1946 |
Source : Quatrième Internationale, mars 1946. |
En Europe se posent à l'heure présente les problèmes de la révolution prolétarienne sous les aspects les plus variés, Il n'est donc pas surprenant que des divergences s’expriment à leur sujet dans les rangs de l'avant-garde révolutionnaire. Les camarades du S.W.P. en particulier ont discuté de plusieurs questions relatives aux revendications démocratiques et aux possibilités de régimes démocratiques en Europe. S'il ne s’agissait pour les uns que de mettre l'accent sur les revendications démocratiques tandis que les autres le feraient sur les mots d’ordre des Soviets et des États-Unis socialistes d'Europe, cette divergence devrait se résoudre très vraisemblablement dans l’activité quotidienne de nos sections, pourvu que les uns et les autres sachent relier dialectiquement les mots d'ordre démocratiques et les mots d’ordre spécifiques de la révolution prolétarienne. Par contre, une question sur laquelle la plus grande précision s'impose et pour laquelle l’activité quotidienne ne peut apporter d’ajustement, c'est celle de la nature des présents régimes en Europe, C’est un problème théorique de premier plan que de savoir si nous avons ou non des régimes démocratiques en Europe, car des divergences sur ce point doivent aboutir ultérieurement — et pas nécessairement sur les mots d’ordre démocratiques — à des politiques divergentes, comme ce fut le cas dans la question de la nature de l’État soviétique, si souvent mise sur le tapis au cours des années de dégénérescence et de réaction stalinienne.
Notre réponse a cette question ne dépend évidemment pas des critères exigés par le Foreign Office et le State Department pour procéder à la reconnaissance d’un gouvernement, ni non plus de ceux définis par la propagande staliniste. La démocratie bourgeoise est une forme politique dont l’analyse et la critique ont été faites par les plus éminents marxistes et c’est leur analyse qui nous sert à tous de guide en la matière.
Le problème principal de l’Europe, c'est l'Allemagne. Malheureusement, dans les conditions présentes, les formes et formations politiques n’y sont encore qu’à l'état embryonnaire; les gouvernements militaires d’occupation y étouffent toute vie politique susceptible de troubler leurs propres objectifs et, par suite, l'Allemagne ne nous apporte guère d’éléments sur les formes politiques d’État en Europe.
Dans toute la partie de l'Europe occupée par l’Armée rouge, de grands bouleversements se produisent; mais les manigances staliniennes déforment complètement les moindres rapports. En tout cas, nous ne nous trouvons pas en présence de gouvernements démocratiques, de près ou de loin, Ce sont des gouvernements basés sur la propriété capitaliste, sous le contrôle de la bureaucratie de Moscou, et avec une base plus ou moins large dans les masses ouvrières et paysannes pauvres. Seule la présence de l'Armée rouge assure leur maintien.
Mais, après tout, la discussion chez nos camarades américains a porté, à juste titre d’ailleurs, sur les pays de l'Europe occidentale, ceux qui sont dans la « zone d’influence » des impérialismes démocratiques américain et anglais.
À coup sûr, dans cette zone, l’exemple le plus caractéristique est celui de la France qui, une fois de plus, constitue le sujet le plus approprié pour une étude marxiste de questions spécifiquement politiques. Disons, pour commencer, que tout ce qui est vrai pour la France, ne l'est pas nécessairement au même titre à présent pour l’Italie, les pays scandinaves, la Belgique, etc., mais c'est certainement en France que les tendances politiques de l’Europe se manifestent avec le plus de clarté et de netteté.
Avons-nous en France un régime démocratique ? Le camarade Morrow, dans un article destiné à résumer les positions de sa tendance dans la discussion, répond par l'affirmative dans les termes suivants :
« La lutte des masses est limitée par le fait qu’elles continuent d’accepter la direction des partis réformistes. La résultante objective est la démocratie bourgeoise.
« Un autre facteur œuvrant pour la démocratie bourgeoise est la résistance d'une section de la classe capitaliste française, dirigée par de Gaulle, à la domination américaine. Il y avait beaucoup d'indignation au Plenum, notamment de la part du camarade Cannon, lorsque je définis les gaullistes comme une tendance démocratique bourgeoise. La majorité ne pouvait comprendre ce phénomène tout simple qu’une section de la classe capitaliste française, tout d’abord pour résister à l’impérialisme allemand, et ensuite pour résister à la domination américaine, s’était appuyée pendant une période sur les masses par l'intermédiaire des partis réformistes » . (Fourth International, mai 1945.)
