de l’énorme confusion qui sévit, et qui, malheureusement, ne manquera pas de sévir pendant toute une période, jusqu’à ce que les évènements et nous, en les aidant par une politique correcte, rangent consciemment une importante fraction de la classe ouvrière sous le drapeau de la Quatrième Internationale.
Notes
| 1 | Un projet d'anglais simplifié à quelques centaines de mots pour servir de langue universelle. |
| 2 | Avant les élections, Léon Blum qui ne pouvait manquer de voir le danger bonapartiste, s’efforça à son habitude de l’exorciser par des sophismes. Il affirma tout d’abord qu’un référendum n’est pas nécessairement un plébiscite, ce qui est vrai; il ajouta que le référendum du 21 octobre n’en serait pas un, ce qui était faux car son objet était un vote de confiance personnelle et de très larges prérogatives à De Gaulle. Enfin, Blum, tenant compte que la Constituante élue aurait formellement le droit de changer, dans des conditions très difficiles, le chef du gouvernement, estima que lui devait rester pour cela à la disposition de cette Assemblée, ne se présenta pas plus que de Gaulle au suffrage des électeurs, et tenta dans une certaine mesure de se tenir au-dessus des partis, y compris de son propre parti (NdA). Le référendum du 21 octobre 1945 posait deux questions au corps électoral. La première était de savoir s’il fallait une nouvelle constitution, donc aller vers une IV° République. La réponse fut massivement « oui » (96%). La seconde question consistait à savoir quelle serait le fonctionnement de la République dans la période préalable à l’établissement de cette IV° République. Un projet de constitution provisoire, de type libéral démocratique avait été proposé et fut aussi approuvé à une large majorité (66,5%). Le référendum était couplé à des élections à l’Assemblée Constituante où le PCF obtint 159 députés, le PS 146, le MRP (démocrates-chrétiens) 151, les radicaux 60, et les « modérés » 64. (Ed.) |
| 3 | Puisque nous, mentionnons ici la résolution des camarades anglais, notons qu’elle qualifie le nouveau gouvernement travailliste de « kerenskysme » . Le bonapartisme qu’ils ignoraient a trouvé le moyen de se faufiler dans leur document sous un nom bien particulier. Maïs nous ne pensons pas que le présent gouvernement Atlee soit un bonapartisme à la Kerensky. Incontestablement la venue au pouvoir de ce gouvernement, c’est-à-dire d’une formation qui repose sur la classe ouvrière mais veut laisser intact la City et le capitalisme britannique, au moment où ce dernier n'a remporté une victoire qu'au prix de sa substance même, accélérera la dégringolade de l’impérialisme britannique. La plus vieille des démocraties a, par les élections, abouti à un cul-de-sac. Mais le terme « kerenskysme » n’est pas approprié, car il suppose déjà accompli le passage de la démocratie à cette forme de bonapartisme ; au contraire, c’est dans l’avenir, probablement très proche, que ce passage s’opérera et les travailleurs anglais auront à faire face à une importante crise. En Angleterre, on peut seulement observer des linéaments de bonapartisme. Par exemple, le gouvernement travailliste, sous la pression du Capital et encouragé par l’appareil administratif dont on n’a pas dérangé un cheveu, est enclin à jouer un rôle d’arbitre au-dessus des partis, tandis qu’une partie du groupe parlementaire travailliste s’efforce de continuer à représenter d’une façon réformiste et parlementaire les masses ouvrières qui l’ont élu. |