1949

Paru dans Socialisme ou Barbarie n° 2 (mai 1949).

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Les rapports de production en Russie

C. Castoriadis


La question de la nature de classe des rapports économiques et partant sociaux en Russie a une importance politique qu'on ne saurait exagérer. La grande mystification qui règne autour du caractère soi-disant " socialiste " de l'économie russe est un des obstacles principaux à l'émancipation idéologique du prolétariat, émancipation qui est la condition fondamentale de la lutte pour son émancipation sociale. Les militants qui commencent à prendre conscience du caractère contre-révolutionnaire de la politique des partis communistes dans les pays bourgeois sont freinés dans leur évolution politique par leurs illusions sur la Russie; la politique des partis communistes leur paraît orientée vers la défense de la Russie - ce qui est incontestablement vrai - donc comme devant être jugée et en définitive acceptée en fonction des nécessités de cette défense. Pour les plus conscients parmi eux, le procès du stalinisme se ramène constamment à celui de la Russie ; et dans leur appréciation de celle-ci, même s'ils acceptent une foule de critiques particulières, ils restent, dans leur grande majorité, obnubilés par l'idée que l'économie russe est quelque chose d'essentiellement différent d'une économie d'exploitation, que même si elle ne représente pas le socialisme, elle est progressive par rapport au capitalisme.

Il est en même temps utile de constater que tout, dans la société actuelle, semble conspirer pour maintenir le prolétariat dans cette grande illusion. Il est instructif de voir les représentants du stalinisme et ceux du capitalisme " occidental ", en désaccord sur toutes les questions, capables même d'être en désaccord sur le deux et deux font quatre, se rencontrer avec une unanimité étonnante pour dire que la Russie a réalisé le " socialisme ". Evidemment, dans le mécanisme de mystification des uns et des autres, cet axiome joue un rôle différent : pour les staliniens, l'identification de la Russie et du socialisme sert à prouver l'excellence du régime russe, tandis que pour les capitalistes elle démontre le caractère exécrable du socialisme. Pour les staliniens, l'étiquette " socialiste " sert à camoufler et à justifier l'exploitation abominable du prolétariat russe par la bureaucratie, exploitation que les idéologues bourgeois, mus par une philanthropie soudaine, mettent en avant pour discréditer l'idée du socialisme et de la révolution. Mais sans cette identification, la tâche des uns et des autres serait beaucoup plus difficile. Cependant dans cette tâche de mystification, staliniens aussi bien que bourgeois ont été objectivement aidés par les courants et les idéologues marxistes ou soi-disant tels, qui ont défendu et contribué à diffuser la mythologie des " bases socialistes de l'économie russe " [1]. Cela s'est fait pendant vingt ans à l'aide d'arguments d'apparence scientifique qui se ramènent essentiellement à deux idées :

  1. Ce qui n'est pas " socialiste " dans l'économie russe serait - en tout ou en partie - la répartition des revenus. En revanche, la production, qui est le fondement de l'économie et de la société, est socialiste. Que la répartition ne soit pas socialiste est après tout normal, puisque dans la " phase inférieure du communisme " le droit bourgeois continue à prévaloir.
  2. Le caractère socialiste - ou de toute façon " transitoire ", comme dirait Trotski - de -la production (et partant le caractère socialiste de l'économie et le caractère prolétarien de l'Etat dans son ensemble) s'exprimerait dans la propriété étatique des moyens de production, la planification et le monopole du commerce extérieur.

On ne peut que s'étonner en constatant que tout le bavardage des défenseurs du régime russe se ramène en définitive à des idées aussi superficielles et aussi étrangères au marxisme, au socialisme et à l'analyse scientifique tout court. Séparer radicalement le domaine de la production de la richesse et celui de sa répartition, vouloir critiquer et modifier celle-ci en maintenant intacte celle-là, voilà une imbécillité digne de Proudhon et du sieur Eugène Dühring [2]. De même identifier tacitement propriété et production, confondre volontairement la propriété étatique en tant que telle avec le caractère " socialiste " des rapports de production n'est qu'une forme élaborée de crétinisme sociologique [3]. Ce phénomène hautement étrange ne s'explique que par la pression sociale énorme exercée par la bureaucratie stalinienne pendant toute cette période et jusqu'à aujourd'hui. La force de ces arguments ne consiste pas dans leur valeur scientifique, qui est nulle, mais dans le fait que derrière eux se trouve le puissant courant social de la bureaucratie stalinienne mondiale. A vrai dire, ces idées méritent à peine une réfutation à part. C'est l'analyse d'ensemble de l'économie bureaucratique qui doit montrer leur caractère profondément faux et leur signification mystificatrice. Si, néanmoins, nous les examinons en elles-mêmes, en guise d'introduction, c'est, d'une part, parce qu'elles ont actuellement pris la force de préjugés qu'il faut déraciner avant de pouvoir utilement aborder le véritable problème, d'autre part, parce que nous avons voulu en profiter pour approfondir certaines notions importantes comme celles de la répartition, de la propriété et de la signification exacte des rapports de production.


Notes

[1] Dans cet ordre d'idées, c'est L. Trotski qui a le plus contribué - sans commune mesure avec personne d'autre, à cause de l'immense autorité dont il jouissait auprès des milieux révolutionnaires antistaliniens - à maintenir cette confusion auprès de l'avant-garde ouvrière. Son analyse erronée de la société russe continue à exercer une influence qui est devenue nettement néfaste, dans la mesure où elle est toujours maintenue avec infiniment moins de sérieux et d'apparence scientifique par ses épigones. Notons encore l'influence que certains francs-tireurs du stalinisme, comme M. Bettelheim, - habituellement considéré comme " marxiste ", pour la plus grande hilarité des générations futures - exercent par le fait qu'ils habillent leur apologie de la bureaucratie d'un jargon " socialiste ".

[2] En définitive pour les réformistes du régime bureaucratique il s'agit tout bonnement d'en conserver le " bon côté " (les rapports de production " à base socialiste ") et d'en éliminer " le mauvais " (la répartition inégale. le " parasitisme " bureaucratique). (Cf. K. Marx, Misère de la philosophie, Paris, Ed. Sociales, p. 120 et suiv.) Voici comment Engels jugeait des tentatives analogues de feu Dühring : " .,, richesse de production, bon côté: ... richesse de répartition... mauvais côté, au diable. Appliqué aux conditions actuelles, cela donne : le mode capitaliste de production est très bien et peut rester, mais le mode de répartition capitaliste ne vaut rien et il faut l'abolir. Voilà à quelle ineptie on est conduit lorsqu'on fait de l'économie sans avoir seulement compris l'en­chaînement entre production et répartition ". (F. Engels, Anti-Dühring, M. E. Dühring bouleverse la science. Paris, Ed. Sociales, 1963, p. 219).

[3] " A la question de savoir ce qu'était cette propriété, on ne pouvait répondre que par une analyse critique de l'économie politique, embrassant l'ensemble de ces rapports de propriété, non pas dans leur expression juridique de rapports de volonté, mais dans la forme réelle, c'est-à-dire de rapports de production... Proudhon intègre l'ensemble de ces rapports économiques à la notion juridique de la propriété... " (K. Marx, Lettre à J.B. Schweitzer, 24 janv. 1865, dans Misère de la philosophie, l.c., p. 185.) Souligné par nous.


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