Nous nous efforcerons de montrer par une analyse des rapports de classe que ce raisonnement pêche en bien des points. Comme on le sait, il y a toujours intérêt à ne pas fixer son regard sur une question, sur son aspect à un moment donné, mais à la voir dans son développement historique sur une plus longue période. Ceci nous est très aisé en l'occurrence, car la Quatrième Internationale a pris des positions très nettes sur la France pendant de nombreuses années. C’est en février 1934 qu’un coup de force réactionnaire porta un coup mortel à la démocratique 3° République, Le nouveau régime fut ainsi défini par Trotsky :
« Un régime bonapartiste préventif se couvrant de la formule vétuste de l’État parlementaire et manœuvrant entre le camp insuffisamment fort du régime fasciste et le camp insuffisamment conscient de classe de l’État prolétarien. » (Août 1934)
Le coup de force réactionnaire réveilla les masses travailleuses, une forte poussée à gauche se fit jour, qui força un déplacement vers la gauche des gouvernements bonapartistes, en même temps que se créait le Front populaire pour freiner et détourner la poussée révolutionnaire des masses. L’année 1936 vit le triomphe du Front populaire grâce à l’exploitation des fortes illusions démocratiques; mais elle vit aussi une forte action ouvrière (juin 1986). La division de la France en camps mortellement hostiles s’accentua, Le régime du Front populaire ne fut pas un régime démocratique; il contenait en lui de nombreux éléments de bonapartisme, ainsi que nous le verrons plus loin.
Avec Munich et la liquidation du Front populaire, les gouvernements Daladier et Reynaud, ressemblant à ceux de Doumergue et Flandin, préparèrent l'opération de Bordeaux en juin 1940, qui servit à instaurer le régime Pétain. Celui-ci, en dépit du soutien qu’il reçut de l’impérialisme allemand (il ne tint que par lui et s’effondra aussitôt que les armées allemandes eurent à quitter le territoire de la France) ne fut pas considéré par nous comme fasciste, mais comme un régime bonapartiste. Dans les notes qu’il dicta pour un article qu’il n’eut pas le temps d’écrire, à la veille de son assassinat, Trotsky s’exprima comme suit :
« En France, il n’y a pas de fascisme au sens véritable du terme. Le régime du sénile maréchal Pétain représente une forme sénile du bonapartisme de l’époque du déclin impérialiste...
« Précisément parce que le régime de Pétain est du bonapartisme sénile, il ne contient aucun élément de stabilité et peut être renversé par un soulèvement révolutionnaire des masses beaucoup plus tôt qu’un régime fasciste. » (Fourth International, oct. 1940.)
Quelques mois plus tard, un manifeste du Secrétariat International, intitulé « La France sous Hitler et Pétain » , déclare :
« La rapide invasion des troupes allemandes a effondré le système administratif. Le seul groupe présentant une certaine solidité relative est celui des sommets de l’Armée, Autour de lui se sont ralliés quelques politiciens anglophobes. Cette combinaison fut couronnée par l’octogénaire Pétain, Le nouveau Bonaparte n’employa même pas l’artillerie contre le Parlement, qui, de son propre chef, décida de disparaître...
« La lutte pour la démocratie sous le drapeau de l’Angleterre et des États-Unis ne mènera pas à une situation notablement différente. Le général de Gaulle lutte contre l’« esclavage » à la tête de gouverneurs coloniaux, c’est-à-dire d’esclavagistes. Dans ses appels, le « chef » use, tout comme Pétain, du « nous » royal. La défense de la démocratie est en bonnes mains ! Si l’Angleterre installait demain de Gaulle en France, son régime ne se distinguerait pas du tout de celui du gouvernement bonapartiste de Pétain. » (Novembre 1940.)
Notre organisme international le plus responsable avait donc prédit qu'une simple substitution d’équipe à la suite d'une victoire des Alliés ne signifierait pas un changement de nature du régime politique. Les événements ont-ils vérifié ou non cette prévision ? Nous nous trouvons en présence d'une appréciation à l'échelle historique, se basant sur des positions qui furent défendues pendant plusieurs années par la Quatrième Internationale contre toutes les autres théories et étiquettes à bon marché répandues par les autres tendances et formations du mouvement ouvrier. Si une erreur fut commise, elle serait vraiment de taille et ce serait un devoir impérieux d’en chercher les raisons et de la rectifier, Quant à nous, nous ne croyons pas que notre organisation se soit trompée sur ce point, En 1944, nous avions cherché à définir le régime de Gaulle, au moment où celui-ci avait cessé d’être le dirigeant d'une légion militaire à Londres et était devenu le chef d'un gouvernement installé en Algérie comme une étape avant de devenir le chef du gouvernement à Paris. Nous ne donnions qu'une appréciation personnelle qui n’a pas l’autorité des citations fournies plus haut, mais on voudra bien nous excuser de la reproduire ici, car elle s’applique en grande partie au régime actuel en France :
« L'importance du jugement prononcé par le tribunal d’Alger dépasse de beau-coup la personne de Pucheu et de ses juges. Le jugement révèle la nature commune du régime de Pétain en France et du régime de Gaulle établi à présent en Afrique du Nord et qui prétend devenir le futur gouvernement français. En même temps, le futur gouvernement peut servir à mettre à jour quelques-unes des différences entre les deux régimes.
« Le régime de Pétain est la dictature de l'armée et de la police au service du grand capital. C’est du bonapartisme, non du fascisme. C’est du bonapartisme soutenu par la Gestapo et les troupes d'occupation allemandes.
« Le régime de Gaulle, particulièrement depuis son installation à Alger, contient un nombre constamment croissant de gens de l’armée et de la police, qui ont déserté Vichy. C’est aussi du bonapartisme. C'est du bonapartisme soutenu par les troupes alliées et les miettes du prêt-bail.
« Les différences entre ces deux régimes bonapartistes ne sont nullement épuisées dans le fait que quelques-uns de ces patriotes français ont une préférence marquée pour le « basic English [1] » par opposition au jargon du « Voelkischer Beobachter » .
« En France, les organisations indépendantes de la classe ouvrière française sont réduites à l'illégalité par Pétain; en Algérie, où la réaction était encore maîtresse à l'époque de l’offensive prolétarienne de 1936, le régime de Gaulle ne peut faire autrement que tolérer l’expression ouverte des syndicats et des partis ouvriers et doit même rechercher leur collaboration.
« En France, Pétain est constamment aiguillonné par l’agitation des organisations fascistes, en particulier par le P.P.F. de Doriot. En Algérie, ces mêmes organisations fascistes ont été réduites à l'illégalité et aucun mouvement fasciste n’apparaît exister vraiment a Alger, Évidemment, l’un de ces régimes bonapartistes penche essentiellement du côté de la réaction fasciste, tandis que l'autre penche plus du côté des masses exploitées. Ceci n’est nullement au crédit de l'une ou de l'autre des élites dirigeantes; c’est simplement la résultante des forces de classe en action; mais c'est un fait de grande importance pour le futur développement de la lutte des classes » . (Fourth International, juin 1944.)
Nous ne voyons pas que la « libération » de la France ait apporté des changements fondamentaux aux caractéristiques ci-dessus mentionnées du régime de Gaulle. Incontestablement, le poids des masses ouvrières sensiblement plus lourd en France qu’en Algérie et les plus fortes traditions démocratiques sont des facteurs qui contribuent à affaiblir le régime lui-même et l’obligent à s’enrober dans une gangue assez informe pour cacher ses traits bonapartistes; mais il ne change pas de nature.
Après avoir montré la continuité de notre analyse politique sur plus de dix années de l'histoire de France, et avant de procéder à une étude plus poussée du régime de Gaulle, nous croyons utile de revoir quelques généralités sur le bonapartisme, au prix d’une nouvelle série de citations.
Dans « Les Origines de la Famille, de la Propriété et de l’État » , Engels explique comment une forme bonapartiste d’État, apparaît dans certaines circonstances :
« Dans certaines périodes, il arrive exceptionnellement que les classes en lutte s’équilibrent si bien que la puissance publique acquiert un certain degré d'indépendance en se posant comme l’arbitre entre elles. La monarchie absolue du XVII° et du XVIII° siècle se trouvait dans une telle position, balançait l'un contre l’autre les nobles et les bourgeois. Tel fut le bonapartisme du Premier et plus encore du Second Empire, opposant le prolétariat contre la bourgeoisie, et vice-versa. La dernière performance de cet ordre, dans laquelle dirigeants et dirigés apparaissent également ridicules, est l’Empire germanique de fabrication bismarckienne, dans laquelle capitalistes et travailleurs sont équilibrés les uns par les autres, et dupés également au profit des junkers prussiens dégénérés » .
Nous limitant dans cet article au bonapartisme du régime capitaliste, nous ne rappelons que pour mémoire la qualification de bonapartisme appliquée et expliquée à maintes reprises par Trotsky pour la dictature antistaliniste. Mais Trotsky insista de façon très vive pour attribuer cette notion de bonapartisme aux gouvernements Papen et Schleicher dans les mois qui précédèrent la venue de Hitler au pouvoir; il le fit dans deux brochures, dont l’une, « La seule voie » , est dans sa plus grande partie consacrée à cette question même. Il montra la même insistance en ce qui concerne les ministères Doumergue et Flandin, qui, en France, résultèrent du coup de force réactionnaire du 6 février 1934. Il exposa les différences dans les rapports de classes entre un régime bonapartiste et un régime démocratique :
« Le passage de la bourgeoisie du régime parlementaire au régime bonapartiste n’exclut pas en fin de compte la social-démocratie de cette combinaison légale de forces sur laquelle se base le gouvernement capitaliste. Schleicher, comme on le sait, rechercha en son temps l'aide des syndicats. Par son ami Marquet, Doumergue a sans aucun doute des relations avec Jouhaux et Cie... L’essence de État démocratique consiste, comme on sait, dans le fait que chacun a le droit de dire et d’écrire ce qui lui plaît, mais que le grand capital retient le pouvoir de décider toutes les questions importantes. Ce résultat est obtenu au moyen d’un système compliqué de concessions partielles (réformes), d’illusions, de corruption, de duperie et d’intimidation, Quand la possibilité économique de concessions partielles (« réformes » ) est épuisée, la social-démocratie cesse d’être « l'appui politique principal de la bourgeoisie » . Ceci signifie que le capital ne peut plus longtemps reposer sur une « opinion publique » domestiquée; il a besoin d’un appareil d’État qui soit indépendant des masses, c’est-à-dire bonapartiste » .
Dans un des cas, la société tourne à peu prés rond, autour de la grande bourgeoisie comme pivot; celle-ci trouve dans la petite bourgeoisie et une partie de la classe ouvrière une assise stable; par suite, le gouvernement et l'appareil d’État reposent sur ces couches par l’intermédiaire d’une majorité parlementaire. Dans l'autre cas, la grande bourgeoisie ne trouve plus d’assise dans les masses qui sont polarisées vers le camp de la révolution et vers le camp de la contre-révolution; dans ces conditions, pour la conservation de ordre social, la machine étatique, en premier lieu les forces de répression, tend a s'élever au-dessus de la société. La machine d’État ne repose plus sur une base de masse, mais se maintient en équilibre instable entre deux camps ; ces prouesses de gymnastique sociale trouvant une fin lamentable aussitôt que l'un des camps prend l'initiative d'une lutte décisive.
Les exemples mentionnés plus haut pour l'Allemagne de 1932 et la France de 1934 sont ceux d'un bonapartisme faible dans la période du déclin du capitalisme; le qualificatif de bonapartisme ne leur fut pas contesté dans nos rangs, probablement en raison de ce que comme l'écrivit Trotsky, on pouvait encore aisément reconnaître dans le vieillard les traits que possédait l’être dans sa jeunesse.
Mais le bonapartisme du capitalisme en déclin peut revêtir d'autres aspects.
Dans certains cas, il est assez difficile de le reconnaître, par exemple dans le cas de gouvernements situés à gauche, très à gauche même, du type Front Populaire notamment. Le bonapartisme s'y trouve si outrageusement maquillé par une pâte démocratique, que beaucoup s'y laissent prendre. L’existence d’éléments de bonapartisme, dans le régime de Kerensky fait l'objet d’un chapitre de « l'Histoire de la Révolution russe » de Trotsky, qui qualifia Kerensky de « centre mathématique du bonapartisme russe » . Sur cette appréciation théorique, il n'a aucune divergence avec Lénine qui, le 23 septembre 1917, écrivait, au Comité Central du Parti bolchevik :
« Nous devons donner... un mot d'ordre correct et clair : chasser la bande bonapartiste de Kerensky avec son pseudo-Pré-parlement » .
Il ne s’agit pas là d'une formule d'agitation. Dans « L’État et la Révolution » , l'ouvrage marxiste le plus classique sur la question de l’État, Lénine, après avoir rappelé les termes d'Engels rapportés ci-dessus avec les mêmes exemples, ajoute la phrase suivante :
« Tel est, aujourd'hui l'actuel gouvernement Kerensky dans la Russie républicaine, depuis qu’il a commencé à persécuter le prolétariat révolutionnaire, à un moment où, grâce à la direction des démocrates petits-bourgeois, les Soviets sont déjà devenus impuissants, tandis que la bourgeoisie n’est PAS ENCORE ouvertement assez forte pour les disperser » .
Certains pourront être surpris de voir une notion s’appliquer à des régimes si éloignés les uns des autres et douteront de son utilité. Beaucoup d'autres notions familières aux marxistes s'appliquent à des domaines très étendus et n’en sont ni moins justes ni moins utiles pour cela. Par exemple, le centrisme. Par exemple également, la dictature du prolétariat, qui s’applique aussi bien à la Commune de Paris, sous sa direction de proudhoniens et de blanquistes, et à la Russie soviétique sous la direction de Lénine et de Trotsky. Le terme « bonapartisme » n'épuise pas toute la caractéristique d'un régime, mais il est indispensable de l'employer dans l'Europe actuelle, si l'on veut aller de l'avant avec le moins de chance d’erreurs. Ajoutons enfin que le marxisme n’est pas le seul à posséder de telles notions générales importantes; toutes les sciences sont dans le même cas. Ainsi les chimistes appellent carbures des corps plus différents les uns des autres que le bonapartisme de Schleicher de celui de Kerensky, et la chimie ne s'en porte pas plus mal pour cela, bien au contraire.
Remarquons que les plus grands théoriciens du marxisme ne définissent nulle part la nature, politique d’un régime bourgeois par les positions, qu'il adopte dans le domaine de la politique extérieure, mais uniquement et seulement, par la position qu'il occupe relativement aux classes qui constituent la nation. Observons, également que la limitation de la lutte des masses en raison des directions traîtresses (selon l’expression du camarade Morrow) ou, ce qui revient au même, la paralysie ou l'impuissance des organisations de masse (pour mentionner les termes employés par Lénine ou Trotsky) ne donne pas comme « résultante objective » une démocratie bourgeoise, dans les conditions où se trouve à présent la France, mais un bonapartisme qui possède une force apparente.
Les conditions qui dictent à la bourgeoisie un régime bonapartiste dictent également une politique extérieure qui n'a rien d'une politique « résistante » . La crise sociale de la France prend un caractère particulièrement aigu précisément en raison de son changement de position dans le monde. Mais c'est faire fausse route que de voir un capitalisme français ou une partie de celui-ci « résistant » à l'impérialisme américain ou allemand et devenant démocratique de ce fait.
La crise de la France doit son acuité extrême au fait qu'il s'agit pour une grande puissance du XIX° siècle de reculer à une position de second plan dans le monde capitaliste du XX° siècle, en raison de la faiblesse de sa base économique qui est restée stagnante en présence du développement de nouvelles puissances plus jeunes. Une rétrogradation de cet ordre (comme celle que doit opérer la Grande-Bretagne à la suite de sa « victoire » dans la seconde guerre mondiale) ne signifie pas seulement l'obtention d’un strapontin au lieu d'un fauteuil dans les conférences internationales, mais avant tout un abaissement considérable du revenu national, donc une réduction considérable du standard de vie, plus particulièrement pour les masses travailleuses. Le premier article de luxe que le capitalisme tend à éliminer en de telles circonstances est la démocratie. Bien avant 1939, le grand capital en France avait compris qu'il ne pouvait plus prétendre à une place de grande puissance comme par le passé; il lui fallait trouver un tuteur pour un avenir gros de menaces. L’inertie l’avait plus ou moins mis à la remorque de l'impérialisme britannique; mais il était facile de voir que ce dernier était tout aussi mal en point, bien qu’il disposât de plus de réserves pour tenir plus longtemps. Pour résister à des mouvements révolutionnaires, il fallait regarder ailleurs qu’à Londres et sa démocratie malade, En outre, l'industrie lourde française avait des raisons d’intérêts particuliers pour orienter le capitalisme français vers l'impérialisme allemand qui, avec l'arrivée au pouvoir des nazis, avançait à pas de géant.
Mais si le capitalisme français tourna ses yeux vers l'impérialisme allemand et fit du défaitisme contre-révolutionnaire en 1940 pour les besoins de sa politique intérieure, il n’en cherchait pas moins à ne pas se laisser absorber totalement et à exploiter les quelques cartes qui pouvaient lui rester, sachant que l’impérialisme allemand était encore loin d’avoir consolidé ses positions et qu’il pouvait ne pas faire fi d'un meilleur allié que l’Italie. D’autre part, une importante partie du capitalisme français (industries de transformation, articles de luxe, tourisme) ne pouvait en raison de ses intérêts particuliers négliger le continent américain où se trouvent ses principaux clients. Il en résulta que l’impérialisme français, ainsi tiraillé, s'efforça de jouer un rôle d’intermédiaire entre l'Allemagne et les États-Unis au lendemain de la débâcle de juin 1940, espérant pouvoir toucher une petite commission pour ce travail. On n’a pas oublié que certains éléments du capitalisme américain s’y prêtèrent temporairement {mission Leahy). Mais, quand il fut clair que les États-Unis ne transigeraient pas avec l’impérialisme allemand et que celui-ci n’avait plus de chances de victoire, cette politique d’entremetteuse fut abandonnée, et la Banque de France et le Comité des Forges eux-mêmes devinrent « résistants ». À leur manière, bien entendu; des milliards furent transportés en Algérie dans les mois qui précédèrent l'occupation de l'Afrique du Nord par les Américains; la haute administration française prit contact avec de Gaulle.
Depuis un peu plus d’une année, de Gaulle, comme chef du gouvernement, tout en s’efforçant de temps à autre de faire un peu de bruit avec le sabre de bois dont il dispose, a tenté de renouveler cette politique de courtier, en l’adaptant aux nouvelles puissances en présence, c’est-a-dire les U.S.A. et l'U.R.S.S., et en négligeant l'Angleterre. De Gaulle signa rapidement un traité d’alliance avec l'U.R.S.S., mais ce document s’avéra sans valeur, car Staline, qui n’a rien à obtenir de de Gaulle, l'a laissé tomber à toutes les conférences internationales qui se sont tenues depuis lors. Dans sa visite récente à Washington, de Gaulle obtint quelques crédits pour l'économie française, ou se trouvent engagés d’assez importants intérêts américains) mais il revint bredouille au point de vue politique. Il lui fallut moins d’un an pour apprendre qu'une chose est de jouer le rôle d’arbitre envers deux États plus faibles et autre chose est pour un petit État de vouloir manœuvrer entre deux grandes puissances. Le général de Gaulle en aurait su quelque chose, sans en faire l’expérience, s'il s'était adressé à certains anciens colonels polonais. Finalement, de Gaulle, qui fut attaqué ouvertement par une partie des bourgeois français pour sa politique d’isolement, a fait un petit pas vers l’Angleterre et les pays de l'Europe occidentale, en proposant de créer une association ressemblant à celle de l’aveugle et du paralytique.
De toute façon qu’on l’examine, cette politique extérieure du capitalisme français n'est nullement « résistante » et, en outre, n’a rien qui prédispose les « gaullistes » à la démocratie.
(À suivre.)
Notes
1 | Un projet d'anglais simplifié à quelques centaines de mots pour servir de langue universelle. |